aix marseille université institut d`études politiques d`aix en provence
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aix marseille université institut d`études politiques d`aix en provence
AIX MARSEILLE UNIVERSITÉ INSTITUT D’ÉTUDES POLITIQUES D’AIX EN PROVENCE ÉCOLE DOCTORALE 67 : SCIENCES JURIDIQUES ET POLITIQUES DOCTORAT EN SCIENCES POLITIQUES JEUNES ET CLIVAGES. PRÉSENTATION ET VALIDATION DU CLIVAGE ÉTAT – ÉGLISE CATHOLIQUE AU MEXIQUE. UN ESSAI DE TYPOLOGIE THÈSE Pour l’obtention du grade de Docteur en Science Politique Doctorat Aix-Marseille Université Présentée et soutenue publiquement par Rubén TORRES MARTINEZ Le 12 décembre 2012 Sous la direction de Daniel VAN EEUWEN JURY. Georges COUFFIGNAL, Professeur, IHEAL, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, Rapporteur Daniel VAN EEUWEN, Professeur émérite, CHERPA, IEP d’Aix en Provence, Directeur de thèse Gérard GÓMEZ, Professeur, CAER, Aix-Marseille Université Néstor PONCE, Professeur, ERIMIT-LIRA, Université Rennes 2, Rapporteur Daniel-Louis SEILER, Professeur émérite, CHERPA, IEP d’Aix en Provence Gerardo TORRES SALCIDO, Professeur, CEIICH, Universidad Nacional Autonóma de México, Rapporteur AIX MARSEILLE UNIVERSITÉ INSTITUT D’ÉTUDES POLITIQUES D’AIX EN PROVENCE ÉCOLE DOCTORALE 67 : SCIENCES JURIDIQUES ET POLITIQUES DOCTORAT EN SCIENCES POLITIQUES JEUNES ET CLIVAGES. PRÉSENTATION ET VALIDATION DU CLIVAGE ÉTAT – ÉGLISE CATHOLIQUE AU MEXIQUE. UN ESSAI DE TYPOLOGIE THÈSE Pour l’obtention du grade de Docteur en Science Politique Doctorat Aix-Marseille Université Présentée et soutenue publiquement par Rubén TORRES MARTINEZ Le 12 décembre 2012 Sous la direction de Daniel VAN EEUWEN JURY. Georges COUFFIGNAL, Professeur, IHEAL, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, Rapporteur Daniel VAN EEUWEN, Professeur émérite, CHERPA, IEP d’Aix en Provence, Directeur de thèse Gérard GÓMEZ, Professeur, CAER, Aix-Marseille Université Néstor PONCE, Professeur, ERIMIT-LIRA, Université Rennes 2, Rapporteur Daniel-Louis SEILER, Professeur émérite, CHERPA, IEP d’Aix en Provence Gerardo TORRES SALCIDO, Professeur, CEIICH, Universidad Nacional Autonóma de México, Rapporteur Deus ex machina A heartless hand on my shoulder A push - and it's over Alabaster crashes down (Six months is a long time) Tried living in the real world Instead of a shell But before I began... I was bored before I even began Shoplifter of the word unite. Morryssey Remerciements Avec plusieurs personnes j’ai eu la chance de parler pendant ce parcours appelé thèse de doctorat. Un chercheur en biologie m’a dit « une thèse ne se faite pas en solitaire, mais surtout il faut l’envisager comme un marathon, long, dur, exténuant mais récompensant à la fois, en plus c’est ton premier marathon il y aura des autres à l’avenir » Ce chercheur n’a pas eu tort. Ainsi je dois dire que le présent travail a été possible grâce à l’aide d’un nombre important de personnes et d’institutions. Mes premiers remerciements sont pour Daniel VAN EEUWEN, d’avoir accepté de diriger la présente recherche. Ses opinions, commentaires, conseils, corrections ainsi que son orientation m’ont énormément aidé pour arriver à bon port dans la présente recherche ; son soutien tout au long de ces six dernières années témoigne de son engagement envers le travail qu’ici nous présentons. Au-delà d’avoir accepté de participer au jury de la présente thèse, je dois remercier largement Daniel-Louis SEILER par avoir été mon discutant tout au long de ma formation du troisième cycle, un cours sur la politique comparée, une école d’été ainsi qu’un atelier doctoral en témoignent. Ses commentaires ainsi que ses suggestions m’ont donné des outils théoriques pour l’analyse des résultats. Grâce à lui, j’ai eu l’opportunité d’approfondir sur la théorie de clivages, un outil très peu employé pour le cas mexicain. Je remercie également Gérard GÓMEZ par sa disponibilité et ses conseils, par m’avoir fait comprendre l’incommensurabilité qui existe entre deux traditions de recherche : la française et la latino-américaine. Les discussions entamées avec lui m’ont aidé à mieux comprendre et à m’adapter à un système de recherche tout nouveau pour moi. Au Mexique, Gerardo TORRES SALCIDO a été toujours un point d’atterrissage pour ne pas me perdre sur le travail de terrain. Le suivi qu’il a donné à la recherche m’a permis de recourir dans des chemins déjà connues pour moi mais que j’avais presque oubliés. Son orientation, sa confiance ainsi que son encouragement à la distance ont été des ressources infinies pour bien en finir avec cette thèse. M. Georges COUFFIGNAL m’a fait l’honneur d’accepter, à deux reprises, être rapporteur de cette thèse, et je l’en remercie profondément, de même pour leur participation au Jury. M. Néstor PONCE m’a expliqué comme faire pour observer et trouver des nouvelles pistes de recherche dans mon travail, des pistes que j’envisage suivre dans un avenir pas lointain ; également il a accepté d’être rapporteur à deux reprises du présent travail. Mme. Hélène COMBES a montré également un énorme enthousiasme envers cette thèse, elle m’a donné des précieuses orientations qu’ont aidé à enrichir le travail ; je regrette de ne l’avoir pas contacté plus tôt. Je voudrais également remercier tous les jeunes leaders du PAN, PRD et PRI qui ont accepté de participer à ce travail par leur disponibilité et l’acceptation des entretiens malgré des agendas parfois très chargés. Plusieurs contacts ont joué un rôle primordial au niveau du travail de terrain. D’abord au PAN, Luis IBAÑEZ par m’avoir facilité l’accès à un parti qui parfois semble être très hermétique. Le député local Fernando RODRIGUEZ DOVAL m’a aussi prêté son agenda pour contacter plusieurs jeunes leaders du PAN. C’est lui également qui m’a donné une large bibliographie du parti. Ensuite avec les jeunes leaders du PAN, la logique est devenue une espèce de « boule de neige » et ainsi j’ai pu contacter de plus en plus de leaders du panisme. Au PRD, d’abord Onel ORTIZ par m’avoir aidé à contacter plusieurs jeunes leaders du PRD ; le président du PRD au moment du travail de terrain, Jesús ORTEGA MARTÍNEZ, par m’avoir donné « carte blanche » pour me rendre dans les locaux du parti ainsi que dans les bureaux où le PRD à un siège. Je ne peux pas omettre de mentionner Cuauhtémoc CÁRDENAS SOLORZANO avec qui j’ai eu l’opportunité d’échanger, à plusieurs reprises, des avis sur le phénomène étudié. Pour le cas du PRI, je dois remercier la sénatrice Maria de los Angeles MORENO de m’avoir donné un rendez-vous durant lequel elle m’a prêté son agenda et aidé à contacter les jeunes leaders du PRI. Également l’ancienne présidente du parti, Beatriz PAREDES, avec laquelle j’ai aussi pu discuter sur le sujet. Au niveau institutionnel, je dois remercier tout d’abord toute l’équipe du laboratoire : Croyances, Histoire, Espaces, Régulation Politique et Administrative (CHERPA) par son soutien et les facilités données pendant mon passage par l’IEP d’Aix. Mention spéciale pour l’équipe du secrétariat de la recherche, Nicole BORDET, Morgan CORDIER et Catherine PETEX SABAROT, qui m’ont facilité et aidé dans plusieurs tâches administratives. Je remercie également Christian DUVAL, directeur de l’Institut, ainsi que Christophe TRAÏNI et Jean-Pierre GAUDIN, respectivement directeur et ancien directeur du laboratoire, par leur soutien institutionnel. Je dois aussi parler du soutien humain et de l’orientation donnée de la part de Stéphanie DECHEZELLES, Maitre de Conférences au CHERPA, et de Franck FREGOSI, Professeur au CHERPA, au moment final du parcours. Je dois également remercier le Centre Aixois d’Études Romanes (CAER) de l’Université Aix-Marseille par m’avoir accueilli en tant que lecteur d’échange et m’avoir rendu beaucoup plus facile et confortable la tâche de l’écriture de la thèse. Merci au directeur du Département d’Études LatinoAméricaines, Dante BARRIENTOS-TECUN, et au directeur du pôle « langues, langages et culture » de l’UFR, Pascal GANDOULPHE, par leur soutien désintéressé. Pablo BERCHENKO, professeur émérite, m’a aussi soutenu énormément dans les moments les plus difficiles du parcours. Au Mexique, le Centro de Investigaciones Sobre América Latina y el Caribe (CIALC) de l’Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM), et son directeur Adalberto SANTANA. Le CIALC m’a beaucoup aidé pour la démarche de la recherche bibliographique et documentaire, grâce à l’institution j’ai eu accès à une importante source de bibliographie et documentation spécialisée sur le Mexique, l’État mexicain, l’Église catholique et l’Église au Mexique. En plus, revenir à mon « alma mater » pour refaire de la recherche a été très significatif et motivant pour moi. Un paréntesis lingüístico para agradecer a mi familia en México a mi madre Rosa María Eugenia MARTINEZ, a mi hermana Berenice TORRES, por su apoyo y confianza a la distancia, igualmente a mi tío Salvador MARTINEZ por su gran ayuda en el momento que le investigación comenzaba. ELY jugo un rol principal durante un determinado tiempo, agradezco su apoyo. No puedo olvidar a Koné quien me acompañó durante toda la redacción y quien me obligo a levantarme temprano para trabajar. Je dois remercier également Hélène DEBRADE et Nadège CORDIER par avoir lu la totalité du présent travail, et fait les corrections linguistiques et grammaticales, toujours importantes et nécessaires, pour aboutir à un travail de recherche présentable dans une autre langue différente de la mienne. Une mention spéciale aussi pour mes collègues de l’ADESPO par avoir partagé cette expérience qu’on a du mal à nommer seulement thèse. Mon premier bureau en tant que président de l’association : Mabi, Samy, Omar et Ufuk, mais également les arrivants de la première heure : Benoit, Pierre, Nikolas, Elo. Les arrivants de la deuxième étape : Camflo, Adrien, Déniz, Joel, Léa, Julie, David, Darlanne, Marine. Et bien entendu ceux qui aujourd’hui assurent la relève : Guy, Wissam, Audrey, Mourinha. Tous eux m’ont beaucoup supporté pendants les moments les plus difficiles du parcours. Je remercie également mes amis et collègues qui, sans avoir beaucoup de rapport avec la thèse, m’ont aidé et stimulé à persévérer et à aller de l’avant : Nelly Rajaoranerivelo, Pierre López, Claudio Milanesi, Hernán Harispe, Ingrid Lajara, Julie Marchio, Matthiew Chauvin, Katja Henze, Serge Schwarstman, Victor Moutarde, Nathalie Almofala, Pascal Luongo,Virginie Ruíz, Carlos Estrada et Benjamín Macana. Finalement il faut signaler que la présente recherche a été financée en partie par le Consejo Nacional de Ciencia y Tecnología (CONACYT) du Mexique et par l’Ambassade de France au Mexique. SOMMAIRE JEUNES ET CLIVAGES PRÉSENTATION ET VALIDATION DU CLIVAGE ÉTAT-ÉGLISE CATHOLIQUE AU MEXIQUE UN ESSAI DE TYPOLOGIE SOMMAIRE ……...... ..…………………………………………………………………….…i AVANT-PROPOS…………………………………………………………………………….1 CHAPITRE PRELIMINAIRE : LE CLIVAGE ÉTAT/ÉGLISE CATHOLIQUE ET LES JEUNES ÉLITES PARTISANES AU MEXIQUE……………………………………7 HYPOTHÈSES PRINCIPALES ………………………………………………….....9 SECTION I : BREF ÉTAT DES LIEUX DES CLIVAGES AU MEXIQUE …...13 SECTION II : APPROCHE THÉORIQUE ………………………………………18 SECTION III : BÂTIR LES CATÉGORIES ……………………………………..37 SECTION IV : COMMENT PROCÉDER ? JEUNES ET CLIVAGES ………..42 PREMIÈRE PARTIE : LA RELATION ÉTAT/ÉGLISE CATHOLIQUE AU MEXIQUE ………………………………………………………………………………….57 CHAPITRE 1 : BREF ÉTAT DES LIEUX DES RELATIONS ENTRE L’ÉGLISE CATHOLIQUE ET LE MEXIQUE INDÉPENDANT. …………………...……………...65 SECTION I : DE LA NOUVELLE ESPAGNE AU MEXIQUE. LA FORMATION DES GROUPES OPPOSANTS …………...………..…………...65 SECTION II : LES LIBÉRAUX. LA REPRISE DES CONFLITS NON RÉSOLUS PAR L’INDÉPENDANCE ………………………...………………….96 SECTION III : LE XXe SIÈCLE: RÉVOLUTION, CRISTEROS ET MODUS VIVENDI. ………….....…………….………………………………...…………....121 SECTION IV : LES RÉFORMES CONSTITUTIONNELLES DE 1992 ET LA REPRISE DES RELATION OFFICIELLES. LA RELANCE DU CONFLIT…………………………………………………….…………...………...148 CHAPITRE 2. LES SUJETS DITS « SENSIBLES » …………………………………..169 SECTION I : LES POSITIONS DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE ……………..170 SECTION II : LES « SUJETS SENSIBLES » DANS L’ENSEMBLE DE LA SOCIÉTÉ MEXICAINE …………………………………………………………194 i SECONDE PARTIE : TYPOLOGIE DES JEUNES DES PARTIS POLITIQUES AU MEXIQUE. LE PAN ET LE PRD, NOUVEAUX ACTEURS DE LA CONFRONTATION INSTITUTIONNALISÉE. LE PRI « AU DESSUS DE LA MÊLÉE » …………………………...…………….……………………….……………..271 CHAPITRE 1 : L’IDÉALTYPE DE LA SOCIOLOGIE COMPRÉHENSIVE POUR VALIDER LE CLIVAGE ÉTAT/ÉGLISE CATHOLIQUE AU MEXIQUE ………...281 SECTION I : NOS IDÉALTYPES …………………..…………………………..285 SECTION II : LIBÉRAUX ET DOCTRINAIRES ………..……………………300 SECTION III : LA TRADITION CATHOLIQUE……………………...………335 SECTION IV : LE PRAGMATISME ……………………….………………..… 364 CHAPITRE 2: JEUNES ET CLIVAGES AU PRD ………………………..…………...375 SECTION I : LES INDIVIDUS INTERROGÉS AU PRD……………………...376 SECTION II : DÉMOCRATES ET SÉCULIERS…..…......................................385 SECTION III : L’HÉRITAGE ANTICLÉRICAL………………………………429 SECTION IV : PRAGMATIQUES……………………………………………….449 CHAPITRE 3 : LES JEUNES DU PRI. LE DÉNI ET LA DISSIMULATION DU CONFLIT………………………….……………………………………………………….461 SECTION I : LES IDÉALTYPES DU JEUNE PRIISTE……………………….461 SECTION II : NÉOLIBÉRAUX ET ANTICLÉRICAUX ……………..……….467 SECTION III : NATIONALISTES ET NOSTALGIQUES DU MODUS VIVENDI…………………………………………...…483 SECTION IV : PRAGMATIQUES ……………...……………………………….502 CONCLUSIONS……………………………………….......................................................511 ANNEXES ………………………………………………………………………………….521 SOURCES ET DOCUMENTATION ……………………………………………………621 BIBLIOGRAPHIE ………………………………………………………………………...623 WEBOGRAPHIE …………………………………………………………………………662 LISTE DES ABRÉVIATIONS ………………………………………………………… ..667 TABLE DES MATIÈRES ………………………………………………………………...671 ii iii iv AVANT-PROPOS L’alternance des pouvoirs que le Mexique vit aujourd’hui (après plus de 70 ans d’un système de « parti hégémonique ») est le meilleur exemple de la transition que connaît le pays. Mais l’alternance a été conflictuelle et a montré le manque d’hommes et de femmes capables d’affronter la situation avec une vision qui dépasse les intérêts personnels ou de faction. Avec l’arrivée de l’alternance et d’une vraie compétition politique au Mexique, de nombreux analystes, chercheurs, politologues et sociologues, ont participé à l’émergence d’études portant sur ce phénomène de changement et son impact sur la société mexicaine. Plus que l’étude du processus de démocratisation via l’apparition de l’alternance politique, le débat porte aujourd’hui sur la consolidation des institutions démocratiques. Au cours des dernières années on a vu émerger une importante bibliographie concernant l’alternance politique au Mexique, de la plus dure critique à la plus absurde des apologies. Il faudrait ajouter que, si les écrits sur l’alternance sont nombreux, ce n’est pas le cas de la littérature sur les jeunes cadres des principaux partis politiques mexicains et encore moins des textes sur la théorie des clivages, appliquée au cas du Mexique. Il existe quelques thèses et mémoires sur l’organisation interne des partis, mais ils sont plutôt centrés sur l’engagement des jeunes et sur la formation des cadres, et non sur le discours et la reproduction de ce discours, ni sur les positions politiques (par exemple tout ce qui touche à la religion et aux « sujets sensibles »). Nous présenterons quelques données préliminaires sur les trois principaux partis politiques mexicains: le Parti Action Nationale (PAN), le Parti de la Révolution Démocratique (PRD) et le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI). Ces trois principaux partis politiques sont : deux formations historiques, le PRI et le PAN, et un parti relativement nouveau, le PRD. Historiquement, le PRI est né d’un accord entre les factions qui ont triomphé lors de la Révolution mexicaine de 1910-1917. Face à la crise politique déclenchée par l’assassinat du président élu Alvaro Obregón, le président en fonctions, Plutarco Elías Calles « Anime la création d’un parti politique à caractère national pour bâtir un front révolutionnaire qui arrêterait les essais réactionnaires (antirévolutionnaires). Ce parti réussirait aussi à 1 discipliner les ambitions des hommes politiques au moment où ces derniers accepteraient le programme politique du parti, ainsi on éviterait le désordre à chaque élection, et peu à peu, avec l’exercice de la démocratie, les institutions se fortifieront pour implanter la démocratie »1. À partir de cette période, le même groupe va garder le pouvoir jusqu’en l’an 2000. Selon Luis Javier Garrido : « Pendant plus d’un demi-siècle, le PNR-PRM-PRI a dominé complètement la vie publique au Mexique. De cette façon le PRI a contribué, d’une manière définitive, à la consolidation de l’État postrévolutionnaire »2. Il faudrait signaler que des factions dites de droite, de gauche et du centre ont cohabité au sein du PRI ; mais aujourd’hui les principaux leaders du parti essaient de le positionner plutôt au centre par un discours, démocratique en politique, et libéral en économie. Malgré la perte de la présidence en 2000, jusqu’à aujourd’hui le PRI dispose de la majorité des élus au sein des Congrès locaux ainsi que de la plupart des mairies du pays ; le PRI a également repris le pouvoir présidentiel aux dernières élections de 20123. De son côté, le PAN a été créé en réaction, naturelle, contre le groupe révolutionnaire au cours des années 1930. D’après Soledad Loaeza : « Le PAN est un des plus vieux acteurs du système politique mexicain. Fondé en 1939 comme une réaction au cardenisme ; ce parti a réussi à survivre malgré la puissance et le harcèlement du PRI pendant 70 ans »4. Depuis sa fondation le parti s’est déplacé vers la droite. Jusqu’à nos jours, le PAN constitue le parti de la droite mexicaine et tient un discours démocratique chrétien en politique et assez libéral sur le plan économique. Selon Margarita Jiménez, Igor Viveros et Carlos Báez : « Le PAN est un parti de droite, qui représente principalement les intérêts conservateurs du secteur ecclésiastique, des entrepreneurs, des classes moyennes et des professions libérales, qui a toujours manifesté son rejet des actions étatiques des gouvernements révolutionnaires – spécialement avec le président Lázaro Cárdenas (1934-1940). Le PAN considère que sous le tutorat d’un parti « officiel », leurs intérêts sont menacés par des politiques « socialisantes » et anticléricales. Il conteste l’idéologie révolutionnaire du régime et ses méthodes corporatistes, il cherche à être une alternative au parti du gouvernement (PRI), une option 1 GARRIDO Luis Javier, El Partido de la Revolución institucionalizada, México, SEP-Siglo XXI, 1986, p. 81. Ibid. p. 13. 3 D’après l’Institut Fédéral Electoral (IFE) les résultats finals ont été : Enrique Peña Nieto (PRI-PVEM) 38.21% ; Andrés Manuel López Obrador (PRD-PT-C) 31.59%, Josefina Vázquez Mota (PAN) 25.41%Gabriel Quadri de la Torre (PNA) 2.29%. Cf., http://www.ife.org.mx/portal/site/ifev2/Estadisticas_y_Resultados_Electorales/ Consulté le 08 août 2012. 4 LOAEZA Soledad, El Partido Acción Nacional : la larga marcha, 1939-1994. Oposición leal y Partido de protesta, México, Fondo de Cultura Económica, 1999, p. 11. 2 2 entre le capitalisme et le communisme qui défendrait les principes démocratiques au nom des intérêts de la Nation »5. Ainsi on peut déjà observer l’influence du catholicisme au sein du parti. D’après Roger Bartra, au moins trois courants traditionalistes cohabitent au sein du PAN : « La tradition catholique intégriste, les traditions liées à l’exaltation de l’identité nationale et le secteur traditionaliste de l’économie »6. Le PAN a commencé à remporter de plus en plus de victoires électorales à partir des années 1990 jusqu’à ce qu’en 2000, Vicente Fox réussisse à devenir le premier président non issu du PRI. Pour des chercheurs tels que Roberto Blancarte ou Roger Bartra, avec le triomphe du PAN en 2000 le catholicisme a réussi à se repositionner comme un élément primordial de la culture mexicaine : « Le PAN est toujours dans le piège de concilier le libéralisme moderne avec les traditions catholiques conservatrices »7. Le PAN à conservé le pouvoir présidentiel de 2000 à 2012, sans être toutefois majoritaire au Congrès mexicain. Enfin, le PRD est né en 1989, après la crise politique des élections de 1988, et a réussi à rassembler presque toute la gauche mexicaine. Nous soulignions dans un précédent travail que « depuis sa fondation, le PRD s’est défini comme un parti de gauche et socialiste, mais aujourd’hui on peut observer qu’en son sein cohabitent le discours de gauche radical antilibéral en économie et le discours de la social-démocratie sur le terrain politique »8. On peut également trouver un courant populiste9 nationaliste, héritier du PRI, nostalgique du discours 5 JIMÉNEZ Margarita, VIVEROS Igor et BÁEZ Carlos, « México », in ALCANTARA SÁEZ Manuel et FREIDENBERG Flavia (Eds.), Partidos Políticos de América Latina. Centro América, México y República Dominicana, Salamanca, Universidad de Salamanca, 2003, p. 420. 6 BARTRA Roger, « Los Lastres de la derecha mexicana », in BARTRA Roger (Comp), Gobierno, Derecha moderna y Democracia en México, México, Herder, Konrad Adenauer Stiftung, 2009, p. 13. 7 BARTRA Roger, La fractura mexicana. Izquierda y Derecha en la transición democrática, México, Random House Mondadori, 2008, p. 27. 8 TORRES MARTINEZ, Rubén, La professionnalisation des cadres des partis politiques. Entre logiques de reproduction et d’institutionnalisation : Analyse des discours et pratiques au sein du courant « Nueva Izquierda » du Parti de la Révolution Démocratique au Mexique, Mémoire du Master II Politique Comparée, IEP d’Aix en Provence, 2007, p. 76. 9 Pour le cas des pays latino-américains deux courants théoriques ont des approches différentes sur le sujet du populisme. Dans la tradition structurelle-fonctionnaliste Guy Hermet résume : « Le populisme représente une relation non traditionnelle directe entre les masses et un leader, qui apporte à ce dernier l’allégeance des premières ainsi que leur soutien actif dans sa recherche du pouvoir ; en fonction de sa capacité charismatique de mobiliser l’espoir et la confiance des masses pour la réaliser. Ce qui est typique du populisme est donc le caractère direct de la relation entre les masses et le leader, l’absence de médiation des échelons intermédiaires et aussi le fait qu’il repose sur l’attente d’une réalisation rapide des objectifs promis ». HERMET Guy, Les populismes dans le monde. Une histoire sociologique XIX e-XXe siècles, Paris, Fayard, 2001, p. 39. En revanche pour la tradition marxiste Ernesto Laclau atteste que : « Le populisme est le discours qui fait appel au ‘peuple’ comme sujet, pour s’opposer au pouvoir hégémonique. L’interprétation peut osciller entre deux pôles : la forme la plus élevée et radicale du populisme –le socialisme qui cherche à faire supprimer l’État comme force 3 de justice sociale que l’État postrévolutionnaire avait reproduit pendant presque 70 ans. Hélène Combes, en reprenant un leader perrediste, note : « Dans le même parti, des trotskistes, des maoïstes, des stalinistes, des priistes ! » La spécialiste du PRD atteste : « Le PRD est né en 1989 de la fusion d’une pluralité d’acteurs : petits partis de gauche, scission du PRI, mouvements sociaux et organisations sociales »10. Dans la même ligne Víctor Hugo Martínez González affirme : « Le PRD est né en 1989. Marqué par la candidature de Cuauhtémoc Cárdenas lancé en 1988 par les forces du Front Démocratique National (FDN) : le Courant Démocratique (CD), le Parti Mexicain Socialiste (PMS), le Parti Authentique de la Révolution Mexicaine (PARM), le Parti du Front Cardeniste pour la Reconstruction Nationale (PFCRN), le Parti Populaire Socialiste (PPS) ainsi que des groupes tels que l’Association Civique Nationale Révolutionnaire (ACNR) et la Gauche Révolutionnaire – Ligne des Masses (OIR-LM) […]. Avec des origines diverses : la CD était une « opposition schismatique » du PRI ; le PMS provenait de la gauche indépendante ; le PARM, PFCRN et PPS étaient de la gauche satellite ; et l’ACNR et OIR-LM venaient de la gauche extraparlementaire »11. À partir de 1997, le PRD a commencé à gagner des élections locales dans plusieurs États : à Mexico, dans le Michoacan, le Zacatecas et la Baja California Sur. Ainsi on remarque que le PRD est né d’une union entre forces progressistes de gauche et un groupe qui fuit du PRI. Malgré le vote historique de 200612 et de 2012 il demeure aujourd’hui entre la deuxième et la troisième force politique mexicaine. antagonique– et la forme contraire –le fascisme– qui cherche à préserver l’État totalitaire ». LACLAU Ernesto, Política e ideología en la teoría marxista. Capitalismo, fascismo y populismo, México, Siglo XXI, 1978, p. 31. Nous observerons tout au long de la thèse que les deux cadres théoriques peuvent être adoptés pour le cas du PRD. Cependant rappelons les exemples que Georges Couffignal affirme : « Du populisme à l'autoritarisme, il n'y a qu'un pas, qu'un certain nombre de régimes des années 1930-1940 (Brésil avec Getulio Vargas, Mexique avec Lazaro Cardenas, Argentine avec Juan Domingo Peron) n'avaient pas hésité à franchir. Ces régimes avaient à leur tête des présidents convaincus de la justesse de leur combat contre les oligarchies, soucieux d'intégrer les pauvres et les marginaux au sein de la société. Cette conviction était renforcée par le fort soutien qu'ils obtenaient auprès des couches populaires […]. Ce type de régime avait pu se développer grâce à des économies centrées sur leur marché intérieur, avec un État omniprésent. On l'a vu : ce modèle économique, ce type d'État et de régime politique ont disparu. Mais le discours populiste, lui, refait surface. », cf. COUFFIGNAL Georges, « L’Amérique latine vire-t-elle à gauche ? » in Politique internationale, La Revue, N°111, printemps 2006, in ligne, consulté le 11 novembre 2011. http://www.politiqueinternationale.com/revue/read2.php?id_revue=26&id=437&content=texte 10 COMBES Hélène, Faire parti. Trajectoires de gauche au Mexique, Paris, Karthala, 2011, pp. 137-38. 11 MARTÍNEZ GONZÁLEZ Víctor Hugo, Fisiones y fusiones, divorcios y reconciliaciones. La dirigencia del Partido de la Revolución Democratica (PRD) 1989-2004, México, Plaza y Valdes, 2005, p. 49. 12 Rappelons qu’aux élections de 2006 le PRD a obtenu le score historique de 34% des suffrages qui le plaçait, de peu, en tête des partis en compétition. 4 La présente recherche s’organise en trois grandes parties : un chapitre préliminaire qui montre et présente le sujet à développer, les hypothèses principales, l’état des lieux du clivage État/Église catholique au Mexique, ainsi que les outils théoriques et la méthodologie que nous allons employer dans notre analyse. La première partie de la thèse est orientée vers une présentation historique des relations entre le clergé catholique et l’État mexicain depuis son indépendance du royaume espagnol jusqu’à nos jours. Nous essaierons de mettre en avant le conflit qui demeure un clivage, la position des groupes opposés tout au long de l’histoire. Nous donnerons quelques clés de lecture pour mieux comprendre la construction du système politique mexicain depuis son indépendance. Nous présenterons également certaines catégories analyses qui nous aiderons dans la dernière partie. La seconde partie est centrée sur la reproduction du clivage à partir de la présentation des enquêtes réalisées auprès des jeunes leaders des partis politiques. Nous ferons appel à outils théoriques et à catégories pour bâtir des idéaltypes qui nous aideront à guider l’analyse et à mieux montrer le phénomène social qui nous intéresse. Dans les conclusions nous présenterons les résultats obtenus ainsi que la validation des hypothèses. Cependant nous ouvrirons la discussion pour d’éventuelles recherches dans l’avenir. 5 6 CHAPITRE PRÉLIMINAIRE LE CLIVAGE ÉTAT/ÉGLISE CATHOLIQUE ET LES JEUNES ÉLITES PARTISANES AU MEXIQUE Pendant presque tout le XXe siècle, le système de « parti hégémonique »13 au Mexique n’a pas laissé paraître les clivages14 politiques et sociaux de la société mexicaine. Le groupe triomphant de la révolution mexicaine avait réussi à trouver un accord pour créer un système avec un parti politique qui servait de catalyseur à tous les groupes sociaux afin de satisfaire 13 Le système de « parti hégémonique » est, selon Giovanni Sartori, un système politique où il n’existe qu’une compétition limitée qui garantisse toujours le triomphe au « parti hégémonique » qui, par ailleurs, tolère la compétition, donc l’existence d’autres partis, afin d’assurer une certaine légitimité mais aussi comme moyen de contrôle des autres groupes politiques différents du groupe hégémonique. Nous développerons ce sujet ultérieurement, mais avant nous pouvons citer Giovanni Sartori afin de clarifier le concept : « Un système de parti hégémonique n’est certainement pas un système multipartite mais, au mieux, un système à deux vitesses dans lequel le parti tolère et attribue une fraction de son pouvoir, de façon discrétionnaire, aux groupes politiques subordonnés… (Pour le cas mexicain) le PRI doit toujours gagner. S’il existe des doutes à propos de la victoire du PRI, le parti fait un truquage ou détruit les urnes. Si la cooptation des groupes dissidents échoue, le PRI est ensuite susceptible de faire appel à la répression ». Cf. SARTORI Giovanni, op. cit., pp. 282-88. Daniel-Louis Seiler affirme qu’« en aucun cas on ne peut considérer les partis-États comme des systèmes de partis. Il existe des systèmes multipartites et des systèmes bipartites, Blondel nous apprend qu’il existe des systèmes à deux partis et demi mais il n’y a pas de système à parti unique, même au sein d’une oligarchie : c’est une impossibilité logique ». Dans la même logique Seiler reconnaît que Giovanni Sartori ouvre une porte de sortie pour expliquer l’existence de partis comme le PRI à partir du vocable parti hégémonique. Cf. SEILER Daniel-Louis, La comparaison et les partis politiques, IEP-Bordeaux, 2003, 36 p. et SARTORI Giovanni, Partidos y sistemas de partidos. Marco para un análisis, Madrid, Alianza, 2000, 456 p. 14 Lorsque nous traitons des clivages, nous parlons des lignes, des divisions qui existent au sein des sociétés contemporaines ; divisions qui se sont enracinées dans l’histoire de chaque société et qui s’alignent aujourd’hui sur les individus de ces mêmes sociétés. Nous déveloperons le concept plus tard dans la section II du présent chapitre. 7 leurs demandes. Ce parti est le PRI actuel. Ainsi, la Révolution mexicaine a été « institutionnalisée » (même si les termes « révolution » et « institutionnalisation » sont contradictoires) et a imposé le clivage « révolutionnaire » comme unique. Le PNR, ensuite le PRM, et finalement le PRI15, a été créé comme un parti de secteurs et non de classes, en transformant au fil du temps le PRI en un parti catch-all. D’après Antonia Martínez, « l’exercice traditionnel du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) comme un parti catchall et le fonctionnement du clivage révolutionnaire comme référence principale de structuration, ont contribué à ce que d’autres lignes possibles de différenciation (clivages) deviennent secondaires »16. Ainsi, le PRI avait passé des accords avec quasiment tous les groupes sociaux. L’entente était fondée sur le principe de réciprocité : écouter et résoudre les demandes des groupes sociaux à condition que ceux-ci s’ancrent dans le clivage « révolutionnaire » et garantissent leur vote au PRI. Les trois secteurs (paysan, ouvrier et populaire) qui forment aujourd’hui ce parti sont un bon exemple du modèle. Le PRI avait passé un accord similaire avec l’Église catholique pour laisser dans l’oubli un clivage historique : la confrontation État-Église, ce clivage ayant toujours été sous-jacent. Cela explique pourquoi les hommes politiques se sont, presque toujours, reconnus comme catholiques, à condition de souligner que la religion était affaire de vie privée et que l’Église n’avait nullement le droit de se mêler à la vie politique. L’Église conservait ses privilèges en évitant une confrontation ouverte. Ce parti catch-all a réussi à garder le pouvoir durant plus de 70 ans. Cette situation explique par elle-même pourquoi, pendant toute la période de présence au pouvoir du PRI, les chercheurs et analystes ne s’étaient pas intéressés à la théorie des clivages. Le système de « parti hégémonique », avec une opposition loyale17, ne permettait pas d’observer les clivages existants, l’existence du PRI par lui-même cachait le conflit existant. Nous cherchons à montrer une histoire des idées, des opinions politiques, à savoir l’attachement d’un secteur de la société mexicaine à une idéologie proche du catholicisme et un autre secteur de la même société proche à une idéologie séculière et laïque. La question est 15 Le Parti National Révolutionnaire (PNR) apparaît en 1929 comme un parti de courants, de forces politiques distinctes mais contiguës, provenant du mouvement de 1910. Le PNR s’est transformé en 1938 en Parti de la Révolution Mexicaine (PRM). Le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) s’est substitué à lui en 1946. 16 MARTINEZ Antonia, « Diputados, clivajes (cleavages) y polarización en México », in Perfiles Latinoamericanos, 11 Diciembre 1997, p. 44. 17 Dans une précédente étude concernant l’opposition loyale ou satellite nous remarquions : «…est une collection de partis qui malgré le discours (opposant) […] son action politique et électorale a toujours obéi aux intérêts du parti officiel ». Cf. TORRES MARTINEZ Rubén, op. cit., p. 31. 8 la suivante : Comment recueillir aujourd’hui ces opinions et ces idées ? Comment savoir qu’elles sont ressenties par les acteurs, groupes, partis politiques, collectivités, que nous voulons enquêter ? Sont-elles vraiment ressenties ? Sont-elles vraiment vécues au plus profonde de la conscience collective ? Rappelons que pour qu’une division structurelle devienne clivage, il faut que cette division soit profonde et visible pour les individus, autrement dit qu’elle soit ressentie par eux. Forcément les réponses que nous trouverons seront approximatives et fragmentaires. Pour trouver des arguments au débat sur la validation du clivage État – Église catholique, que nous proposons, nous nous appuyons sur le traitement que les individus donnent aux sujets nommés « sensibles » : le mariage gay et l’avortement. Ces sujets ont été choisis par leur valeur stratégique dans notre analyse historique liée à l’actualité la plus contingente, c'est-à-dire les amendements de loi faits entre 2006 et 2009 à la législation du District Fédéral, ainsi que les débats qu’ont suivis ces réformes. Le fait de travailler avec les sujets « sensibles » et non forcement avec la dyade droite-gauche nous permettra d’objectiver le clivage État – Église catholique, pour le cas mexicain. On trouve ici justement l’idée d’aller vers les jeunes leaders, non pas en tant que reproducteurs d’un discours mais en tant que reproducteurs de clivages. HYPOTHÈSES PRINCIPALES Nous partons de l’hypothèse selon laquelle, depuis l’indépendance du Mexique (1821), deux groupes politiques se sont affrontés pour le pouvoir politique, économique, social et culturel du pays. Deux groupes qui cherchaient à créer, selon leur logique, une nouvelle nation18. 18 Le concept même de nation renvoyait à un débat et à une confrontation entre deux groupes dans les premières années du Mexique indépendant. Si l’on reprend les conceptions d’Ernst Gellner on peut expliquer qu’au moment de l’indépendance mexicaine, il y avait un groupe qui comprenait la nation de façon « organiciste », proche de la tradition germanique. Dans cette conception, la nation dérive d’un esprit « ethnique généalogique » qui conduit à la communauté du jus sanguinis, c’est-à-dire la langue et le sang, la souche. Cette idée fait appel à l’origine des peuples, aux pères fondateurs, aux ancêtres de la nation ; cette conception s’attache également au principe fondateur d’appartenance à un groupe ethnique et communautaire « original ». C’est dans cette logique que s’inscrivent les futurs partisans d’un projet de nation catholique. Ils remplacent le sang par la religion catholique mais gardent la langue espagnole comme base fondatrice du nouveau pays. Parallèlement, il existait aussi une idée de nation libérale ou « volontariste », plutôt proche de la tradition française illustrée. Selon cette conception, la nation est, avant tout, un contrat politique entre individus libres, c’est l’union de volontés en libre association ; dans cette logique, le principe de nation se tourne, d’abord, vers l’aspect civique et, ensuite, vers le côté mythique. Le citoyen s’attache ainsi aux lois d’un État auquel il croit et qui est en même temps légitime, ce qui débouche sur une conception de la nation de tendance libérale. Ernst Gellner remarque : « Plus qu’un territoire, une culture, une ethnie, etc., les nations sont des constructions des convictions, des fidélités et des solidarités des hommes, fondées par des individus qui deviennent citoyens de ces nations au moment où ils reconnaissent leurs devoirs et leurs droits en tant que membres de cette nation ». Cf. GELLNER Ernst, Naciones y nacionalismo, México, Editorial Patria-Alianza, 1991, p. 20. Dans le cas mexicain, les deux 9 Deux groupes avec des projets différents et opposés : des projets différents quant aux modèles économique, politique et de l’ordre social à bâtir ; des projets opposés pour ce qui est de la façon d’administrer le pays. Nous nous focalisons ici sur une problématique particulière : le conflit entre un État séculier (libéral, positiviste, révolutionnaire et néolibéral) et une Église catholique (universelle et mexicaine à la fois). On peut avancer que depuis l’indépendance du Mexique, l’un de ces groupes cherchait à bâtir un pays catholique comme cela se produisait dans plusieurs États d’Amérique du Sud (Argentine, Brésil, Équateur, Colombie, etc.). Ce groupe voulait profiter de l’enracinement du catholicisme dans la population mexicaine pour faire du Mexique un pays officiellement catholique, c’est-à-dire avec une religion officielle. Cela s’explique quand on observe qu’un secteur des élites politiques et économiques a employé la religion comme fondement identitaire pour faire du Mexique un pays indépendant de la Couronne espagnole 19. Ce dessein a tout de suite trouvé une opposition interne : le projet d’un État séculier, libéral, conceptions se croisent à plusieurs reprises dans le temps. Cela entraînera un mélange que certains auteurs appellent une conception de la nation « libérale-catholique-éclectique », qui cherche à conserver un mythe fondateur préhispanique de la nation, mais qui reprend, en même temps, la tradition catholique comme fil conducteur du passé vers la modernité et l’avenir, et qui donne le devoir-être mexicain. D’après Iván Franco : « Plusieurs États-nations modernes ont eu l’objectif de créer des codes et des référents mythiques nationalistes, c’est-à-dire des États libéraux qui ont cherché à marginaliser ou expulser les croyances religieuses directement liées aux processus d’origine et d’identité issus du monde colonial (mélange de deux mondes) ». FRANCO Iván, Religión y política en la transición mexicana. El caso Yucatán, México, Cámara de Diputados, LVIII legislatura, 2003, pp. 54-55. Si on suit cette ligne argumentative, on doit donc reconnaître que la conception de nation est formée par plusieurs exigences structurelles distinctives des sociétés modernes mais que, pendant sa constitution, des processus endogènes d’adhésion « volontariste » et exogènes d’adhésion « organiciste » affluent en même temps. Tout un courant de pensée s’est plongé dans cette ligne argumentative pour montrer le carrefour de la constitution de l’idée de nation au Mexique. Cf. LAFAYE Jacques, Quetzalcóatl et Guadalupe : la formation de la conscience nationale au Mexique (1531-1813), Paris, Gallimard, 1974, 540 p. ; LISS Peggy K., Orígenes de la nacionalidad mexicana 1516-1556 : la formación de una nueva sociedad, México, Fondo de Cultura Económica, 1986, 273 p. ; O’GORMAN Edmundo, Destierro de sombras : luz en el origen de la imagen y culto de Nuestra Señora de Guadalupe del Tepeyac, México, UNAM, 1986, 336, p., TORRES MARTINEZ Rubén, « Saint Thomas et Quetzalcóatl. Essai de construction d’une identité à partir de la réécriture du mythe », à paraître (été 2012), in Cahier du Centre Aixois d’Études Romanes, Université de Provence. Au sujet de la nation et du nationalisme Cf. GELLNER Ernst, Naciones y nacionalismo, México, Editorial Patria-Alianza, 1991, 192 p. ; GELLNER Ernst, Nacionalismo, Barcelona, Editorial Destino, 199 p. ; HOBSBAWM Eric J., Nations and nationalism since 1780 : program, myth, reality, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, 220 p. CHANGUACEDA NORIEGA Armando et CILANO PELAEZ Johanna, « Nación y proyecto político en el liberalismo hispanoamericano : los destellos cubanos », in GALEANA Patricia (Coord.) Historia Comparada de las Américas. Sus procesos independentistas, México, CIALC-UNAM, 2010, pp. 527-57 ; FRANCO Jean, Historia de la literatura hispanoamericana a partir de la independencia, México, Ariel, 1996, 398 p. 19 Il ne faut pas oublier que le Mexique indépendant est né avec une religion officielle, ce qui a été établi dans les premières constitutions du pays, particulièrement dans celle de 1824. À ce moment-là, personne ne mettait cela en question. On constatera que c’est seulement à partir de discussions survenues durant les décennies suivantes que la solution de la séparation de l’État et de l’Église commence à être suggérée. 10 moderne. Ce projet était nettement influencé par la pensée du siècle des Lumières et du début du XIXe. Il cherchait à bâtir un État libéral fort qui enlèverait à l’Église catholique ses fonctions de formatrice et d’administratrice de la nation. Les deux groupes se sont ouvertement affrontés durant quasiment tout le XIXe siècle et même le début du XXe. Avec l’arrivée de l’État révolutionnaire, le triomphe des libéraux semblait définitif20. Mais les partisans du projet catholique n’ont jamais disparu, bien au contraire, ils ont réussi à ancrer leurs usages et leurs habitudes dans la population mexicaine21. Dans un système de « parti hégémonique », il était presque impossible d’observer que, malgré tout, la confrontation entre ces deux groupes continuait. À partir de l’arrivée de la démocratie dans le pays, la confrontation est à nouveau devenue visible. Les partisans du projet catholique ne se cachaient plus. Selon Iván Franco : « Pendant les dernières années, dans les partis politiques et au dehors, les partisans d’une nation mexicaine catholique ont ressurgi »22. Jean Meyer, quant à lui, atteste que l’« on peut affirmer que, si nationalité et nationalisme sont deux concepts différents, il existe certains pays où les identités de nationalité (sentiment nationaliste) et de religion marchent ensemble, c’est le cas pour le Mexique, la Pologne, l’Irlande et le Québec »23. Tout cela nous permet de montrer que malgré l’existence d’un État séculier depuis plus de 150 ans (libéral, positiviste, révolutionnaire et néolibéral), son affrontement avec l’Église catholique n’est pas résolu. Tout cela nos laissé avancer qu’il existe aussi un troisième secteur qui test de se montrer comme un groupe au dessus du conflit, devenu clivage, un groupe qui aujourd’hui reste ancré au PRI et qui essai de se placer, avec un succès relatif, comme arbitre de la confrontation. Pour ce groupe, comme nous observerons avec les entretiens, le vrai clivage s’inscrive plutôt dans une logique 20 Rappelons que suite à la révolution mexicaine la discussion sur l’identité nationale et la nation se trouve au centre des débats entres les idéologues de la révolution. Comme Annick Lemperiere-Roussin l’atteste : « (Il y avait) deux pensées divergentes sur la nation. L’un revendique pour le Mexique l’appartenance à l’universalisme hispanique, tandis que l’autre, tout en énonçant un programme d’intégration qui doit faire des Mexicains un peuple culturellement homogène, fonde l’identité nationale sur les particularités du peuplement et de l’histoire du pays ». LEMPERIERE-ROUSSIN Annick, « Expertises sur la nation : anthropologues et historiens dans le Mexique révolutionnaire », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, N° 27, 1992, pp. 4345. Quoi qu’il en soit, le parti de la révolution en tirera profit de deux discours pour bâtir certains « mythes fondateurs » de la nation mexicaine. 21 On observera que les révolutionnaires, y compris quelques libéraux mais aussi des radicaux sociaux, des positivistes et des révolutionnaires de toutes sortes, ont participé à l’instauration de la Constitution anticléricale de 1917. On pourra également affirmer qu’à partir de l’établissement de l’école publique laïque, les mœurs et les habitudes au sein de la population mexicaine ont rapidement changé sous l’influence d’une progressive sécularisation de la société et d’une laïcisation de l’État. 22 FRANCO Iván, op. cit., p. 26. 23 MEYER Jean, « Religión y nacionalismo », in NORIEGA ELIO Cecilia (éditeur), El nacionalismo en México, Zamora, El Colegio de Michoacán, p. 712. 11 nationaliste. Mais nous insistons sur le rôle que joue jusqu’aujourd’hui le PRI pour essayer de cacher le conflit État – Église catholique. La notion de parti politique d’appartenance demeure le pivot des hypothèses ; au déterminisme d’être pour ou contre les sujets « sensibles » s’ajouterait l’appartenance partisane, ainsi que le domaine des principes ou lignes doctrinales qui guident le parti. Nous devons signaler qu’une problématique que nous n’avons pas mesuré a été le fait qu’au DF, depuis quelques années le PRI est devenu un parti presque témoin et sans une vrai force locale. En conséquence pour le cas du PRI-DF nous avons trouvé que des cas « déviants » ou « hors-groupe », « au dessus de la confrontation ». Ainsi les sujets « sensibles » servent comme des révélateurs d’une idéologie et d’appartenance à un groupe, à un projet. Une analyse sommaire des documents de base des partis politiques ainsi qu’une rapide observation de la presse écrite se rendront donc obligatoires pour observer la confrontation. Nous allons ainsi présenter de manière générale le cas de la loi Robles (2000) pour légaliser l’avortement et la loi du Mariage gay (2009), toutes les deux sont des lois isolées au cas du DF où le PRD est au gouvernement. Les débats des personnalités partisanes (PAN, PRD et PRI), mais également du haut clergé catholique, à partir de la presse et des media ; cependant dans les annexes on pourra trouver les positions des partis politiques et de l’Église catholique à propos des sujets « sensibles » pendant les campagnes électorales de 2000, 2006 et 2012, ainsi que les législation locales qui ont été modifiées entre 2006 et 2010, le temps du travail de terrain. Aujourd’hui les partisans de l’un ou l’autre des projets se sont institutionnalisés dans la vie politique du pays. Désormais ils demeurent des militants des partis politiques. Une des nos hypothèses principales réside donc dans le fait que les jeunes leaders des partis politiques mexicains (PAN et PRD) continuent à reproduire cette confrontation historique qui, au fil du temps, est devenue un clivage politique. Ce clivage est visible à partir du traitement des sujets dits « sensibles » tels que l’avortement et le mariage homosexuel. Nous pensons que la confrontation entre l’État séculier et l’Église catholique a trouvé une nouvelle arène pour s’exprimer : l’espace public. Mais ce sont les jeunes leaders des partis politiques qui sont les nouveaux protagonistes de cette confrontation. Nous avançons comme une seconde hypothèse principale qu’il existe toujours un groupe politique-social qui cherche à cacher ou minimiser le conflit qui nous intéresse. Ce groupe aujourd’hui regroupé dans le PRI, pendant toute la 12 période du système de « parti hégémonique » avait passé des accords avec les catholiques et en même temps, avait intégré les anticléricaux, mais qu’à partir des années 90, il a été dépassé par les circonstances. Aujourd’hui et après quelques années de claire confrontation entre les deux groupes, le PRI essai de se montrer comme l’unique acteur politique capable de bien contrôler telle confrontation, sans pourtant la résoudre. Les réponses des jeunes leaders du PRI montreront cette posture « intermédiaire ». SECTION I : BREF ÉTAT DES LIEUX DES CLIVAGES AU MEXIQUE Le Mexique est un pays jeune si nous pensons qu’il est né comme nation il y a environ 200 ans. Plusieurs historiens reconnaissent que c’est au moment de l’indépendance (1821) que sont nés deux grands groupes politiques et idéologiques antagoniques : d’un côté les « conservateurs », qui ont appelé à l’instauration d’une monarchie héréditaire comme dans certains pays européens, ce qui se réfère surtout à l’héritage hispanique et à la Couronne espagnole ; d’un autre côté, les « libéraux » qui, influencés par les idées des Lumières (indépendance des États-Unis (1776) et Révolution française (1789)), ont décidé de soutenir une voie « républicaine démocratique ». Ces deux groupes ont inauguré une tradition dans la politique mexicaine : se trouver, d’un côté ou de l’autre, être « conservateur » ou plutôt « libéral ». Au fil du temps ces deux groupes se sont toujours affrontés et les analystes les ont qualifiés de « pro-royalistes » contre « républicains » ; d’« impérialistes » contre « réformistes » ; de « scientifiques » contre « révolutionnaires » ; de « technocrates » contre « politiciens » et plus actuellement de « droite » contre « gauche ». Aussi, avec le temps, les camps se sont modifiés et adaptés aux différentes situations, les individus ont disparu mais les groupes existent toujours, de plus ces camps se sont diversifiés. Concernant la « droite », on trouve aujourd’hui les libéraux aux côtés des démocrates chrétiens, à côté également d’anciens cristeros et même de groupes qualifiés d’extrême droite ; du côté de la « gauche » il est possible de voir des socialistes mais aussi d’anciens communistes et des partisans de la gauche loyale24. Ainsi, on peut penser que la « gauche » actuelle est le « centre » du passé et que le « centre » a glissé vers le « centre-droit », dans la mesure où la « droite » s’est fortifiée 24 Pour Barry Carr : « La gauche loyale a une indépendance tactique limitée sur le terrain politique, normalement elle soutient le candidat présidentiel du PRI dans les élections nationales en échange de moyens économiques et quelquefois de votes pour garder son registre », CARR Barry, La izquierda mexicana a través del siglo XX, México, Era, 2000. p. 308. 13 malgré sa quasi disparition durant plusieurs années. Nous pouvons dire du centre qu’il est le camp qui n’a jamais réussi à se constituer en force politique déterminante. Au cours du XIXe siècle, la lutte pour le pouvoir entre ces deux groupes est allée jusqu’à la mort, mais les clivages n’ont jamais été assez clairs pour pouvoir les cataloguer. En revanche dans le camp politique, la division était très marquée. On peut affirmer qu’avec la chute du premier et du second empire mexicain (1821 et 1864-1867) et avec le triomphe de la « Réforme », ce sont les « libéraux » qui ont gagné la partie. Mais à partir de la présidence de Porfirio Díaz, ce sont les « scientifiques »25 qui ont pris le pouvoir, en restant évasifs sur leurs attachements politiques. Le XXe siècle sera, lui, le cadre parfait pour voir l’opposition entre les deux groupes, mais avec une forte domination du groupe « révolutionnaire » sur le groupe « conservateur », la « guerre des cristeros » en est le meilleur exemple. Durant le XXe siècle les acteurs vont s’institutionnaliser et choisir leur camp de prédilection ; cela permettra au moins de commencer à parler en termes de « droite » et de « gauche », même si on ne mettra pas de côté des termes tels que « libéral », « révolutionnaire », « socialiste », « conservateur », « démocrate », etc. Cela explique la naissance des partis politiques modernes au Mexique, surtout le PAN et le PRI. Mais ce ne sera qu’à partir de la fin des années 1980, avec la naissance du PRD, nouvel acteur, et avec la reconnaissance par les gouvernements PRIistes des victoires de l’opposition, qu’on pourra, enfin, parler d’un système de partis. En outre, à partir de 2000 et surtout de 2006, les partis ont commencé à se constituer plus clairement avec une idéologie propre et parfois plusieurs idéologies qui partagent le camp politique choisi. Notre étude aspire d’abord à identifier le parcours historique des trois plus importants partis politiques mexicains : le PAN, le PRD et le PRI. Il est donc nécessaire de connaître les aspects fondateurs des partis pour les analyser de façon claire et compréhensible. Nous remonterons à la naissance du Mexique en tant que nation pour trouver les clivages fondateurs, puis nous brosserons un tableau historique de façon générale afin d’expliquer l’évolution de ces clivages et la manière dont ils sont perçus aujourd’hui, à savoir comme des choix politiques constitués en partis, c’est-à-dire institutionnalisés. Les clivages historiques ressurgissent D’après les spécialistes tels que José Narro Monroy et Antonia Martínez, à partir des années 1980, avec l’arrivée d’une réelle concurrence électorale, les clivages historiques ont 25 Les « scientifiques » sont un groupe d’hommes politiques du porfirismo qui ont pour bannière le positivisme. Nous traiterons le sujet plus loin. 14 commencé à ressurgir. Il faudrait également ajouter que de tels clivages ne sont pas semblables aux clivages originaux mais qu’ils se sont développés en se transformant sans perdre pour autant leur caractère originel. L’élection de 1988 a confronté deux options de gouvernement et plus précisément deux projets de nation : le projet « néolibéral technocratique » du PRI, et soutenu par le PAN26, contre le projet « populiste nationaliste » qui récupérait les demandes historiques de la Révolution mexicaine, avec Cuauhtémoc Cárdenas et le Front Démocratique National (FDN), antécédent immédiat du PRD, à sa tête. En 1994, l’élection a été surtout fondée sur l’idée de la continuité du système ou bien d'un changement radical (avec la conjoncture de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale : EZLN). Dans le fond, le même débat que celui de l’élection de 1988 se poursuivait. En 2000, avec déjà une forte consolidation du libre marché et des politiques néolibérales approfondies, l’élection est devenue plutôt plébiscitaire. Les deux candidats avec de vraies possibilités de gagner, Fox (PAN) et Labastida (PRI), n’avaient presque aucune différence dans leur programme politique, social et économique. Finalement, le gagnant a été Fox et le PAN, qui arrivait au pouvoir présidentiel pour la première fois de son histoire. En 2006 se sont confrontées pour la première fois de façon nette et face à la société deux options historiquement opposées: la « droite » représentée par le PAN et son candidat Felipe Calderón Hinojosa et la « gauche » avec Andrés Manuel López Obrador et le PRD à la tête d’une alliance de gauches. D’après José A. Narro Monroy, en 2006, le système politique présidentiel qui existait depuis toujours au Mexique et le long processus démocratique qu'a vécu le pays depuis les années 1980 ont laissé la place à la résurrection des clivages historiques. Nous ajouterons cela à ce qui a été dit avant : la mise en marche d’un projet politique qui reprenait des demandes historiques de la « droite », dans ce cas le PAN, et qui a provoqué la résurgence des clivages avec une force énorme au moment des élections. 26 Il est important de dire que si le PAN, avec son candidat Maquio Clouthier, a affronté ouvertement le régime du PRI, il s’agissait aussi d’un accord entre le PRI et le PAN qui a permis à Carlos Salinas de Gortari, candidat du PRI, d’accéder à la présidence de la République et de mettre en marche son projet libéralisateur de l’économie. Cf. CADENA ROA Jorge, « State Pacts, Elites, and Social Movements in Mexico´s Transition to Democracy », in GOLDSTONE A. Jack (edit), States, Parties, and Social Movements, Davis, Cambridge University Press, 2002, pp. 107-144. 15 Les ruptures Nous commencerons tout d’abord par les antagonismes qui ont donné naissance aux clivages : rappelons que ces derniers émanent des conflits. Alan Ware explique que : « Ce qui a réellement divisé les partis à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, une fois qu’était accordé le droit de vote à la majorité des hommes adultes, c'était les conflits sociaux antérieurs à l'étendue du droit de vote. Parfois il s’agissait de scissions de longue durée, alors que dans d'autres cas, c'était des affrontements plus récents. Mais l'important consiste en ce que ceux-ci ont lié un système de partis émergents aux divisions sociales plus anciennes »27. Tout au long de la présente recherche nous montrerons que ce qu’affirme Alan Ware est observable dans le cas mexicain. Face à la nouvelle situation inédite d’un vraie jeu démocratique il semble normal que les clivages se rendent visibles. Pour le Mexique encore Luis Javier Garrido atteste : « Les années de lutte pour l'indépendance ont affecté sans doute les structures du pays et leur principale conséquence a été l’accentuation des différences existantes entre les classes des possesseurs et le reste de la population, en engendrant par ailleurs une double scission : d’abord entre l’État et l’Église, et ensuite entre le centre et les provinces. Cette triple fracture qui s'est rapidement accentuée allait être à l'origine des deux grandes tendances politiques, ou de partis, qui ont divisé en deux le Mexique du XIXe »28. Ce spécialiste observait déjà au milieu du XXe siècle l’existence de conflits non résolus qui remontaient, au moment même de l’indépendance du pays, au tout début du XIXe. Ainsi nous pouvons avancer au moins 3 clivages : d’abord le clivage que nos intéresse, l’État – Église ; ensuite le clivage centre-périphérie que deviens avec le temps un clivage nationaliste ; finalement le clivage possédants-travailleurs, traduit à la lutte pour la répartition agraire. Cependant nous n’intéressons qu’au premier. Le clivage État/Église Concernant le clivage État/Église, Antonia Martínez dit : « Est-il facile d’accepter l’idée que le conflit religieux a eu une importance significative dans l'histoire du Mexique ? Dans les confrontations du XIXe siècle, et certaines du XXe, les questions relatives à la position de l'Église catholique dans le système politique et à la configuration de la relation entre l'État et les citoyens se sont-elles réglées ? »29. Ainsi donc des confrontations sont à noter entre « républicains » et « monarchistes » et, ensuite, entre « libéraux » et « conservateurs » tout au 27 WARE Alan, Political Parties and Party Systems, Oxford University Press, Oxford, 1996, p. 292. GARRIDO Luis Javier, op. cit., pp. 20-21. 29 MARTINEZ Antonia, « Diputados, clivajes (cleavages) y polarización en México », op. cit., p. 62. 28 16 long du XIXe siècle. Après la révolution de 1910-1917, le clivage religieux, qui n'était pas résolu, donnera lieu à une guerre dite cristera où les « révolutionnaires » se sont confrontés aux « réactionnaires » de 1926 à 1929. En 1992, une réforme constitutionnelle, entreprise par le gouvernement de Salinas de Gortari, a repris des relations officielles avec le Vatican et a doté l’Église d’une personnalité juridique, un principe contraire aux préceptes de Juárez. L’Église catholique en a profité pour participer aux affaires d’État, en promouvant ouvertement ses valeurs dans la société et même dans la classe politique, essentiellement en demandant le droit d’établir des écoles catholiques en dehors du contrôle étatique. Aujourd’hui, des « sujets sensibles » tels l’avortement ou le mariage homosexuel divisent ouvertement la société mexicaine ; l’Église et le PAN se sont prononcés contre, et le PRD s’est déclaré en leur faveur. De son côté le PRI essai publiquement, avec un certain succès, de se placer au dessus du débat, cependant l’expérience montre que les élus PRIistes (gouverneurs, maires et députés principalement) alignent normalement leurs choix dans le même sens que celui de l’Église catholique30. À partir de la réforme de 1992 et des « sujets sensibles », nous pouvons observer que le débat entre l’État et l’Église est toujours d’actualité et qu’il laisse voir nettement un clivage historique qui remonte à l’indépendance du pays au XIXe. Du clivage centre/périphérie vers le nationalisme mexicain Un deuxième clivage visible aujourd’hui est celui du nationalisme (centre/périphérie), dont l’origine remonte aussi à l’indépendance, entre 1810 et 1821. Pendant et après la guerre d’indépendance se sont formés deux groupes opposants : les Américains (nés au Mexique) contre les Péninsulaires (nés en Espagne ou en Europe). Ce clivage s’est modifié avec la guerre contre les États-Unis (1846-1848) et s’est définitivement installé avec l’intervention française (1861-1867). On dit que le clivage s’est modifié parce qu'il a évolué vers un schéma opposant les Mexicains aux interventionnistes (c’est-à-dire les Mexicains pro-Espagnols, proÉtats-uniens ou pro-Français). Dans ces trois guerres, le clivage nationaliste a fortement marqué les groupes qui se sont affrontés et des acteurs, tels que l’Église, ont joué un rôle primordial. Après le triomphe de la Révolution mexicaine, le PRI a fait du nationalisme un dogme à suivre, un étendard. Le PRI avait profité de l’histoire pour mettre en avant des sujets tels le 30 Cf., Annexe I : Amendements de loi à propos de l’avortement faits entre 2007 et 2010. 17 nationalisme, l’interventionnisme de l’Etat en matière de ressources naturelles (pétrole et électricité), la sécurité publique, etc., et en faire des obligations pour les gouvernements émanant de ladite révolution. Dans les années 1990, avec l’approbation de la mise en marche du traité de l’ALCA, la division a ressurgi et avec elle le clivage. Aujourd’hui, le sujet est déterminé par deux facteurs : tout d’abord la viabilité d’investissements étrangers dans des ressources naturelles, comme le pétrole ; en second lieu la participation des étrangers (Mexicains n’étant pas nés au Mexique ou Mexicains nés au Mexique mais de parents étrangers) à la politique nationale. Pendant les campagnes électorales de 2006, ce clivage a été assez visible dans les discours des candidats du PAN et du PRD. Tandis que Felipe Calderón avait parlé d’établir des « alliances stratégiques » avec le capital privé, de son côté Andrés Manuel López Obrador a réitéré l’idée de ne pas modifier la Constitution afin de ne pas laisser entrer le capital privé dans les ressources nationales. Le candidat du PRI, Roberto Madrazo, a évité à plusieurs reprises la question, cependant il a parlé d’acheter de la technologie étrangère avant d’ouvrir le marché de ressources naturelles. Un essai de réforme constitutionnelle, en avril 2008, quant à l’exploitation des ressources naturelles, et plus spécifiquement du pétrole, a opposé les politiciens à la société sur le rôle que l’État devait jouer dans l’économie du pays. Cet essai de réforme nous a permis de visualiser nettement où se trouvait le réel débat sur le sujet et, en particulier, que le conflit entre libre marché et État modérateur, nous rapprochait du clivage centre/périphérie en se transformant en clivage nationaliste. SECTION II : APPROCHE THÉORIQUE Pour l’étude des partis politiques, nous suivrons l’approche théorique de chercheurs tels que Jean Blondel, Seymour Lipset, Stein Rokkan et Daniel-Louis Seiler. C’est-à-dire une déconstruction du parti qui permet une analyse comparative pour trouver les clivages sur lesquels il est fondé. Pour débuter l’analyse comparative il faut préciser que seul le temps et l’espace permettront de clarifier les concepts que nous pensons établir. À propos du mot parti, nous reprenons une citation de Daniel-Louis Seiler qui souligne : « Le concept de parti renvoie toujours à la division, donc au conflit […] les partis politiques sont donc des agents de conflit et des instruments de son intégration, écrivaient Lipset et Rokkan. Pour qu’il y ait conflit il faut qu’existent des divisions et des divergences qui s’affrontent autour d’enjeux : au minimum deux camps doivent se trouver en présence l’un de l’autre. Il n’y a pas de partie 18 sans tout, de prise de parti sans adversaires ni de systèmes de partis sans pluralisme […]. La plus imbécile des classifications engendrée par le sens commun est celle des typologiesétiquettes. Elle consiste à croire que les étiquettes des partis qu’on retrouve en abondance et dans le même énoncé dans la plupart des systèmes désignent la même réalité »31. Cette approche nous aidera à guider la recherche, et également à éclairer les zones où les clivages se trouvent parfois cachés et niés par les acteurs-mêmes. La théorie des clivages Nous avons auparavant avancé que les clivages sont des lignes, des divisions qui se sont enracinées dans l’histoire de chaque société contemporaine et qui s’alignent aujourd'hui sur les individus de ces mêmes sociétés. Lipset et Rokkan ont établi quatre lignes de clivages critiques (classe, religion, ethnie et culture) : « Deux de ces clivages sont le résultat direct de ce que nous pourrions appeler la révolution nationale : le conflit entre la culture centrale de construction nationale et la résistance croissante des populations dominées des provinces et des périphéries qui se distinguent ethniquement, sur les plans linguistiques ou religieux (1) : le conflit entre l’État-nation centralisateur, normalisateur et mobilisateur, et les privilèges corporatistes de l’Église établis historiquement (2) […]. Deux de ces clivages sont le résultat de la révolution industrielle : le conflit entre les intérêts agraires et la classe montante des entrepreneurs industriels (3) ; le conflit entre possédants et employeurs, d’un côté, et locataires, ouvriers agricoles et travailleurs, de l’autre (4) »32. Dans la logique de notre étude, la première chose que l’on cherche à voir, ce ne sont pas les clivages, mais les conflits qui ont donné naissance au clivage (rappelons que les clivages proviennent des conflits). À ce propos, Daniel-Louis Seiler reprend Rokkan pour affirmer : « Un dispositif à caractère conflictuel qui s’inscrit dans la durée voire dans la longue durée politique. Nous avons nousmêmes tenté de préciser la perspective rokkanienne en distinguant, d’une part, les conflits conjoncturels ou événementiels générateurs de tensions –qui pouvaient susciter factions, courants ou dissidences au sein des partis– et, d’autre part, les conflits structuraux générateurs des clivages dont procèdent les familles de partis. Dans cet ordre d’idées les clivages apparaissent comme des conflits déjà figés car institutionnalisés. Ainsi les clivages procèdent des conflits et non l’inverse comme l’affirme, d’ordinaire, la connaissance de sens 31 SEILER Daniel-Louis, « La comparaison et les partis politiques », Bordeaux, Institut d’Études Politiques de Bordeaux, BCN Political Science Debates, 2003/2, pp. 12-16. 32 LIPSET Seymour Martin et ROKKAN Stein, Structures de clivages, systèmes de partis et alignement des électeurs : une introduction, Bruxelles, Éditions de l’ULB, 2008, p. 33. 19 commun »33. Le modèle de Rokkan est donc, à la fois, comparatif, structurel, conflictuel et généalogique. Cette division finit par tracer des alignements entre deux groupes ou camps opposés qui se transformeront en partis politiques avec le temps. À en juger par les propos de DanielLouis Seiler : « Bartolini et Mair établirent un inventaire complet des éléments constitutifs invariants du concept de clivage politique ; un commun dénominateur qui se compose d’abord d’une division observable qui permet de séparer les acteurs sur la base de caractères objectifs –classe sociale, religion, ethnie, etc.–, ensuite l’existence chez eux d’une conscience identitaire fondée sur ces différences et motivant leur action éventuelle, enfin le clivage doit se traduire en termes d’organisations constituées au moins à un versant du clivage : quelques années auparavant le philosophe et politiste belge, Jean Ladrière, parlait d’organes porteurs du conflit […] : un clivage politique est un conflit organisé au sein de la société et tel est également notre point de vue »34. Par conséquent le clivage est, d’abord, une division observable –intérêts de classe, religion, ethnie, etc.– et, ensuite, la prise de conscience des acteurs du fait qu’ils sont dans le conflit même. Mais nous pouvons nous poser la question suivante : ce modèle, tout à fait applicable pour le cas des pays européens, l’est-il aussi dans le cas du Mexique ? Pour atteindre notre objectif, il convient tout d’abord de s’arrêter sur le conceptual stretching ou chat-chien dont Giovanni Sartori traite assez souvent dans les analyses de politique comparée. D’après ce spécialiste : « Comment le chat-chien est-il apparu ? Je prétends qu’il a été engendré par quatre causes reliées entre elles (i) le localisme, (ii) une mauvaise classification, (iii) le ‘gradualisme’ (degreism), (iv) l’élasticité conceptuelle (conceptual stretching) »35. Pour éviter les chats-chiens, précisons d’abord que les clivages sont des structures, des invariants, créés à partir de la longue durée. Cela signifie aussi que les clivages sont un modèle conflictuel. Les clivages ont au moins trois caractéristiques que Daniel-Louis Seiler définit ainsi : « Les clivages ne sont pas uniquement des configurations holistes : les conflits qui les engendrèrent résultaient souvent de contradictions et ils étaient 33 SEILER Daniel-Louis, « L’actualité de l’approche des partis en termes de clivages socio-politiques », in GREFFET A.-F. et OLIVIER L, Les partis politiques : Quelles perspectives ?, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 5152. 34 SEILER Daniel-Louis, « L’actualité de l’approche des partis en termes de clivages socio-politiques », op. cit., p. 34. 35 SARTORI Giovanni, « Bien comparer, mal comparer », op.cit., p. 24. 20 ressentis par les acteurs comme intolérables. Les conflits structuraux s’entretinrent de la souffrance humaine et les clivages, lorsqu’ils sont encore perceptibles, mobilisent les ressources identitaires, la mémoire et les affects. Les clivages participent autant de l’émotion en politique que de la macro-histoire des contradictions et conflits socio-économiques »36. Il est clair que l’application du modèle de Rokkan n’est pas universelle ; mais dans notre étude, ce modèle nous offre au moins un éclairage théorique et historique, et un guide méthodologique pour la démarche. Toujours d’après Daniel-Louis Seiler : « L’application doit considérer, d’une part, que les clivages participent de la longue durée et, d’autre part, que les quatre clivages ne sont pas forcément présents dans tous les pays, qu’ils peuvent perdre toute traduction partisane puis être réactivés par de nouveaux partis et que des clivages latents peuvent soudainement être objectivés »37. N’oublions pas les trois conditions fondamentales pour cette analyse : tout d’abord, la précision des mots utilisés, la vigilance du discours idéologique (rupture épistémologique), le dépassement des prénotions dont parlait Durkheim, et que parfois les partis politiques essaient de faire percevoir comme une étiquette unique et inamovible ; ensuite le recours à l’histoire, dans notre cas nous remontons à l’indépendance et, enfin, dans la même logique historique, voir le résultat aujourd’hui et tenter d’envisager les nouveaux clivages politiques, afin de ne pas tirer de conclusions faciles. Le modèle peut être adapté à plusieurs pays du monde dans le sens où « les trois variables de base du modèle sont respectivement l’économie et la culture comme variables indépendantes, la nature géographique des territoires comme variable de contrôle et le système politique comme variable dépendante »38. On en revient alors à la même question : ce modèle s’applique-t-il au Mexique ? Toujours chez Daniel-Louis Seiler, on trouve une citation qui nous amène à penser que l’approche des clivages peut être utile pour le cas mexicain. À propos du modèle de Rokkan « L’imputation de chaque parti à un versant de clivage obéit à une double démarche diachronique et synchronique. En premier lieu il faut remonter le cours historique jusqu’à son intrigue fondatrice (voir supra), en déterminant ainsi le sens de la prise de parti initiale. Il y a toujours –c’est une constatation empirique– un big bang à l’origine de chaque parti et chacun, même les plus « attrape-tout », furent, en leur extrême jeunesse, des « single issue parties » –organisations ignorant l’intérêt général et 36 SEILER Daniel-Louis, « L’actualité de l’approche des partis en termes de clivages socio-politiques », op. cit., p. 54. 37 Ibid., p. 44. 38 Ibid., p. 51. 21 ciblant un enjeu unique– et c’est une fois incorporés dans le système de partis qu’ils devront se prononcer sur les enjeux des autres clivages »39. Cela nous ramène à l’origine des conflits d’intérêts, idéologiques, matériels et éthiques. Cela nous renvoie aussi au moment de la construction de l’État-Nation40, aux personnalités de l’époque, les notables qui ont mené le combat, soit idéologique, soit armé, de leurs groupes et à la société qui est née à partir de ce combat. Mais également on observera comme aujourd’hui les sujets « sensibles » obligent aux partis à prendre posture ; à savoir comment-ils agissent face aux sujets « sensibles », leurs programmes politiques, leurs déclarations aux medias, les mots et discours de leurs jeunesses. À propos du modèle de Rokkan « le politiste devra donc scruter les préconditions du big bang fondateur du parti, la constellation des conflits d’intérêts tant matériels qu’idéels, le polygone des forces en présence ; il devra remonter du clivage au conflit et du conflit aux contradictions sociales, économiques et culturelles qui les engendrèrent. En bref il doit analyser, pour chaque pays étudié, l’histoire du processus de construction stato-nationale et celle de l’introduction de l’économie de marché. En second lieu, les observations historiques devront être recoupées au moyen d’une analyse synchronique portant sur les dirigeants, candidats, élus, membres et électeurs, ainsi que sur les liens explicites et implicites noués avec des intérêts et groupes d’intérêts qui existent dans la société civile, suivant la démarche dite du linkage »41. Ainsi, l’approche des clivages permet de montrer une réalité loin des mythifications et discours apologistes et rhétoriques sur lesquels s’appuient aujourd’hui les partis politiques. L’approche des clivages permet ainsi d’observer que, dans le cas mexicain, contrairement aux pays européens occidentaux, le conflit centre/périphérie42 est au début du clivage et qu’un conflit comme celui de la religion43 est pratiquement inexistant au début, il se développera plus tard et dans d’autres circonstances. Pour résumer, le clivage est d’abord une division observable –intérêts de classe, religion, ethnie, etc.– et, ensuite, la prise de conscience des acteurs du fait qu’ils sont dans le 39 Ibid., pp. 59-60. Pour le cas européen, c’est concomitamment à la construction d’un marché capitaliste, mais pour le cas mexicain ce n’est pas le cas. Nous développerons cette question dans la partie suivante. 41 SEILER Daniel-Louis, « L’actualité de l’approche des partis en termes de clivages socio-politiques », op. cit., p. 60. 42 Le principal débat au moment de l’indépendance était : continuer à être un pays complètement indépendant ou rester un pays indépendant mais fidèle à la Couronne espagnole. 43 En fait la religion sera, dans cette première période, intouchable avec une puissance parallèle à celle de la Couronne espagnole. 40 22 conflit. Lipset et Rokkan donnent leur premier modèle des quatre clivages fondamentaux pour permettre d’expliquer quatre moments transcendantaux dans l’histoire des partis politiques européens (Tableau 1). On peut alors se demander si ce même tableau sert à expliquer les autres cas tel celui du Mexique. Tableau 1 : Les quatre clivages fondamentaux de Lipset et Rokkan44 Révolutions Axes Fonctionnel Territorial Nationale Agro-industrielle Église contre État Possédants contre travailleurs Centre contre périphérie Marché contre nature Les conditions et circonstances sont différentes, les révolutions ne sont pas les mêmes, mais les axes peuvent se rassembler : a) l’Église et l’État au moment de l’indépendance décident de s’associer, de ne pas rompre l’ordre établi ; b) la confrontation est clairement visible entre deux partis : les criollos (nationalistes américains) contre les péninsulaires (Espagnols étrangers). C’est de cela dont traite le clivage dans la logique de la confrontation centre/périphérie et ce dernier fait apparaître un autre conflit, celui des travailleurs/possédants. Par rapport au modèle de Lipset et Rokkan, on pense qu’à la fin de la guerre d’indépendance, le clivage Église/État était presque inexistant ; en revanche le clivage centre/périphérie était, lui, déjà assez développé ; le troisième, possédants/travailleurs, existait mais il était contrôlé par différentes autorités à des moments variés ; enfin le quatrième clivage, marché/nature, était encore inobservable (c’est-à-dire presque inexistant)45. Toujours chez Lipset et Rokkan, on se demande s’il y a des « phases critiques » historiques dans le développement des partis politiques mexicains. Nous avons élaboré le tableau suivant (Tableau 2), dans lequel nous observons l’émergence des clivages qui sont apparus à partir des enjeux décisifs, c'est-à-dire au sujet des « grandes questions », et qui ont fini par devenir des partis politiques46. 44 Tableau tiré de SEILER Daniel-Louis, « L’actualité de l’approche des partis en termes de clivages sociopolitiques », op. cit., p. 36. 45 Cela ne signifie pas que les conflits et clivages n’apparaîtront pas plus tard ; par exemple le conflit « marché contre nature » sera bien contrôlé pendant le XXe siècle par le système PRIiste. Nous verrons ce phénomène plus loin. 46 Dans les documents de basse des partis politiques, La Doctrine du PAN, la Ligne Politique du PRD et la Déclaration des principes du PRI, nous pourrons observer tel phénomène 23 Tableau 2 : Clivages, enjeux et conflits au Mexique. Clivage Centre/périphérie Enjeux Indépendance Conflit Indépendance Église catholique/État Réforme Possédants/travailleurs (paysans et ouvriers) Révolution Démocratie Démocratie après le PRI Type de gouvernement Séparation de l’État et de l’Église Terre (répartition des terres, réforme agraire) Sécularisation de la société Elections démocratiques État/Église catholique Liberté de parole (mœurs et habitudes de la société) Pays laïque contre pays catholique Période Début du XIXe (1810-1821) Moitié du XIXe (1858-1867) Camps Européens/ Américains Conservateurs/ libéraux Début du XXe (1910-1917) Scientifiques/ révolutionnaires Fin du XXe, début du XXIe (19882000) 1992 -2012 Droite (PAN)/ centre (PRI)/ gauche (PRD) Catholiques/laïques PRI arbitre ? Nous n’oublions pas que le modèle a beaucoup emprunté à deux sources théoriques. D’un côté, l’historien Fernand Braudel et ses trois rythmes temporels et, de l’un autre, l’appel à la sociologie compréhensive de Talcott Parsons et son paradigme de l’AGIL où les quatre modèles sont différents mais complémentaires. À ce propos Daniel-Louis Seiler atteste : « le grand historien Fernand Braudel comparait l’étude de l’histoire à l’observation de la mer, et pour ce faire, décrivait trois rythmes temporels. Le temps court d’abord, l’événement à taille humaine, celui des vagues et de leur écume ; le temps moyen ensuite, la conjoncture, les cycles et inter-cycles, à la mesure d’une génération, comparée ainsi aux marées et aux variations saisonnières ; la longue durée enfin, le temps quasi immobile des structures, l’immobilité des grands fonds marins que n’affectent ni les tempêtes ni l’effet des saisons. Les trois temps de Braudel correspondent en fait à trois modes d’appréhension de la réalité qui, parfois, en dépit des sociologues qui les pratiquent, ne sont pas mutuellement exclusifs »47. Ce modèle obtenu d’après Fernand Braudel nous aide à guider notre recherche du début à la fin. Par la suite nous observerons comment l’historien a bâti son modèle et comment nous l’emploierons pour mieux définir et conceptualiser notre problématique. Les temps de Fernand Braudel Comme nous l’affirmions précédemment, dans le cas du Mexique les oppositions politiques ont existé depuis toujours. Mais ce qui nous intéresse est avant tout de connaître la géométrie politique qui existait au moment où est né le conflit. Longtemps qualifiés de « péninsulaires » 47 SEILER Daniel-Louis, « L’actualité de l’approche des partis en termes de clivages socio-politiques », op. cit., p. 40. 24 contre « créoles », de « royalistes » contre « républicains », d’« impérialistes » contre « réformistes », de « conservateurs » contre « libéraux », de « scientifiques » contre « révolutionnaires », ou simplement de « droite » contre « gauche » ; aujourd’hui, pouvonsnous également parler de « catholiques » contre « laïques » ? Pour comprendre cela il faut s’intéresser à l’histoire. Dans un précédent travail de recherche nous signalions : « Les institutions sociales, avec un degré de durée et de cohérence, semblent obéir à des réalités très particulières ; l’ensemble social tend à penser que ces institutions sont quelque chose de normal, de naturel, et qui revient à tout type de société indépendamment de l’espace et du temps. La conscience sociale aux prémisses qu’elle a toujours été ainsi. La réalité est différente puisque les institutions sociales sont le résultat de processus historiques très complexes ; les institutions sociales loin d’être des réalités inamovibles et des faits consommés, se trouvent dans un changement constant et par conséquent elles obéissent à des faits différents et variables dans le temps et l’espace ; soulignons que toutes institutions humaines ont un début, elles sont inscrites dans le temps donc elles ne sont pas éternelles »48. En fait, Fernand Braudel et son schéma des trois temps est un vrai guide, « ainsi sommes-nous arrivés à une décomposition de l’histoire en plans étagés. Ou, si l’on veut, à la distinction, dans le temps de l’histoire, d’un temps géographique, d’un temps social, d’un temps individuel »49. Voila donc l’intérêt de notre étude : distinguer ces trois temps dans l’histoire des partis politiques mexicains. 1) L’approche holistique dans la longue durée (première partie de l’étude). Le temps des structures et des clivages50, la macrosociologie, la grande histoire nationale où nous cherchons à trouver les origines des conflits. Selon Fernand Braudel il s’agit d’« Une histoire lente à couler et à se transformer, faite bien souvent de retours insistants, de cycles sans fin recommencés »51. Pour cela nous remonterons à l’indépendance. Pour Daniel-Louis Seiler : « Le politiste qui choisit l’approche d’un ou des partis par les clivages devra étudier les conditions historiques qui présidèrent à la naissance de chaque parti et observer de la manière la plus événementielle l’intrigue –au sens de Veyne ou de Ricœur– d’où procéda le 48 TORRES MARTINEZ Rubén, Universidad Nacional y Democracia. El surgimiento de la Universidad Nacional y la Universidad en los umbrales del siglo XXI, Tesis de Licenciatura FCPyS-UNAM, México, 2000, p. 1. 49 BRAUDEL Fernand, Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 13. 50 Nous rappelons que nous entendons par clivage le dispositif à caractère conflictuel qui s’inscrit dans la longue durée. Les clivages procèdent des conflits. 51 BRAUDEL Fernand, op. cit., p. 11. 25 congrès fondateur, retracer avec soin les itinéraires personnels et les carrières antérieures des pères-fondateurs »52. Pour le cas mexicain les trois partis politiques à revisiter sont fondés pendant le XXe siècle mais en reprenant des conflits anciens. 2) Une fois cela établi nous passerons, dans la même logique que Fernand Braudel, à l’étude comparative des organisations partisanes (toujours dans la première partie de l’étude). Cela signifie l’époque lente des générations, mais on ne parle déjà plus de la longue durée. Toujours selon Fernand Braudel : « Au-dessus de cette histoire immobile, une histoire lentement rythmée, on dirait volontiers, si l’expression n’avait été détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle des groupes et des groupements »53. Nous prendrons des logiques wébériennes pour voir la naissance et l’évolution des partis politiques mexicains (PRI, PAN et PRD), le conflit déjà institutionnalisé. Dans cette deuxième partie nous étudierons surtout le XXe siècle, période durant laquelle, après plus de cent ans de luttes intestines, les camps politiques se sont clairement définis. 3) Dans la seconde et dernière partie, la plus importante de notre étude, nous continuerons dans la logique de Fernand Braudel en nous attachant au temps court de l’événement : « Enfin […] l’histoire traditionnelle, si l’on veut l’histoire à la dimension non de l’homme, mais de l’individu, l’histoire événementielle »54. Nous nous préoccuperons des acteurs actuels afin de les connaître pour mieux les comprendre. Nous passerons à la microanalyse des situations : « Alors, disons plus clairement, au lieu d’événementiel : le temps court, à la mesure des individus, de la vie quotidienne, de nos illusions, de nos prises rapides de conscience –le temps par excellence du chroniqueur, du journaliste »55. Et comme notre étude s’intéressera à la reproduction d’un clivage au niveau des jeunes leaders des partis politiques mexicains, nous irons vers eux : « Au temps court, celui de l’histoire immédiate vouée à la collecte des événements, correspond l’analyse microsociologique attachée à l’action de l’homme en société, à sa socialisation, 52 SEILER Daniel-Louis, « L’actualité de l’approche des partis en termes de clivages socio-politiques », op. cit., pp. 51-52. 53 BRAUDEL Fernand, op. cit., pp. 11-12. 54 Ibid., p. 12. 55 Ibid., p. 45. 26 aux modes de rationalités et aux stratégies qu’il met en œuvre »56. C’est dans ce cadre là que nous ferons appel à la sociologie compréhensive. En nous inspirant de l’emploi de temps de Braudel nous avançons que la première partie, divisée en trois chapitres, est plutôt descriptive et historique, tandis que la seconde sera plutôt focalisée sur l’aspect sociologique et normatif de l’individu, celle-ci sera donc la partie la plus développée. Cette organisation de l’étude permettra en outre de trouver un équilibre dans la recherche. L’AGIL parsonien Nous avons déjà évoqué Talcott Parsons dans une autre étude : « Il faut rappeler que Parsons est parti de quatre prémisses basiques pour lesquelles tout système social peut opérer, ces prémisses sont connues comme les impératifs fonctionnels ou les conditions fonctionnelles nécessaires pour la bonne organisation sociale, ceux-ci sont : l’adaptation au milieu, la réussite des objectifs, le maintien de la structure (l’équilibre des tensions) et l’intégration. Celui-ci est le paradigme des quatre fonctions aussi connu comme AGIL (par ses sigles en Anglais). Les premières conditions obéissent à des questions qui se trouvent hors du système, l’adaptation au milieu et la réussite des objectifs sont vues comme des instruments, puisqu’elles requièrent les moyens nécessaires pour obtenir certains objectifs ; tandis que le maintien de la structure et l’intégration obéissent plutôt à une idée d’interaction sociale donnée dans le système, et qui en réalité cherche à maintenir les valeurs sociales et le contrôle du développement émotionnel » 57 . Le recours à Talcott Parsons nous aidera à poursuivre notre recherche, étant entendu que son schéma offre des possibilités pour établir nos idéaltypes en gardant à l’esprit à la fois les conditions socio-historiques de l’environnement et la personnalité de l’individu. Ainsi, si nous suivons la méthode de Talcott Parsons, appelée aussi réalisme analytique58, nous verrons qu’il considère que l’acteur seul définit et choisit ses moyens, mais en même temps il agit en société, donc il prend en considération les valeurs, les idéaux et les normes. C’est ainsi que naît sa théorie de l’« acte unité » que nous décrirons par la suite. 56 SEILER Daniel-Louis, « La comparaison et les partis politiques », op. cit., p. 23. TORRES MARTINEZ Rubén, op. cit., pp. 82-83. 58 Le réalisme analytique tire du positivisme les paramètres physiques, soit la réalité, de l’idéalisme allemand les valeurs sociales, et donne un grand poids à la subjectivité, c'est-à-dire à la personnalité de l’individu, qui jusqu'alors avait nié l’empirisme. Cf. PARSONS Talcot, La estructura de la acción social, México, Guadarrama, 1968, 982 p. 57 27 ACTE UNITÉ SYSTÈME D’ACTION SOCIALE (moyens, fins, buts) SYSTÈME DE PERSONNALITÉ (subjectivité de l’acteur) 4 SYSTÈMES SYSTÈME DE NATURE (situation, circonstance) SYSTÈME CULTUREL (valeurs, normes, idées) Ces schémas expliquent les propos de Talcott Parsons : «L’économie produit les ressources nécessaires pour le système, le sous-système politique et ses institutions ont la fonction de sélectionner les objectifs collectifs et d’essayer de motiver les membres du corps social pour les obtenir. D’autre part, les institutions qui maintiennent la structure, spécialement la famille, servent à maintenir les normes admises et attendues d’interaction 28 sociale, pour aider à contrôler les tensions produites à travers le processus de socialisation. Finalement, les institutions culturelles et de convivialité, telles que la religion, l’éducation ou la communication massive, servent à intégrer les différents aspects du système social »59. À partir de cela, le modèle de Martin Lipset et Stein Rokkan n’adopte pas seulement une valeur « heuristique » mais aussi un caractère comparatif. Ainsi le plus important est qu’il dépasse la dichotomie classique droite/gauche et permet de penser en systèmes multipartites et pas seulement bipartites. Le modèle adopte la force d’une « structure » dans le sens où il fait référence à l’espace/temps. En effet, selon Daniel-Louis Seiler : « l’axe fonctionnel traduit la temporalité tandis que l’axe territorial est évidemment spatial. On est ainsi face au référentiel espace/temps, c'est-à-dire à des structures de l’esprit humain dans l’acception la plus stricte du terme structure »60. On revient sur une autre citation du professeur Seiler : « Le modèle de Rokkan constitue une matrice de possibilités objectives –au sens de Max Weber– des clivages ; elle est de forme 2 X 2, c'est-à-dire qu’elle repose sur le croisement de deux axes : d’une part, les dimensions conflictuelles –fonctionnelles et territoriales– d’ordre structural et, d’autre part, les révolutions –nationale et industrielle– spécifiques à l’Europe occidentale. Les premières constituent les constantes du modèle, les secondes en sont les variables »61. Le spécialiste ajoute : « Les deux révolutions définies par Rokkan correspondent à des ruptures profondes de l’histoire européenne ; la première se traduisit par l’émergence de l’État qui s’accomplit dans une mobilisation identitaire : l’invention de la conscience nationale ; la seconde, par l’émergence de l’économie de marché, avec la réaction de la société industrielle urbaine qui se substitua ainsi à la société traditionnelle »62. Si le modèle offre des possibilités, même pour le cas mexicain, il ne faut pas cesser d’observer les règles qui le font marcher. Face à cette situation nous prenons le risque de faire naître un chat-chien ou de tomber sur du conceptual stretching. Pour le cas mexicain, il existe l’axe fonctionnel qui est assez visible : l’émergence d’un État national à la suite d’une mobilisation identitaire (le Pacte des trois 59 PARSONS Talcott, La estructura de la acción social, México, Guadarrama, 1968, p. 185. SEILER Daniel-Louis, « L’actualité de l’approche des partis en termes de clivages socio-politiques », op.cit., p. 39. 61 Ibid., p. 42. 62 Ibid., p. 43. 60 29 garanties)63, c'est-à-dire l’invention d’une conscience nationale ; le second axe est plus complexe à observer. Par conséquent il est clair que l’application du modèle de Stein Rokkan et de Martin Lipset n’est pas universelle, toutefois dans notre étude il nous offre, au moins, un éclairage théorique et historique, et un guide méthodologique pour ce qui est de la démarche. Toujours d’après le spécialiste précédemment cité : « L’application doit considérer, d’une part, que les clivages participent de la longue durée et, d’autre part, que les quatre clivages ne sont pas forcément présents dans tous les pays, qu’ils peuvent perdre toute traduction partisane puis être réactivés par de nouveaux partis et que des clivages latents peuvent soudainement être objectivés. Pour déterminer le clivage qui engendra un parti donné –c'est-à-dire répondre à la question : de quel conflit est-il ou fut-il l’agent et dont il servit d’instrument à l’intégration ?– pour donc déterminer ce clivage fondateur, il ne suffit pas de lire le programme du parti, ni même d’analyser les résultats d’une enquête portant sur son électorat. Faute d’un éclairage théorique et historique, cette lecture comme cette analyse risquent fort de se révéler mystificatrices. Afin d’éviter de telles chausse-trappes, nous suggérons trois préceptes méthodologiques, le premier est d’ordre épistémologique, les autres sont d’ordre historique »64. Ainsi nous nous intéressons à l’histoire du Mexique pour observer l’histoire des partis politiques, mais le fait d’employer les sujets « sensibles », et non plus la dyade droite-gauche, nos permettront d’objectiver le clivage que nos intéresse, à savoir la confrontation entre l’État laïc et l’Église catholique. Si nous réussissons à éclairer et à trouver les clivages historiques, nous aurons d’avantage la possibilité de montrer et d’expliquer les clivages actuels. La citation suivante ouvre une fenêtre à notre étude : « La solution que nous préconisons est de s’écarter de la lettre du paradigme de Rokkan pour en préserver l’esprit. On peut ainsi proposer des clivages nouveaux »65. Dans cette logique, trois éléments au moins sont clairs pour le cas mexicain : a) la chute (destruction ?) de l’ancien régime (la colonie) et 63 Le pacte des trois garanties offrait tout d’abord l’indépendance au Mexique, et la constitution d’une monarchie constitutionnelle avec un roi préfabriqué par une maison monarchique européenne ; ensuite la foi catholique comme seule religion de l’État, les religieux conserveraient tous leurs privilèges économiques et sociaux et, enfin, le rassemblement de tous les groupes sociaux, sans distinction de classe, d’origine ou de race. On développera ce point dans la première partie. 64 SEILER Daniel-Louis, « L’actualité de l’approche des partis en termes de clivages socio-politiques », op. cit., p. 44. 65 Ibid., p. 48. 30 l’instauration d’un autre régime (indépendance) avec de multiples confrontations durant le XIXe siècle ; b) des acteurs qui s’affrontent et prennent parti dans le conflit (l’organisation du conflit) ; c) la résurgence du conflit à la fin du XXe et début du XXIe siècles à partir des usages et habitudes traversés par les « sujets sensibles ». Nous voudrions clore cette première tentative d’approche de l’étude avec l’idée selon laquelle Stein Rokkan a créé son modèle de clivages. Il pensait, bien sûr, expliquer conceptuellement l’Europe, mais il est vrai que son modèle peut être adopté dans d’autres cas. L’appel à la sociologie compréhensive Nous aurons recours à la théorie sociologique interprétative ou compréhensive pour comprendre les individus étudiés en tant que reproducteurs des clivages historiques, mais nous observerons aussi comment de tels clivages se sont développés jusqu’à nos jours et comment ils se sont actualisés. Nous chercherons également à construire une typologie des jeunes leaders des partis politiques à partir d’études de cas avec des entretiens en profondeur, toujours dans la ligne de Max Weber et de son idéaltype. En même temps, nous nous appuierons sur des auteurs de la sociologie compréhensive tels qu’Alfred Shutz, Ervin Goffman, Peter Berger et Thomas Luckmann. Ce n’est qu’en appliquant ce type de sociologie compréhensive à une étude relevant plutôt de la politique comparée que nous réussirons à apporter une explication. C’est pour cela que notre étude s’intéressera avant tout à l’individu en tant que reproducteur des clivages historiques. Cette étude prendra en compte le point de vue personnel de l’individu participant dans le parti. On pourrait affirmer que l’étude porte sur la politique mexicaine à partir d’un regard sociologique. Comme le dit Howard S. Becker : « toute recherche nécessite un acte de sélection » si on envisage de faire un réel exercice de compréhension du phénomène choisi. Sinon nous prendrions le risque de rester à un simple état descriptif, même si nous reconnaissons l’importance de l’étape de la description dans un exercice de recherche. Une première partie historique et une seconde interprétative, afin de démontrer l’existence des clivages politiques au Mexique. L’idéaltype comme outil d’analyse Comme nous l’avons déjà affirmé, pour la réalisation de notre étude nous profiterons des ressources offertes par le courant de la sociologie compréhensive. Tout d’abord, comme dans toute étude sociale, nous n’aspirerons pas à trouver des principes généraux qui expliquent la 31 totalité du phénomène, même si un auteur comme Max Weber situe le travail nomothétique à l’origine du processus de constitution de l’objet sociologique. Ainsi, pour lui, le but de la sociologie est « la connaissance de la signification culturelle et des rapports de causalité de la réalité concrète, grâce à des recherches portant sur ce qui se répète conformément à des lois »66. Paschalis Ntagteverenis atteste quant à lui : « Pour la sociologie compréhensive l’objet sociologique adéquat est, par définition, l’activité sociale. Autrement dit, c’est l’étude des formes de la socialisation, des interactions sociales au sein du monde intersubjectif qui préoccupe cette tradition et non pas une analyse des sociétés ou de leurs structures fondamentales selon des lois rigides et transcendantes. La formation donc des types personnels obéit à la nécessité d’un positionnement des phénomènes sociaux au sein du schème des motifs, des moyens et des fins humains, de la planification humaine, en bref, au sein des catégories de l’action humaine »67. On s’appuiera sur le principe de la sociologie compréhensive pour expliquer les phénomènes sociaux mis en exergue et déjà conceptualisés par des individus, et par conséquent, définis en tant que phénomènes sociaux. Un des principaux buts de la sociologie compréhensive est de montrer la capacité humaine à donner un sens aux actes que les uns et les autres réalisent. Le sens est créé par les hommes ; ainsi, la réalité est le résultat de ce sens créé par les hommes (l’idée du destin n’a pas de place dans cette logique). Selon Max Weber : « Même quand il s’agit de prétendues ‘structures sociales’ comme l’État, l’Église, la confrérie, le mariage, etc., la relation sociale consiste exclusivement, et purement et simplement, en la chance que, selon son contenu significatif, il a existé, il existe ou il existera une activité réciproque des uns sur les autres, exprimable d’une certaine manière. Il faut toujours s’en tenir à cela pour éviter une conception ‘substantialiste’ de ces concepts »68. De plus, on peut montrer que les faits et les événements sociaux ne sont pas le résultat d’une loi générale, comme dans les sciences de la nature, mais que les faits et les événements sont le résultat de l’action humaine et de toute son implication. Anthony Giddens affirme : « Les écoles de la ‘sociologie compréhensive’ […] ont fait quelques contributions essentielles à la clarification de la logique et de la méthode des 66 WEBER Max, « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », in Essais sur la théorie de la Science, Paris, Plon, p. 157. 67 NTAGTEVERENIS Paschalis, « Construction scientifique et construction quotidienne. La dimension syntactique du savoir commun et la question de l’objectivité », in Sociétés 2005/3, n° 89, p. 85. 68 WEBER Max, Économie et société, Vol.I, Paris, Pocket, 1995, p. 58. 32 sciences sociales. En bref : le monde social, en opposition au monde de la nature, doit être conçu comme une réalisation habile des acteurs humains actifs. La constitution du monde comme ‘pourvu de sens’, ‘racontable’ ou ‘intelligible’ dépend du langage, qui plus qu’un simple système de signes et symboles, est considéré comme un moyen d’activité pratique. Le scientifique social fait nécessairement appel aux habilités du même type d’habilités qu’utilisent ceux qui ne sont pas ‘experts’ »69. Autrement dit la compréhension à travers la construction d'idéaltypes qui prend la forme d'une interprétation des activités des individus dotés de la capacité de comprendre et de se comprendre au sein de leur mode de vie, d'interpréter les actions de leurs pairs en fonction des motivations et des buts qu'ils s’attribuaient. Dans la même logique l’auteur signale que les choses sociales sont ainsi nommées parce qu’elles impliquent quelque chose d’humain, donc les sciences sociales ou « sciences de la réalité » partent de faits observables. La société est constituée d’un réseau de valorisations des uns par rapport aux autres. En ce qui concerne le problème de l’explication de l’individuel et la question du subjectif, la sociologie compréhensive énonce que c’est d’abord l’individu qui explique sa réalité (en tant que certitude). C’est-à-dire que l’individu se dote de ce qu’Anthony Giddens appelle la « sécurité ontologique » ou « la certitude et la confiance que le monde naturel et le monde social sont tels qu’on les perçoit, de même que les paramètres existentiels basiques de l’être et de l’identité sociale »70. On atteste que d’après ce spécialiste, en tant que construction sociale, le sens se transforme en confiance pour l’individu et en compatibilité avec sa propre vie. Toutefois, le travail du scientifique social consiste à comprendre pourquoi l’acteur, ou les acteurs donnent tel ou tel sens à certaines phénomènes et non à d’autres. « Se mettre à la place de l’autre » est le travail du spécialiste social. Cela revient à commencer à comprendre la réalité. Il faut observer la construction sociale déjà faite pour comprendre les phénomènes sociaux. Expliquer, c’est comprendre pourquoi les acteurs agissent d’une façon donnée, c'est-àdire saisir les acteurs de l’action sociale. Il en résulte une référence précise mais il n’est pas possible d’expliquer la totalité de chaque acteur social, c’est justement en cela que réside la richesse du social. Max Weber essaie de confronter ce problème à l’outil méthodologique de 69 70 GIDDENS Anthony, Las nuevas reglas del método sociológico, Buenos Aires, Amorrortu, 1987. p. 187. GIDDENS Anthony, op. cit., p. 339. 33 l’« idéaltype », de l’allemand Idealtypus71, afin de se rapprocher de la réalité empirique, même si l’« idéaltype » n’existe pas dans la réalité, c’est juste une abstraction. Selon lui : « En ce qui concerne la recherche, le concept idéaltype se propose de former le jugement d’imputation : il n’est pas lui-même une ‘hypothèse’, mais il cherche à guider l’élaboration des hypothèses. D’un autre côté, il n’est pas un exposé du réel, mais se propose de doter l’exposé de moyens d’expression univoques. Il est donc l’« idée » […] (on l’obtient) en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie. Le travail historique aura pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité se rapproche ou s’écarte de ce tableau idéal »72. L’idéaltype c’est une construction mentale faite à partir des morceaux de la réalité mais qui ne corresponde pas fidèlement à cette dernière, car cela n’est pas son but. De la même façon Max Weber souligne l’importance de ne pas confondre le « devoirêtre » avec l’« idéaltype » parce que ce dernier concept facilite sa propre explication : « D’avance nous voudrions insister sur la nécessité de séparer rigoureusement les tableaux de pensée dont nous nous occupons ici, qui sont des ‘idéaux’ dans un sens purement logique, 71 Un débat à propos de la traduction en français du concept Idealtypus a été engagé ces dernières années. Comment doit-il être traduit ? : « Idéaltype » ? « Tipe Idéal » ? Doit-il être un pluriel : « Idéaux types » ? « Types idéals » ? « Idéaltypes » ? Jean-Pierre Grossein nous prévient que : « L’œuvre de Max Weber n’a pas bénéficié en France, d’une manière générale, d’un traitement particulièrement soigné […]. La seule question qui vaille, en effet, est de savoir si les traductions donnent accès à ces analyses ou, au contraire, leur font obstacle. Tant pis, ou tant mieux, si les consensus de façade en sont rompus ». La question de la typologie étant un pilier de la méthodologie wébérienne mérite bien une analyse approfondie de la manière dont le concept a été traduit et intégré au vocabulaire scientifique en dehors de l’Allemagne. « Le retard et de le déficit des traductions françaises de l’œuvre de Max Weber a accru le rôle des traductions étrangères, en particulier angloaméricaines, qui ont exercé une influence notable sur la lecture des textes wébériens, ne serait-ce qu’à travers certains choix qui on été directement repris en français […]. À l’arbitraire du choix des œuvres traduites s’ajoute la qualité des traductions elles-mêmes, de sorte que l’on peut parler d’un double effet déformant ». Cf. GROSSEIN Jean-Pierre, « Max Weber ‘à la française’ ? De la nécessité d’une critique des traductions », in Revue Française de Sociologie, 4/2005, (Vol.XXXXVI), pp. 883-84 et 898. Pour notre analyse le concept Idealtypus (en allemand), doit être compris comme un outil pensé, abstrait et construit ; nous employons donc le mot « idéaltype », ou « idéaltypes » au pluriel, et non « type idéal » ou autre. Cf. GROSSEIN Jean-Pierre, « De l'interprétation de quelques concepts wébériens », in Revue française de sociologie 4/2005 (Vol.XXXXVI), pp. 685-721. 72 WEBER Max, Ensayos sobre metodología sociológica, op. cit., p. 172. 34 de la notion du devoir-être ou de ‘modèle’ »73. Ainsi, l’idéaltype reste descriptif et explicatif à la fois ; il est descriptif dans le sens où il ne correspond à aucun cas ou exemple observable dans la réalité empirique tout en pouvant être, malgré tout, employé comme outil ou critère (le yardstick d’après un courant de la sociologie américaine74) pour la définition de cas observables empiriquement. L’idéaltype est aussi explicatif car, bien qu’il n’émerge pas de la réalité empirique, il devient « nécessaire » pour supporter logiquement la théorie et les concepts que nous bâtissons à partir de notre observation de la réalité-même. D’après Raymond Aron, Max Weber appelle cela « passer du donné incohérent à un ordre intelligible »75. C'est-à-dire sélectionner des éléments, apparemment insignifiants et discontinus de la réalité sociale, pour les assembler à la façon d’un « casse-tête » qui laisse donc apparaître un tableau avec un phénomène social significatif. Cependant, Charles-Henry Cuin nous rappelle que : « Il faut, pour décider du caractère culturellement significatif d’un phénomène social, que ce phénomène ait été préalablement identifié »76. Ajoutons que c’est la « signification culturelle » qui rend « identifiable » le phénomène, et cette signification est donnée par les intérêts et les valeurs du chercheur ainsi que par les intérêts et les valeurs des acteurs, sinon cela semblerait illégitime pour la recherche-même. Signalons également que l’idéaltype est simplement un moyen de recherche scientifique sociale, mais il n’est pas exclusivement sujet à l’outil méthodologique promu par Weber : « De fait, on ne peut jamais décider a priori s’il s’agit d’un pur jeu de la pensée ou d’une construction de concepts féconde pour la science. Là aussi il n’existe d’autre critère que celui de l’efficacité pour la connaissance des relations entre les phénomènes concrets de la culture, pour celle de leur conditionnalité causale et de leur signification. Par conséquent, la construction d’idéaltypes abstraits n’entre pas en ligne de compte comme but, mais uniquement comme moyen de la connaissance »77. Cette dernière idée nous permet d’expliquer le phénomène social qu’est celui des jeunes au sein d’un parti politique, de manière globale (en tant que PAN, PRD ou PRI), mais aussi individuelle, sans perdre la 73 Ibid., p. 174. TURNER Jonathan H, A Theory of Social Interaction, Stanford, Stanford University Press, 1988, 252 p. 75 ARON Raymond, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1991, p. 28. 76 CUIN Charles-Henry, « La nature du savoir sociologique : considérations sur la conception webérienne », in L’Année sociologique, 2006/2, Vol.LVI, p. 373. 77 WEBER Max, Ensayos sobre metodología sociológica, op. cit., p. 175. 74 35 richesse des deux. Parallèlement nous observerons que l’idéaltype est créé par les interviewés eux-mêmes au cours de l’entretien. Cependant Max Weber nous prévient : « Il arrive qu’un idéaltype de certaines conditions sociales qu’on obtient par abstraction de certaines manifestations sociales caractéristiques d’une époque ait effectivement passé aux yeux des contemporains de celle-ci pour l’idéal qu’ils s’efforçaient pratiquement d’atteindre ou du moins pour la maxime destinée à régler certaines relations sociales »78. C’est donc à nous, en tant que chercheurs, d’avoir une capacité socioculturelle « co-déterminée » avec les acteurs, pour distinguer et définir les éléments pertinents à traiter, à échanger et à redéfinir ; précisons que Alfred Schütz parle de trois niveaux de pertinence dans l’échange pour la construction des idéaltypes : « la pertinence motivationnelle, la pertinence thématique et la pertinence interprétative ». Max Weber ajoute que : « Les idées-mêmes qui ont gouverné les hommes d’une époque, c'est-àdire celles qui ont agi d’une façon diffuse en eux, ne peuvent, dès qu’il s’agit d’un tableau de pensée quelque peu compliqué, être saisies avec la rigueur conceptuelle que sous la forme d’un idéaltype, pour la simple raison qu’elles agitaient empiriquement un nombre d’hommes indéterminé et variable et qu’elles prenaient chez chacun d’eux les nuances les plus variées quant à la forme et au fond, quant à la clarté et au sens »79. Ainsi on peut observer que pour la sociologie compréhensive, toute activité sociale n’est explicable que dans le sens subjectif constitué par le chercheur-même. L’explication ne peut être attachée à des lois abstraites et répétitives dans un tableau rigide, comme dans les sciences de la nature ; l’explication sera plutôt fondée sur le sens et l’interprétation que l’acteur lui-même donne à toute action concrète. C’est grâce à toutes ces orientations proposées par Max Weber que nous tenterons de définir des « idéaltypes », pour nous rapprocher plus facilement et plus nettement de la réalité des individus ayant répondu aux enquêtes. On reprend, une fois de plus, les mots de Paschalis Ntagteverenis qui affirme : « Les idéaltypes qui nous intéressent particulièrement ici doivent-ils être considérés comme des tableaux de pensée ‘irréels’ mais ‘possibles’ qui ne prétendent pas décrire la réalité envisagée, mais qui veulent mesurer, en se comparant à elle, l’importance ‘des points de vue 78 79 WEBER Max, op. cit., p. 178. WEBER Max, op. cit., pp. 179-80. 36 choisis unilatéralement’ par le chercheur ? Le caractère ‘possible’ des relations qu’un idéaltype met en forme correspond au fait que l’ensemble des données disposées ne rend pas absconse l’attribution de tel motif à tel acteur, à savoir l’attribution que le scientifique réalise selon son savoir nomologique »80. Dès lors, nous mettrons en œuvre des idéaltypes qui n’existent pas dans la réalité empirique mais qui restent en contact avec elle ; des idéaltypes qui sont des constructions mentales bâties et partagées par le chercheur et les acteurs mêmes à partir de morceaux de réalité. SECTION III : BÂTIR LES CATÉGORIES Un autre problème que nous avons rencontré est celui des « catégories ». Si nous reconnaissons qu’au Mexique tout le monde dit que le PAN est le parti politique de la « droite » et que le PRD est celui de la « gauche », pouvons-nous questionner telle affirmation ? Il est pertinent en ce sens de citer Howard S. Becker : « Comment pouvons-nous connaître et prendre en compte, dans nos analyses, les catégories les plus fondamentales qui déterminent notre pensée lorsqu’elles sont si naturelles que nous n’en avons même pas conscience ? [...]. Comment pouvons-nous échapper aux déterminations de notre propre culture ? »81. La solution à ce problème, d’après ce spécialiste, est de faire appel à Thomas S. Khun pour accepter que la science ne progresse que lorsque des catégories « conventionnellement acceptées » existent. Cependant Howard S. Becker appelle en même temps à dépasser ces « catégories conventionnelles » en confrontant des problèmes qui encouragent d’aller au-delà des simples « catégories conventionnelles ». Nous avons remarqué ce phénomène dans notre étude où quelques individus, qu’ils soient de « droite » ou de « gauche », gardaient la même position sur des sujets qui traversent les clivages (l’avortement ou le mariage homosexuel par exemple). Nous avons observé que, contrairement à la pensée populaire, il existe une droite progressiste, démocrate et républicaine dans le PAN ; celle-ci cohabite dans le même parti avec une extrême droite, conservatrice et intolérante. Et le même phénomène a été constaté dans le cas du PRD, d’un côté une gauche démocrate, libérale et progressiste, proche de la social-démocratie européenne et, d’un autre côté, une gauche nostalgique qui continue à reproduire des schémas 80 NTAGTEVERENIS Paschalis, « Construction scientifique et construction quotidienne. La dimension syntactique du savoir commun et la question de l’objectivité », op. cit., p. 95. 81 BECKER Howard S, Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, Éditions La Découverte, 2002, p. 143. 37 très éloignés d’une culture démocratique et plus proche du clientélisme et du caudillisme. Pour le cas du PRI cela deviens encore plus difficile à observer surtout quand on aborde les sujets « sensibles », mais au moins tous les interviewés vont se reconnaître comme des « nationalistes ». C’est cela justement qui nous conduit à penser plutôt à des clivages et non à la simple dichotomie « droite »/« gauche ». Le même Howard S. Becker répond à ce paradoxe : « Mais les scientifiques ne peuvent s’accorder sur ce qu’il convient d’observer et sur ce qu’il convient d’étudier qu’en négligeant pratiquement tout ce que le monde réel leur montre, en fermant les yeux sur presque toutes les données disponibles. Il vaut mieux voir ce paradoxe comme une tension. Il est bon d’avoir des manières conventionnellement acceptées de faire le boulot, mais il est également bon de faire le nécessaire pour secouer ce consensus de temps en temps »82. Si l’on suit sa logique ainsi que celle de Thomas S. Kuhn, nous devons procéder avec précaution. Mais dans la conceptualisation des catégories auxquelles nous nous attacherons cherchent à dépasser largement les simples « catégories conventionnelles ». « Droite » et « gauche » au Mexique ou comment rendre les clivages invisibles ? Dans la logique de surpasser les catégories conventionnelles, il faut rappeler que le système de « parti hégémonique »83 a toujours stimulé au Mexique un discours opposant la « droite » à la « gauche » et supposé l’existence d’un « centre ». Mais d’abord, il faudrait établir le parcours historique de ce que l’on désigne par « droite » et « gauche », parcours historique à travers le monde et pas seulement au Mexique. Toutefois il est également nécessaire de parler des « droites » et des « gauches » et non pas d’une « droite » et d’une « gauche » unique84. Les mots « gauche » et « droite », dans leur utilisation politique, sont nés durant la Révolution française. Mais ils répondent à un moment et à une situation historique bien déterminés. Les vocables « droite » et « gauche » ne sont pas des substantifs, ils ne sont pas non plus 82 Ibid., p. 146. Il faut rappeler que c’est Giovanni Sartori qui formule le terme parti hégémonique en s’inspirant en grande partie du cas du PRI. Cf. SARTORI Giovanni, Partidos y sistemas de partidos. Marco para un análisis, Madrid, Alianza, 2000, pp. 281-92. 84 Nous ne chercherons pas à montrer la conformation de toutes les droites et de toutes les gauches qui ont existé au Mexique, mais de celles qui se sont « institutionnalisées » à partir du processus électoral avec l’intention d’exercer le pouvoir politique, à savoir celles qui participent au jeu démocratique. Dans le premier cas, avec le PAN reconnu en tant que parti de la droite mexicaine, mais aussi avec le cas du PRD comme étant le parti le plus important de la gauche. 83 38 ontologiques. C'est-à-dire que lorsque l’on parle de « droite » ou de « gauche » les mots n’ont pas un contenu fixe et invariable dans le temps. On peut dire que définir l’axe « droite/gauche » revient à faire une topologie politique sur un terrain où existe un espace de confrontation pour le pouvoir. Il a déjà été dit que la conceptualisation de la théorie des clivages élaborée en Europe ne pouvait pas être appliquée automatiquement au cas mexicain, où les réalités sont distinctes et les acteurs se meuvent dans des scénarii complètement différents. De plus, le système politique mexicain lui-même, et le PRI en particulier, ont alimenté pendant longtemps l’idée de deux camps opposants dans l’arène politique, la « droite » et la « gauche », et en plaçant le « parti hégémonique » au dessus de deux catégories, ancré comme un arbitre « nationaliste ». Avec l’arrivée d’une réelle compétition électorale à partir des années 1980, nous avons perçu au Mexique que ce discours valorisant de l’existence d’une « droite » et d'une « gauche » dans le pays était une réalité indéniable. D’après plusieurs chercheurs et analystes, à partir des années 1980, les accords existant à l'intérieur du PRI et entre ce parti et la société, ont été rompus et ont laissé apparaître nettement les groupes opposants, mais surtout les clivages que le système de « parti hégémonique » avait cachés durant tout ce temps. Une dichotomie « droite/gauche » ou des clivages politiques ? Depuis quelques années, et surtout dans le cas des nouvelles démocraties ou démocraties émergentes, tel que le système mexicain, les chercheurs traitant le Mexique ne se sont pas beaucoup intéressé à l’utilité de la théorie des clivages et se sont rapprochés plutôt de l’utilisation de la dichotomie « droite/gauche ». Cette réalité a été soulevée du fait de deux éléments. Tout d’abord la théorie des clivages a été élaborée dans le cadre des pays européens, avec des acteurs et des réalités assez différentes de ceux des nouvelles démocraties. Ensuite, même si la chute du système communiste en Europe de l’Est invalide en principe la dyade « droite/gauche », pour le cas des nouvelles démocraties, cette dichotomie permet au moins de diviser l’arène politique, jusque-là inexistante. Nous reprenons les mots de Norberto Bobbio qui explique : « La crise des idéologies, la variable des critères du jugement moral, la nature technique et toujours plus complexe des problèmes politiques, le pluralisme et la segmentation des affiliations sociales font de chaque citoyen un sujet politique transversal par rapport à l’axe droite/gauche […]. La confusion qui règne à l’heure actuelle dans le discours politique est aggravée par le fait qu’il semble 39 impossible de se passer des deux mots clés droite et gauche, souvent rejetés avec des arguments et pourtant chargés de tant d’émotion qu’ils enflamment les esprits et sont toujours employés par chaque camp, soit pour se magnifier soi-même, soit pour insulter l’adversaire »85. C’est Juan Linz qui a fait la remarque, pour le cas espagnol, du fait que les concepts de « droite » et de « gauche » donnent aux observateurs, mais aussi aux observés c'est-à-dire aux acteurs, des « étiquettes » pour s’auto-situer86. Ces « étiquettes » ont permis aux acteurs de s’approcher ou de s’éloigner les uns des autres concernant plusieurs sujets et ont permis aux électeurs d’observer comment l’arène politique se meut au moment d’exprimer son droit de vote. Dans notre étude, les sujets « sensibles » rendent à l’individu d’un côté ou de l’autre, même si parfois s’ils essaient de s’auto situer ailleurs au débat. Les élections de 2006 ont montré finalement qu'au Mexique existent au moins deux secteurs politiques qui s’opposent ouvertement pour la prise du pouvoir (c’est-à-dire la « droite » et la « gauche »). Mais nous pensons que ce sont plutôt les clivages qui existent et qui continuent à se cacher derrière ces définitions. Ces mêmes élections ont divisé et confronté la société mexicaine, en montrant qu’il existe des clivages historiques fortement enracinés, des franges historiques existantes au sein de la société, des débats oubliés et non résolus, et des valeurs nettement opposées. Pour le cas mexicain, Enrique Krauze explique : « Il faut accepter que les mots (droite et gauche) aient une grande utilité politique, bien qu’ils soient utilisés plutôt pour disqualifier que pour caractériser, comprendre ou expliquer […] malheureusement le débat a été appauvri de façon incroyable dans les trois ou quatre dernières années »87. Les idées de Krauze nous amènent à penser que les mots « droite » et « gauche » continuent à cacher les clivages, il serait donc mieux pour notre recherche de les dépasser ; cependant nous avons démarré l’enquête avec l’emploie de cette dyade pour faciliter l’auto situation des individus, mais on peut avancer plutôt que c’est à partir des réponses obtenues pour le cas des sujets « sensibles » que nous pouvons réduire à deux postures la confrontation entre l’État laïc et l’Église catholique : favorable ou défavorable à l’avortement et au mariage homosexuel. Ainsi, nous n’accepterons pas dans notre étude la dichotomie sans la questionner ; cependant, nous reconnaissons son importance en tant 85 BOBBIO Norberto, Droite et Gauche. Essai sur une distinction politique, Paris, Seuil – essais, 1996, pp. 3439. 86 Cf. KNECHT Almuneda, PEACH Martha et FERNANDEZ Paz, « El archivo hemerográfico del profesor Juan Linz en la transición española de la prensa », in Revista Española de Investigaciones Sociológicas, n° 114, 2006, Madrid, Centro de Investigaciones Sociológicas, pp. 37-69. 87 KRAUZE Enrique, « Falsas Geometrías », in BARTRA Roger (Comp.), Gobierno, Derecha moderna y democracia en México, México, Herder, 2009, p. 43. 40 qu’outil pertinent pour expliquer aujourd’hui un clivage tel que l’État contre l’Église dans la société mexicaine. A partir de l’enquête nous avons déjà remarqué que nos hypothèses de départ ne semblaient pas suffisantes pour montrer la structuration du camp politique-social mexicain. Nous avançons que cela peut obéir aussi à la sensibilité des sujets que nous avons décidé d’aborder. Il faut aussi rappeler le moment de l’enquête, les mois d’avril à juin 2009 88. La question qui se posait était : disposions-nous d’un matériel suffisant pour faire valider nos hypothèses ? C’est aux termes « droite – gauche » que nous avons fait appel pour diviser le camp, le choix, ainsi la dyade visait aider aux jeunes interviewés pour élaborer une auto situation ; on peut également affirmer que les conditions politiques et sociales actuelles au Mexique, justifient telle division ; cependant, nous considérons la dyade insuffisante et qu’elle continue à cacher les vrais clivages. Ainsi les termes « droite – gauche » suppose au moins l’existence de deux camps, de deux types d’orientations et des idées politiques, avec des attitudes et des idéologies opposées et contraires. Néanmoins on a observé aussi à partir des entretiens que les différences peuvent changer ou bouger d’un sujet à l’autre, par exemple sur le sujet de l’économie ou de la morale, les divergences ne sont pas toujours similaires. De cette façon la distinction « droite – gauche » ne devienne pas applicable quand on aborde les sujets « sensibles ». Pourtant la dyade continue à être reproduite pour plusieurs acteurs et secteurs de la société mexicaine, notamment les medias qui reproduisent cette distinction de façon absurde. Ainsi l’idée d’un « centre » apparaît aussi de manière implicite, et dans notre recherche elle est évoquée surtout pour les jeunes leaders du PRI en un essai de se placer au dessus de la distinction « droite – gauche », mais encore plus important pour s’auto situer au dessus de tout conflit politique et social. Néanmoins nous pouvons considérer que le « centre » peut être vu comme une zone d’indétermination et même de contradiction où chaque individu finis par se ranger tantôt à « droite » tantôt à « gauche » par rapport aux sujets abordés. 88 Il faut signaler que pendant le mois de juin un groupe de jeunes panistes commence à préparer des réunions et des manifestations publiques pour montrer son opposition à l’avortement, au mariage gay et à l’euthanasie ; réunions aux quelles nous avons étés invités à participer. 41 Ainsi nous avons admis pour le début de la recherche la dyade « droite – gauche » mais au moment d’interpréter et analyser les résultats, les réponses, nous observons que les termes n’obéissent pas à la logique que nous cherchons : valider le clivage État – Église au Mexique. Il est intéressant et significatif de voir que les sujets interviewés du PAN et du PRD se reconnaissent dans la distinction « droite – gauche » pour ensuite observer, à partir des réponses, la manière dont les individus évoluent. Mais le fait que les jeunes PRIistes refusent de s’auto situer dans la distinction peut nous amener à faire plusieurs interprétations que nous aborderons plus tard. Quoique ce type de réponses n’aide pas beaucoup notre recherche, elles pourraient être cohérentes par rapport au discours officiel du parti (documents de base), mais dans la réalité ces réponses n’apportent pas beaucoup à notre étude. Cela explique l’importance d’avoir avancé une seconde hypothèse qui affirme qu’il existe encore aujourd’hui un acteur politique, représentant un secteur de la société mexicaine, qui ne veut pas reconnaître ou du moins parler du clivage caché et qui en profite pour replacer et souligner le clivage qu’il considère toujours comme structurant de la société : le clivage « nationaliste ». SECTION IV : COMMENT PROCÉDER ? JEUNES ET CLIVAGES Nous nous intéresserons ici tout d’abord à l’origine des divisions et des conflits au sein du Mexique indépendant. Quels sont les conflits que nous pourrions appeler originels ? Comment et pourquoi ont-ils perduré au fil du temps ? Puis, nous nous attacherons aux jeunes leaders militants des partis politiques en tant que reproducteurs des clivages que nous avons trouvés. Nous n’essaierons pas d’appliquer la totalité de la théorie rokkanienne au cas mexicain mais de profiter du concept, en tant qu’outil, de clivage. Ce concept nous permettra d’observer où se trouvent aujourd’hui les lignes qui divisent la société mexicaine. Nous travaillerons avec les jeunes leaders militants du PAN, du PRD et du PRI, afin, justement, d’observer si les clivages trouvés sont toujours d’actualité et comment les jeunes les reproduisent. Au Mexique tout le monde accepte a priori la conceptualisation de la dyade « droite/gauche » mais les individus qui veulent bien parler des clivages sont très peu nombreux. Les jeunes sont-ils conscients de l’existence des clivages politiques ? À partir de questions sur les principes, l’histoire et les valeurs, nous essaierons de trouver la ligne, le linkage des clivages, d’après 42 nous toujours cachés dans un discours valorisant de « droite » et « gauche », que l’État postrévolutionnaire a réussi à imposer pendant plus de soixante-dix ans. Aujourd’hui, les clivages sont devenus visibles mais la société dans son ensemble continue à réfléchir à partir de la logique « droite/gauche » et non par rapport aux confrontations comme celle de l’État et de l’Église par exemple. Ainsi d’abord nous avons interrogé sur l’auto situation des individus mêmes, mais aussi de leurs partis d’appartenance dans l’axe « droite – gauche », pour ensuite passer, dans l’interview, au traitement des sujets où les individus sont forcés à replacer leurs idées et leurs opinions dans le cadre de situations particulières (le rôle de l’Église en politique, les amendements de loi en 1992, la guerre cristera, et bien sur l’avortement et le mariage gay) qu’à la fois nos permettent d’observer les attitudes qui dépassent largement l’auto situation originale donnée par les mêmes individus. La première partie sera plutôt historique, tandis que la seconde se focalisera plus sur l’aspect sociologique et normatif de l’individu. Cela peut paraître difficile à expliquer et à comprendre, cependant on ne s’intéressera pas aux partis proprement dits mais aux clivages. Nous ne voulons pas forcer la théorie des clivages pour expliquer le cas mexicain, mais profiter des outils qu’offre chacune des théories présentées. Si l’on réussit à éclaircir et à trouver les clivages historiques, nous aurons beaucoup plus de chances de montrer et de mieux expliquer les clivages actuels. Pour cela nous ferons appel à deux écoles : la théorie rokkanienne et tous les outils qu’elle offre (Braudel, Parsons) pour trouver les clivages au Mexique ; et la sociologie compréhensive (Weber) pour comprendre l’individu, le jeune leader partisan, en tant que reproducteur des clivages politiques mexicains. Méthodologie de terrain. Questionnaire ouvert, enquête fermée Nous avons décidé d’élaborer l’enquête et le questionnaire sur la base de plusieurs thèmes qui nous aideront à comprendre les jeunes leaders en tant que reproducteurs des clivages politiques. L’enquête fermée est focalisée sur le thème de la situation sociale du jeune, de sa position dans la société, sur les données de base telles que l’âge, le sexe, la classe sociale, la famille, le lieu de résidence, les diplômes, etc. La consultation comporte des questions ouvertes sur ces sujets. Par la suite nous nous sommes intéressés à l’idée de l’habitus89 des 89 Nous comprendrons par habitus le système de dispositions permanentes, acquis et incorporées au cours du processus de socialisation de chaque individu. Ce système structure et prédispose à fonctionner comme structurant des schèmes de perception et au même temps générateurs de pratiques et habitudes. Pierre Bourdieu résume l’habitus comme un « système de dispositions durables et transposables, structures structurées 43 jeunes : quels sont leurs pratiques et leurs principes politiques ? Nous cherchons à les faire s’auto-situer dans cinq sections : extrême droite, droite, centre, gauche et extrême gauche. Cet exercice nous aidera plus tard dans la construction des idéaltypes wébériens. En parallèle, nous cherchons à faire ressortir la cohérence idéologique et à la confronter à l’histoire des partis politiques dans lesquels ces jeunes ont décidé de s’engager, ici nous enquêtons sur les « sujets sensibles ». Nous essayons de voir si les jeunes sont conscients des enjeux politiques historiques, c'est-à-dire de savoir s’ils connaissent les clivages qui ont donné vie aux partis politiques, ou bien s’ils ont d’autres enjeux politiques prioritaires. Tout au long de l’entretien, le problème du temps a été abordé à la façon de Fernand Braudel : la longue durée, le temps des institutions et le temps individuel. Présenter les prises de posture, les attitudes et les comportements, face à la problématique historique que confronte à l’État laïc mexicain à l’Église catholique. L’objet de l’étude est d’isoler et montrer les attitudes des jeunes leaders partisans face aux sujets « sensibles ». Pour cela nous devons faire appel à plusieurs démarches : 1) Elaboration des hypothèses qui s’inscrivent dans la longue durée (le clivage caché État vs Église). 2) Application d’une démarche historique pour montrer comment les groupes opposants se sont confrontés tout le long du temps depuis le Mexique indépendante. 3) Application d’un questionnaire (interview) approfondi qui permette d’observer les attitudes par le biais du récit oral. 4) Etablissement d’instruments de mesure (les idéaltypes) qui permettent classer les individus interviewés et le rendre visible dans un des camps de la confrontation. Guy Michelat et Jean-Pierre H. Thomas, dans une étude sur comment mesurer le nationalisme en France au milieu des années 60, nous rappellent que : « Etant donné que l’auteur d’une hypothèse est entièrement libre de lui donner la forme qui lui convient […] il a tout latitude d’introduire les notions et propositions de son choix, pourvu qu’elles ne se contredisent pas. Mais […] il n’est jamais possible de prouver directement par des mesures si une hypothèse est vraie ou fausse, l’hypothèse ne peut que se révéler plus ou moins adéquate prédisposées à fonctionner comme structures structurants ». Cf. BOURDIEU Pierre, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 88. 44 […] ; la suite de l’enquête montrera dans quelle mesure elles étaient adéquates aux objectifs fixés »90. Ainsi nous avons élaboré un questionnaire de plus de soixante-dix questions ouvertes91, comportant quatre grandes thématiques : a) l’histoire de la vie des individus enquêtés ; b) l’histoire des partis politiques ; c) la personnalité et les opinions personnelles (les valeurs, les principes et les croyances) ; d) la situation des clivages historiques et contemporains. Nous pensons que ces quatre grands thèmes devraient nous permettre de comprendre et d’expliquer le choix des jeunes engagés dans les partis politiques mexicains. L'entretien comme ressource méthodologique Pierre Bourdieu affirme qu'il est nécessaire d'établir une communication « non violente » dans la relation d'échange : « Essayer de savoir ce que l’on fait, lorsqu’on instaure une relation d'entretien c’est, d'abord, tenter de connaître les effets que l’on peut produire sans le savoir par cette sorte d'intrusion toujours un peu arbitraire qui est au principe de l'échange »92. C'est l'enquêteur qui établit les règles de l’échange. C’est là que l’on doit « réduire au maximum la violence symbolique qui peut s’exercer à travers elle. Nous avons donc essayé d’instaurer une relation d'écoute active et méthodique, aussi éloignée du pur laisser-faire de l'entretien non directif que du dirigisme du questionnaire »93. Nous comprenons alors que l'entretien et le questionnaire peuvent être combinés pour créer une ressource méthodologique capable de nous aider à comprendre les significations que les jeunes ont construites à partir de leur militantisme dans les partis politiques. Pierre Bourdieu poursuit en indiquant que l'on doit chercher la flexibilité de l'entretien, pour continuer sans cette « violence symbolique ». Cela permet aux individus de répondre de manière étendue, spontanée et non linéaire. C’est là toute l'importance de l'entretien qualitatif : créer un dialogue entre deux personnes, un « rapport » qui donne du naturel et de la fluidité à la rencontre. Aussi, en effectuant l'analyse des entretiens, nous chercherons à nous centrer sur la compréhension de ce qui est exprimé par les acteurs dans le contexte de leurs narrations et de l'interaction communicative obtenue. Ce qui nous importe c’est la compréhension 90 MICHELAT Guy et THOMAS Jean-Pierre, Dimensions du nationalisme, Paris, Armand Colin, 1966, p. 10. Cf. Annexes IV et V « Les Cahiers du terrain », ainsi que Annexe VIII « L’intégralité des entretiens ». 92 BOURDIEU Pierre, La misère du monde, Paris, Seuil, 2000, p. 1392. 93 Ibid., p. 1393. 91 45 intersubjective et non la vérification empirique des faits, au simple style positiviste. L’intérêt est ce que disent les jeunes leaders sur eux-mêmes, sur leurs camarades de parti, sur leurs expériences au sein des partis politiques. Que leurs appréciations et/ou visions du monde correspondent ou non à la réalité de fait, là n’est pas notre propos. Guerrero affirme à ce sujet que « les entretiens qualitatifs [...] comme narratifs [...] comme toute histoire, constituent des actes symboliques et expressifs dont les personnes se servent, non seulement pour organiser leurs expériences, mais aussi pour les doter de sens »94. Les entretiens que nous avons effectués ont été semi-dirigés pour obtenir une certaine détente de l’interviewé, ce qui a contribué, non seulement à la spontanéité, mais également à une profondeur de réflexion dans des aspects que les individus considèrent comme centraux et/ou prioritaires. Toutefois, nous n’avons jamais perdu de vue nos principales préoccupations. Il a été nécessaire, en effet, d'approfondir. Ces aspects de guide d'entretien nous ont permis une certaine souplesse tout en nous maintenant sur le chemin central95. Pour ce qui précède, nous avons effectué des entretiens pilotes ou d'essais, qui nous ont permis d'observer les erreurs et les lacunes qui apparaîtraient probablement dans la réalisation de ces derniers. Les entretiens pilotes nous ont permis d’étudier les champs que nous devrions analyser au cours de leur développement. Ils nous ont montré où nous pourrions avoir des lacunes et où approfondir la recherche. Ajoutons que chaque entretien a sa propre logique et son propre rythme, même si tous ont été reliés à un scénario d'entretien. Les principales erreurs que nous avons trouvées ont été d'oublier de demander certaines données importantes au moment d'effectuer l'analyse ou d’avoir manqué de clarté dans certaines questions. Quoi qu’il en soit l'entretien, en tant que relation dans laquelle interviennent activement enquêteur et interviewé, permet de recréer la réalité du phénomène à étudier (dans le cas présent l’engagement dans les partis et le parcours des interviewés). Par ailleurs nous avons dû montrer notre intérêt pour la recherche, les intentions communicatives que nous poursuivions et jouer différents rôles afin de donner la confiance nécessaire à l’interviewé. Nous représentons pour lui la figure du complice, du conseiller, du chercheur, mais avant tout nous sommes une écoute aimable et attentive. Dans la majorité des cas, l’enquêté a présenté 94 GUERRERO SALINAS M.E., « La escuela como espacio de vida juvenil. Dimensiones de un espacio de formación, participación y expresión de los jóvenes », in Revista Mexicana de Investigación Educativa, JuilletDécembre 2000, Vol.V, núm. 10, México, 2000, p. 210. 95 Les entretiens pilotes ont été effectués entre février et mars 2009, auprès de jeunes militants qui font des études en Europe : Carlos Luis, Université Pompeu Fabra de Barcelone (PRI), Eugenia, IEP d’Aix-en-Provence (PAN) et Eduardo, Université Sorbonne III (PRD). 46 son histoire individuelle, personnelle qu'il a reconstruite à partir de sa propre expérience. Mais au cours de l'entretien, l’interviewé cherchait à accorder à ses mots une signification spéciale, à livrer un peu plus qu'un simple compte-rendu des faits. Il a cherché à donner un sens différent de celui d’une simple chronologie d'événements. Le questionnaire et les entretiens nous permettent d’observer que dans la totalité des individus, les réponses ne correspondent que de manière impartiale aux idéaltypes élaborés; cependant nous avons donné une hiérarchisation aux réponses pour établir et vérifier nos hypothèses ; il est donc possible de classer chaque individu dans nos idéaltypes, élaborés en le caractérisant par rapport à la dimension que nous intéresse dans l’enquête (la confrontation État – Église). Si l’élaboration d’une typologie constitue déjà un résultat en soi, dans la mesure où elle est une représentation abstraite mais proche de la réalité, la typologie rend aussi plus compréhensible le phénomène à étudier au même temps qu’elle oriente la recherche. La rencontre Pierre Bourdieu conseille que les entretiens soient faits entre individus ayant une « proximité sociale » et une « familiarité », cela signifie une capacité à créer et à établir un discours entre pairs avec l’interviewé, un rapport qui permettra le développement concret et sincère de l’entretien. De plus, la « proximité sociale » et la « familiarité » permettent une communication « non violente », elles constituent deux conditions primordiales : « D’une part, lorsque l’interrogateur est socialement très proche de celui qu’il interroge, il lui donne, par son interchangeabilité avec lui, des garanties contre la menace de voir ses raisons subjectives réduites à des causes objectives, ses choix vécus comme libres à l’effet des déterminismes objectifs mis au jour par l’analyse. On voit que, d’autre part, se trouve aussi assuré en ce cas un accord immédiat et continûment confirmé sur les présupposés concernant les contenus et les formes de la communication : cet accord s’affirme dans l’émission ajustée, toujours difficile à produire de manière consciente et intentionnelle, de tous les signes non verbaux, coordonnés aux signes verbaux, qui indiquent soit comment tel ou tel énoncé doit être interprété, soit comment il a été interprété par l’interlocuteur »96. Selon cette logique nous avons abordé les jeunes, depuis une logique de jeunes (c'est-à-dire de jeune à jeune). Cela a permis un certain accord entre l’enquêteur et l’interviewé, car le discours utilisé par les 96 BOURDIEU Pierre, op. cit., pp. 1396-97. 47 deux parties, même s’il pourrait sembler violent aux yeux d’un observateur extérieur, au moment de chercher l’objectivité des faits, n’a jamais été violent, parce que les deux parties étaient conscientes de réaliser un échange. L’essentiel est que cela se soit transmis dans l’entretien ainsi que les risques qu’il y avait à le faire. Nous avons réussi à transformer l’entretien en ce que Pierre Bourdieu appelle « la socioanalyse à deux » : « Dans laquelle l’analyste se trouve pris et mis à l’épreuve, autant que celui qu’il soumet à l’interrogation […]. À ces cas où le sociologue parvient à se donner en quelque sorte un substitut, s’ajoutent les relations d’enquête dans lesquelles il peut surmonter partiellement la distance sociale grâce aux relations de familiarité qui l’unissent à l’enquêté et à la franchise sociale, favorable au franc-parler, qu’assure l’existence de liens divers de solidarité secondaire propres à donner des garanties indiscutables de compréhension sympathique »97. Nous passerons à la construction scientifique du discours superposé aux entretiens. Mais d’abord il faudra voir comment se sont réalisés les entretiens et quel était l’accès aux interviewés. Pour commencer la recherche s’est réalisée exclusivement avec de jeunes militants, des trois principaux partis politiques mexicains. Dans les trois cas, PAN, PRD et PRI, nous connaissions plusieurs personnes susceptibles de répondre à nos questions. Cela a comporté des avantages mais aussi des inconvénients. Parmi les inconvénients il y avait le fait de voir certains phénomènes comme des choses évidentes (à cause de la familiarité partagée avec les interviewés). Or ces phénomènes sont difficiles à saisir pour un regard extérieur sans une explication détaillée. Une autre difficulté consistait à garder la distance, à rester neutre et objectif face aux phénomènes dont nous nous sentions proche98. Mais comme l’affirme JeanPierre Olivier de Sardan : « La plupart des données sont produites à travers ses propres interactions (du chercheur) avec les autres, à travers la mobilisation de sa propre subjectivité, à travers sa propre mise en scène. Ces données incorporent donc un facteur personnel non négligeable. Ce biais est inévitable : il ne doit être ni nié (attitude positiviste) ni exalté (attitude subjectiviste). Il ne peut qu’être contrôlé, parfois utilisé, parfois 97 De la même manière Pierre Bourdieu dit plus loin : « Toute interrogation se trouve donc située entre deux limites sans doute jamais atteintes : la coïncidence totale entre l’enquêteur et l’enquêté, où rien ne pourrait être dit parce que, rien n’étant mis en question, tout ira sans dire ; la divergence totale où la compréhension et la confiance deviendraient impossibles », BOURDIEU Pierre, op. cit., pp. 1398-99. 98 Les élections et les campagnes politiques qui sont en cours sont des exemples clairs. Comment réagir face à un phénomène, à un événement qui nous touche directement et où nous sommes d’accord, ou non, avec les personnes qui s’expriment ? 48 minimisé »99. Des auteurs tels que Max Weber et Thomas S. Kuhn disent que dans l’analyse sociale, le chercheur garde toujours une charge émotive ainsi qu’une charge théorique scientifique. Cela explique pourquoi la neutralité et l’objectivité ne sont pas les mêmes que dans les sciences dures. Le contraire serait que le chercheur se montre ingénu. Ce qui est important pour le scientifique social, c’est de ne jamais oublier l’opinion et les questions que la communauté scientifique (c'est-à-dire sa corporation, présente par rapport à son travail)100. Mais dans ce que nous venons d’exposer, on peut trouver aussi des avantages. Si l’on se réfère aux propos d’Elvira Taracena : « Aujourd’hui il est acceptable dans les différents lieux de travail en sciences sociales que le chercheur ne réussisse pas à faire l’impasse de l’analyse de sa propre subjectivité dans sa recherche et, loin d’être un obstacle, cela peut devenir une aide précieuse dans le parcours vers la connaissance. Cela explique le développement vécu récemment par les méthodologies qualitatives dans la recherche et leur meilleure acceptation dans les sciences sociales »101. Parmi les avantages que donne la familiarité avec le lieu de travail, le terrain, on trouve : la connaissance des règles non écrites qui se développent sur le lieu de la recherche et la connaissance des caractéristiques socioéconomiques et culturelles des interviewés, cela se ressent dans le dialogue ouvert, sincère et fluide que présentent les interviews. La sélection des personnes auprès desquelles nous allions enquêter a été déterminée par deux aspects fondamentaux : a) que les acteurs se reconnaissent comme militants de l’un des trois principaux partis politiques mexicain ; b) qu’ils se reconnaissent comme jeunes leaders en situation de pouvoir. Nous avons réalisé un total de quarante entretiens : trois entretiens préliminaires, quinze auprès de jeunes militants du PAN, seize auprès de jeunes du PRD et six avec des jeunes du PRI. Compte tenu d’un « centre » ambigu on pourra observer l’antagonisme existant entre deux camps d’idées, d’opinions politiques et d’aptitudes. N’oublions pas que les termes « droite – gauche », si souvent discutés et remis en cause, obéissent seulement à des notions indigènes et familières que presque la totalité d’interviewés 99 OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », in Enquête, 1-1995, Paris, 1995, p. 27. 100 Pour une explication plus détaillée voir KUHN Thomas S., La estructura de las revoluciones científicas, México, Fondo de Cultura Económica, 1996, 360 p. ; PEREZ RANSANZ Ana Rosa, Kuhn y el cambio científico, México, Fondo de Cultura Económica, 1999, 292 p. et WEBER Max, Ensayos sobre metodología sociológica, Buenos Aires, Amorrortu, 1997, 269 p. 101 TARACENA Elvia, « La construcción del relato de implicaciones en las trayectorias profesionales », in Perfiles Latinoamericanos, n° 21, Décembre, Mexico, 2002, p. 118. 49 ont accepté. Cependant nous continuerons à employer la dyade en le questionnant en même temps. Nous soulignons de nouveau que les notions, de « droite », « gauche » et « centre », ne peuvent pas être acceptées qu’avec des nuances et pas de façon définitive et absolue. Pour cela il faut aussi penser l’espace-temps où a été élaborée et appliquée la recherche. Nous nous sommes focalisés principalement sur les jeunes du PAN et du PRD parce qu’ils se sont facilement et rapidement auto-situés à gauche ou à droite. En effet dans le cas des jeunes du PRI, nous avons rencontré des difficultés pour faire ressortir un discours utile à notre projet. Nous présentons 15 entretiens par le cas du PAN et 15 par le cas du PRD, et seulement six par le cas du PRI, à savoir 36 entretiens au total. Le déroulement des entretiens Précisons que l’enquête a été dirigée vers un public assez limité : les jeunes leaders des partis politiques mexicains (PAN, PRD et PRI) qui se trouvent en situation de pouvoir. Ainsi on prévient qu’on ne cherche pas à créer des pourcentages ou à présenter une analyse quantitative mais plutôt à montrer des attitudes et des structures mentales qui reproduisent le phénomène social qui nous intéresse. Tous les entretiens étaient individuels et se sont déroulés dans divers lieux, toujours proposés par l’interviewé. Nous avons surtout travaillé dans les bureaux de campagne, dans les bureaux des partis, mais il est significatif de voir que dans le cas des jeunes du PRD, les installations de l’UNAM102 sont toujours un endroit qui donne confiance à l’individu. Il en va de même pour les jeunes du PAN, dont trois sur les quinze interviewés nous ont donné rendez-vous dans une cafétéria très particulière103. Notons que dans le cas de ces trois entretiens, l’échange a dû être interrompu en raison de l’endroit, il y avait beaucoup de bruit. Mais il est aussi nécessaire de dire que pour l’un de ces entretiens (David), nous avons obtenu une explication plus approfondie que ce que nous attendions. Pour le cas du PRI les entretiens ont eu lieu toujours dans les locaux du parti ainsi que dans les bureaux assignés pour les élus PRIistes. Suivant les recommandations de Pierre Bourdieu, nous nous sommes rendus sur le lieu choisi afin de permettre aux interviewés d’avoir une confiance suffisante. De plus, cela 102 Université Nationale Autonome du Mexique. Starsbucks Pilares, au coin des rues Pilares et Pestalozzi, quartier « Del Valle », ce caféterie se trouve placée dans un endroit qui historiquement a voté par le PAN : la Mairie de Benito Juárez. Pour les élections locales de 2006 sur un total de 236,837 voix exprimées, le PAN a obtenu 97,927 suivi du PRD avec 69,539 et du PRI avec 60,954. Cf. http://www.iedf.org.mx/sites/SistemaElectoralDF/es06.php?cadena=content/es/0604.php. Consulté le 16/06/2012. 103 50 leur a donné une sensation de maîtrise de la situation qui s’est ressentie lors de l’entretien, ils ont répondu de façon claire, sincère et fluide à toutes les questions. L’entretien a été semidirigé et a suivi de près un guide d’entretien104, conçu au préalable. L’intention d’un dialogue spontané et naturel a toujours été conservée. Il est vrai que parfois les questions durant l’entretien ont été dirigées vers des sujets et des faits concrets, mais sans jamais essayer d’influencer ou d’induire les réponses obtenues. Dans tous les cas, aucune opinion ou commentaire sur les réponses au moment de l’entretien n’ont jamais été faits, car cela aurait pu nous faire perdre la confiance de l’interviewé. Au contraire, il était souhaitable que les interrogés s’ouvrent et décrivent leur monde tel qu’ils le perçoivent (c'est-à-dire que nous avons cherché à garder leur propre vision des faits). Les entretiens ont duré entre une heure trois-quarts et trois heures un quart. Tous ont été enregistrés et transcrits. Les données les plus représentatives de l’interviewé, tels que l’âge, le lieu de naissance, le lieu de résidence et le niveau d’études, ont été obtenues, quelques renseignements généraux sur leurs familles, parents, frères et sœurs ont également été recueillis. Pierre Bourdieu dit : « Le fait se conquiert face à l’illusion du savoir immédiat » ; cela implique que c’est l’analyse des entretiens qui permettra de mener une réflexion par rapport aux différentes catégories que nous pourrons trouver. Le premier pas dans l’analyse des entretiens consistera à établir des relations entre les données obtenues. Ensuite, nous chercherons à nous situer dans le plan compréhensif des entretiens, du fait qu’ils constituent des interactions sociales et un dialogue communicatif, selon l’idée primordiale que, plus on comprend le récit et son contexte, plus le risque de déformer l’information diminue. Cela explique pourquoi la première approche des entretiens est celle d’une analyse globale de chacun d’eux, les considérant comme des interactions sociales. Cette première étape de l’analyse se fait en deux temps : a) la compréhension de la structure générale des entretiens, l’un après l’autre ; b) l’approche des perspectives particulières de chaque acteur. Après cela commence une seconde étape, au cours de laquelle nous chercherons à trouver, de façon systématique, le sens et les signifiés que les interviewés ont donné à leurs réponses. Cela nous permettra d’entrer dans le travail d’interprétation des réponses obtenus. Nous suivrons la piste des relations cohérentes, entre les événements que les interviewés eux-mêmes ont associés. Pour parvenir à cela, nous avons identifié, situé et 104 Cf. Annexes IV et V « Les Cahiers du terrain ». 51 séparé quelques extraits de récits, de phrases, d’expressions, d’idées spontanées, etc. qui sont apparus et qui étaient significatifs au moment de l’entretien. De cette manière, nous comptons faire émerger les catégories qui permettront l’analyse de l’entretien. Cette même analyse sera toujours accompagnée et soutenue par un fondement théorique. Les terrains À partir des premiers travaux sur le terrain (premier travail réalisé entre les mois de février et avril 2008 ; second travail élaboré entre juillet et septembre 2008 et dernières enquêtes effectuées entre les mois d’avril et juin 2009), nous avons décidé de ne retenir que le cas du District Fédéral (DF) au Mexique. Notre décision a d’abord été motivée par le fait que le DF est le centre de la vie politique, sociale, culturelle et administrative du pays ; ensuite, parce que c’est là que nous avons réussi à trouver les individus prêts à collaborer à l’étude (précisons que nous avons pour cela visité les centres de formation des partis politiques et les lieux de travail : mairies, Congrès local et national, etc.). Nous avons également consulté les documents de base des partis enquêtés pour savoir ce que signifie « être jeune » au sein des partis politiques. Nous reviendrons sur le sujet. Pour le PAN d’après leurs Estatutos, un jeune PANiste a entre 16 et 26 ans ; le PRD par contre, dans les Documentos básicos, considère « jeune » les militantes entre 16 et 32 ans ; enfin chez les PRIistes et d’après leurs Estatutos, on sait que l’âge limite pour être considère « jeune » au parti est de 29 ans pour les « militants » et de 35 ans pour les « leaders ». Néanmoins quand nous avons rencontré les jeunes leaders PRIistes deux d’entre eux avaient plus de 35 ans (Luis 36 et Hugo 38 ans) mais ils sont considérés comme jeunes au sein du parti ; également en observant les « quotas » des jeunes dans les partis, le PAN et le PRD réservent au moins le 20% de représentation juvénile dans toutes leurs instances (bureaucratie interne, représentants, élus, etc.) et on a pu constater que les deux partis font l’effort pour respecter les « quotas ». Pour le cas du PRI les Estatutos parlent de 30% d’espaces réservés pour les jeunes, dans les faits et d’après l’un de nos jeunes leaders PRIistes interviewés (Javier), il n’existe que 5% de jeunes de moins de 29 ans dans la structure PRIiste au DF. Il faut également souligner que si parmi les acteurs enquêtés il existe des individus provenant de province, presque tous travaillent ou étudient aujourd’hui au DF. Finalement, le fait que la plupart des données statistiques et des archives bibliographiques se trouvent au DF a aussi facilité la démarche. On ne peut nier que la familiarité avec le lieu a joué comme un facteur décisif. Cependant, face au phénomène de manque de jeunes leaders PRIistes à Mexico, nous avions été obligés d’aller enquêter dans un autre état (Antonio, PRI à 52 Hidalgo). Le cas du PRI au DF nos a imposé beaucoup de problèmes techniques105, certains déjà mentionnés plus haut, cela explique aussi notre décision de nos limiter à seulement six entretiens aux jeunes leaders du PRI. C’est à partir du second travail sur le terrain (juillet-septembre 2008) que nous avons constaté que le projet initial devait être modifié sous plusieurs aspects. Initialement il s’agissait d’étudier « la professionnalisation des jeunes cadres des partis politiques » mais, sur le terrain, nous avons rencontré plusieurs problèmes théoriques et pratiques pour la réalisation du travail. Premièrement, nous avons remarqué qu’une étude mettait l’accent sur la professionnalisation nécessitait la mise en place d’une étude longitudinale dans le « temps individuel »106, pour reprendre les termes de Fernand Braudel. C'est-à-dire que pour pouvoir travailler sur « la professionnalisation », il fallait s’engager dans un projet d’environ quinze à trente ans, afin de pouvoir interroger plusieurs fois les mêmes individus. Avec ce type de démarche, il est possible d’observer l’évolution des phénomènes, dont « la professionnalisation ». Cela représente un problème pratique presque impossible à résoudre, même si le sujet de « la professionnalisation » garde tout son intérêt pour nous, dans le cadre d’une thèse doctorale. Ce projet est donc apparu comme non réalisable. Le problème de la définition conceptuelle de « la professionnalisation » s’est révélé assez polémique et a toujours donné lieu à des débats depuis des penseurs tels que Machiavel. Ettore Recchi note à ce propos que « mesurer le niveau de professionnalisation du personnel politique présente des difficultés non seulement conceptuelles de définition du phénomène, mais aussi opérationnelles liées aux indicateurs correspondants (temps et durée de la participation à l’activité politique, exercice effectif d’autres professions, etc.) »107. Ces 105 Sans élus de majorité au DF, pendant notre travail de terrain, le PRI ne gardait que 8 sièges grâce au principe de proportionnalité au Congrès local et 1 proportionnel à la Chambre de Députés, aucun sénateur et aucune Mairie. Ainsi le PRI a du mal à se repositionner ou se reconstruire dans une ville comme Mexico. Les jeunes leaders PRIistes interviewés ont parlé du problème à plusieurs reprises. Depuis les élections de 1997, année que le PRD a pris le pouvoir de la capitale mexicaine, le PRI démura entre 7% et 22% à chaque élection. Tout cela donne une signification spéciale au travail du terrain avec des jeunes leaders PRIistes au DF. Cf. Annexes. 106 Fernand Braudel dit à ce propos : « Le temps court, à la mesure des individus, de la vie quotidienne, de nos illusions, de nos prises rapides de conscience –le temps par excellence du chroniqueur, du journaliste », BRAUDEL Fernand, op. cit., p. 17. 107 RECCHI Ettore, « L’entrée en politique des jeunes italiens : modèles explicatifs de l’adhésion partisane », in Revue française de science politique, Vol.LI, nos 1-2, février-avril 2001, p. 155. 53 contraintes nous ont conduit à revenir à un champ d’étude sur lequel nous avions déjà travaillé, mais d’une autre façon, pendant nos études de Maîtrise au Mexique108. Au cours de notre troisième travail sur le terrain (avril-juin 2009), nous avons rencontré de nombreuses difficultés, surtout d’ordre logistique : par exemple, la déclaration d’une épidémie de grippe au Mexique nous a obligé à reporter plusieurs entretiens déjà prévus. Mais, cette même situation inédite, nous a donné l’opportunité d’observer la façon d’agir des jeunes se trouvant déjà dans le service public et des jeunes demeurant dans la bureaucratie des partis politiques. D’un côté, la plupart des jeunes qui travaillent déjà dans l’administration publique ont continué à travailler et nous ont même accordé l’entretien, d’un autre, presque tous les jeunes qui travaillent au sein des partis politiques ont décidé de reporter l’entretien jusqu’au moment qu’ils considèreraient comme le plus approprié. Finalement, nous avons réussi à réaliser tous les entretiens prévus mais avec une charge de travail très importante pendant tout le mois de mai. Un autre élément à mentionner est le fait d’être arrivé au début des campagnes politiques, ce qui a compliqué les activités, surtout au niveau des agendas des personnes à interviewer. Mais le début des campagnes a été aussi un allié par rapport à l’observation des phénomènes sociaux et politiques où les jeunes sont des acteurs primordiaux. Les campagnes se sont avérées être l’univers politique des jeunes en tant que cadres déjà en situation de pouvoir. Nous avons eu la chance d’observer la façon d’agir de ces jeunes dans leur domaine de travail : la politique. Il faudrait ajouter que quelques jeunes enquêtés sont des adjoints du maire ou même des députés locaux. Mais la plupart d’entre eux sont plutôt assistants ou chefs de campagne. Nous avons observé que si les clivages ne sont pas les mêmes qu’il y a deux siècles, à partir des sujets qui les traversent, tels la sexualité, l’avortement, la participation des étrangers à la politique nationale, ou même l’éducation, les clivages historiques fondateurs sont toujours d’actualité. On peut affirmer que dans le cas du Mexique, les partis politiques ont leurs origines dans les conflits sociaux, mais ils ont été conditionnés par leur propre histoire. Les clivages ont évolué, se sont transformés mais ils ont aussi perduré et ils se montrent aujourd’hui comme des structures de division de la société. Nous pensons qu’aujourd’hui, dans le cas mexicain, les partis politiques continuent à manifester ruptures, idéologies et valeurs. Le fait de nous concentrer sur les sujets « sensibles » en montre que cette 108 TORRES MARTINEZ Rubén, op. cit. 54 confrontation est devenu un clivage. Le conflit demeure aujourd’hui sur le rôle que jouent le catholicisme, et plus spécifiquement l’Église catholique, dans la construction des différents types de « personnalités » des jeunes leaders partisans au Mexique. Le cas mexicain pendant le XXe siècle a toujours été paradigmatique dans la région latino-américaine. Sans être une dictature l’élite gouvernante avait réussi à bâtir un système de « parti hégémonique » où la place pour les clivages, hors le nationalisme, n’existait pas. Aujourd’hui nous pensons qu’il est vérifiable et acceptable de parler des clivages pour le Mexique. On pourrait nous reprocher de n’avoir étudié qu’une élite juvénile partisane (PAN, PRD et PRI) mais on peut répondre, en reprenant Giovanni Sartori, que même si les masses et les élites ont des niveaux de politisation différents, normalement les appréciations des électeurs correspondent très approximativement à celles des élites. Le fait de pouvoir observer l’existence des clivages nous encourage à dire que la réalité mexicaine n’est pas si éloignée que cela des autres réalités desquelles des auteurs tels que Lipset et Rokkan se sont inspirés pour créer leur théorie des clivages. 55 56 PREMIÈRE PARTIE : LA RELATION ÉTAT/ÉGLISE CATHOLIQUE AU MEXIQUE 57 58 Personne ne peut nier l’importance d’une institution telle que l’Église catholique dans l’histoire du Mexique contemporain. Le rôle qu’elle a joué dans le pays a toujours tenté d’être ignoré ou négligé par l’État mexicain109. D’ailleurs les politiciens ont rarement accepté publiquement l’importance de la religion dans l’histoire du pays110. Roderic Ai Camp affirme en ce sens : « Le clergé catholique ainsi que l’armée ont joué un rôle essentiel dans l’histoire du pays ; cependant, les deux acteurs ont été largement ignorés par la curricula scolaire mexicaine pendant tout le XXe siècle »111. Ainsi un sujet qui continue à diviser et à confronter l’ensemble de la société mexicaine et qui polarise les positions est celui de la prise de parti de 109 L’État est une institution politique et juridique qui étend, avec succès, le pouvoir suprême sur un territoire et une population. Cette affirmation du pouvoir suprême politique, Max Weber l’explique lorsque l'État, de manière efficace, monopolise l'usage de la force physique légitime sur un territoire donné et sur une population spécifique : « L’État moderne est un groupe de domination de caractère institutionnel qui cherche (avec succès) à monopoliser, dans les limites d’un territoire, la violence physique légitime comme moyen de domination et qui, dans ce but, a réuni entre les mains de dirigeants les moyens matériels de gestion ». Cf. WEBER Max, Economía y sociedad : esbozo de sociología comprensiva, México, Fondo de Cultura Económica, 1998, p. 1060. De son côté Hermann Heller parle « d'unité de domination, indépendante intérieurement et extérieurement, qui fonctionne en continu, avec des moyens de pouvoir propres clairement définis tant sur le plan personnel que territorial », HELLER Hermann, Teoría del Estado, México, Fondo de Cultura Económica, 1998, p. 142. Il existe beaucoup de bibliographies qui répertorient les différentes définitions données sur l'État. Répéter ce catalogue n'est pas ce que nous proposons ici. Cependant Norberto Bobbio résume très bien les différents éléments de l'État quand il le définit comme : « Un système juridique qui a pour objectif général d'exercer le pouvoir souverain sur un territoire donné et auquel sont nécessairement soumis les individus qui lui appartiennent ». Le même auteur ajoute que, du point de vue d'une définition formelle et instrumentale, « La condition nécessaire et suffisante pour l'existence d'un État est que soit formé sur un territoire un pouvoir capable de prendre des décisions et de faire émaner les lois appropriées, inaliénables pour tous ceux qui vivent sur ce territoire et effectivement exécutées par la grande majorité des bénéficiaires dont l'obéissance est requise », BOBBIO Norberto, Estado, Gobierno, Sociedad, México, Fondo de Cultura Económica, 2006, pp. 34 et 56. 110 Il existe un débat à ce propos, on peut aussi proposer que l’État mexicain n’a jamais ignoré ou négligé le rôle que l’Église catholique a traditionnellement joué au Mexique. Au contraire, on attestera que les multiples guerres et conflits entre État libéral, plus l’État révolutionnaire contre l’Église catholique, montrent l’importance qu’on lui a donné. Et cela n’a rien à voir avec les déclarations publiques des fonctionnaires, par ailleurs multiples et diverses tout au long de l’histoire. 111 AI CAMP Roderic, « The Cross in the Polling Booth : Religion, Politics, and the Laity in Mexico », in Latin American Research Review, Vol.XXIX, n° 3, Latin American Studies Association, 1994, p. 69. 59 l’Église catholique ; étant une institution officielle religieuse par rapport aux principaux mouvements et événements politiques et sociaux de l’histoire du Mexique. L’auteur précédemment cité atteste : « L’Église catholique mérite une analyse profonde pour plusieurs raisons : le clergé offre une vision alternative à celle des politiciens concernant l’avenir du pays, les prêtres ont le potentiel de faire basculer la perception politique des citoyens par rapport aux politiques publiques, les groupes de religieux catholiques sont les mieux organisés et les plus nombreux du pays, et la masse des catholiques est vue par les analystes et par les politiciens-mêmes, comme celle qui peut faire gagner ou perdre une élection soit à un candidat, soit à un parti politique »112. Cela montre l’importance actuelle de l’Église catholique. Depuis la Conquête, et jusqu’à nos jours, l’Église catholique a été l’un des principaux acteurs de l’histoire mexicaine. Que ce soit au moment de l’indépendance, des empires (le premier avec Agustín de Iturbide et le second avec Maximilien de Habsbourg), la République fédérée, la Réforme, la dictature, la révolution, le système de « parti hégémonique » ou bien la démocratie, l’Église catholique a toujours été présente et a toujours joué un rôle primordial dans le déroulement des événements. Par exemple, Kenneth D. Wald, Dennis E. Owen et Samuel D. Hill Jr. affirment : « Les églises favorisent le développement d’orientations politiques distinctes […] le degré de traditionalisme théologique qui perdure fait bouger les communautés vers le conservatisme, et les membres de ces communautés deviennent plus proches et plus sensibles au conservatisme politique et social, c'est-à-dire qu’ils deviennent des conservateurs »113. Ainsi on ne peut comprendre la réalité du pays qu’en étudiant l’histoire des relations entre l’État mexicain et l’Église catholique. En ce qui concerne le clivage État/Église, nous revenus sur l’idée selon laquelle le conflit religieux a eu une importance assez significative dans le parcours du pays pour être un élément primordial dans la configuration du système politique mexicain moderne. On trouve donc des conflits entre républicains et monarchistes, entre libéraux et conservateurs tout au long du XIXe siècle. Suite à la révolution de 1910-1917, le clivage religieux donnera lieu à la guerre, dite cristera, dans laquelle les révolutionnaires ont affronté les réactionnaires, de 1926 à 1929. 112 Ibid., pp. 69-70. WALD Kenneth D., OWEN Dennis E. et HILL Samuel D., « Churches as Political Communities », in American Political Science Review, 82, n° 2, june 1998, pp. 543-44. 113 60 À en juger par les propos de Jean Meyer « L'État postrévolutionnaire a été configuré au Mexique en reprenant en grande partie certaines des traditions qui avaient formé le substrat et les traits d'identité du modèle libéral « juarista » du XIXe siècle. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les relations entre l’État et l'Église (surtout l’Église catholique) ainsi que le rôle de cette dernière dans l’arène politique… Le texte constitutionnel de 1917 explique par lui-même la guerre cristera »114. Même si plusieurs auteurs pensent que le texte de 1917 semble un peu contradictoire, le message a été clair d’après Roderic Ai Camp : « La relation entre l’État et l’Église n’est pas bien définie dans le texte constitutionnel, quoique le message soit clair. Pour des raisons d’expérience historique, l’État mexicain monopolise l’apparat (éducatif) reproducteur d’une idéologie. À cette fin, les élites politiques mexicaines ont toujours limité les activités séculières de l’Église catholique »115. Il faut rappeler que même si l’Église catholique a complètement perdu le financement étatique à partir des années révolutionnaires, elle a continué à agir sans soucis en développant une autonomie financière qui l’a dotée de pouvoirs économiques, d’indépendance d’action et de parole que d’autres acteurs, tels que les intellectuels et les entrepreneurs, n’ont pas eus pendant toute la période de l’État postrévolutionnaire. Finalement, c’est dans un contexte international polarisé entre la droite fasciste et la gauche communiste que sont nées les deux principales formations politiques du XXe siècle au Mexique : le PAN en 1938 et le PRI en 1939. Mais en ce qui concerne les vingt dernières années du XXe siècle, le pays entre dans une période difficile, où les problèmes politiques, économiques et sociaux établiront les conditions idéales pour que l’Église catholique devienne un acteur principal. L’Église catholique reprend donc doucement le rôle de légitimateur de l’État et pour cela, elle demande un changement des règles politiques, c'est-àdire la redéfinition des activités que l’Église peut développer. Aujourd’hui, la question du clivage État/Église ressurgit avec force ; elle est clairement visible dans la société mexicaine, mais cela a une explication. D’abord, il y a la réforme constitutionnelle de 1992 par laquelle le gouvernement de Salinas de Gortari a repris des relations officielles avec le Vatican et a doté les Églises de personnalité juridique, (un principe contraire aux préceptes juaristes). Précisons que cette réforme obéit à plusieurs 114 115 MEYER Jean, La Cristiana, Vol.III, Los Cristero, México, Siglo XXI, 1974, p. 42. AI CAMP Roderic, op. cit., pp. 72-73. 61 facteurs : a) l’urgence de légitimité qu’avait le gouvernement de Salinas de Gortari, après les élections de 1988 : l’Église catholique s’est montrée comme un moyen efficace de contrôler du malaise social ; b) le programme-même du président mexicain envisageait une modernisation dans les relations État/Église qui dataient du XIXe, la reprise des relations avec le Vatican était une des priorités du gouvernement Salinas116 ; c) la montée en puissance du PAN dans le nord du pays depuis le début des années 1980. Le PAN a été un allié historique de l’Église catholique, cela explique aussi l’acceptation du projet du président Salinas de Gortari ; d) l’Église était en train de redéfinir son rôle dans le monde à cause de la chute du mur de Berlin et du nouvel ordre mondial. Ainsi, l’État a laissé la porte ouverte à la participation des Églises à la politique, non pas en tant que force politique, mais en tant que force juridique. À partir des années 1990, l’Église catholique a profité de cette réforme pour se s’impliquer dans les affaires de l’État avec une campagne publicitaire agressive visant à promouvoir ouvertement ses valeurs dans la société et même dans la classe politique et tout d’abord en revendiquant le droit d’ouvrir des écoles catholiques hors du contrôle étatique. Certains hommes politiques du PAN ont appuyé, et même promu, ces valeurs de l’Église catholique. D’après Roderic Ai Camps « Plusieurs analystes allèguent que le PAN a toujours été fortement influencé par l’Église catholique mais plus spécifiquement par les ecclésiastiques papaux »117. Ce phénomène s’illustre, par exemple, par l’opposition conjointe que font l’Église catholique et le PAN à l’approbation des lois traitant de sujets dits « sensibles », tels que le mariage entre personnes du même sexe (mariage homosexuel), ou le droit à l’avortement. À ce propos, Antonia Martínez nous rappelle que : « Diverses études ont établi comment, à l’origine du PAN, l’un des facteurs qui l'a doté de singularité, bien que ce ne soit pas le seul, ni le plus déterminant, a été sa revendication de l'importance des valeurs religieuses […]. Historiquement, le PAN a été caractérisé par ses concurrents comme une formation de droite authentique. Son discours, ses programmes, ses déclarations, et même certaines mesures instrumentalisées ces dernières années par certains des gouverneurs appartenant à cette formation ont fait qu'il a été caractérisé comme le parti le plus conservateur de la politique nationale »118. Dans les gouvernements du PAN (Fox et 116 Cf. METZ Allan, « Mexican Church-State Relations under President Carlos Salinas de Gortari », in Journal of Church and State 34, n° 1, Winter 1992, pp. 111-30. 117 AI CAMP Roderic, op. cit., p. 71. 118 MARTÍNEZ Antonia, « Diputados, clivajes (cleavages) y polarización en México » op.cit., p. 56. 62 Calderón), plusieurs ministres, gouverneurs, députés et sénateurs d’extraction PANiste ont profité de leurs postes publics pour promouvoir les valeurs de l’Église catholique. Un intellectuel comme Carlos Monsivais a observé à ce propos : « Il y a dix ans l'État laïque était un terme en désuétude. Il n'était pas nécessaire de le mentionner pour qu’il représente une réalité historique. Quand la droite est arrivée au pouvoir en 2000, l'expression d'État laïque a recommencé à être entendue par nécessitée. Fox a négligemment dit : ‘L'État laïque, et avec quoi cela se mange-t-il ?’ [...]. Tant les pontifes catholiques que les fonctionnaires du gouvernement fédéral et les maires, les députés, les sénateurs et les gouverneurs du PAN insistent pour faire du laïcisme un mot mauvais, une antiquité antireligieuse, l'intrusion de l'État dans les droits des pères de famille »119. Cela a entraîné une radicalisation de l’autre côté, à gauche, qui a commencé à promouvoir et à décréter des lois, là où elle est au pouvoir, en faveur de l’avortement ou du mariage gay. Un bon exemple est celui de la « loi sur la vie en commun », dite « loi gay », décrétée par le gouvernement perredista de la ville de Mexico, le 16 novembre 2006. Cette loi a provoqué une confrontation ouverte dans la société mexicaine, entre ceux qui y était favorables et ceux qui ne l’étaient pas, tandis que l’Église catholique et le PAN se sont prononcés contre. À partir des ces deux exemples, on peut observer que le débat entre l’État et l’Église est toujours d’actualité. Ce même débat est affecté aujourd’hui par deux sujets : d’une part, la participation des Églises à la politique, de l’autre par les sujets à traiter à l’école publique. Le débat se poursuit jusqu’à nos jours et laisse apparaître un net clivage historique qui remonte à l’époque de l’indépendance, au XIXe siècle. Rappelons que notre hypothèse principale veut montrer que depuis le moment de l’indépendance du Mexique, mais plus clairement à partir de la moitié du XIXe siècle, deux groupes politiques s’affrontent pour garder le pouvoir et mettre en place leur projet de nation. Bien que ces deux groupes se soient institutionnalisés dans la politique partisane, il existe un certain projet de système politique démocratique similaire, mais ces deux groupes ont des visions et des projets diamétralement opposés dans plusieurs domaines tels ceux de l’économie, du social ou de la culture. Cela est visible à partir de l’émergence d’un État séculier (appelé aussi laïque) et d’une Église catholique qui revendique aussi son appartenance à une culture dite « mexicaine ». 119 MONSIVAIS Carlos, Estado Laico, El Universal 29 de marzo de 2009, http://www.eluniversal.com.mx/editoriales/43476.html, consulté le 13 février 2010. 63 Dès le moment de l’indépendance, le groupe proche du catholicisme a essayé de conserver un ancien système en profitant du poids de l’Église dans la société ; ainsi dans les débuts du Mexique indépendant, ce dernier a été une nation officiellement catholique, avec la religion comme base de l’identité mexicaine. Bien que ce projet ait immédiatement eu un très large succès, comme l’attestent les premières constitutions du Mexique indépendant, un autre projet d’État laïque se profilait au même moment. Ce dernier était un projet guidé par les Lumières et qui cherchait à arracher le pouvoir à l’Église catholique pour placer l’État audessus de tous les acteurs sociaux. Ces deux groupes vont s’affronter tout au long du XIXe siècle et au début du XXe. Après la Révolution mexicaine, les partisans du projet catholique ont dû se retirer, ou du moins se taire ou s’éloigner, de la vie publique. Le triomphe de l’État laïque et de la sécularisation de la société semblait en vue. Cependant à partir des amendements de lois de 1992, nous avons été témoins du resurgissement, rendu public, du projet de nation catholique, un projet toujours vivant et qui pari sur l’échec de l’État laïque et sur un processus inachevé de sécularisation de la société mexicaine. Aujourd’hui les partisans des deux projets sont clairement visibles dans l’arène publique, particulièrement dans les partis politiques. Cela est encore plus visible lorsque nous faisons appel aux jeunes leaders des partis politiques. Ces jeunes montrent, à partir de sujets transversaux dits sensibles (l’avortement et le mariage gay), comment la confrontation entre deux groupes continue et comment cette opposition est devenue au fil du temps un clivage politique-social. Ainsi, nous pensons que la confrontation entre l’État laïque et l’Église catholique reste d’actualité et visible aujourd’hui dans l’arène publique mexicaine, et ce sont les jeunes leaders des partis politiques (PAN et PRD) qui peuvent le mieux montrer et valider un tel clivage. 64 CHAPITRE 1 BREF ÉTAT DES LIEUX DES RELATIONS ENTRE L’ÉGLISE CATHOLIQUE ET LE MEXIQUE INDÉPENDANT. SECTION I : DE LA NOUVELLE ESPAGNE AU MEXIQUE. LA FORMATION DES GROUPES OPPOSANTS A) L’indépendance et le début du conflit On pourrait diviser la guerre d’indépendance en trois périodes : a) la révolution populaire, entre 1810 et 1815 ; b) la prise de conscience créole et la reprise du contrôle espagnol, de 1812 à 1819 ; c) l’arrivée de l’oligarchie créole au pouvoir, à partir de 1819. Cette division permettra de mieux connaître les acteurs, les enjeux, les conflits et la prise de position. Il est encore plus important de suivre attentivement l’évolution du phénomène. Cela nous permettra d’observer si le modèle des quatre clivages fondamentaux s’applique, ou non, au cas mexicain. Dans un premier temps, nous verrons que pendant et après l’indépendance, l’Église catholique s’efforce de conserver ses privilèges (économiques, politiques et sociaux) même si cela signifie briser certains accords et en établir d’autres avec différents acteurs sociaux. Déjà d’importants religieux dans l’histoire du Mexique tels que Fray Servando Teresa de Mier (1765-1827), Miguel Hidalgo y Costilla (1753-1811), Miguel Ramoz Arizpe (1775-1843) et José María Morelos y Pavón (1765-1815) avaient reconnu au moment de la guerre d’indépendance que parmi les « groupes corporatistes privilégiés se trouvait l’Église catholique qui, profitant de la colonie, était devenue le plus grand des propriétaires fonciers 65 et le soutien principal du régime colonial »120. Cela explique pourquoi au début du XIXe siècle, quand le Mexique cherchait à obtenir son indépendance, l’Église a préféré soutenir la métropole plutôt que l’ancienne colonie. Il faut d’abord tenir compte de l’énorme influence que l’Église catholique avait sur l’ensemble de la population de la Nouvelle Espagne. L’Église était dirigée depuis Rome et, par l’influence de la couronne espagnole, elle avait réussi à imposer une doctrine catholique à la totalité des Mexicains. Cette doctrine, plutôt conservatrice, était l’une des bases du contrôle social mais surtout du contrôle économique, et politique, des Colons. Les intérêts de la couronne espagnole étaient les mêmes que ceux de l’Église catholique, et donc ceux de Dieu, comme l’affirmait l’Église à l’époque. De plus, la majorité des Mexicains étaient élevés dans la doctrine catholique et très peu d’entre eux avaient une formation différente de celle proposée par l’Église. En fait, l’Église catholique valorisait certaines vertus telles celles de l’obéissance et de l’humilité. L’institution ecclésiastique profitait de son influence pour conserver et reproduire une situation sociale insatisfaisante dans plusieurs domaines, comme l’éducation ou la santé, où elle comblait le vide étatique. Tout cela explique pourquoi, pour la population, l’État et l’Église catholique constituaient presque la même institution. De plus, la couronne espagnole n’avait jamais envisagé un nationalisme « espagnol non catholique », et l’Église catholique profitait de la situation pour s’immiscer dans les affaires de l’État sans être inquiétée. 1) Les acteurs et les circonstances En 1808, lorsque Napoléon Ier envahit l’Espagne, il s’est attardé sur les aspects importants des territoires américains de la couronne espagnole. D’abord les réformes bourboniennes avaient favorisé dès 1759 une meilleure administration locale et le développement de domaines jusqu’alors complètement contrôlés par la couronne, tels que ceux de la presse, des beaux arts et de la recherche. De la même façon la productivité économique avait vécu un développement assez rapide, avec l’ouverture de ports au libre échange. 120 PUENTE LUTTEROTH María Alicia, « La Iglesia en México », in DUSSEL Enrique (ed.), Resistencia y Esperanza. Historia del pueblo cristiano en América Latina y el Caribe, San José de Costa Rica, CEHILA-DEI, 1995, p. 335. 66 Le Mexique, ou plutôt la Nouvelle Espagne, en 1803 était aux yeux du Baron Alexander Von Humboldt « le pays le plus riche du monde » : « J’ai trouvé ce pays grand et riche, champion de la production d’argent et d’or. Mais le Mexique est aussi le pays de l’inégalité, il existe une inégalité remarquable dans la distribution de la richesse et de la culture »121. En effet, la société était divisée en trois grands groupes : l’élite, la classe moyenne et la classe basse. Dans chacun d’eux existaient différents acteurs sociaux. Ainsi, dans l’élite, qui au total se composait de 20 000 et 30 000 habitants, il y avait l’Église, l’administration royale (le vice-roi et sa cour), les grands patrons des mines et des haciendas, les grands commerçants et les industriels, tous ayant comme facteur commun leur origine : l’Europe, et principalement l’Espagne. Aussi dans l’élite il existait des points de vue et des intérêts différents. « Dans l’élite, il y avait une tendance de plus en plus forte à confronter les intérêts de deux secteurs clairement distincts. D’un côté, les groupes qui étaient hégémoniques et liés à un système de dépendance : les patrons des mines, les commerçants exportateurs et la bureaucratie politique ; de l’autre, les secteurs désireux de promouvoir la création d’un marché interne : l’Église, les patrons des haciendas, les commerçants de la province et le groupe industriel encore naissant »122. Même si cette classe était plutôt pour sauvegarder l’ordre établi, il y avait déjà un secteur qui demandait un système économique plus ouvert pour un meilleur progrès. Ce secteur de l’élite avait la sensation de ne pas être compris par la couronne. Il avait, par conséquent, un penchant pour des réformes économiques et une politique d’ouverture. Nous pourrions avancer que nous nous trouvons face à un libéralisme en voie de formation123. 121 VON HUMBOLDT Alexander, Ensayo Político del Reino de la Nueva España, México, Fondo de Cultura Económica, 1972, p. 134. 122 VILLORO Luis, « La revolución de Independencia », in Historia General de México, México, El Colegio de México, 2000, p. 495. 123 Il nous semble assez difficile de définir le libéralisme, autant que le conservatisme, et encore plus dans le cadre des premières années du Mexique indépendant ; cependant Josefina Zoraida Vázquez nous offre une définition qui nous semble assez pertinente pour la présente recherche : « Nous pouvons résumer le concept de libéralisme comme l'effort pour transformer la société, la réaffirmation des libertés individuelles en s'opposant aux privilèges, la sécularisation de la société et la limitation du pouvoir gouvernemental par le biais de la représentation politique et du constitutionnalisme. Ces principes, qui ont commencé à se consolider au XVIIe siècle avec la Révolution anglaise, finiront par s’imposer tout au long des XVIIIe et XIXe siècles ; tout cela a fini par remplacer la société organique formée par les corporations, par une autre société composée d'individus ; l’État qui participait à toutes les activités humaines et dont le principe était l'ordre, a également été remplacé par un autre État dont le principe est la liberté et dont la norme est le laisser-faire avec un système juridique dont les bases sont l'égalité et la généralité », VÁZQUEZ Josefina Zoraida, « Liberales y conservadores en México : diferencias y similitudes », in Estudios Interdisciplinarios de América Latina y el Caribe, Vol.VIII, n° 1, Enero-junio 1997, pp. 1-2. 67 La deuxième classe, la moyenne ou les « illustrés », était la classe qui avait grandi grâce aux réformes bourboniennes (c’était plutôt la bureaucratie moyenne). Elle était déjà assez nombreuse, presque un million d’habitants. Cette classe comportait également différents acteurs et secteurs bien délimités. D’abord, il faut préciser que la classe moyenne était une classe en formation, une classe qui n’avait pas encore deux générations d’âges. Les secteurs de cette classe étaient : 1) Les ecclésiastiques (le clergé, moyen et bas), l’administration bureaucratique de l’Église enfermée dans des postes moyens et sans possibilité d’ascension. 2) Les militaires, dans la même logique que l’Église, l’armée de la Nouvelle Espagne laissait monter les militaires jusqu’à un niveau déterminé mais toujours hors de l’élite. 3) Les avocats, le grand corpus de la bureaucratie moyenne de la Nouvelle Espagne, était un groupe d’« illustrés » avec de grandes aspirations mais sans opportunités réelles d’ascension sur l’échelle sociale. Ce groupe sera celui qui développera l’idée d’un antagonisme entre « Créoles et gachupines » ou entre « Américains et Européens ». Cet antagonisme racial était la façon d’exprimer leur malaise et leur rancœur par rapport à l’organisation économique, politique et sociale de la Nouvelle Espagne. À juger par Luis Villoro : « Au début du XIXe siècle, il y avait en Nouvelle Espagne un groupe important d’‘illustrés’, tous créoles et pauvres, qui se consacraient au Droit, à l’administration ou au salut des âmes, et étaient des lecteurs fidèles d’œuvres théologiques et juridiques. Ils formaient une élite intellectuelle unie par l’insatisfaction commune. Économiquement improductive, cette intelligentsia monopolisait une arme terrible : l’illustration, déposée presque entièrement entre leurs mains »124. Cette citation est assez claire pour décrire cette classe moyenne illustrée125. 124 Ibid., p. 497. L’Illustration, ou les Lumières, sont l’ensemble des idées surgies au cours des XVIII e et XIXe siècles à partir d’un mouvement intellectuel et culturel européen qui a abouti, principalement en France et en Angleterre, et qui cherchait à questionner et à repenser le monde à travers une vision plutôt rationnelle et non plus scolastique. Un grand développement intellectuel a donc découlé de ces questionnements. Emmanuel Kant résume très clairement l’esprit des Lumières dans son texte classique, Qu’est-ce que les Lumières ?, dans lequel l’auteur allemand écrit : « Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité à se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un 125 68 Finalement la classe basse était la plus importante, six millions d’habitants. Celle-ci était formée par les indigènes et les mestizos ; mais là encore il y avait des secteurs différents : 1) Les peones (manœuvres), un groupe considéré en minorité d’âge perpétuelle126, destiné à la misère et au rejet de la part des autres classes. Parfois ils étaient proches de l’esclavage. 2) Les mineurs, des ouvriers « libres et mobiles » mais sans aucun droit du travail et soumis à une discipline de fer (journées de travail pouvant aller jusqu’à dix-huit heures). Cette classe ne savait absolument pas s’organiser et son éducation était inexistante ; ils n’étaient donc pas conscients de leur situation d’oppression. Malgré tout cela, cette classe avait une meilleure paie que les peones. Avec cette organisation sociale arrivera le moment de l’indépendance. D’un côté, une élite divisée, ensuite des « illustrés » socialement frustrés et ambitieux, et enfin des hordes d’Indigènes et de Métis sans la moindre conscience de classe. C’est dans ce contexte là qu’a eu lieu l’invasion de Napoléon Ier en Espagne et qu’a émergé un débat qui, après trois cents ans de colonie, existait dans les discutions théoriques des habitants de la Nouvelle Espagne : où se situe la souveraineté face à l’absence de roi ? Ce débat était établi en Amérique hispanique dès l’époque de la Conquête par des religieux, comme Fray Bartolomé de Las Casas, et il a fortement été développé au fil des années par les Jésuites. Mais à partir des réformes bourboniennes, les « illustrés » avaient eu l’opportunité de connaître des textes jusqu’alors interdits sur le territoire espagnol. Ensuite l’indépendance des défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. « Sapere aude ! » (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières […] J’ai porté le point essentiel dans l’avènement des Lumières sur celles par lesquelles les hommes sortent d’une minorité dont ils sont eux-mêmes responsables, –surtout sur les questions de religion […] c’est-à-dire cette inclination et cette disposition à la libre pensée, cette tendance agit alors graduellement à rebours sur les sentiments du peuple (ce par quoi le peuple augmente peu à peu son aptitude à se comporter en liberté) », KANT Emmanuel, « ¿ Qué es la Ilustración? », in Filosofía de la Historia, México, Fondo de Cultura Económica, 2000, pp. 25-38. 126 Même si la controverse de Valladolid avait donné aux Indigènes le statut « d’hommes, êtres humains avec une âme », ce même document parlait du besoin de former de bonnes âmes et ces derniers n’avaient pas encore les éléments nécessaires pour l’avoir (capacité de volonté et de jugement propre). C’était, donc, à la Couronne espagnole, au moyen de la colonisation spirituelle, de les former dans la bonne tradition catholique et chrétienne. 69 États-Unis (1776) et la Révolution française (1789) avaient fortement influencé le parcours de ce débat, plus épistolaire qu’oral. En Espagne, face à l’absence de roi, se sont établies des « assemblées provinciales » (juntas provinciales) pour sauvegarder par elles-mêmes la souveraineté. Les Espagnols comprenaient le terme souveraineté comme la capacité d’agir en tant que citoyens libres de l’oppression française. En Nouvelle Espagne, en revanche, on avait deux positions : a) Le parti européen, représenté par la Real Audiencia. Pour lui la société devait rester telle quelle, sans changement, tant qu’il n’y avait pas de roi ; il proposait d’attendre l’arrivée d’un héritier légitime à la couronne et l’expulsion de l’ennemi du territoire espagnol. Il est clair que ce parti ne cherchait pas à créer ou à promouvoir de changement. b) Les Créoles illustrés, représentés par l’Ayuntamiento de la ville de Mexico. Ils demandaient à suivre l’exemple espagnol et à former des « ensembles » pour gouverner la colonie face à l’absence de roi. Mais ils ont introduit un concept, révolutionnaire pour l’époque : l’autogouvernement. Avec le mouvement d’indépendance commencé en 1810, certains leaders indépendantistes se posaient la question de la séparation de l’État et de l’Église, c'est-à-dire que l’affaire de la sécularisation apparaissait à nouveau en Nouvelle Espagne 127. La participation d’hommes d’Église tels qu’Hidalgo et Morelos, leaders du mouvement, a fait que l’Église condamnait toute initiative de séparation avec l’État. Cela explique l’excommunication d’Hidalgo128 et de Morelos par le Vatican, mais aussi le phénomène que certains chercheurs ont appelé La iglesia patriota (l’Église patriotique). Une fois la guerre 127 Il faut rappeler l’affaire de l’expulsion des jésuites de toutes les colonies espagnoles en 1767, car ils s’étaient mêlés des affaires de la couronne. Par ailleurs, les réformes « bourboniennes » établiront la suprématie de la couronne sur l’Église. Le Patronato ou administration des biens dans les colonies, n’était plus un cadeau du pape aux rois mais un droit. 128 La nuit du 15 au 16 septembre 1810 dans le village de Dolores, dans l’État de Guanajuato, le prête Miguel Hidalgo y Costilla lance le crie d’indépendance : « Vive la vierge de Guadalupe, mort au mauvais gouvernement ! Vive le roi, à bas le mauvais gouvernement ! Vive Fernando VII ! ». Ce cri permet de nombreuses interprétations au sujet de ce que cherchait à dire Hidalgo, mais tous les historiens sont d’accord pour dire qu’il s’agit là du moment fondateur de la guerre armée d’indépendance avec deux camps clairement définis : d’un côté, le parti européen qui voulait maintenir la dépendance vis-à-vis de l’Espagne et, de l’autre, les Créoles, avec la classe basse à ses côtés, qui demandaient l’indépendance. Cf. MORA José María Luis, México y sus revoluciones. Tomo 2, México, Porrua, 1986, p. 165. 70 d’indépendance commencée, les groupes politiques bougèrent d’un côté à l’autre sans laisser voir clairement ce qu’ils cherchaient. Ainsi, nous verrons que l’Église, et même le haut clergé, iront d’un parti à un autre selon leurs intérêts. Enrique López Oliva observe que : « Plusieurs facteurs ont conduit, au Mexique et dans la plupart des pays latino-américains, au surgissement d’une Église créole patriotique, qui a affronté le régime colonial et le haut clergé ; normalement européen et très attaché au roi, ce haut clergé agissait comme un agent de la monarchie et son défenseur grâce à tous les bénéfices et profits qu’il recevait en échange »129. Par ailleurs, il faut souligner que cette génération du clergé de l’Église patriotique émane des centres d’études les plus progressistes de l’époque. D’après des auteurs tels que López Oliva130 et Camilo Torres131, ces centres ont développé une pensée théologique pratique-politique de l’émancipation et qui sera l’un des antécédents de la Théologie de la Libération au XXe siècle. Ces mêmes auteurs affirment qu’entre six et huit mille prêtres ont soutenu la cause indépendantiste. Même si le chiffre semble exagéré, il montre au moins l’existence d’un clergé différent du haut clergé. Une autre réalité était que les leaders indépendantistes avaient laissé de côté le problème religieux pour se concentrer sur des objectifs politiques, économiques et sociaux. Entre autres, les leaders de la période de l’indépendance du Mexique avaient toujours ratifié leur attachement et leur orthodoxie catholique. Cela s’explique, d’abord, par la formation théologique qui existait à l’époque ; ensuite parce que personne n’osait rompre avec une culture qui monopolisait les valeurs morales de l’époque et, finalement, c’était une stratégie de ne pas affronter une institution ayant beaucoup de pouvoir économique, politique et social (comme l’Église catholique). Les Créoles se montreront toujours ambivalents et indécis, la classe basse sera seulement acteur du drame mais sans la capacité d’écrire son propre scénario. Au début, le prêtre de Dolores conservait l’idée créole d’être fidèle au roi mais plus à l’Espagne. Hidalgo demandera plus tard pour la Nouvelle Espagne les mêmes droits que pour n’importe quelle vice-royauté soumise à la couronne. On peut affirmer que l’idée d’indépendance était déjà installée dans l’esprit de l’insurgé. En même temps, on peut voir 129 LÓPEZ OLIVA Enrique, « La Iglesia católica y la Revolución Mexicana », in Temas. Cultura, Ideología, Sociedad, n° 61 enero-marzo 2010, p. 50. 130 LÓPEZ OLIVA Enrique, Los católicos y la revolución latinoamericana, La Habana, Editorial de Ciencias Sociales, 1970, 200 p. 131 TORRES Camilo, Cristianismo y revolución, México, Era, 1970, 624 p. 71 qu’Hidalgo était plutôt prudent quand il a décidé de ne pas rompre avec l’Église Catholique, même si cette dernière condamnait le prête, et de sauvegarder la religion catholique sur son étendard de lutte. Finalement Hidalgo a tenu compte de ses fidèles pauvres, la classe basse, et il a supprimé la distinction des castes et a déclaré l’abolition de l’esclavage. Avec le succès immédiat de la rébellion, Hidalgo prit conscience du manque d’organisation de son projet lorsqu’il était incapable de contrôler le vandalisme et la destruction que le mouvement pratiquait dans les villes et villages. D’après Luis Villoro « Les multitudes fascinées qui suivent Hidalgo ne peuvent pas avoir de programme révolutionnaire concret. Elles ont seulement une perspective immédiate : la destruction de l’ordre social oppresseur, personnifié par les riches européens »132. On observe que la révolution avait démarrée mais sans avoir un projet clair et net à suivre. 2) La révolution populaire et les Constitutions libérales (Cadiz et Apatzingan) Parallèlement à la lutte armée qui se développait en Nouvelle Espagne, le 24 septembre 1810 à Cadiz en Espagne, se réunissaient les cortès espagnoles pour discuter de la situation inédite dans le royaume : l’absence de roi. Dans les cortès, sur un total de cent quatre vingt treize députés, il y en avait cinquante-trois américains, tous proches du libéralisme français et ayant comme modèle les états généraux français de 1789. Pour la Nouvelle Espagne, il y avait dixsept députés (seize Américains et un Espagnol)133. Ainsi les députés américains ont défendu le droit à la citoyenneté de l’élément autochtone, des Noirs et des castes. Ils ont exigé l’abolition de l’esclavage et la liberté de commerce pour toutes les colonies. De leur côté, les députés européens étaient plutôt libéraux et favorables à ce type de demande, mais en même temps ils avaient peur que, ensuite soit demandée l’indépendance de l’Amérique hispanique. Finalement, les cortès ont appuyé un texte assez libéral pour l’époque134. Après de longues discussions, toutes les demandes ont été approuvées, mais pour plusieurs des députés américains il était déjà trop tard. Le 18 mai 1812 est née la Constitution 132 VILLORO Luis, op. cit., p. 506. Pour connaître en détail la constitution des Cortès de Cadix ainsi que les débats, cf. BERRUEZO María Teresa, La participación americana en las Cortes de Cádiz. 1810-1814, Madrid, Centro de Estudios Constitiucionales, 1986, 326 p. 134 « En bref ils demandaient : une représentation égale dans les cortès pour l’Espagne et pour l’Amérique ; la liberté d’exploitation agricole, minière et industrielle ; la liberté de commerce ; la disparition des taxes sur l’exportation –importation ; l’égalité entre Espagnols et Américains pour la distribution des emplois ; le rétablissement des jésuites », cf. VILLORO Luis, « La revolución de Independencia », in op cit., p. 512. 133 72 de Cadix, avec une influence évidente des Constitutions françaises de 1793 et 1795. Elle donnait de vastes pouvoirs aux cortès, proclamait la souveraineté populaire, décrétait la liberté d’expression et abolissait aussi l’Inquisition. Pour finir, la Constitution établissait la parité des colonies avec la métropole concernant la représentation dans les cortès et la distribution des emplois administratifs. Le 30 septembre 1812, la Constitution a été proclamée à Mexico, capitale de la Nouvelle Espagne (celle-ci n’a jamais été appliquée). On est ici face à la naissance d’une « contre-mobilisation de la périphérie », selon Stein Rokkan. De ce fait, cela entraîne la prise de conscience du côté conservateur. Même si la citation suivante a été faite à propos des partis européens, elle s’adapte au cas que nous étudions. En effet, si l’on se réfère aux propos de Daniel-Louis Seiler : « Dans le processus historique d’édification stato-nationale, l’initiative appartient au centre (l’Espagne) devenu, de la sorte, une force révolutionnaire (la Constitution de Cadix), la réponse de la périphérie (l’élite de la Nouvelle Espagne) fut une réaction de défense contre ce dernier, se traduisant par une contre-mobilisation (l’abolition de la constitution de Cadix) devant faire place à la mobilisation mise en œuvre par le Centre. C’est la première forme de conscience, la réaction de la périphérie […] la conscience nationalitaire »135. Pour le cas mexicain nous pourrions ajouter qu’il y aura aussi des insurgés aux côtés d’Hidalgo, qui auront une plus grande vision politique ou, au moins, un niveau de lecture plus élevé que celui du prête. Ignacio Allende fut bien plus tard le premier insurgé à voir la lutte comme un problème d’ordre militaire qui demandait une organisation militaire pour réussir, et pas seulement la révolte populaire. Mais ce sera plutôt José María Morelos y Pavón136 qui donnera un corpus et un contenu social et politique au mouvement. Ainsi, la Constitution indépendantiste d’Apatzingan137, rédigée par Morelos, exprime dans son premier chapitre : « La religion catholique, apostolique et romane, est la seule que 135 SEILER Daniel-Louis, « Défendre la périphérie », in Les partis régionalistes en Europe. Des acteurs en développement ?, Bruxelles, Université de Bruxelles, 2005, p. 36. 136 José María Morelos y Pavón, était un berger mulâtre, fils d’un charpentier. Il avait été l’un des élèves les plus progressistes d’Hidalgo. Morelos était finalement devenu un prêtre rural en contact permanent avec la classe basse (cela explique son ascension rapide à la tête du mouvement). 137 Les 14 et 15 septembre, Morelos réunit tous les insurgés à Chilpancingo pour présenter d’abord ses Sentimientos de la Nación, et donner ensuite aux insurgés illustrés le devoir de rédiger la première Constitution mexicaine. Le 6 novembre 1812 est née la Constitution d’Apatzingan, un texte provisionnel qui formalise l’indépendance du Mexique (à partir de ce moment, le nom Mexique est pris par les insurgés et non plus celui de Nouvelle Espagne), rejette la monarchie européenne et établit la république comme type de gouvernement. Cf. 73 doit professer l’État »138. Malgré tout, le haut clergé a accusé les « prêtres patriotiques » d’être libéraux aussi dans le domaine religieux. Morelos s’est donc attaché à donner un sens social et agraire à la révolution d’indépendance. Selon Luis Villoro : « Les troupes étaient composées de Noirs, Mulâtres, et Apaches [...]. Les troupes de Morelos étaient composées d’Indigènes archers, de Noirs et Mulâtres du sud, d’anciens ‘peones’ des haciendas, de soldats de l’armée espagnole renégats et de milliers de paysans nullement armés, mais très efficaces au moment des assauts »139. Morelos est considéré comme le précurseur de la réforme agraire tout en ayant supprimé l’Inquisition et confisqué ses biens. Morelos a, parallèlement, fait très attention à ne jamais nier, ni questionner, la foi catholique. Mais le plus important est qu’il avait déjà été contacté par les créoles qui prendront la suite. D’après l’auteur précédemment cité : « À mesure que le mouvement avance, plusieurs individus de classe moyenne appuient ouvertement la révolte. Au début le nombre est petit, mais il commence à augmenter rapidement. Sous la protection d’abord de Rayon et ensuite de Morelos, les Créoles illustrés commenceront à agir, ils vont divulguer les idées de la révolution […]. Morelos touché par leurs ‘lumières’, les protège et il y a rapidement aux côtés des caudillos populaires un autre élément social plus habile avec l’écriture qu’avec les armes : les Créoles illustrés »140. Avec le support de ces derniers, Morelos acquiert aussi à la cause les individus qui donneront un corpus politique à la lutte armée. Luis Villoro ajoute : « Les Créoles illustrés conçoivent le problème comme essentiellement politique et juridique. Ils élaborent une plateforme qui pourrait convenir à tous les secteurs déplacés par le système colonial de dépendance […] Fray Servando Teresa de Mier est celui qui développe avec la plus grande rigueur les arguments historiques et juridiques à partir desquels les Créoles demandaient l’indépendance. L’Amérique, effectivement, a son propre pacte social, élaboré par Charles V avec les conquérants et avec les Indigènes […]. Le lien est établi avec le roi et non pas avec l’Espagne […]. Le seul lien entre l’Amérique et l’Espagne est le souverain, et chaque pays a dû se gouverner comme si le roi n’était pas commun à tous, mais comme étant propre à chaque royaume […]. C’est ça la ‘Constitution Américaine’. Les revendications des groupes insurgés s’inspirent de cette dernière ; ce sont plutôt les Européens qui essaient SIERRA Justo, « Evolución Política del pueblo mexicano », in Obras Completas Tomo XII, México, UNAM, 1991, p. 158. 138 TORMO Leandro et GONZALBO AIZPURU Pilar, Historia de la Iglesia en América Latina, T III (La Iglesia en la crisis de independencia), Friburgo-Madrid, FERES-OCSHA, 1963, p. 99. 139 VILLORO Luis, « La revolución de Independencia », in op. cit., p. 508. 140 Ibid., p. 509. 74 d’abolir le pacte social et de le remplacer par un gouvernement tyrannique »141. À partir de ce moment-là un secteur de l’élite, les patrons des haciendas, les industriels et même un secteur de l’Église catholique, commencera à voir l’indépendance comme quelque chose de bénéfique pour eux. 3) La prise de conscience créole et la reprise du contrôle espagnol Comme l’avait fait la Constitution de Cadix, la Constitution d’Apatzingan s’inspire du modèle français, mais la grande différence est que la première essayait de maintenir un régime monarchique, tandis que la seconde choisissait la voie d’un système républicain, à cause de la tournure radicale qu’avait pris la révolte populaire, d’un côté, et grâce à l’impulsion des Créoles illustrés de l’autre. À ce propos, Justo Sierra affirme que : « La constitution d’Apatzingan se distinguait de celle de 1812, par son caractère nettement républicain jusqu’à l’extraordinaire erreur de faire partager le Pouvoir exécutif par trois personnes (article 132) et de donner une importance capitale à la domination du catholicisme comme religion unique (article 1er) : le rétablissement des Jésuites avait déjà été établi par le Congrès et la loi ne permettait pas aux étrangers non catholiques de devenir citoyens (articles 14 et 15) »142. Mais, ni la Constitution de Cadix, ni celle d’Apatzingan n’arriveraient à bon port. En mai 1814 Fernando VII reprend le pouvoir et déclare la Constitution de Cadix abolie, les cortès dissoutes, l’absolutisme était revenu. En 1819, le pays était presque en paix (seuls Guerrero et Ascencio continuent à lutter dans le sud du pays et de façon isolée ; d’autres, tels que Victoria, étaient cachés dans la jungle mais déjà sans aucune force ni activité). L’élite avait repris le pouvoir, mais elle était déjà divisée et les circonstances avaient radicalement changé dès 1810. D’abord un nombre important de nouvelles nations sont apparues dans le sud de l’Amérique (1816 les Provinces Unies de la Plata ; 1818 le Chili ; 1819 la Grande Colombie) avec des Créoles à tous les postes dirigeants, donc ayant le contrôle étatique. Ensuite, l’armée espagnole était assez importante, elle avait atteint un effectif de 80 000 individus, mais qui n’obéissaient qu’à leurs chefs immédiats (cela a été une des origines de plusieurs caudillos dans tout le pays). On pourrait affirmer que l’armée était plutôt constituée des diverses colonnes de soldats, chacune étant indépendante de l’autre. En outre les chefs militaires étaient de plus en plus éloignés des intérêts de la couronne. « Les longues campagnes ont fait 141 142 Ibid., pp. 509-10. SIERRA Justo, « Evolución Política del pueblo mexicano », op. cit., p. 158. 75 de l’armée des unités autosuffisantes, plus liées à leurs généraux qu’au pouvoir central. Le caudillo militaire était de plus en plus réticent à obéir au fonctionnaire public […] par exemple […] Calleja en campagne se trouvait de plus en plus éloigné des fonctionnaires et commerçants européens, qu’il considérait en plus comme des lâches et des fainéants, et il se percevait plus proche des créoles illustrés qu’il combattait »143. Avec le temps, il y eut forcément un changement générationnel et même si les postes de commandement étaient toujours monopolisés par les Européens, les généraux mexicains avaient commencé à arriver à des postes qui, jusque-là, leur étaient interdits. Finalement, cette même armée avait un grand corpus de « franc-maçonnes » qui grandissait à pas gigantesques144. La « maçonnerie française » introduite dans l’armée espagnole avait influencé les soldats avec ses idées libérales et les avait rapprochés davantage de la Constitution de Cadix que d’un système absolutiste, comme celui de Fernando VII. Presque la totalité des militaires mexicains étaient franc-maçonnes ou très proches de la maçonnerie145. On assiste ici à la naissance d’un second mouvement, le mouvement réactionnaire du côté conservateur (l’élite). La prise de conscience se fait donc dans les deux sens, et pas 143 VILLORO Luis, « La revolución de Independencia », op. cit., p. 517. La franc-maçonnerie se définit elle-même comme une institution initiatique secrète, non-religieuse, une fondation philanthropique, symbolique et philosophique dans le sens de la fraternité. Son objectif est la recherche de la vérité, par le moyen de la raison, et la promotion du développement intellectuel et moral de l'homme, ainsi que le progrès social. Apparue en Europe entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècles, la franc-maçonnerie moderne ou « spéculative » a souvent été décrite comme un ensemble particulier de morale illustré par des symboles. Il se présente comme un outil de formation, avec une méthode particulière, basée sur le symbolisme de la construction qui permet à ses membres de développer leur capacité d'écoute, de réflexion et de dialogue pour transmettre ces valeurs à leur environnement. Cf., BERNHEIM Alain, Une certaine idée de la franc-maçonnerie, Paris, Dervy, 2008, 606 p. Cf. l’ouvrage collectif, Encyclopédie de la franc-maçonnerie, Paris, Librairie générale française, 2008, 982 p. 145 Le rite franc-maçon est arrivé en Nouvelle Espagne pendant la seconde moitié du XVIII e siècle, au momentmême où l’Inquisition combattait toute expression rituelle en dehors du catholicisme. Il devint alors « secret ». Les loges maçonniques devinrent des sociétés sécrètes très fermées. D’après José Antonio Ferrer Benimeli, on ne possède pas la documentation nécessaire pour savoir quel impact la franc-maçonnerie a eu dans le processus indépendantiste ; cependant le même auteur reconnaît l’importance de la loge en tant que véhicule des idées affleurées par les Lumières pour les colonies espagnoles au moment des mouvements d’indépendance. Cf., FERRER BENIMELI José Antonio, Masonería, iglesia e ilustración : La otra cara del conflicto: conclusiones y bibliografía, Madrid, Fundación Univ Española, 1986, 831 p. De son côté Virginia Guedea affirme que « la confusion entre sociétés patriotiques hispano-américaines et loges franc-maçonnes est ténue. Ainsi, entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle, leur structure est très proche ». GUEDEA Virginia, En busca de un gobierno alterno, México, UNAM, 1992, p. 72. La première loge maçonnique du Mexique, nommée Arquitectura Moral, fut fondée en 1806. L’année 1813 a vu l’apparition de la Gran Logia de México au rite écossais. D’après José María Mateos, des insurgés indépendantistes tels que Miguel Hidalgo y Costilla, José María Morelos y Pavón et Ignacio Allende militaient dans le rite écossais. Cf., MATEOS José María, Historia de la Masonería en México desde 1806 hasta 1884, México, s.n., 1884, 402 p. 144 76 uniquement du côté insurgé. L’élite avait les moyens et c’est avec cette prise de conscience qu’ils décideront de faire évoluer les choses. Comme l’atteste Daniel-Louis Seiler : « Le premier moment dans la prise de conscience de la périphérie est une phase réactionnaire, la réaction de la périphérie. Elle se traduit par un rejet de la modernisation et des innovations introduites par le centre lors des révolutions nationale et démocratique –au sens de Rokkan–, car elles sont perçues par les élites traditionnelles de la périphérie comme attentatoires aux droits et privilèges de cette dernière, à ses fors –ses ‘fueros’ en Espagne–, à ses pratiques et coutumes, parfois à sa langue et à son statut religieux […]. La périphérie se mobilise, en définitive, pour recourir au statu quo ante. On se retrouve donc en présence d’un mouvement et des partis réactionnaires dans toute l’acception du terme […] qualifié de réaction légitimiste »146. On peut observer qu’un conflit était en train de devenir un clivage. 4) L’oligarchie créole au pouvoir Du côté économique les années de guerre avaient dévasté tout le secteur productif du pays, (surtout la production agricole et minière). La population travailleuse avait diminué de moitié par rapport à 1810, la guerre avait fait 600 000 morts. Dans ce contexte un événement allait arriver qui ferait basculer, une fois de plus, le cours d’une lutte presque achevée. En janvier 1820, débutait une rébellion libérale en Espagne dans le but de faire rétablir la Constitution de Cadix. La rébellion a eu un tel succès que Fernando VII a dû jurer et la rétablir. Les répercussions pour la Nouvelle Espagne ont été immédiates. L’Église, surtout, voit avec peur la possibilité de perdre ses privilèges. Au Mexique, le parti européen, face à la possible réaction de l’Église catholique, approuve aussi rapidement la Constitution et décide d’envoyer Agustín de Iturbide147 annihiler de manière définitive Guerrero et l’idée d’indépendance. Cela était plutôt une façon de montrer la puissance de l’armée espagnole au commandement du parti européen et d’intimider une autre révolte populaire orchestrée, cette fois, par l’Église catholique. Mais Iturbide a eu une analyse assez différente de la situation et a profité de l’opportunité pour s’entourer, par le biais d’une active campagne épistolaire, de tous les groupes et secteurs qu’il avait combattus durant dix ans ; même ses ennemis ont basculé, par pur pragmatisme, et sont 146 SEILER Daniel-Louis « Défendre la périphérie », op. cit., p. 36. Agustín de Iturbide était un Créole, fils d’un espagnol propriétaire foncier et d’une Créole de l’oligarchie. Il avait toujours combattu la révolution d’indépendance au côté de l’armée royale. Le fait d’avoir une origine espagnole directe avait facilité sa rapide carrière dans l’armée. À la fin de 1820, il était l’incontestable chef des forces royales de la Nouvelle Espagne. 147 77 devenus ses alliés. Ainsi Iturbide, avec tous les groupes de son côté, déclarait l’indépendance du Mexique. Selon Luis Villoro : « Iturbide dévoile un plan bien forgé. Grâce à une remarquable campagne épistolaire, il réussit à obtenir l’adhésion des principaux chefs militaires. Ensuite il rédige un plan à Iguala qui est acclamé par ses soldats. Il proclame l’indépendance ; il déclare la religion catholique comme la seule religion de l’État, et établit que le clergé séculier et régulier conserverait tous ses fors (fueros) et privilèges ; il demande l’union des Européens, des créoles et des indigènes dans une seule nation. Comme régime, le nouvel empire conservait la monarchie. La couronne sera offerte à Fernando VII ou à un autre membre de la maison royale […]. Iturbide entre finalement en contact avec Guerrero. Les derniers caudillos insurgés y voient l’opportunité d’obtenir l’indépendance et décident de s’unir au mouvement »148. Le 21 septembre 1821 est la date reconnue comme celle de l’indépendance du Mexique. D’après María Alicia Puente Lutteroth, « L’indépendance a été trahie par ses dirigeants »149. Cette interprétation est née du fait que Agustín de Iturbide qui, quelque temps après l’indépendance essaya de devenir empereur du Mexique, a eu tout le soutien du haut clergé pour stopper et effacer toutes les mesures libérales accordées par la Constitution de Cadix qui affectait les intérêts économiques et politiques de l’Église catholique. Agustín de Iturbide, soutenu par l’armée, le haut clergé et les groupes les plus influents et puissants de Créoles et Espagnols du Mexique, a proclamé le Plan de Iguala, connu aussi sous le nom de Plan de las Tres garantías (Plan des trois garanties). Ce plan établissait que le catholicisme romain était la religion unique au Mexique –repris du Plan d’Apatzingan– et que lui-même, le catholicisme, garantissait l’union sociale entre tous les Mexicains ; il retirait finalement le Mexique de la domination de l’Espagne, alors gouvernée par les tribunaux libéraux de Cadix. Pourtant le Plan d’Iguala proposait, paradoxalement, que le nouvel empereur soit Fernando VII en personne, c'est-à-dire qu’il demandait que ce soit un prince européen qui gouverne le nouveau pays. Le plan assurait également qu’il n’existerait pas d’amortissements des biens de l’Église catholique et que le clergé et les militaires conserveraient leurs privilèges politiques et économiques. Iturbide avait été très prudent et intelligent avec le Plan de las Tres garantias, il avait réussi à donner satisfaction à presque tout le monde, les garanties étaient : a) religion 148 149 VILLORO Luis, « La revolución de Independencia », op cit., p. 519. PUENTE LUTTEROTH María Alicia, op. cit., pp. 335-48. 78 catholique unique, accord avec l’Église à tous les niveaux ; b) union de tous les groupes sociaux, accord avec les libéraux créoles illustrés et la classe basse ; c) indépendance, accord avec les insurgés mais aussi avec tous les autres groupes qui cachaient leurs désirs d’indépendance (la haute oligarchie créole et l’élite économique). De plus, Iturbide attira le parti européen avec la promesse de garder les droits de l’empire pour la couronne espagnole. Cela explique pourquoi il a immédiatement eu le soutien de tous les secteurs impliqués dans la guerre d’indépendance. Le 3 mars 1821 arrivait à Veracruz Juan de O’Donoju envoyé par les cortès espagnoles comme chef politique de la Nouvelle Espagne. Il connaissait la situation et décida de signer un traité avec Iturbide où l’indépendance du Mexique était acceptée, mais où les droits de la maison royale espagnole pour gouverner le nouveau pays étaient sauvegardés. Si l’on se réfère à l’analyse de Luis Villoro : « Agustín de Iturbide, à la tête de l’armée des trois garanties (religion, union, indépendance) entre dans la ville de Mexico le 27 septembre 1821. Après de plus de dix ans de luttes, l’indépendance était consumée ; mais ses termes étaient assez différents de ceux qu’avait proclamés la révolution populaire de 1810. La rébellion ne préconisait aucune transformation sociale importante par rapport à l’ancien régime »150. Malgré tout, l’Église catholique et l’institution papale n’ont pas accepté l’indépendance mexicaine et ont continué à soutenir la couronne espagnole. B) Le Mexique indépendant et la discussion sur l’avenir de la nouvelle nation 1) Les demandes de 1810 et l’indépendance de 1821. Les nouveaux enjeux Il est clair que la proclamation d’indépendance de 1821 n’a rien à voir avec celle de 1813 faite par Morelos, ou par le mouvement populaire de 1810 et le prêtre Hidalgo. L’indépendance était plutôt la victoire d’un groupe sur un autre, la victoire de l’oligarchie créole face à l’oligarchie européenne, toutes les deux antirévolutionnaires et conservatrices. Selon Gastón García Cantú : « La façon dont l’indépendance avait été obtenue avait conditionné la préservation du pouvoir à une monarchie modérée, et avait laissé oublier le système républicain, qui était précisément le désir ardent de la révolution d’indépendance […]. Pour la haute élite économique de la Nouvelle Espagne, une monarchie, fondée sur l’intolérance religieuse et une armée disciplinée, était la condition pour confirmer ses domaines, ses fors et ses privilèges ; rester liée à une Espagne libérale était la possibilité de s’exposer à une autre 150 VILLORO Luis, « La revolución de Independencia », op. cit., p. 520. 79 révolution comme celle de 1812 à Cadix »151. Luis Villoro, quant à lui, atteste que : « L’indépendance était à la fin l’addition de tous les objectifs propres à la classe haute créole qui conservaient essentiellement l’ancien régime ; ils dérogent aux lois qui sont contraires à leur développement, affirment leur pouvoir et en même temps ils concèdent quelques réclamations à la classe moyenne pour avoir son adhésion »152. Les Européens ont perdu la direction de l’armée et avec ça le contrôle du pays, mais dans ces premiers temps, des secteurs comme l’Église catholique basculent à la faveur des oligarques créoles et lâchent les européens dans une logique pragmatique. La lutte pour le contrôle du pays ne s’arrête pas, bien sûr, avec la proclamation de l’indépendance. Cette lutte s’étend aux organes représentatifs, de plus, elle est maintenant idéologique et non plus armée. Ainsi, le 24 février 1822 s’installe le Congrès constituant avec six partis clairement définis : a) l’armée ou les « iturbidistes » ; b) le haut clergé ; c) l’oligarchie créole ; d) le bas clergé ; e) les Créoles illustrés et les ancien insurgés ; f) les Européens ou « bourbonistes ». Mais il y avait seulement deux camps politiques à choisir : les monarchistes et les républicains. Toujours est-il que ce débat se concentrait surtout sur la façon de gouverner le nouveau pays indépendant. Mais, une fois de plus, de vieux enjeux se montraient du côté des Créoles, qu’ils appartiennent à l’oligarchie ou à la classe moyenne : xénophobie, agressions contre les Européens et demande de leur expulsion ; peur du despotisme, maintenant personnifié par Iturbide ; propagation des idées libérales ; précaution et méfiance envers l’Église. Les franc-maçonnes, incarnés par les Créoles illustrés, demandaient d’après l’auteur précédemment cité : « La classe moyenne avait trouvé sa machine d’agitation dans les loges maçonniques qui sont devenues assez fortes. Ses principaux ennemis ont changé : ce sont maintenant le haut clergé et l’armée. Contre le premier, le Congrès empêchait la rentrée des Jésuites et demandait la régularisation des temporalités ecclésiastiques […]. Mais la priorité et le principal enjeu était l’armée, car elle représentait un corps énorme qui absorbait presque tout le trésor »153. Face à cette situation le secteur conservateur, l’armée et le haut clergé, eurent ensemble une action rapide et inattendue et demandaient, le 18 mai 1821, la couronne pour « Agustín Ier, empereur du Mexique ». Au commencement, le projet avait été rejeté par les Créoles illustrés, par le bas 151 GARCÍA CANTÚ Gastón, Idea de México. Tomo V La Derecha, México, Fondo de Cultura Económica, 1991, p. 32. 152 VILLORO Luis, « La revolución de Independencia », op. cit., p. 520. 153 VILLORO Luis, « La revolución de Independencia », op. cit., p. 522. 80 clergé et même par les « bourbonistes », mais la puissance montrée par l’armée les avait finalement tous intimidés. En effet la pression de l’armée a été suffisamment forte pour que le Congrès désigne le 21 juillet Agustín de Iturbide comme Empereur du Mexique. Cette situation, déjà dans un cadre d’indépendance, nous fait reprendre le clivage centre/périphérie et la distinction entre deux types de nationalismes : le nationalisme périphérique et le nationalisme centraliste. D’après Daniel-Louis Seiler : « La différence fondamentale qui, non seulement distingue mais encore oppose l’un à l’autre les deux nationalismes, réside dans les positions respectives qu’ils occupent dans le système des rapports centre/périphérie. Maurice Duverger […] opposait le nationalisme des dominants à celui des dominés […] points d’opposition sur divers enjeux politiques […]. Leurs alliés d’abord appartiendront à des camps opposés. Là où le nationalisme centraliste, volontiers impérialiste (l’armée), fera cause commune avec le conservatisme libéral ou autoritaire (l’oligarchie créole et le haut clergé), on verra celui de la périphérie (les bourbonistes) naviguer de conserve avec les forces démocratiques (les Créoles illustrés, les anciens insurgés et le bas clergé)[…]. Ainsi les peripheral nationalists apparaissent, avec le recul du temps, comme une composante du mouvement démocratique au même titre que les communistes, socialistes, démocrates chrétiens et radicaux »154. Les Créoles illustrés, le bas clergé et les anciens insurgés s’étaient ressemblés sous la forme d’un parti libéral et décidèrent de se retirer du Congrès. 2) La confrontation irrémédiable : monarchistes/républicains Iturbide resta au pouvoir moins de un an. Les crises économiques financières et la confrontation avec les libéraux lui ont coûté très cher. Après l’abandon du parti libéral du Congrès, Iturbide décidait de dissoudre le Congrès en argumentant que les idées libérales et le gouvernement républicain pourraient être bons dans la théorie, mais qu’ils n’étaient pas adaptables aux circonstances du pays. Son projet politique était abstrait et ne répondait pas à la réalité du Mexique. Avec son projet, Iturbide pensait attirer les « bourbonistes » et le secteur ecclésiastique libéral de son côté, mais c’est l’exact opposé qui est advenu. Cela s’explique par le fait qu’Iturbide essayait d’adapter l’ordre politique à une réalité déjà existante, sans rien changer ; en revanche les libéraux désiraient changer la réalité politique et sociale à partir de leurs projets. Il est clair qu’il existait deux schémas totalement opposés : d’un côté Iturbide et son projet monarchiste qui conservait l’ancien ordre et ne changeait rien, 154 SEILER Daniel-Louis, « Défendre la périphérie », op. cit., p. 40. 81 seulement les acteurs politiques et, de l’autre, celui des libéraux qui essayaient de construire un nouvel ordre politique, mais aussi social. Les intérêts étaient donc clairement différents. Le 1er janvier 1823, Antonio López de Santa Anna155 lança un projet républicain et ne reconnut pas l’autorité d’Iturbide ni son empire. Tous les groupes libéraux se sont rapidement engagés autour du projet républicain. Le 19 mars 1823, Iturbide abdiqua et partit en exil. La chute de la monarchie marque alors le triomphe des libéraux, mais il est évident que le vrai pouvoir restait toujours aux mains de l’Église et surtout de celui qui aurait le contrôle de l’armée. Les libéraux iraient maintenant contre cette dernière et la façon la plus immédiate de la combattre serait la formation d’une république, et pour l’Église catholique, qui pouvait attendre, ils préparaient une réforme. 3) Après l’indépendance, la prise de conscience Si nous reprenons le modèle de Stein Rokkan à partir de l’enjeu centre/périphérie pour expliquer le cas de l’indépendance du Mexique, nous remarquons que le cas s’adapte, au moins historiquement, au modèle. Le premier élément est la réaction de la périphérie face à une initiative qui vient du centre : celle-ci se manifeste à travers la Constitution de Cadix et les réponses d’un pays en guerre comme le Mexique. D’un côté la réaction insurgée avec la Constitution d’Apatzingan, de l’autre, celle de l’élite avec la non reconnaissance et l’abolition de la Constitution de Cadix. Les deux groupes partagent la prise de « conscience nationalitaire » et le détonateur en est l’initiative qui arrive du centre. Le deuxième élément est le développement des deux nationalismes : le nationalisme centriste contre le nationalisme périphérique. Ces deux nationalismes apparaissent au moment du débat sur la voie à suivre pour le pays déjà indépendant, mais déguisés en choix d’un régime monarchique contre un régime républicain. Enfin, le troisième élément avait été développé durant toute la guerre d’indépendance. Dès les écrits d’Humboldt existait l’idée d’un passé glorieux et mythique. Du côté des insurgés c’était Morelos qui avait clairement identifié ce discours et cela explique le 155 Antonio López de Santa Anna y Pérez de Lebrón, né à Orizaba, État de Veracruz, héros et vilain dans l’histoire du Mexique, était le fils d’une famille créole avec un père espagnol. À 16 ans, il fut convoqué par l’armée royale pour combattre les rebelles de 1810 ; à partir de ce moment-là, Santa Anna commençait une carrière militaire pragmatique mais avec beaucoup de succès. Après plusieurs changements de partis pendant la guerre d’indépendance, il soutint le plan d’Iturbide en 1820 et expulsa les derniers Espagnols du territoire mexicain, cela lui donna la force suffisante pour devenir un caudillo régional à Veracruz. Santa Anna sera plusieurs fois président de la République, un personnage central dans les années à venir au Mexique. Pour une biographie détaillée de Santa Anna cf. JONES Oakah L., Santa Anna, New York, Twayne Publishers Inc., 1968, 224 p. 82 contenu de ses Sentiments de la Nation. Mais cette idée perdurera jusqu’au « Pacte des trois garanties », appuyé par tous les secteurs. On voudrait attirer l’attention sur le fait que la guerre d’indépendance avait confronté deux classes : l’élite (les Européens, le haut clergé, l’oligarchie créole) aux Créoles illustrés (les Américains, le bas clergé). Mais avec le temps, onze ans de lutte, ces deux groupes ont évolué et se sont transformés de façon étrange et parfois étonnante. De plus, de nouveaux acteurs sont clairement apparus, telle la classe basse. L’Église catholique, surtout le haut clergé, avait toujours été l’aiguille de la balance, mais ses changements constants de prise de position et son engagement quasi nul concernant un possible changement social (traduit par la perte des privilèges) ont fait se radicaliser quelques membres du groupe opposant. On remarque l’apparition d’un nouvel enjeu : le religieux. 4) Un nouvel enjeu : la confrontation État/Église catholique La confrontation État/Église catholique dans la république constituera l’un des clivages fondateurs des partis politiques modernes du Mexique. Cet enjeu est, aujourd’hui encore, synonyme de mythe fondateur et de débat passionné dans les familles mexicaines, sans parler des étudiants ou des politiciens. Mais il ne sera pas facile à comprendre si l’on considère les acteurs, l’État et l’Église, comme des totalités fermées. Il y aura dans chacun des groupes des facteurs qui influeront sur le parcours de l’histoire du Mexique moderne et le détermineront. Pour le cas des clivages, nous observons que les axes croisaient ceux des révolutions. La révolution nationale d’indépendance ne confronta pas l’État à l’Église, mais le centre à la périphérie (et aboutit au triomphe de cette dernière). Il y avait deux camps : les Européens contre les Américains, et ces derniers ont adopté un discours nationaliste et « socialiste » à la fois, par pragmatisme, et pour s’attirer la sympathie de la classe la plus importante, la classe basse. Le triomphe de l’indépendance réussit à dépasser l’enjeu que celle-ci suppose, mais il n’en résolut pas un autre, et c’est même à cause de l’indépendance qu’il apparaît : État/Église, enjeu qui s’est poursuivi jusqu’à nos jours. De la même façon, l’enjeu entre possédants et travailleurs a été mentionné mais jamais repris par aucun des groupes opposants et, finalement, le clivage marché/nature, que nous n’arrivons pas encore à percevoir. Pour le cas du clivage centre/périphérie d’après DanielLouis Seiler : « La périphérie maritime constitue une zone de fracture composée de régions 83 qui se trouvent, parfois à leur corps défendant, incluses dans des systèmes politiques plus vastes souvent par voie de conquête. À ces régions, la plupart en quête d’un destin national plus ou moins clairement manifesté […]. Des États qui, souvent, n’ont pas soldé tous les comptes du passé et leurs blessures sont fréquemment ravivées par la survivance d’un contentieux territorial »156. Cette citation laisse penser que le modèle des clivages de Seymour M. Lipset et de Stein Rokkan peut être appliqué pour le clivage centre/périphérie dans le cas de l’indépendance mexicaine. C) Les trois décennies perdues (1824-1857). De la prise de conscience à la naissance des clivages au Mexique La période qui s’étale de l’indépendance du Mexique (1821) à la perte de la guerre face aux États-Unis (1848-1850) est connue dans l’histoire mexicaine moderne comme une période confuse, comme les premières chutes ou les trois décennies perdues. Pendant ces trente ans le Mexique a connu d’interminables guerres internes, de nombreuses interventions étrangères et la chute totale de son économie. À cause de cette situation, le débat à ce moment-là portait sur la manière de gouverner le pays : devenir une république fédérée ou bien un gouvernement fortement centraliste. Dans notre tableau des clivages, nous pouvons trouver des enjeux très clairs mais peu élaborés. De manière paradoxale, le Mexique a adopté le modèle d’une république fédérée, mais la réalité historique montre que jusqu’à aujourd’hui c’est le centralisme qui s’impose. On essaiera, ici, de décrire la situation du Mexique durant ces années, et de démontrer comment les individus ont essayé de résoudre leurs problèmes plutôt par la voie des armes que par le débat des idées. Malgré cela, c’est aussi à cette période qu’apparaissent des idées fondatrices (nouveaux clivages) pour le Mexique moderne. Des idées telles que la sécularisation et la laïcisation et d’autres tels que la citoyenneté et l’éducation du peuple. Ces idées se développeront jusqu’à prendre une place primordiale dans les années à suivre. Mais pour comprendre cette situation, il est nécessaire de présenter ce qu’il s’est passé pendant ces trente années de crises. 156 SEILER Daniel-Louis, op. cit., p. 46. 84 1) Situation générale économique, politique et sociale au moment de l’indépendance, les premières reformes libérales et l’essai de Constitution de 1824 En 1821, le Mexique était le plus grand pays d’Amérique ; il s’étendait de l’Amérique centrale au Texas et à la Californie. En 1822, il s’agrandit encore avec le ralliement des provinces d’Amérique centrale qui comptaient près de 500 000 kilomètres carrés. Mais allant à l’encontre de la croyance populaire qui était que cela servirait à la croissance et à l’épanouissement du pays, à long terme, cela fut plutôt catastrophique. Par rapport à cette superficie la population n’était pas importante et, de plus, la guerre d’indépendance avait tué la moitié de sa partie travailleuse. En outre l’économie avait chuté de façon extrême. De la même façon le Mexique s’était endetté auprès de quasiment tous les pays d’Europe et son faible budget était entièrement monopolisé par une armée considérable, mais inopérante, qui le gaspillait. Face à cette situation plusieurs provinces ont commencé à avoir des velléités d’indépendance ou une volonté de s’annexer à d’autres pays déjà consolidés, tels que les États-Unis ou l’Angleterre. L’indépendance, en tant que geste héroïque, et la popularité d’Iturbide avaient donné une forte cohésion sociale au pays. Mais l’expérience monarchique avait cassé cette union et avait laissé apparaître toutes les limitates et confrontations sociales qui existaient encore157. Le procès des réformes libérales, après l’indépendance de l’Espagne, est long et complexe, mais on peut trouver des étapes claires. La première est celle de 1821-1827 quand les constitutionalistes ont essayé de faire progresser la « tolérance religieuse » qui se propageait en Europe mais que l’Église catholique, et principalement le Pape Pie VII (18001823), ont stoppée dans le cas américain158. Il est important de signaler que pendant cette période, les papes Pie VII, Léon XII (1823-1829) et Pie VIII (1829-1830) ont développé une politique anti-moderniste, anti-libérale, anti-démocratique et anti-protestante. Elle visait à 157 Selon Luis González « Au lendemain de l’indépendance ont immergé les difficultés politiques : inexpérience des Créoles dans l’administration publique ; inclination des caudillos à se transformer en rois ou à devenir présidents du nouveau pays ; la guerre des partis (le manque complet d’entente entre monarchistes et républicains, entre militaires et civils, entre ecclésiastiques et bureaucrates) ; désintérêt politique de la grande masse de la population, véhémence politique amoindrie de la minorité et spécialement de la classe moyenne », GONZÁLEZ Luis, « El periodo formativo », in Historia Mínima de México, México, El Colegio de México, 1983, p. 94. 158 Cf. SANTILLAN Gustavo, « La secularización de las creencias. Discusiones sobre la tolerancia religiosa en México (1821-1827) », in MATUTE Alvaro, TREJO Evelia et CONNAUGHTON Brian (coords.), Estado, Iglesia y Sociedad. Siglo XIX, México, Facultad de Filosofía y Letras, UNAM, 1995, pp. 175-198. 85 réorganiser le clergé hispano-américain pour en finir avec les tendances dites « patriotiques »159. Face à la chute de l’empire le 1er juillet 1823, l’Amérique centrale vota son indépendance vis-à-vis du Mexique. Le Congrès décida donc d’appeler à un nouveau projet de constitution fédéraliste. Tous les États répondirent à l’appel et envoyèrent des représentants locaux pour débattre de la nouvelle constitution. Le Congrès de 1824 s’est rapidement divisé en deux grands secteurs : d’un côté les centralistes, anciens « bourbonistes » et « iturbidistes » principalement, avec à leur tête d’importants politiciens tels que Lucas Alamán160 et Manuel Mier y Terán161. Ce groupe, qui n’avait pas d’idée claire de projet, était le promoteur d’une république à la « française », avec un centre fort et dominant : « Une république à la française, où la capitale prédomine et subordonne les provinces, comme dans le système viceroyal ou impérial, cela était probablement le plus intelligent, le plus correct politiquement pour le pays »162. D’un autre côté, il y avait le parti réformiste, appelé aussi parti des « jacobins », avec Ramos Arispe163, Lorenzo de Zavala164 et Valentín Gómez Farias165 comme 159 Cf. JEDIN Hubert, Manual de Historia de la Iglesia, T. VII, Barcelona, Herder, 1978, pp. 893-971 et pp. 9741017. 160 Lucas Ignacio Alamán y Escalada né à Guanajuato en 1792, est considéré comme le grand leader du mouvement conservateur d’après l’indépendance mexicaine. Scientifique et historien, il a été député à Cadix et plusieurs fois ministre (1823-1825, 1830-1832, 1851-1853). Fondateur du Parti Conservateur Mexicain, il a été l’un des défenseurs et promoteurs de la voie centraliste pour le Mexique. Il a créé le Banco Nacional de Avio, la première banque mexicaine. En tant que catholique convaincu et pratiquant, il a été un fervent défenseur de l’Église. Il est mort à Mexico en 1853 quand il était ministre de Santa Anna. Cf. TUCK Jim, Brainy conservatrice : Lucas Alamán and the Mexican Right, Connecticut, 1990, pp. 10-18. Cf. GARCÍA CANTU Gastón, op. cit., pp. 31-68. 161 José Manuel Rafael Simeón de Mier y Terán, né à Mexico en 1789, militaire insurgé pendant la guerre d’indépendance, il avait lutté aux côtés de Morelos. Ses connaissances en mathématiques et en ingénierie lui ont permis une ascension rapide dans l’armée. Au début il était proche des idées de Morelos, mais avec le temps il a évolué vers un conservatisme qui défendait la voie centraliste. Plusieurs fois député, il gagna la présidence du Mexique en 1832 mais se suicida ensuite à Tamaulipas. Cf. MORTON Ohland, Life of General Don Manuel de Mier y Terán, Texas, University of Texas, 1939, 184 p.; cf. Idem., Terán and Texas : A Chapter in Texas Mexican Relations, Austin, Texas State Historical Association, 1948, 191 p. 162 SIERRA Justo, « Evolución Política del pueblo mexicano », op. cit., p. 183. 163 Miguel Ramos Arispe, né à Coahuila en 1775, il était à la fois prêtre et politicien. Plusieurs fois député, il a été le plus fervent et passionné des défenseurs du fédéralisme. Appelé aussi le père du fédéralisme il passa presque la totalité de la lutte d’indépendance à Madrid et à Valencia où il était prisonnier, mais pendant son séjour en Espagne, il était informé des sujets de la république, du fédéralisme et du municipe libre. Après une vie de guerre dans le domaine des idées, il mourut à Puebla en 1843. Cf. GARCÍA DE LEÓN Susana, « La causa del Estado contra el diputado Cortes Miguel Ramos Arispe », in Cuadernos de Historia del Derecho n° 5, Madrid, Universidad Complutense, 1998, pp. 209-54. 164 Lorenzo de Zavala, né à Mérida en 1788, fran-maçon philosophe et politicien mexicain défenseur de l’indépendance de toute l’Amérique, il fut député à Cadix et à Mexico. Gouverneur de l’État de Mexico, viceprésident et plusieurs fois ministre. Diplomate qui contribua à améliorer les relations tendues entre le Mexique et les États-Unis, l’Angleterre et la France. Fondateur de plusieurs journaux, il fut un adepte de la voie fédéraliste. Au moment de la séparation du Texas et du Mexique, il soutint cette décision et fut expulsé du pays. Lorenzo de Zavala mourut au Texas en 1836 alors qu’il était vice-président de la nouvelle nation. Cf. SWETT HENSON 86 représentants les plus visibles. Ils promouvaient une république à l’américaine, fédéraliste avec plusieurs États ayant chacun son propre Congrès. Cette idée avait séduit une partie des anciens « iturbidistes ». Le congrès s’installa le 7 novembre 1823 et le 31 janvier de l’année suivante, il avait déjà élaboré l’esquisse d’un acte constitutif de la fédération. Le 4 octobre 1824 fut promulguée la Constitution Fédérale des États-Unis Mexicains. Dans cette Constitution, on s’inspire à la fois de l’influence française et américaine. Luis González atteste à ce sujet : « La Constitution de 1824 a donné des facultés à chaque État pour élire un gouverneur et des assemblées législatives propres, tel que le faisaient les États-Unis et en accord avec la Constitution de Cadix. Le gouvernement fédéral avait les trois pouvoirs classiques, selon la doctrine de Montesquieu. Deux chambres composaient le pouvoir législatif : l’assemblée et le sénat. Le pouvoir exécutif reposait sur la figure d’un président, ou son vice-président. Le pouvoir judiciaire était représenté par la Cour Suprême »166. Justo Sierra, quant à lui, affirme : « La Constitution était simplement et prudemment distribuée : membres composants la fédération ; organisation du pouvoir central, appelé, à la façon américaine, fédérale ; division classique de ce pouvoir en trois autres pouvoirs indépendants mais parfaitement connexes ; composition et attributions de chacun d’eux ; limites de la souveraineté des États ; conditions pour la réforme de l’accord fédéral […] division du Pouvoir législatif en deux chambres (ce qui est inhérent au régime fédéral), élection des sénateurs par les législatures (ce qui est l’origine naturelle de ses pouvoirs) et des députés par une élection de deux degrés ; Pouvoir exécutif déposé dans une personne, et non plus dans un collège […] et renouvelable tous les quatre ans […] création d’un pouvoir judiciaire souverain, formé par des magistrats inamovibles, qui serait le centre de stabilité de la démocratie qui allait se former et une garantie suprême de la paix sociale, Margaret, Lorenzo de Zavala, the Pragmatic Idealist, Fort Worth, Texas Christian University Press, 1996, 172 p.; cf ESTEP Raymond, « Lorenzo de Zavala and the Texas Revolution », in The Southwestern Historical Quarterly, Vol.LVII, Fort Worth, Texas, pp. 322-35. 165 José María Valentín Gómez Farías, né à Guadalajara en 1781, médecin à l’origine, il commença sa carrière politique d’abord comme député à Cadix jusqu’à parvenir à la présidence du Mexique à quatre reprises. Elevé dans d’anciens établissements jésuites, il avait développé une forte attirance pour les idées progressistes, qui se sont même renforcées quand il était à Cadix. Créateur de la première réforme, en 1833, qui cherchait à prendre les biens de l’Église en faveur de la nation. C’est lui qui fit surgir le clivage caché État/Église. Réformiste et libéral, c’était le principal ennemi de l’Église, il réussit à voir ses idées écrites dans les lois de Réforme de 1857, et un an après, il mourut à Mexico. Cf. BRISEÑO Lilian, SOLARES Laura et SUÁREZ Laura, Valentín Gómez Farías y su lucha por el federalismo, 1822-1858, México, Editoral Mora, 1991, 452 p. 166 GONZÁLEZ Luis, « El periodo formativo », in op. cit., p. 96. 87 en activité constante »167. Ce qui fut important ce fut que le fédéralisme institutionnalisait la fragmentation déjà établie par les réformes bourboniennes, et qui s’était consolidée avec la guerre d’indépendance. C’était surtout une réponse de reconnaissance du centre aux provinces et à la tradition régionaliste. Le problème a été que la lecture fut celle de la confrontation du centre et des provinces. Malgré tout, la Constitution de 1824 réussit à garder l’unité du territoire de l’ancienne Nouvelle Espagne, au moment où d’autres anciens vice-royaumes tels ceux de Río de la Plata, de La Nouvelle Grenade ou du Pérou éclataient complètement. Il faut ajouter que la Constitution de 1824 était élaborée sur la façon de gouverner, et non sur des sujets tels que les droits sociaux et la citoyenneté. Le 1er octobre 1824, Guadalupe Victoria et Nicolas Bravo furent élus président et viceprésident du pays. Victoria essaya de former un cabinet pluriel en invitant toutes les forces politiques à le rejoindre, mais chaque groupe ne travaillait que par rapport à ses intérêts. De plus, un personnage étranger jouera un rôle capital dans le Mexique de cette époque : James Monroe, le président des Etats-Unis, qui mettra en avant sa doctrine. Déjà en décembre 1823, il formula la célèbre déclaration : « The United States of America would not interfere in European wars or internal affairs, and expected Europe to stay out of the affairs of the New World. America for Americans »168. Selon Justo Sierra : « Pour le gouvernement des ÉtatsUnis, c’est un principe conforme à ses droits et à ses intérêts, que l'Amérique continentale ne peut pas être considérée comme un domaine propre pour la colonisation par n’importe quelle nation européenne : toute tentative européenne ayant pour but d'obtenir la soumission de n’importe quel peuple américain, ayant obtenu son indépendance, ou d'exercer une certaine action sur ses destins, sera considérée comme une manifestation d'hostilité aux ÉtatsUnis »169. Quoi qu’il en soit Joel R. Poinsett fut nommé ministre plénipotentiaire du gouvernement des États-Unis face au Mexique. Il avait pour mission d’appliquer la doctrine de Monroe au Mexique, c'est-à-dire de lutter contre l’influence de l’Europe, de l’Angleterre principalement, et de développer davantage l’anti-hispanisme qui y existait déjà. Le message du président des États-Unis avait fait hésiter l’Espagne sur l’idée d’une reprise du Mexique. Malgré cela, un dernier essai de reconquête eut lieu en 1829 qui s’est soldé par un échec pour 167 SIERRA Justo, « Evolución Política del pueblo mexicano », in op. cit., p. 189. POETKER Joel S., The Monroe Doctrine, Columbus Ohio, Charles E. Merrill Books, Inc, 1967, p. 49. 169 SIERRA Justo, « Evolución Política del pueblo mexicano », op. cit., p. 191 168 88 les Espagnols. Avec cette première victoire, le peuple mexicain pensait ne plus connaître d’invasions étrangères, mais l’histoire montrera bien le contraire. Dès 1822, d’autres pays du continent américain avaient reconnu l’indépendance du Mexique en un mouvement logique d’aller-retour de la reconnaissance. Du côté européen c’est l’Angleterre qui, fin 1824, reconnut la nouvelle nation, avec la claire intention d’explorer son riche marché des minéraux. La France la reconnaîtra en 1832 et, finalement, l’Espagne et le Vatican allaient reconnaître l’indépendance du Mexique en 1836. Bien que les États-Unis aient rapidement accepté l’indépendance du Mexique, la proximité territoriale des deux nouvelles nations commença à tendre les relations. Trois sujets étaient discordants : a) les limites des frontières ; b) l’intolérance religieuse (protestante du côté américain, catholique du côté mexicain) ; c) l’esclavage (déjà interdit au Mexique mais pas encore aux États-Unis). L’Église catholique insistait beaucoup sur son désir de conserver tous ses privilèges, surtout par rapport au Patronato qui représentait une source d’argent très importante pour Rome. Cela explique l’appel fait aux Mexicains de la part du Pape Léon XII en 1824, face à une éventuelle reconquête, à appuyer et à soutenir le prince catholique Fernando VII. Cet appel est reçu par les nouveaux « américains libres » comme une trahison de la part de l’Église catholique, dans un pays indépendant qui a pris le parti de conserver sa religion et son Église dans la Constitution de 1824 pour ne pas s’enliser dans une guerre civile. Après l’indépendance, l’Église se battit pour garder son pouvoir au sein de la société mexicaine. Dans le chaos qui régnait dans le pays, plusieurs historiens s’accordent pour affirmer que seul un ministre avait une idée claire de l’avenir : Lucas Alamán. Le leader conservateur prit les choses en main et réussit à faire un peu progresser le pays. D’après Luis González : « Lucas Alamán propose comme buts immédiats de discipliner l’armée, régler les finances publiques, et la réconciliation avec l’Espagne et le Vatican pour assurer la reconnaissance de l’indépendance nationale »170. Mais, en 1833, un libéral radical nommé Valentín Gómez Farías allait promouvoir des lois visant à affaiblir le pouvoir du Pape et du clergé mexicain, et même à y mettre fin. Les lois promues par Gómez Farías cherchaient à arracher le Patronato ainsi que l’éducation à l’Église pour les transmettre à l’État. Ces lois provoquèrent des débats et des clivages très forts au Mexique. Nous sommes en mesure de dire que c’est avec Gómez Farías que commença la deuxième étape des réformes libérales. Manuel Olmón Nolasco 170 GONZÁLEZ Luis, « El periodo formativo », in op. cit., p. 98. 89 assure que c’est à partir de 1833 « que deux projets différents de nation, d’État et de société, deux conceptions de l’économie, deux visions depuis l’extérieur (Europe et États-Unis) commencèrent à se confronter […] ainsi le conflit Église/État fut caractérisé par une confrontation ouverte sans presque aucune possibilité de dialogue ou de conciliation »171. On observera tout au long de la présente étude qu’Olmón Nolasco n’avait pas tort. 2) 1833. Le clivage État/Église Après presque douze années d’indépendance, la chute de l’économie mexicaine avait fait de l’Église catholique le principal centre de controverse parmi les groupes politiques. D’un côté les radicaux qui, s’inspirant des réformes bourboniennes, demandaient l’aliénation des biens ecclésiastiques avec le but de restaurer une économie stable et auto-satisfaisante. D’autre part, les conservateurs pensaient avant tout à obtenir la reconnaissance de l’indépendance de la part du Vatican pour attirer des investissements et une « nationalisation » des biens ecclésiastiques, ce qui était plutôt contraire à leurs principes. Selon l’analyse de Josefina Zoraida Vázquez : « En 1833, le gouvernement national tenta une réforme pour résoudre le dilemme Église et État mais sans réussite. Les différences d'avis sur le rôle de l'Église donnèrent lieu à des divisions politiques profondes, ce qui aviva une crise énorme dans un pays catholique intolérant. Les défenseurs du slogan « liberté et progrès » considéraient qu’il était fondamental d'arracher le pouvoir temporaire à l'’Eglise, tandis que pour ses adversaires, ce qui était vraiment important était la restauration de l’ordre public grâce à son aide, comme au temps du vice-royaume »172. Les causes d’un pays toujours en banqueroute, ont déjà été énoncées : la fuite des capitaux, une guerre interne sans fin, la destruction des industries (minière et agricole), l’abandon du commerce, le manque de maind’œuvre ; mais le facteur le plus important était le poids d’une armée nombreuse qui engloutissait tout le budget. José María Luis Mora173 et Valentín Gómez Farías ont calculé que, sur un budget de treize milliards de pesos, quatorze étaient gaspillés dans l’armée174, avec un corps de cinq 171 OLMÓN NOLASCO Manuel, « Proyecto de Reforma de la Iglesia en México. 1867-1875 », in MATUTE Alvaro, TREJO Evelia et CONNAUGHTON Brian (coords.), op. cit., p. 267. 172 VÁZQUEZ Josefina Zoraida, « Los primeros tropiezos », in Historia General de México, México, El Colegio de México, 2000, p. 535. 173 José María Luis Mora, né en octobre 1794 à Chamacuero, Guanajuato écrivain, homme politique et historien. Au début prêtre, il devint grand maître de la franc-maçonnerie du côté des Écossais. Il est reconnu comme l’un des premiers libéraux mexicains. En 1824, pour l’empêcher de s'opposer à l’accession d'Iturbide au trône impérial, on l’emprisonna ; mais à la chute de l'Empire, il fut élu député. Pendant la présidence de Gómez Farías 90 mille soldats et dix huit mille fonctionnaires. Ils ont également calculé que les biens inactifs de l’Église catholique étaient de cent quatre vingt milliards de pesos. Dans ce contexte, les libéraux, autour de Gómez Farías, proposèrent un programme politique progressiste touchant directement les privilèges économiques et politiques de l’Église catholique, mais aussi de l’armée. D’après Justo Sierra, le projet de Mora et Gómez Farías était encore plus ambitieux : « Leur programme était dirigé vers une réforme économique et sociale ; il s'agissait d'une entreprise d'émancipation, conséquence inévitable de l'œuvre des grands insurgés de 1810 ; vingt années après l’indépendance, la génération suivante essayait de détruire le régime colonial dans son aspect le plus profond à savoir, la tutelle incontestée de l'Église ; il s'agissait en un mot de transformer la société mexicaine en société laïque »175. Que cette affirmation soit effective ou non, l’important est le fait que Mora et Gómez Farías réussirent à formuler un projet de triple réforme : ecclésiastique, éducative et militaire. Parmi les points proposés par le programme libéral, nous pouvons noter les suivants : a) liberté totale d’opinion et suppression des lois répressives contre la presse ; b) abolition des privilèges du clergé et de l’armée ; c) suppression des institutions monastiques ; d) reconnaissance et classification de la dette publique ; e) augmentation du nombre de propriétaires ; f) fin du monopole de l’Église catholique sur l’éducation ; g) abolition de la peine capitale pour les délits politiques ; h) garantie de l’intégrité du territoire mexicain avec la création de nouvelles colonies pratiquant la langue et les coutumes mexicaines. L’idée du projet était simple et logique mais très radicale pour un pays qui avait vécu une colonisation spirituelle d’environ trois cents ans : tout d’abord détruire les privilèges ecclésiastiques et saisir les biens « morts » de l’Église pour les faire travailler en faveur de la richesse nationale. Selon ce raisonnement les dîmes étaient volontaires et non plus obligatoires. Ensuite détruire le monopole éducatif de l’Église avec la création de nouveaux espaces éducatifs sans la présence de religieux et, enfin, supprimer les privilèges militaires et (1833-1835) Mora appuya la réforme éducative. En 1834, il fuit l'Europe et établit sa résidence à Paris, vivant une existence précaire, presque misérable. Il est l’auteur de plusieurs œuvres, parmi lesquelles on peut noter Le Catéchisme politique de la fédération mexicaine (1831) et Le Mexique et ses révolutions (1836). Sa littérature d’idéologie libérale claire aura une forte influence sur les générations suivantes. En 1847, il fut nommé ministre plénipotentiaire du Mexique en Angleterre, où il resta peu de temps. Mora est décédé à Paris, le 14 juillet 1850. Cf. LIRA Andrés, Espejo de Discordias. La sociedad Mexicana vista por Lorenzo de Zavala, José María Luis Mora y Lucas Alamán, México, Secretaria de Educación Pública, 1984, 195 p. 174 C’est à dire qu’il avait un déficit d’un milliard de pesos. 175 SIERRA Justo, « Evolución Política del pueblo mexicano », op. cit., pp. 204-5. 91 réduire leur nombre, c'est-à-dire diminuer l’importance de l’armée. Le projet a été débattu dans plusieurs Congrès locaux avec de fortes confrontations ; finalement en l’absence de Santa Anna, qui était parti en campagne militaire, Gómez Farías obtint l’approbation des réformes par le Congrès national. À juger par Josefina Zoraida Vázquez : « Avec son approbation, le congrès a entrepris les réformes qui affectaient l'Église : suppression de l'université et élimination du clergé de l'éducation supérieure, mesure déjà mise en œuvre par quelques États, création d'une direction générale pour le contrôle de l'éducation ; suppression de la contrainte civile pour le paiement des dîmes et l'accomplissement des vœux monastiques ; la saisie des biens des missions de la Californie et des Philippines. Le décret du 19 décembre, autorisait le gouvernement à fournir à l’Église des curés, exerçant dans plusieurs États, ce qui suscita la résistance des évêques. Gómez Farías suspendit son utilisation »176. Les réformes étaient donc plutôt progressistes et montraient déjà la nécessité qu’avait le pays de se libérer d’un sujet hérité de l’époque coloniale. Mais peut-être les circonstances n’étaient-elles pas les meilleures. Ce programme n’aboutit pas à cause des pressions exercées par les groupes conservateurs, telle l’armée, dirigés par l’Église catholique. L’Église catholique et l’armée se sont immédiatement mobilisées pour éliminer la triple réforme. Alors que le Congrès l’avait déjà approuvée, des insurrections locales de l’armée mirent le projet en échec. Face à cette situation de crises, en 1834 Santa Anna fit disparaître le Congrès et obligea Gómez Farías à quitter le pays par le biais de missions internationales. Immédiatement après son départ, le président Santa Anna forma un cabinet, avec une majorité de conservateurs, qui dérogea aux réformes et revint en arrière. En même temps, il commença une persécution politique contre les réformistes désormais appelés « les hommes de 33 ». Mais le nouveau gouvernement ne s’arrêta pas à la dérogation des réformes : il profita aussi de l’occasion qui lui était donnée pour en finir avec le système fédéral et, en 1835, le système centraliste s’instaura avec des résultats catastrophiques pour l’histoire du Mexique : le 2 mars 1836, le Texas déclarait son indépendance. Pour ne pas perdre ses privilèges, l’Église soutint le parti conservateur et le président Santa Anna qui ne reconnut pas les lois de Gómez Farías. En 1836, furent promulguées les « sept lois » constitutionnelles qui établirent un régime centraliste, une nouvelle organisation nationale à partir de la religion catholique, et l’intransigeance vis-à-vis d’une autre religion, c'est-à-dire, d’après Enrique 176 VÁZQUEZ Josefina Zoraida, « Los primeros tropiezos », op. cit., p. 539. 92 López Oliva : « la confession de la religion de la patrie »177. Nous pouvons clairement constater que l’année 1833 fut fondatrice dans l’histoire du Mexique moderne ; les idées de José María Luis Mora et de Valentín Gómez Farías firent surgir de façon visible un clivage connu mais caché, un clivage qui restera jusqu’à aujourd’hui dans l’imaginaire social des Mexicains. Par ailleurs, nous voyons également où se trouvera la nouvelle confrontation dans ce clivage : dans le domaine de l’éducation. Entre 1848 et 1869, il y aura un combat à mort entre « conservateurs » et « libéraux » ; mais dès 1833, la guerre idéologique et politique était déjà déclarée. 3) Du libéralisme centraliste à Lucas Alamán : les conservateurs et l’élaboration d’une idéologie Au lendemain de la perte du Texas, le Congrès mexicain proclama les « sept lois constitutionnelles du libéralisme centraliste », qui transformaient en fait réel la séparation des pouvoirs. Josefina Zoraida Vázquez nous apprend que : « Les sept lois constitutionnelles, jurées en janvier 1837, établissaient un libéralisme centraliste avec séparation des pouvoirs et représentation des citoyens, bien que restreinte par un vote ‘mûr’ qui limitait le nombre d'électeurs. Les sept lois garantissaient pour la première fois ‘les droits des Mexicains’ et pour fortifier le gouvernement général, elles lui accordaient le contrôle de toutes les finances nationales, elles ont établi un quatrième pouvoir, le pouvoir conservateur suprême, pour contrôler les abus des trois autres pouvoirs et ont transformé les États en départements, avec des gouverneurs nommés par le président de la République parmi trois personnes envoyées par les Assemblées départementales [...] l'exécutif national, bien qu'avec une période de huit années, était plus faible que par rapport à 1824, parce que les sept lois le soumettaient au Congrès »178. Dans cette logique, en 1841 Santa Anna reprit la présidence et demanda un crédit à l’Église catholique et en même temps se présenta, selon Alfonso Toro, comme le « générateur de la République et le défenseur de la religion »179. Santa Anna avait proposé un projet de Constitution libérale qui autorisait partiellement la liberté de cultes, qui laissait la porte ouverte aux églises différentes des églises catholiques, qui donnait de la liberté aux croyances mais qui gardait le monopole de l’éducation pour l’Église catholique ; malgré tout, le clergé a réfuté le projet. 177 LÓPEZ OLIVA Enrique, « La Iglesia católica y la Revolución Mexicana », op. cit., p. 53. VÁZQUEZ Josefina Zoraida « Los primeros tropiezos », op. cit., pp. 544-45. 179 TORO Alfonso, La Iglesia y el Estado en México, México, Ediciones el Caballito, 1927, p. 133. 178 93 Nous avons déjà parlé de Lucas Alamán, le dirigeant du parti conservateur ; son expérience et son intelligence faisaient de lui un homme aux idées claires et élaborées, c’est pourquoi il était très respecté dans le domaine de la politique nationale, même ses adversaires reconnaissaient en lui un homme extraordinaire. Il présenta en 1852 son idéologie politique synthétisée en sept points180. Avant la publication de l’idéologie de Lucas Alamán, le parti conservateur se composait d’éléments dispersés dans tout le pays. Il s’agissait de militants du conservatisme qui n’avaient pas une idée claire de ce que cela signifiait et, plus encore, qui ne savaient pas quel chemin suivre. Les conservateurs de la bureaucratie travaillaient avec n’importe quelle administration. L’armée suivait Santa Anna, qui parfois était fédéral, parfois centraliste et parfois clérical. L’Église, sans la ligne du Vatican était toujours perdue dans des débats tel celui de la tolérance religieuse. Aussi, l’œuvre d’Alamán a permis d’éclairer les militants du parti conservateur. Suite à son idéologie, le parti conservateur a pu élaborer une doctrine claire et, plus important encore, a permis à tous les militants de se fédérer autour de lui. Alamán savait que le retour à l’ancien régime était presque impossible ; pendant environ trente ans d’indépendance, le pays avait évolué, le contexte était donc différent de celui de l’époque coloniale. Mais il avait observé que la structure sociale, économique et administrative, héritée de la colonie opérait toujours, pas de la même façon qu’avant l’indépendance certes, mais elle fonctionnait. Il était nécessaire de la rependre. Edmund Burke avait dit : « Il faut changer pour préserver, et il faut préserver pour changer »181. C’était là l’idéologie d’Alamán, fidèle lecteur de Burke, qui a transmis cette pensée au parti conservateur. Il était convaincu que le système colonial était le meilleur pour le Mexique : pendant la colonisation, la paix sociale, l’ordre et la prospérité s’étaient développés, donc il 180 Luis González précise ces sept points : « 1.- On veut conserver la religion catholique […] garder le culte dans toute sa splendeur […] et que l’autorité interdise la circulation des œuvres impies et immorales ; 2.- On veut que le gouvernement ait la force nécessaire […] même s’il est attaché à des principes et responsabilités qui éviteraient les excès ; 3.- On est fortement opposé au régime fédéral, opposé au système représentatif par la voie des élections […] et opposé à toute élection populaire […] ; 4.- On croit nécessaire une nouvelle division territoriale qui mélange la forme actuelle des États et facilite la bonne administration ; 5.- On pense qu’il faut avoir une armée assez grande pour les besoins du pays ; 6.- On ne veut plus de congrès […] il suffit de quelques conseillers planificateurs ; 7.- On est définitivement perdu si l’Europe n’arrive pas assez tôt pour nous aider », GONZÁLEZ Luis, « El periodo formativo », op. cit., p. 105. 181 BURKE Edmund, Reflections on the Revolution in France : and on the proceedings in certain societies in London relative to that event. In a letter intended to have been sent to a gentleman in Paris. By the Right Honourable Edmund Burke, London, printed for J. Dodsley, 1790, 376 p. 94 était indispensable de rétablir ce système. À partir de cela, il a établi une alliance avec l’Église et l’armée, les deux acteurs sociaux les plus favorisés du système colonial. Finalement Alamán, avec son œuvre Historia de México, qui parut entre 1851 et 1853 (en trois volumes), promouvait le retour du caudillo Santa Anna pour gouverner le Mexique. D’après lui, même si Santa Anna n’était plus le soldat imbattable des jours de l’indépendance, il était du moins l’homme de toutes les situations, l’homme qui connaissait le mieux le pays et ses besoins, l’homme qui connaissait le mieux le peuple mexicain, en un mot l’homme qui avait suffisamment de caractère pour construire un régime fort et durable. Dans une lettre très ferme signée le 23 mars, il exposait à Santa Anna les principes des conservateurs ainsi que les conditions voulues par le parti pour gouverner avec lui. Justo Sierra montre en détail cette lettre : « On vous propose un accord : 1) intolérance religieuse absolue, la religion catholique est l’unique lien existant entre les Mexicains ; pas d’inquisition ni de persécutions, mais la guerre aux œuvres impies ; 2) un gouvernement fort, mais attaché à des principes et à des responsabilités ; 3) extinction complète du système fédéral et de toute élection populaire ; 4) organisation d’une armée compétente et ajustée aux nécessités du pays ; 5) aucun Congrès. Santa Anna bien conseillé, est et sera toute la constitution »182. Finalement, Santa Anna décide de faire de Lucas Alamán le chef de son cabinet et de gouverner avec les conservateurs. Immédiatement ce dernier crée un ministère183 assez puissant pour s’assurer que ce soit lui qui commande le pays. Il essaie de faire redémarrer l’économie. Santa Anna, quant à lui, déjà complètement résolu à construire un gouvernement de tendance conservatrice commençait à expulser les libéraux les plus renommés. Le 2 juin 1853 la mort intempestive d’Alamán laissait sans leader et sans orientation un projet politique déjà installé au pouvoir. Santa Anna essaya de poursuivre la tendance conservatrice. Il fit par conséquence supprimer les anciennes lois libérales qui avaient causé une grande polémique, telle la loi « Gómez Farias » au sujet de l’Église catholique. Quoi qu’il en soit, Lucas Alamán avait réussi à organiser et s’entourer du parti conservateur ; il avait également donné un corpus à sa doctrine, une idéologie, une théorie 182 ALAMAN Lucas, « Carta al general Santa Anna », in SIERRA Justo, « Evolución Política del pueblo mexicano », op. cit., p. 263. 183 Secretaría de Fomento, Colonización, Industria y Comercio, fondée le 22 avril 1853. 95 achevée, mais il n’a pas eu le temps de la mettre en pratique. Nous pourrions dire que sa mort est arrivée au moment de la praxis du conservatisme. L’histoire montra par la suite qu’aucun autre personnage n’a réussi à reprendre cette œuvre inachevée. En opposition à son idéologie, les conservateurs ont décidé de ne garder de son idéologie que la partie la plus proche de leurs intérêts : l’instauration d’une monarchie catholique (mexicaine ou étrangère). Avec sa disparition, l’idéologie conservatrice était, elle aussi, à demi morte. Pendant cette période, Santa Anna avait profité du leadership d’Alamán pour poursuivre son double jeu avec l’Église : d’un côté il se présentait comme le défenseur de la foi et, en même temps, il prenait les ressources économiques de cette même Église pour la frapper juridiquement. Ainsi, en 1853, Santa Anna imposa une dictature qui gardait en haute estime la religion catholique. Cela a été vu comme un triomphe des conservateurs. À partir de ce moment-là, Santa Anna a défendu les privilèges de l’Église catholique et des conservateurs qui demandaient l’instauration d’une monarchie européenne au Mexique. SECTION II : LES LIBÉRAUX. LA REPRISE DES CONFLITS NON RÉSOLUS PAR L’INDÉPENDANCE A) Le camp libéral De leur côté, les libéraux n’avaient pas de leader de l’envergure de Lucas Alamán, mais des personnages tels que Benito Juárez184, Melchor Ocampo185, Miguel Lerdo de Tejada186 et 184 Benito Pablo Juárez García, né à San Pablo Guelatao, Oaxaca au Mexique en 1806, mort à Mexico en 1872. L’une des figures mythiques du libéralisme mexicain. Il fut le premier président mexicain d'origine indigène, berger jusqu'à l’âge de douze ans il ne savait ni lire, ni écrire et il ne parlait pas espagnol mais seulement le zapotèque. À l’école il décida de faire du Droit plutôt que de la Théologie. Gouverneur de l'État d’Oaxaca en 1847. À la chute de Santa Anna il fut nommé Ministre de la Justice et de l'Instruction Publique, il fit alors proclamer les lois qui abolissaient les privilèges des militaires et du clergé. Il proclama à Oaxaca la Constitution de 1857, il fut nommé la même année Ministre de l’Intérieur et plus tard président de la Cour suprême de Justice. Le 11 janvier 1858, il devint président de la République. Il expédia alors les lois dites de la Réforme (leyes de Reforma). En 1861 il décida de suspendre le paiement de la dette extérieure, ce qui causa l'invasion française, avec le soutien des conservateurs et de l'Église, défaits par la Guerre de Réforme. S’ensuivit la proclamation de Maximilien d’Autriche comme Empereur du Mexique. Il organisa une résistance et reprit le pouvoir en 1867 avec l’exécution de Maximilien. Juárez mourut au Palais National le 18 juillet 1872 d'un infarctus. Cf. SIERRA Justo, « Juárez, su obra y su tiempo », in Obras Completas Tomo XIII, México, UNAM, 1991, 602 p. 185 Melchor Ocampo, né à Maraviato Michoacan en 1815, mort à Tepejí del Río Hidalgo en 1861 pendant la guerre de Réforme. Avocat, scientifique et politique libéral mexicain, homme proche de Juárez avec qui il a écrit et signé les lois de la Réforme. C’est surtout lui qui avait affiné les lois concernant l’éducation et la tolérance de la religion. Ocampo a été déterminant pour la victoire libérale grâce aux bonnes relations diplomatiques qu’il entretenait avec les États-Unis. Cf. DE LA MAZA Francisco, Melchor Ocampo, literato y bibliógrafo, in 96 Ignacio Comonfort187 ont commencé à être bien identifiables dans le camp des opposants aux conservateurs. Selon les propos de Luis González : « Les libéraux nient la tradition hispanique, indigène et catholique ; ils croient en l’existence d’un antagonisme chronique entre les antécédents historiques du Mexique et son développement à l’avenir et la nécessité de conduire le pays sur les voies des libertés de travail, de commerce et d’éducation, la tolérance des cultes, la soumission de l’Église à l’État, la démocratie représentative, l’indépendance des pouvoirs, le fédéralisme, l’amaigrissement de l’armée, la colonisation avec l’aide d’étrangers, la petite propriété, la culture de la science, la diffusion de l’école et la supervision des États-Unis »188. Les libéraux avaient plutôt repris des idées que José María Luis Mora avait développées pendant son exil en Europe (donc Mora a joué le rôle de leader intellectuel qu’Alamán avait chez les conservateurs). Pour José María Luis Mora, la séparation de l’État et de l’Église était indispensable. L’État avait deux buts immédiats, la prise de contrôle de l’éducation et la consolidation d’une classe de propriétaires. Mora appelait ses rivaux politiques les forces du recul. Gerardo Torres Salcido, quant à lui, atteste que : « Mora a créé le qualificatif de ‘recul’ pour l’appliquer aux forces politiques qui aspiraient à la continuité de la situation coloniale et à l'établissement d'une constitution qui réunissaient le passé centraliste espagnol et les corporations, surtout l’ecclésiastique et le militaire »189. Par opposition à Alamán, Mora était plutôt un lecteur de Montesquieu, Buffon et Humboldt, mais tous les deux connaissaient très bien la pensée des Lumières. Pour Mora le problème du Mexique était qu’il se trouvait perdu entre deux époques : le pays n’était plus l’État mercantile qui contrôle la vie économique, mais ce n’était pas non plus un État libéral qui impulsait le libre marché et l’intérêt individuel avec une forte présence citoyenne. Historia Mexicana 41, (Vol. XI, num.1, Julio-Septiembre 1961), México, El Colegio de México, 1961, pp. 10418. 186 Miguel Lerdo de Tejada Corral y Bustillos, né à Veracruz en 1812, mort à Mexico en 1861 pendant la guerre de la Réforme. Homme libéral, il a travaillé avec Santa Anna entre 1853 et 1855. À l’arrivée de Juárez au pouvoir, Lerdo de Tejada devint Ministre de l’Économie et des Finances et c’est à cause de sa loi « Lerdo » que commença la Guerre de la Réforme, cf. BLAZQUEZ Carmen, Miguel Lerdo de Tejada, un liberal veracruzano en la politica nacional, México, El Colegio de México, 1978, 201 p. 187 Ignacio Comonfort, né à Puebla en 1812 et mort à Querétaro en 1863 lors de la Guerre de Réforme. Fils de Français, c’était un militaire et un politicien. Comonfort fut Ministre de la Guerre fin 1855 puis Président par intérim, et Président élu dès le 13 juillet 1857, jusqu'à sa démission et sa fuite en janvier 1858. Plutôt homme d’armes que d’idées, Comonfort décida de suivre la cause libérale. 188 GONZÁLEZ Luis, « El periodo formativo », op. cit., pp. 106. 189 TORRES SALCIDO Gerardo, Ciudadanía y Cultura Política. Intelectuales mexicanos de fin de siglo XIX, Toluca, Instituto de Administración Pública del Estado de México (IAPEM), 2007, p. 78. 97 Le concept de citoyenneté sera, par conséquent, le centre de sa pensée. Il y aura donc une prépondérance des idées libérales pendant la seconde partie du XIXe siècle. Pour Mora le concept de citoyenneté était exclusif : pour devenir citoyen, un processus éducatif était indispensable mais il fallait aussi être propriétaire. L’éducation et la propriété étaient les deux enjeux principaux, pour lui, pour abandonner l’État colonial de façon définitive. Il croyait en la création d’une nouvelle classe sociale « la paysanne » (entrepreneurs, artisans, maraîchers, avocats, employés, etc., tous propriétaires). Cette classe construirait, selon lui, un nouvel État. Dans ce domaine Mora et Alamán s’accordaient en constatant que l’État, postcolonial et d’avant la Réforme, était un État assez soumis au pouvoir de l’armée et de l’Église. Pour les deux intellectuels, la professionnalisation du premier, l’armée, était nécessaire, et un contrepoids pour le second, l’Église. Mais tandis qu’Alamán essayait d’établir une alliance avec ces secteurs, Mora préférait les combattre ouvertement, cela explique les réformes de 1833 (Loi Gómez Farías). De la même façon, Mora niait toute la tradition vernaculaire alors qu’il voyait les indigènes comme très attachés à leurs habitudes et à l’Église. Un autre sujet sur lequel les deux intellectuels trouvaient des similitudes est celui du refus de la Constitution de 1824. Tous deux la considéraient comme contradictoire et inachevée. Mora était l’un des premiers à observer que la Constitution de 1824 n’était qu’un mélange de la Constitution de Cadix, de la Constitution française, et de la Constitution des États-Unis. Pour lui, il y avait trois grosses erreurs dans cette constitution : a) c’était une copie et un mélange de Constitutions assez diverses, donc contradictoires entre elles ; b) il existait un manque de laïcisme, donc conservation d’un ancien régime ecclésiastique où l’Église gardait beaucoup de pouvoir ; c) on observait une universalisation de la citoyenneté, quand la plupart des individus mexicains ne savaient ni lire ni écrire. En revanche il reconnaissait que le système fédéral était une avancée majeure pour l’époque. On comprend alors pourquoi Mora était le leader intellectuel des libéraux, même après sa mort. L’auteur précédemment cité affirme que : « Le libéralisme de Mora anticipe l’idée fondamentale et commune parmi les futurs positivistes mexicains que la Constitution a des principes abstraits, qui ne sont pas appropriés au développement du peuple mexicain, et ne se trouvent pas non plus dans une concordance avec son degré d'illustration »190. Finalement, Mora pensait que le combat contre les conservateurs devait avoir lieu dans le domaine éducatif ; il était nécessaire 190 Ibid., p. 86. 98 d’arracher le monopole de l’éducation à l’Église pour commencer un réel glissement vers un État libéral, et vers la voie était la Réforme. On peut observer que libéraux et conservateurs partageaient certaines de ces idées, mais pas suffisamment pour être d’accord. Gerardo Torres Salcido ajoute à ce propos : « À cette époque prédominait la référence aux sociétés civilisées. La vie publique nationale a été comparée à celle de l’Europe française, et à celle des États-Unis qui brillait par son dynamisme industriel et commercial ; ou de l’autre côté les conservateurs, avec l’Espagne monarchique qui par sa stabilité permettait l’unité de la religion et de l’État »191. Il faut également préciser que vers le mois d’août 1855, Santa Anna quitte le pays pour ne jamais revenir, et avec lui une période très importante de l’histoire moderne du Mexique. En décembre de la même année, Juan Álvarez fut élu président de la République et il forma immédiatement un gouvernement dominé par les libéraux et les réformistes. Luis González observe que : « Le gouvernement a été formé par cinq purs : le philosophe et scientifique Melchor Ocampo, le réformateur Ponciano Arriaga, le poète Guillermo Prieto, l’avocat Benito Juárez et l’économiste Miguel Lerdo de Tejada. Le seul modéré était Ignacio Comonfort »192. Les libéraux réformistes ont donc commencé à mettre sur pied leur projet politique avec force et modération en même temps. Mais, très tôt, les réformes vont se heurter à l’opposition du clergé et des secteurs conservateurs, qui n’étaient plus les mêmes conservateurs que Lucas Alamán avait organisés et laissés au pouvoir. Des lois telles, la Ley Juárez, qui restreignait les privilèges ecclésiastiques ; la Ley Lerdo, qui mettait en place la nationalisation forcée biens immeubles des corporations civiles ou ecclésiastiques ; la Ley Iglesias, qui interdisait à l’Église le contrôle des cimetières et la demande d’argent pour les services ecclésiastiques. Elles ont, toutes, réveillé le secteur conservateur le plus dur du pays et toutes vont, effectivement, s’imposer en 1855. En voici quelques exemples : la Ley Juárez frappa encore les privilèges de l’Église catholique avec l’élimination de la reconnaissance juridique de l’institution face à l’État libéral. Peu après, la Ley Lerdo, proclama la nationalisation forcée des propriétés rurales et urbaines des corporations civiles et religieuses, et finit par confisquer tous les biens et toutes les possessions de l’Église dans le pays, enfin, pour terminer, la Ley Iglesias, annula tous les droits civiques du clergé. Toutes ces lois sont ratifiées et assimilées par la Constitution de 191 192 Ibid., pp. 90-91. GONZÁLEZ Luis, « El periodo formativo », op. cit., p. 109 99 1857, qui limite nettement l’influence et le pouvoir de l’Église catholique au sein du Mexique indépendant. La réponse de Rome arriva alors avec un communiqué du Pape Pie IX (18461878), qui déclarait simplement la Constitution non valide193. Le Mexique suspendit alors ses relations diplomatiques avec Rome et le parti conservateur lança un appel à la résistance, avec le soutien du Pape Pie IX, et une guerre s’engagea entre 1858 et 1861194. Il faut dire que, d’après Frederick C. Turner195, le clergé mexicain ne s’opposait plus à l’établissement d’un nouvel État indépendant, sa perception des choses avait évolué avec le temps. Ainsi, pour le clergé mexicain, la Constitution était « l’expression d’un pays libre et personne n’a le droit de s’y opposer […] le clergé qui s’oppose est dans l’erreur et la prise d’armes va contre les lois de Jésus Christ »196. Malgré tout, Rome soutint le parti conservateur durant la guerre de « trois ans », afin de garder son autorité vis-à-vis de la population, mais surtout aux yeux des autorités libérales. Si nous analysons la Constitution de 1857 dans le détail, nous constatons qu’elle n’affecte pas les convictions religieuses de la population mexicaine, mais les privilèges de l’Église catholique, surtout les privilèges économiques, source de pouvoir. Cela peut expliquer la prise de position du clergé mexicain : face au risque de tout perdre, les hommes d’Église présents sur le terrain préfèrent garder leur influence dans le domaine spirituel. À partir de la Constitution de 1857, les libéraux réussirent également à réduire de façon radicale le pouvoir économique et politique de l’Église qui, par ailleurs, continuait à être l’unique groupe privilégié datant de l’époque coloniale, l’unique groupe ayant conservé tous ses privilèges et son statut d’avant l’indépendance. Le triomphe des libéraux après la guerre de « trois ans » confirme les limites imposées à l’Église catholique. Mais la tentative d’imposer un empire européen au Mexique offrait l’opportunité à l’Église de recouvrer ses privilèges. Rome et le Pape Pie IX bénirent l’intervention de Napoléon III, qui cherchait à imposer 193 Le Pape Pie IX a déclaré « nulles et invalides » les lois de Reforme et la Constitution mexicaine. L’Église catholique et les grands latifundistes ensemble dans le parti conservateur se sont soulevés et ont promu la guerre de trois ans qui a continué jusqu’à l’Empire de Maximilien de Habsbourg et l’intervention française. 194 Le clergé avait expliqué à la population que la suppression des privilèges ecclésiastiques était une attaque directe contre la religion. La guerre de trois ans a commencé officiellement le 31 mars 1856 lorsque le gouvernement décidait de prendre les biens du diocèse à Puebla. 195 TURNER Frederick C., « The compatibility of Church and State in Mexico », in Journal of Inter-American Studies, Miami, Center for Latin American Studies at the University of Miami, 1967, pp. 591-601. 196 Ibid., p. 594. 100 Maximilien Ier de Habsbourg d’Autriche comme Empereur du Mexique. Le clergé mexicain est le premier à l’accueillir chaleureusement et à le soutenir. En fait le Concile du Vatican I (1869) a établi l’« infaillibilité du Pape » ainsi que l’opposition au « panthéisme, au matérialisme et au rationalisme moderne ». Pour le continent américain l’épiscopat a été restructuré suite à la guerre d’indépendance et un nombre important de sacerdoces provenant de Rome sont arrivés en Amérique. Cette fois-ci le clivage État/Église était complètement évident, les camps bien définis et les acteurs, pour la première fois depuis l’indépendance, avaient conscience de la lutte qui allait commencer. Dans les années suivantes la Réforme, la Contre-réforme, le Second Empire et la Réforme Restaurée, définiront à jamais l’identité des Mexicains. Deux camps, deux partis, deux identités, deux projets et un seul pays. D’après plusieurs historiens et analystes sociaux, à ce moment-là, au milieu du XIXe siècle, les personnages avaient vu leurs idées et leurs projets mûrir, la lutte pour s’imposer donc à été dévastatrice (surtout pour le camp des vaincus, dans ce cas les conservateurs). 1) Juarez, l’intervention française et la République restaurée La présidence de Benito Juárez est à la fois la dernière étape et la confirmation du processus de réformes libérales. La France, et plus précisément Napoléon III, a cherché à imposer une monarchie au Mexique avec le soutien des conservateurs et de l’Église catholique entre 1864 et 1867. Maximilien de Habsbourg est allé à l’encontre d’un accord avec le Vatican au moment où ce dernier cherchait une conciliation entre les réformes libérales, ses principales approches et le nouveau régime. L’idée était inacceptable pour l’Église, « soit en vertu d'un arrangement, soit au sein d'un cadre juridique »197. Alors que l’Église catholique avait appuyé l’arrivée de Maximilien de façon surprenante, ce dernier refusa une restauration du pouvoir de l’Église catholique et affirma sa tolérance religieuse, qu’il voulait promouvoir dans l’Empire. Le clergé mexicain surpris décida de ne plus reconnaître l’Empereur. En effet, il déplorait la tolérance religieuse promue par le gouvernement impérial. En fait le président Lerdo de Tejada intégra les lois de la Réforme à la Constitution de 1857 pour marquer définitivement le triomphe des libéraux. En 1874, le Congrès approuva la « Loi organique des additions et réformes constitutionnelles » promue donc par Lerdo de 197 OLMÓN NOLASCO Manuel, « Proyecto de Reforma de la Iglesia en México. 1867-1875 », op. cit., p. 270. 101 Tejada et où sont définis deux principes du Mexique moderne : la séparation État/Église et la liberté religieuse. On pourrait affirmer que le conflit État/Église était en train de s’institutionnaliser, c'est-à-dire qu’il se transformait en clivage. Une fois la guerre d’intervention terminée, les libéraux se sont, par conséquent, trouvés face au défi de la reconstruction la nation mexicaine. La demande la plus populaire était simple : un gouvernement capable d’offrir une paix sociale stable. Les libéraux commandés par Benito Juárez ont ainsi décidé d’en finir avec leurs ennemis en les éliminant, ou en les expulsant du pays. Cela explique la deuxième expulsion des Jésuites et des religieuses de la congrégation des « sœurs de la charité », du territoire mexicain en 1873, décrétée par le président de la République. Les libéraux cherchaient à dépasser le stade de la guerre pour arriver à un stade industriel ; pour eux, l’exemple à suivre était celui des États-Unis d’Amérique même si, déjà à l’époque, cela faisait peur aux historiens. D’après Justo Sierra « Il s'agissait de la République […] il était nécessaire que le pays passe de l'ère militaire à l'industrie et qu’il y passe vite, parce que le géant grandissait à nos côtés et s'approchait de plus en plus de nous ; par suite de l'essor manufacturier et agrarien de ses États frontaliers et du développement de ses voies de fer, il tendrait à nous absorber ou à nous dissoudre s'il nous trouvait faibles »198. Le 16 septembre 1867 à Guanajuato, lors des festivités du cri de Dolores et de la commémoration de l’indépendance du pays, Gabino Barreda, face au président Juárez, énonce sa célèbre « Prière Civique », qui se résumait en trois mots « Liberté, Ordre et Progrès ». C’était la naissance du positivisme mexicain qui, sur le moment, avait captivé les libéraux. Même Juárez a été fasciné par le discours exposé par le disciple d’Auguste Comte. Cette « Prière Civique » marquera les esprits du nouveau gouvernement et donnera un dogme à suivre désormais par toute une génération. On reviendra plus tard sur le sujet. Le 22 septembre de la même année, Juárez est réélu à la présidence de la République, les pouvoirs, législatif et judiciaire, étaient de la même tendance libérale, mais également positiviste maintenant. Le pays serait ainsi conduit par ceux qu’on appelait « les 30 », des hommes libéraux, tous engagés dans la guerre contre l’empire, certains dans le milieu des intellectuels, d’autres dans le domaine de la lutte armée199. Mais tous avaient en commun 198 SIERRA Justo, « Evolución Política del pueblo mexicano », in op. cit., p. 364. Ces « 30 » seront divisés en dix-huit lettrés et douze militaires, parmi eux, des noms ressortent comme : Benito Juárez, Sebastian Lerdo de Tejada, José María Iglesias, José María Castillo Velazco, José María 199 102 l’idée que l’Église catholique constituait l'un des principaux malheurs du pays, même si une grande partie d’entre eux était, dans leurs vies privées, des catholiques pratiquants. Seuls Juárez et Romero se sont définis publiquement comme « non catholiques » et plus proches du protestantisme. « Je désirerais que le protestantisme devienne mexicain en conquérant l'indien ; ceux-ci ont besoin d'une religion qui les oblige à lire et non pas à dépenser leurs épargnes dans des cierges pour des saints »200, disait Juárez à Sierra dans un entretien. Donc le débat était plutôt tourné vers la pratique de la religion : devait-elle être encadrée dans le domaine privé ou continuer à être publique. 2) Le programme libéral Comme cela avait déjà été mentionné pendant les dix ans de la République Restaurée, les libéraux, avec Juárez à leur tête, avaient pour ambition de faire sortir le Mexique de l’immobilisme et de le placer aux premiers rangs, comme les Etats-Unis par exemple. Pour cela Juárez et ses hommes pensaient que le texte de la Constitution de 1857 apporterait l’ordre politique, social et économique que la nation attendait. La première mesure prise fut le respect absolu du fédéralisme. La séparation des pouvoirs, la participation populaire dans la vie publique par le moyen du vote et les droits civiques. Les révoltes continuaient à être des phénomènes habituels et pour les combattre le gouvernement adopta une politique de « main de fer » qui bientôt donnerait une paix relative au pays. Malgré tous les efforts faits pour la République Restaurée, la migration européenne n’a pas été importante, elle a, à peine, atteint sept mille Européens émigrés au Mexique en dix ans. Dans le programme libéral il y avait aussi l’idée de la division de la propriété terrestre avec trois défis : la vente des terres incultes, la nationalisation forcée des biens de l'Église, et la suppression des haciendas. Un autre facteur d’importance dans ce programme était la foi Lafragua, Guillermo Prieto, Manuel Altamirano, Matías Romero, Francisco Zarco et Gabino Barreda dans le groupe des lettrés ; et Porfirio Díaz, Manuel González, Mariano Escobedo et Vicente Riva Palacio dans celui des militaires. Luis González montre comment ces « 30 » étaient divisés en deux grands groupes et comment les deux groupes avaient des origines et des formations diamétralement opposées : « Les libéraux lettrés étaient généralement urbains et du centre du pays […] les militaires étaient plutôt du nord ou des petits villages […] l’âge moyen des lettrés était 45 ans et celui des militaires 36. Ils ne faisaient pas partie de la même génération. Les lettrés sont nés pendant la guerre d’indépendance et le premier empire, entre 1806 et 1822 ; les militaires sont nés à l’époque de Santa Anna, entre 1823 et 1839 […]. Les militaires avaient une origine plutôt modeste, alors que du côté des lettrés, seuls Juárez et Altamirano avaient des origines humbles […]. Les 18 lettrés se sont instruits dans les centres éducatifs d’élite […] ils ont pratiqué le journalisme et le débat de façon sublime […] des 12 militaires justement Riva Palacio avait pratiqué le journalisme […] le reste avait une culture nulle et une écriture minime », GONZÁLEZ Luis, « El liberalismo triunfante », op. cit., pp. 638-39. 200 SIERRA Justo, « Juárez su obra y su tiempo », op. cit. p. 517. 103 que les libéraux avaient dans le développement des moyens de communication, spécifiquement du train. La construction des rails était le sujet principal de l’agenda libéral. Les libéraux concevaient également l’individualisme comme le moteur de la société. Parallèlement à ce projet, la République Restaurée avait programmé toute une série de réformes ayant pour but de transformer la culture et les mentalités mexicaines. À ce sujet Luis González affirme : « Pour devenir vraiment émancipatrice, la République Restaurée, avait aussi programmé la liberté religieuse et de presse, le transculturation de l'Indien, l'école gratuite, laïque, obligatoire et positiviste et la promotion du nationalisme dans les lettres et les arts. Au total le programme proposait de détruire une tradition culturelle intolérante, chic, antiscientifique et colonialiste […] Pour les libéraux un antagonisme indomptable existait entre les antécédents historiques du Mexique et sa croissance à l’avenir »201. Comme dans tant d’autres nations du continent américain, au Mexique l’idée de la transculturation de l’Indien était une priorité pour le gouvernement républicain. Il était d’abord nécessaire de transformer et, ensuite, de nier le passé vernaculaire du pays. « Juárez croyait de son devoir, devoir de race et de croyance, de tirer la famille indigène de sa prostration morale, de la superstition, de l'abjection religieuse, du fanatisme, de l'abjection mentale, de l'ignorance, de l'abjection physiologique, de l'alcoolisme, pour en faire un meilleur état, même s'il était lentement meilleur, et l'instrument principal de cette régénération, l'école, a été son désir ardent et sa dévotion »202. De la même façon, le gouvernement juarista voulait que la religion catholique s’adapte à de nouvelles circonstances, à la modernité, qu’elle soit tolérante avec la science et ouvert aux autres religions. Cela explique, en partie, l’adoption du positivisme par le gouvernement à ce moment-là. Selon Luis González : « Trois idéaux précis : catholicisme protestant, sans le clergé, sans se mêler de politique, pour un usage privé ; un libéralisme sans libertinage pour la vie publique et une science, fondation du progrès matériel, pour le travail. C'est-à-dire : religion libéralisée, liberté pour la controverse politique et éducation scientifique universelle et par là-même obligatoire et gratuite »203. C’était là le programme libéral de la République Restaurée, mais la réalité du pays n’était pas la meilleure pour développer un tel programme. 201 GONZÁLEZ Luis, « El liberalismo triunfante », op. cit., p. 643. SIERRA Justo, « Evolución Política del pueblo mexicano », op. cit., p. 369. 203 GONZÁLEZ Luis, « El liberalismo triunfante », op. cit., p. 644. 202 104 D’abord l’apathie de la population pour les affaires publiques était évidente à chaque élection politique. Ensuite les habitudes d’un pays toujours en guerre ne laissaient pas d’espace pour un ordre et un droit civique. Le manque de population et l’échec gouvernemental dans sa politique de migration étaient manifestes. La répartition des terrains était difficile là où la culture du péonage était toujours ancrée et où n’était pas développée une culture du travail libre et rémunéré. De plus, la fausse idée, très diffusée à l’époque de l’indépendance, que le Mexique était le pays le plus riche du monde n’arrangeait guère les choses. Tous ces facteurs n’aidaient en rien au développement du pays et à la mise en marche du programme libéral. L’Église catholique défendait toujours son « droit divin » à être un sujet de la vie publique et refusait l’idée de rester dans l’aspect privé. Selon Luis González : « L'esprit religieux de Rome ne communiait pas avec l'idéal de Melchor Ocampo de circonscrire la religion catholique au cloître de la conscience et de la moralité privées et moins encore avec la solution juarista de permettre la croissance d'autres religions, surtout les protestataires »204. Mais, le domaine dans lequel la religion catholique a été la plus féroce et la plus fermée fut celui de l’éducation, où elle monopolisait presque la totalité des espaces dédiés à l’instruction. Il faut ajouter que sur huit millions de Mexicains, six millions se disaient catholiques apostoliques et romains et les deux millions restants se définissaient comme simples catholiques. Face à ce tableau, la République Restaurée a trouvé nombre d’obstacles à dépasser et a connu plusieurs échecs (mais les succès ont aussi été nombreux). Luis González ajoute que : « Peut être qu’on l’appelle dictature illustrée mais moins dure et plus illustrée que celle de la fin de l’époque coloniale. Ce n’était jamais une tyrannie ; or la loi était au-dessus des gouvernants, mais elle n’était pas non plus une démocratie similaire à l’américaine »205. Cela explique les dures répressions contre les révoltes sans prendre en compte leurs demandes ou leurs origines. Il faut mentionner les différentes révoltes : l’indigène de 1868, la militaire de 1871, la religieuse de 1874 et la séparatiste de 1875, parmi les plus connues. Mais toutes ont été durement réprimées. Selon les propos de Justo Sierra : « Une tentative téméraire de guerre civile, sous un prétexte religieux, a été organisée au Michoacán avec des éléments ruraux d'espèce infime, et a ensanglanté l'État [...] c'était une ‘Vendée’ mexicaine [...] comme celles qui ont suivi en France après la proclamation de la première république et qui ont été, au 204 205 Ibid., p. 646. Ibid., p. 647. 105 début, un mouvement en faveur de la monarchie et contre la Constitution civile du clergé »206. La pacification du pays était lente mais progressive. Parallèlement démarrait une réorganisation administrative dans les secteurs financier et militaire. Ainsi, la dette externe a été renégociée et l’armée est diminuée. Le ministre Iglesias a été l’opérateur de ce succès. En outre, les secteurs ouvrier et de l’artisanat du pays ont connu un développement jamais constaté jusqu’alors. Les ouvriers et les artisans ont commencé à s’organiser et ont découvert le travail libre et rémunéré ; ils ont créé des sociétés ouvrières qui deviendraient des syndicats quelques années plus tard. Malheureusement pour la République Restaurée, les paysans ont continué à travailler dans le système du péonage et n’ont pas suivi l’exemple des ouvriers et des artisans. Un succès important a été celui de la liberté d’expression. Par ailleurs, la loi Martínez Castro, de décembre 1867, établissait une éducation primaire obligatoire, laïque et gratuite. En 1868, Gabino Barreda créa l’École Nationale Préparatoire (ENP) suivant un modèle universaliste et positiviste à la fois. Cela représente, peut-être, le plus grand succès de la République Restaurée : arracher le monopole de l’éducation à l’Église catholique et mettre en marche une culture que cherchait à laïciser le pays. Même si la religion catholique allait demeurer la plus répandue et la plus suivie, d’autres religions sont apparues dans le pays ; mais le plus important était que le sujet de la religion cessait d’être un sujet de la vie publique et se limitait à la sphère privée. Cela jouerait un rôle décisif pour le maintien du clivage État juarista/Église catholique, que nous observons jusqu’à aujourd’hui. Les années s’écoulant de 1867 à 1877 sont connues, nous l’avons vu, comme celles de la République Restaurée. Au lendemain du triomphe des libéraux républicains sur l’invasion française, les vainqueurs ont finalement essayé de mettre en marche leur projet : la Constitution de 1857. Mais l’expérience traumatisante de la guerre contre l’empire et les conditions du pays à ce moment-là ont obligé les libéraux à modifier, dans certains cas, ou bien à approfondir, dans d’autres, les principes, les préceptes et les lois de cette Constitution. 3) Importance du libéralisme pour l’avenir Par rapport à notre sujet de recherche, nous reconnaissons que cette décennie sera fondamentale dans l’instauration définitive de certains clivages politiques et sociaux. L’État 206 SIERRA Justo, « Evolución Política del pueblo mexicano », op. cit., p. 378. 106 appelé juarista a donné les bases sur lesquelles sera construit l’État post-révolutionnaire mexicain du XXe siècle. Le PRI du XXe poursuivra de nombreux enjeux et principes de cet État juarista. L’un d’eux sera, justement, la reprise du clivage État/Église qui, à partir du triomphe de la république libérale, sera approfondi. De nouveaux acteurs surgiront tels que les positivistes, qui seront des alliés de l’État libéral juarista dans sa lutte contre l’Église catholique. Certes ces dix années prendront fin avec la révolte et la prise du pouvoir de Porfirio Díaz, mais ces elles ont également suffi pour construire dans l’imaginaire collectif, dit social, l’idée d’une lutte entre un État libéral laïque et progressiste et une Église catholique conservatrice et promotrice d’un ancien régime colonial. En 1872, avec la mort de Juárez et l’arrivée au pouvoir de Sebastián Lerdo de Tejada (1817-1889), le processus de la Réforme touche à sa fin, et à sa radicalisation maximale en même temps. Pour l’historien Justo Sierra, un facteur qui a joué en faveur du succès moyen de la République Restaurée, a été la mort de Juárez le 18 juillet 1872, dans le sens où d’un côté, elle a mis un terme à la plupart des révoltes internes, mais aussi parce que la mort du leader a obligé les libéraux à se radicaliser dans leur principes s’ils voulaient faire arriver à bon port la cause juarista. B) Le « porfirisme » Nous l’avons démontré, la République Restaurée marque jusqu’à aujourd’hui une rupture dans l’histoire du Mexique. Durant ces dix années se sont clairement dessinés quelques principes et enjeux que l’État post-révolutionnaire reprendrait quelques années plus tard. De la même façon, le clivage État/Église s’est clairement montré et s’est approfondi à partir du problème du monopole de l’instruction ; d’autre part, le clivage centre/périphérie commença à se construire d’une façon plus nette. Si nous regardons l’agenda libéral de la République Restaurée, nous pourrions penser que le succès a été faible, mais si nous analysons les faits et les conditions dans lesquels l’agenda a été appliqué, nous devrions reconnaître que la République Restaurée a été formidable pour atteindre ses objectifs. Il y aura un avant et un après République Restaurée. Avant, le pays était un long territoire violent et sans loi, toujours en guerre interne. L’Église catholique était l’instigateur des chemins à suivre toujours dans un système colonial. Il n’existait pas une réelle idée de pays ou de nation mexicaine. L’instruction se limitait aux plus riches et à l’apprentissage des dogmes catholiques. L’Indien était en permanence considéré comme un enfant. En outre, sur 107 le plan international le Mexique était considéré comme une tombe économique et sociale. Après la République Restaurée, malgré la méthode violente, la paix sociale arriva et un État de droit est alors né. L’Église a perdu le monopole de l’instruction et en même temps, beaucoup des pouvoirs qui lui avaient permis de manipuler la société. Par ailleurs, l’idée d’un pays s’est construite à partir des connections qu’offraient les chemins de fer. L’instruction au devenir positiviste est également devenue scientifique et éloignée des dogmes religieux. L’Indien a commencé à être considéré comme un individu capable de devenir un citoyen libre et propriétaire. Et, finalement, aux yeux des autres pays du monde, le Mexique commençait à être perçu comme un pays capable de sortir des longues guerres intestines qui le minaient pour devenir un État de droit, en paix sociale et sûr dans le domaine économique. Toute cette période, qui démarre et qui s’étend sur une trentaine d’années, sera connu dans l’histoire du Mexique sous le nom de porfirisme. 1) Le rôle du positivisme Nous voudrions revenir sur le rôle que le positivisme a joué dans la République Restaurée207. Comme nous l’avons déjà signalé, la « Prière Civique » de Gabino Barreda avait marqué les esprits des libéraux, au point que le président Juárez avait donné à Barreda la mission de créer un espace de formation pour les futurs citoyens qui combattait le fanatisme religieux répandu dans tout le pays ; cet espace sera l’École Nationale Préparatoire (ENP). Mais qui était Gabino Barreda ? En quoi consistait le positivisme mexicain qu’il avait présenté aux libéraux ? 207 Le positivisme est une école philosophique qui affirme que la seule connaissance authentique est la connaissance scientifique et que cette connaissance ne peut venir que de l'affirmation positive de théories à travers la méthode scientifique. Le positivisme a émergé en France au début du XIXe siècle avec Auguste Comte et en Angleterre avec John Stuart Mill. Cette philosophie se développera rapidement dans le reste de l'Europe pendant la seconde moitié du siècle. Selon cette école, toutes les activités philosophiques et scientifiques ne doivent être effectuées que dans le contexte de l'analyse des faits vérifiés par l'expérience. Cette épistémologie apparaît également comme une façon de légitimer l’étude naturaliste scientifique de l’être humain, tant individuellement que collectivement. Au Mexique « Les positivistes mexicains déposent ces idées dans l'État, en essayant de lui donner des arguments pour qu’il soit reconnu comme le pôle de développement politique, social et économique de la nation, à partir de cela l'État doit assurer l'unification et l'homogénéisation de la nation […] D’après Gabino Barreda, le positivisme offrait la possibilité de l'unification et de l'intégration nationale, physiquement, moralement et culturellement, en plus de la création et de la consolidation d’un groupe au pouvoir pour le développement global de l'État-nation », TORRES MARTINEZ Rubén, Universidad Nacional y democracia. El surgimiento de la Universidad Nacional y la Universidad en los umbrales del siglo XXI, Tesis de licenciatura, México, FCPyS-UNAM, 2000, p. 26 ; cf. ZEA Leopoldo, El positivismo en México. Nacimiento, apogeo y decadencia, México, Fondo de Cultura Económica, 1968, 481 p. 108 Gabino Barreda était un ancien élève d’Auguste Comte, le père du positivisme, qui avait suivi une éducation privilégiée en France ; Barreda tirait du système de Comte l’analyse historique et son importance pour la compréhension de la société (dans ce cas, l’histoire du Mexique pour la compréhension du pays). À partir de cette étude, Barreda parlait de la nécessité de réformer la société mexicaine à partir des outils que donnait la Constitution de 1857. Cette réforme finirait par donner un droit positif qui adapterait à son tour les lois à la réalité sociale mexicaine. Dans sa « Prière Civique », Gabino Barreda appliquait la méthodologie positiviste pour expliquer le devenir historique du pays, il s’agissait d’une réflexion sur la nécessité de créer une citoyenneté mexicaine forte. Aussi, en suivant les arguments d’un libéral classique comme José María Luis Mora, Barreda parlait des étapes historiques que le Mexique avait déjà traversées, en le plaçant au « moment critique » d’une vie publique qui était en train de dépasser l’étape religieuse de son histoire. Gerardo Torres Salcido nous fait remarquer que : « Pour Barreda, le libéralisme avait été le moyen d’imposer une sécularisation politique. Mais maintenant, il était nécessaire de dépasser définitivement ce libéralisme par le biais de la formation d’une opinion publique homogène qui garantissait, finalement et définitivement, la paix sociale […] À la façon de Comte, Barreda pensait que l’origine de ce « moment critique » au Mexique avait une triple source émancipatrice : la fondation des sciences positives, le déclin de la religion catholique et la croissance de la subversion politique »208. Gabino Barreda tirait donc du parti triomphant de la guerre, le parti libéral, le sujet qui devait créer ces deux conditions : la citoyenneté et le dépassement définitif de l’étape religieuse. Et l’outil pour atteindre ces objectifs était l’éducation. Barreda réussirait à promouvoir sa doctrine lorsque le parti libéral apparaîtrait comme le gardien de l’humanité. L’auteur précédemment cité atteste en ce sens que : « Barreda n’hésite pas à monter sur la vague libérale et à se convertir en son porte-parole. Le parti libéral avait sauvegardé le principe républicain pour l'humanité. Sans le Mexique, ce principe aurait disparu de la surface de la terre, dans la mesure de l'agression contre la nation mexicaine ; avec Napoléon III à sa tête, se trouvait réellement dirigée vers les ÉtatsUnis, qui se débattaient dans une guerre civile. Cette grandiloquence en arriva au point de considérer la lutte contre l'invasion française comme une réédition des guerres médiques des Athéniens démocrates contre les Perses despotiques »209. Ensuite Barreda faisait du Métis le 208 209 TORRES SALCIDO Gerardo, op. cit., p. 100. Ibid., p. 101. 109 créateur de l’unité nationale et de la modernité (le paradoxe de l’histoire nationale selon ce dernier). Finalement, le positiviste appelait à la création d’un espace de pouvoir qui modelait les consciences et marquait les esprits. Un espace différent de celui offert par l’Église catholique. Gerardo Torres Salcido ajoute : « L’État devait intervenir plus activement dans l’instruction et dans la promotion d’un plafond commun de vérités, comme l’élément nécessaire pour la consolidation de la nation. Et ce nouvel ordre devait être le moyen idéal pour en arriver au progrès, c'est-à-dire à la modernité »210. Le souhait de Gabino Barreda était que l’État s’engageât dans son projet de nation en marche vers la modernité. Juárez avait trouvé dans la « Prière Civique » l’arme parfaite pour son combat contre l’Église catholique et le clergé. L’idée de créer un espace de formation des consciences et des citoyens allait de pair avec ses propres idées et croyances républicaines, qu’il préconisait alors. Tout cela l’avait poussé à se rapprocher du positivisme. La loi sur l’instruction publique du 2 décembre 1867, dite loi Martínez Castro, a réorganisé l’éducation à tous les niveaux, mais le plus important résidait dans le fait que l’éducation primaire devenait gratuite, laïque et obligatoire. De plus, l’État assurait son intervention dès le début de la formation. Le point culminant était l’idée de constituer des citoyens, les créer par le moyen de l’éducation, des citoyens qui respecteraient les lois et qui assureraient l’unité nationale grâce à un fond commun de vérités scientifiques et non plus dogmatiques. Mais, malgré toutes ses bonnes intentions, Barreda était bien obligé d’admettre que les conditions matérielles offertes par le pays n’étaient pas encore favorables à la bonne mise en œuvre de son projet. Cela expliquerait pourquoi il a d’abord approfondi la réflexion à propos des lois et des habitudes mexicaines ; cette réflexion le rapprochera quelques années plus tard du régime dit porfirista, et transformera le positivisme mexicain en darwinisme social. Dans ce nouveau contexte, nous pouvons observer que, avec la chute de l’Empire et le triomphe des libéraux, l’Église catholique perdit définitivement ses privilèges préindépendantistes et dut s’adapter à de toutes nouvelles relations avec l’État libéral mexicain. Comme nous l’avons vu à partir du gouvernement de Juárez et du triomphe libéral, l’État s’est 210 Ibid., p. 102. 110 attaché à lutter contre l’Église catholique à partir des confiscations faites de ses propriétés. Cependant, le régime du dictateur Díaz offrit à l’Église la possibilité de récupérer sa légitimité perdue, avec le soutien qu’elle apporta à la tentative de reconquête menée par la couronne espagnole en 1824, avec sa non reconnaissance de la constitution de 1857 et à travers son soutien initial à l’empire de Maximilien. Même si pendant le porfirisme, l’Église s’était habituée à ne plus être le groupe qui monopolisait le pouvoir, elle en avait beaucoup conservé. Toutefois, elle devait désormais le partager avec l’État libéral mexicain. Porfirio Díaz tendra la main à l’Église et ne l’affrontera plus, mais il sera très attentif à ne pas perdre les avancées qu’a connu l’État face à l’Église catholique. Porfirio Díaz gardera tout le pouvoir pour lui211. 2) Construction du « porfirisme » Pendant le conflit de la Réforme et l’intervention française, Díaz se fit remarquer par son courage mais aussi par son manque d’instruction, en particulier au moment où il décida d’entrer dans le monde de la politique, en 1867. D’après Daniel Cosío Villegas : « Porfirio Díaz est un homme peu éclairé, dépourvu d'idées générales et maladroit pour parler ; c’est un pygmée à côté des plus grands parlementaires de l’histoire du pays, la plupart d’entre aux ayant été ses adversaires politiques du fait de leur appartenance à l'édit juarista. Il tarde à occuper un siège législatif et plus encore à prononcer son premier discours qui lui semble si pauvre qu’il décide de ne plus revenir à la chambre des députés »212. Lors des élections présidentielles de 1871, Díaz se présenta comme candidat et perdit face à Juárez. Il décida alors de prendre les armes avec le Plan de la Noria, qui se solda par un échec. Díaz se rendra alors compte que sa fameuse réputation militaire n’était pas suffisante et qu’il lui faudrait s’allier à un penseur, un stratège, un homme intelligent pour atteindre son but. Il décida alors de s’associer à quelqu’un qui serait capable d’élaborer des projets et des discours. Cela explique que Díaz se soit rapproché des positivistes afin qu’ils le conseillent. Selon Luis González : « Pour Díaz, cela a été plutôt facile d’attirer les jeunes intellectuels que Lerdo de Tejada ne laissait pas pénétrer dans la place. Le triomphe sur la révolte de Tuxtepec a permis l’introduction de nouveaux visages dans le gouvernement. En outre Díaz a 211 Né en 1830 à Oaxaca, Díaz avait trouvé sa vocation très tôt dans la guerre contre les États-Unis en 1846. À partir de ce moment-là, il commença une prodigieuse carrière militaire qui le mènerait trente ans plus tard à la présidence du pays. Ajoutons qu’il était l’un des « 30 » réformistes libéraux, plutôt du côté des militaires. Il n’avait pas de formation politique ni administrative solide. 212 COSÍO VILLEGAS Daniel, Historia moderna de México, Tomo IV, El porfiriato, México, Hermes, 1955, 117 p. 111 aussi gardé à ses côtés des intellectuels plus âgés, qui prenaient la bannière porfirista pour refaire le projet libéral en insistant alors sur l’idée d’ordre plus que sur celle de liberté. À partir de 1877, la consigne officielle était la suivante : d’abord la pacification et l’ordre ; ensuite le progrès économique et, enfin, les libertés […]. L’ordre, et non pas la liberté, apparaît comme le but premier de Porfirio Díaz »213. La première période présidentielle de Díaz, de 1877 à 1880, fut plutôt celle d’un débutant qui se concentrerait sur la pacification du pays, son but primordial. Justo Sierra ajoute « La paix définitive […] pour en arriver là, le caudillo croyait que la foi et la crainte étaient nécessaires. Qu’il existait une foi en lui et qu’elle faisait peur »214. Dans cette logique, il fallait développer la richesse nationale et, pour cela, il était indispensable d’attirer le capital extérieur. Or, à l’époque, le Mexique n’était pas un pays économiquement attractifs pour les puissances mondiales, notamment du fait des guerres internes incessantes qui s’y déroulaient. Ainsi, l’imposition d’un ordre et d’une paix sociale est apparue comme la première chose à réaliser. Une fois ces deux buts atteints, le capital extérieur arriverait et aiderait au développement du projet économique, politique et social du libéralisme. À en juger par l’opinion d’Arnaldo Cordova : « Les positivistes ont préparé idéologiquement l’arrivée de la dictature, suivant les consignes comtiennes d’« ordre et de progrès », ils ont facilité son travail en lui fournissant une justification historique et philosophique de caractère naturaliste. Donc, la dictature ne répondait pas aux seuls besoins immédiats de la société, elle était une imposition de la nature, elle-même »215. Díaz ayant observé que la Constitution ne répondait pas à la réalité du pays, il sera chargé d’assurer l’ordre et la paix sociale pour le développement et le progrès du pays. Un ordre et un progrès très coûteux aux yeux du peuple mexicain. Personne ne croyait aux compétences politiques de Díaz, mais la façon dont il réussit à imposer la paix sociale commença à lui donner une certaine popularité sociale. Selon Luis González : « Très tôt il est devenu le héros de la paix. Dès sa première élection à la présidence, il a utilisé la force et l’adresse contre les ennemis de la tranquillité publique : les généraux séditieux, les Indiens barbares et les voleurs »216. En décembre 1880, Díaz laisse la 213 GONZÁLEZ Luis, « El liberalismo triunfante », op. cit., p. 658. SIERRA Justo, « Evolución Política del pueblo mexicano », op. cit., p. 386. 215 CORDOVA Arnaldo, La ideología de la Revolución Mexicana. La formación del nuevo régimen, México, Era, 1973, p. 18. 216 GONZÁLEZ Luis, « El liberalismo triunfante », op. cit., p. 659. 214 112 présidence à Manuel González. À son propos, Díaz se proclame : « l’un d’entre nous ». González continuerait l’œuvre de pacification que Díaz avait déjà commencée. Ce dernier resta au gouvernement en qualité de Ministre de la Guerre et, profitant de cette position, il continua de s’attirer les faveurs des positivistes. De fait, ces derniers élaborent alors une idéologie en son honneur, une apologie de Díaz, présentée comme l’« homme de la situation ». Nous reviendrons sur ce sujet un peu plus tard. C) Avant la Révolution 1) Le régime de Porfirio Díaz : libéralisme et dictature En 1884, Díaz revint à la tête de la nation avec un programme politique de pacification du pays élaboré par les positivistes. Après une période de mise en ordre, dure et sanglante, le Mexique entra dans une période de paix relative à partir de 1881. Le dictateur réussit à imposer la paix et l’ordre à un coût très élevé, en particulier pour la population rurale. Cependant, les détenteurs internationaux de capitaux commencèrent à considérer le Mexique comme un pays où il était possible d’investir et auquel on pouvait accorder des crédits. Díaz pensait alors que ce serait en montant dans la « machine américaine » que le pays arriverait à se développer. D’après Justo Sierra : « La résolution du caudillo révolutionnaire, à propos de l’affaire des voies de chemins de fer internationales, a été sûre, rapide, opportune […]. Il avait décidé de continuer à ouvrir nos frontières au train et à l’industrie américaine »217. Gerardo Torres Salcido ajoute que : « Porfirio Díaz avait pris la décision de lier le développement du Mexique à l’impulsion de la locomotive américaine »218. Cette situation s’explique par le fait que, pour Díaz, la liberté politique n’était pas urgente ni nécessaire. Au contraire, au niveau économique le principe du « laisser-faire/laisser-aller » a été le dogme intouchable à suivre. Au niveau des relations État/Église, Díaz avait décidé d’éviter une confrontation avec l’Église catholique en lui appliquant les mêmes principes qu’à l’économie : le « laisser-faire/laisser-aller ». Quant aux opposants au régime porfiriste, Díaz avait réussi à se les adjoindre en leur proposant une place au gouvernement. Ainsi il est rapidement perçu comme le grand conciliateur que la patrie attendait depuis toujours. Au même moment, il commença à créer des écoles publiques positivistes où l’amour de la patrie, de l’ordre, du progrès et de la liberté, étaient les consignes à suivre. Les dix premières années du porfirisme furent plutôt un succès et ce, à plusieurs niveaux. Díaz 217 218 SIERRA Justo, « Evolución Política del pueblo mexicano », op. cit., p. 390. TORRES SALCIDO Gerardo, op. cit., p. 124. 113 avait réussi à pacifier le pays, à attirer les capitaux internationaux et ainsi, à redémarrer l’économie sans trahir les idéaux libéraux. Cela explique que l’Église catholique se soit dépêchée de se rapprocher du régime de Díaz ; elle a promu une politique de conciliation avec le président et son régime. De son côté le dictateur a déclaré que son gouvernement serait, comme le souligne Enrique López Oliva, de « beaucoup de politique et de peu d’administration »219 comme un message pour redémarrer les relations entre l’État et l’Église catholique. Il a mis l’accent sur une politique positiviste qui remplaçait progressivement le libéralisme des années 1860 et 1870. Au début, son projet reprit les principales thèses et idées libérales, du moins, sur le papier. Mais dans les faits, il gouverna sans respecter le fédéralisme et en concentrant personnellement le pouvoir. Le porfirisme se bâtit donc sur le respect de la Constitution de 1857, mais avec une utilisation énergique de la force présidentielle. Il faut néanmoins préciser que Díaz a toujours observé le respect de la Constitution. Sur ce point, ce sont les positivistes qui l’ont guidé, mais ils avaient une vision qui dépassait le personnage220. À ce propos, Luis Javier Garrido affirme que : « Pendant ces années, la seule tentative sérieuse d’institutionnalisation du régime est venue des scientifiques, qui se sont confrontés aux résistances du président […]. Limantour avait insisté auprès du président sur la nécessité de créer des mécanismes institutionnels afin de créer un parti d’État. Limantour considérait nécessaire de créer un parti fort de gouvernement capable d’assurer la transmission tranquille du pouvoir d’une personne à une autre »221. Après la pacification du pays, pour Díaz la priorité suivante se trouvait être le développement économique, tendu vers le capitalisme. Comme nous l’avons dit auparavant, Díaz s’est rapproché des positivistes afin d’avoir un programme politique viable et de faire 219 LÓPEZ OLIVA Enrique, « La Iglesia católica y la Revolución Mexicana », op. cit., p. 55. Rappelons que pour les positivistes, la valeur suprême était l’ordre et non pas la liberté, qui avait déjà accompli son devoir en annihilant la réaction conservatrice pendant la Guerre de Réforme et l’intervention française. Maintenant l’heure était à l’ordre, la liberté ne pouvant alors mener qu’à l’anarchie. « L’idée de la liberté avait été pour le libéralisme économique des XVIII e et XIXe siècles la pierre angulaire des relations matérielles de la société ; cette idée avait été cause et effet de la société de marché […] pour nos positivistes la liberté avait une autre signification : les comtiens mexicains concevaient la liberté comme un besoin du passé, qui avait déjà joué son rôle… l’idée de l’ordre se substituant complètement à elle. », cf. CORDOVA Arnaldo, op. cit., p. 56. Un autre exemple est celui de Gabino Barrreda qui transforme la consigne comtienne Amour, ordre et progrès par Liberté, ordre et progrès : « La liberté comme le moyen, l’ordre comme la base et le progrès comme le but. », cf. BARREDA Gabino, « Oración Civica », in Opúsculos, discuciones y discursos, México, Comercio de Dublan y Chávez, 1887, p. 105. 221 GARRIDO Luis Javier, El Partido de la Revolución Institucionalizada. Medio Siglo de poder en México. La formación del nuevo Estado en México (1928-1945), México, SEP-Siglo XXI, 1986, p. 34. Cf. également ALEN Jesús, Origen y Evolución de los partidos políticos en México, México, Librería de Manuel Porrua, 1974, p. 50. 220 114 face aux critiques de ses ennemis libéraux. En même temps, il avait chargé les positivistes d’élaborer une justification de son arrivée et de maintien au pouvoir. Aujourd’hui, nous pouvons nous interroger : le dictateur avait-il imaginé les grandeurs du programme politique réalisé par les positivistes ? Pour ces derniers, la mission historique de Díaz était d’imposer la paix dans le pays et de promouvoir les intérêts de la nation. Si Juárez et Lerdo de Tejada avaient connu le succès en restaurant la République, ils s’étaient montrés incapables d’imposer une paix sociale durable. Ce fut donc, au régime de Díaz de réaliser cette tâche, pour ensuite prendre le chemin du progrès. À en juger par Luis Javier Garrido : « Les gouvernements libéraux de Juárez et de Lerdo se sont montrés incapables d’établir au Mexique une société démocratique, d’organiser un vrai gouvernement libéré des ambiguïtés de programmes et libre des vicieux et des corrompus. Le porfirisme, au contraire, offrirait, sans délais, un gouvernement fort au service de la tranquillité du pays »222. Durant la troisième période présidentielle de Díaz, en 1888, il est présenté par les scientifiques comme « le héros de l’intégration nationale de la concorde internationale, de la paix et du progrès ». Sans jamais toucher à la Constitution de 1857, et moins encore aux lois de la Réforme, il avait progressivement réussi à transformer le pays et à lui devenir indispensable. Pour cela, il avait élaboré son image en proposant des alliances à tous les groupes ayant un peu de pouvoir et en se présentant comme celui capable de sauvegarder leurs intérêts. Il coopta les scientifiques, obtint l’adhésion populaire grâce à la pacification, attira le capital étranger en appliquant les grandes maximes du libéralisme et en garantissant une certaine paix sociale. Quant à l’Église catholique, il décida de tolérer toutes ses manifestations publiques de culte, gagnant ainsi son soutien et évitant une crise aiguë223. Le porfirisme, et surtout les intellectuels du porfirisme, pensaient que la Réforme avait réussi à détruire le monopole de l’Église catholique sur l’éducation et la richesse, et que c’était donc au régime de Díaz de lancer une nouvelle conception de la propriété privée et de 222 CORDOVA Arnaldo, op. cit., p. 40. Selon Luis González : « Pendant le porfirisme les lois de la Réforme n’ont pas été supprimées, mais elles n’ont pas non plus été accomplies. L’appel des cloches, les processions religieuses publiques et de nombreux cultes sont réapparus, ainsi que les processions religieuses publiques et de nombreuses manifestations de culte externe […] les activités religieuses et populaires ont alors pris une importance supérieure sur les cérémonies civiques. Les couvents, pourtant interdits, ont cessé de se cacher du regard officiel. Les évêques sont devenus amis du président de la République et de ses ministres, et les prêtres amis des chefs politiques et des présidents municipaux [...] c’est ce que l’on a dénommé la renaissance religieuse qui se produisit alors », GONZÁLEZ Luis, « El liberalismo triunfante », op. cit., p. 684. 223 115 l’instruction publique. Sur le sujet de l’instruction, Díaz connut le succès durant sa seconde période de pouvoir. En effet, personne ne nie que durant le porfirisme l’école a joué un rôle plus important que par le passé. Cependant, sur la question de la propriété privée, les résultats de la Réforme étaient contraires aux expectatives des libéraux de 1857. Un groupe de spéculateurs avait remplacé l’Église dans le rôle du profiteur de la richesse. La répartition des terres faite par les gouvernements libéraux allait plutôt à l’encontre des intérêts des communautés indigènes paysannes. Il était donc normal de penser que le porfirisme était la continuation logique pour ce qui est des aspects économiques, politiques et sociaux du libéralisme. Díaz a instauré une paix sociale à partir de la répression et l’Église catholique devint une alliée du régime. Cela explique que les lois de Réforme ne soient pas appliquées et que l’Église ait profité d’un statut social (mais pas économique) identique à celui d’avant la République. Le dictateur attira les positivistes en les invitant à participer à son gouvernement en tant que conseillers et experts224. Ce groupe a eu pour mission de présenter le porfirisme comme le point culminant de l’histoire du Mexique, comme un « devoir être » naturel, kantien. Un bon exemple de cette nouvelle relation État/Église est la mise en marche par l’Église catholique de la sa Doctrine Sociale, promue par le pape Léon XIII (1878-1903) et son encyclique Rerum Novarum. À partir de cette Doctrine Sociale, l’État a demandé, d’après Maria Alicia Puente Lutteroth, à l’Église de s’occuper de « nouvelles missions dans les endroits éloignés où l’État n’était pas présent »225. Ainsi entre 1888 et 1904, le régime porfiriste vécut dans un mirage de prospérité et de paix sociale. Les avancées économiques, de même que la paix sur le territoire mexicain, firent alors office de vitrine du régime Díaz. À partir de 1905, alors que le dictateur avait soixante-seize ans, presque la totalité de la société mexicaine, outre la bureaucratie porfiriste, commençait à s’exprimer. Les individus commençaient à parler des défauts de la prospérité et de l'ordre porfiricos. Il s’agissait là du résultat d’un développement qui ne touchait pas la grande majorité de la société mexicaine et 224 « C’était une intelligence formée par des hommes avec une grande culture, avec une discipline pour les études et le travail, d’excellents écrivains et orateurs, et surtout anxieux de participer au pouvoir étatique […] ces intellectuels sont connus comme les positivistes mexicains […] brillantes figures de l’intelligentsia mexicaine de tous les temps, Gabino Barreda, Porfirio Parra, Telésforo García, Miguel y Pablo Macedo, Justo Sierra, Joaquin D. Casasús, José Yves Limantour, Emilio Rabasa […] avec une philosophie importée d’ailleurs et adaptée dans le pays […]. Ils ont préparé idéologiquement l’arrivée de la dictature et ensuite ils ont formé leur propre conscience, la conscience de leur mission face à l’histoire. », cf. CORDOVA Arnaldo, op. cit., pp. 44-45. 225 PUENTE LUTTEROTH María Alicia, « La Iglesia en México », in op. cit., p. 342. 116 qui ne bénéficiait qu’à quelques fidèles du régime porfiriste. Déjà en 1903, les frères Flores Magón demandèrent au régime Díaz d’adhérer aux lois de la Réforme. Dans un texte qu’ils publièrent alors, ils appelèrent à reprendre la lutte contre l’Église catholique, pour la dignité du travailleur prolétaire et ils élaborèrent un discours contre les capitaux étrangers, les riches nationaux et les fonctionnaires. Díaz réagit de façon violente, obligeant les frères Flores Magón à s’exiler aux États-Unis, mais leurs écrits laisseront des marques indélébiles pour les années suivantes. Le groupe appelé l’Ateneo de la juventud (l'athénée de la jeunesse) était le produit d’une première génération élevée selon la méthodologie positiviste/scientifique. Cette génération sera très critique envers le régime du dictateur. Cette critique du groupe se focalise sur les « succès » du régime pour les analyser en termes de défaites en les comparant à la réalité de la nation. La principale critique portait donc sur le poids des étrangers dans l’économie mexicaine et ce que cela signifiait. L’athénée de la jeunesse élabora alors un discours patriotique qui tentait de reprendre les consignes et principes libéraux de la Réforme. À partir de 1905, le régime porfiriste commença ainsi à perdre le soutien des travailleurs ouvriers qui demandaient au dictateur d’être l’arbitre de leurs confrontations avec leurs employeurs. En 1906, trois grands conflits mirent à l’épreuve son régime : la grève des travailleurs des mines à Cananea, la protestation des artisans du textile de l’est du pays et le conflit des cheminots dans le nord. La solution de Díaz fut de faire un exemple en massacrant les grévistes à Cananea. Luis González atteste : « À Cananea, ce fut un événement politique, xénophobe et ayant trait au travail […] Les grévistes avaient été influencés par les textes des frères Flores Magón, et le déclic fut la présence de trop de ’gringos’ et du fait qu’ils ne travaillaient qu’à des postes directifs, qu’ils monopolisaient les commerces et, pire encore, qu’ils ne se mélangeaient pas aux Mexicains »226. Porfirio Díaz montra ainsi de quel côté il se positionnait. Le scénario sera le même en 1907 avec les grévistes de Río Blanco. Il est important d’observer à nouveau l’apparition du clivage nationaliste qui sera fondamental par la suite. De la même façon, l’Église catholique qui, jusque-là était l’alliée de Díaz, a commencé à faire pression sur le dictateur en exigeant l’abolition définitive des lois de la Réforme. Deux clivages se croisent alors. L’année 1908 commençe par conséquent avec une crise économique et politique profonde ; mais Díaz, en tant que dictateur, déclara dans un 226 GONZÁLEZ Luis, « El liberalismo triunfante », op. cit., p. 691. 117 entretien pour le Parson’s Magazine, avec le journaliste américain James Creelman : « Je crois que la démocratie est le principe vrai et juste du gouvernement [...] Le Mexique a maintenant une classe moyenne qu’il n'avait pas auparavant. La classe moyenne est l’élément actif de la société [...] Je me retirerai après avoir fini cette période constitutionnelle et je n'en accepterai pas d’autre [...] Je serais heureux d’accueillir un parti d'opposition au Mexique. S'il apparaît, je le verrais plutôt comme une bénédiction [...] Le Mexique est prêt pour la démocratie »227. Avec ces déclarations, tout le monde commença à bouger et des partis politiques apparurent. Parmi les plus importants nous pouvons citer le Parti Anti-réélection de Francisco Ignacio Madero qui, conseillé par José Vasconcelos, publia un manifeste politique. « J'affirme, que le parti qui interprète le mieux les tendances actuelles de la nation consiste en ce que nous proposons : le ‘Parti National Démocratique’, en proclamant ses deux principes fondamentaux : Liberté de suffrage et non réélection. La justice protège le plus fort; l'instruction publique est seulement accordée à une minorité [...]. Les Mexicains sont défavorisés par rapport aux étrangers et ce même dans des compagnies dont le gouvernement a le contrôle [...]. Les ouvriers mexicains émigrent à l'étranger à la recherche de garanties et de meilleurs salaires ; il y a des guerres coûteuses, sanglantes et inutiles contre les Yaquis et les Mayas et finalement il faut dire que l’esprit public est engourdi et la valeur civique déprimée »228. Madero commença ainsi sa campagne politique dans tout le pays ; un fait inédit à l’époque. Francisco Ignacio Madero était alors un propriétaire foncier du nord du Mexique, proche des principes démocratiques et libéraux des Nord-américains. En 1909, Díaz annonça sa candidature pour les élections de l’année suivante. Le dictateur avait alors plus de quatre-vingts ans. Madero fuit aux États-Unis et ne reconnut ni les élections ni le gouvernement Díaz. Progressivement, plusieurs hommes se rallièrent à la cause de Madero. En 1911, il réussit à rentrer au Mexique et avec lui de nombreuses révoltes armées éclatèrent dans tout le pays. À partir du mois d’avril 1911, les villes les plus importantes passèrent du côté des rebelles. Des personnages tels que Juan Andrew Almazan, Emiliano Zapata et Venustiano Carranza firent leur apparition. La guerre civile commençait. Le 31 mai Porfirio Díaz quitta le pays qu’il avait en grande partie construit. 227 CREELMAN James, « President Díaz, Hero of the Americans », in Parsons Magazine, vol.XIX, n° 3, march, 1908, pp. 213-77. 228 MADERO Francisco Ignacio, La sucesión presdiencial en 1910 (Sintesis), México, INEP, 2008, pp. 13-16. 118 2) Le go-ahead américain, ou le clivage nationaliste à venir On a déjà mentionné l’importance donnée, par les « scientifiques », à l’idée selon laquelle, au commencement du régime Díaz, le Mexique se trouvait dans un contexte défavorable du fait des révoltes armées que le pays avait vécues tout au long du XIXe siècle. Cet état de guerre continu avait empêché le développement économique, politique ou social. Nous avons déjà signalé que, pour les « scientifiques », la solution se trouvait plutôt à l’extérieur, notamment à travers la migration européenne et les capitaux internationaux. Dans le cas des politiques visant à favoriser l’immigration européenne, comme l’explique Gerardo Torres Salcido, ce fut un échec. En effet, l’immigration venant du Vieux Continent préférait toujours les États-Unis ou l’Argentine au Mexique. D’après notre spécialiste : « Les immigrants continuaient à se diriger vers les États-Unis, en restant très peu sur le territoire national. La migration des Chinois et des Noirs était possible mais elle n’était pas désirable, car on les considérait inférieurs aux Indigènes. La mentalité évolutionniste qui prédominait à l’époque ne tolérant pas un mélange probable entre un Chinois et une Indigène par exemple »229. Pour ce qui est d’attirer les capitaux internationaux, la politique porfiriste fut un succès sans précédents dans l’histoire du Mexique. Ces deux phénomènes se croisent et font surgir le clivage que la révolution mexicaine du début du XXe siècle mettra en avant et que les gouvernements PRIistes garderont comme outil afin de justifier leur ascension et leur maintien au pouvoir : l’idée du Métis comme étant l’avenir du Mexique, la naissance de la race de bronze (Indigène/Européenne) d’abord, la race cosmique (Asiatique/Indigène/Européenne/Orientale) ensuite, comme l’unique race pouvant sauvegarder la légitimité de l’histoire nationale et de la patrie, avec tout ce que cela signifie. L’idéologie de la Révolution mexicaine développa durant tout le XXe siècle une image plutôt négative du porfirisme pour ce qui du rôle joué par le Mexique face aux puissances internationales (que sont principalement les États-Unis, la France, l’Angleterre et l’Espagne). C’est une idée qui explique que, à l’époque de Díaz, le Mexique livrait tout aux puissances extérieures en ne leur demandant rien en échange. Mais l’idéologie de la révolution mexicaine n’explique pas comment est née cette politique favorisant l’extérieur. Les positivistes ou scientifiques, avec à leur tête Justo Sierra, étaient conscients de l’incapacité du Mexique à attirer d’abord le capital extérieur et ensuite à établir et à développer une économie nationale capable de concurrencer les puissances occidentales. 229 TORRES SALCIDO Gerardo, op. cit., p. 145. 119 Tout d’abord, la première partie de cette prise de conscience explique en elle-même le développement et le renforcement de l’idée d’ordre que les positivistes ont réalisés durant le porfirisme. Par la suite, dans la seconde et troisième partie de cette prise de conscience, c’està-dire durant l’établissement d’un capital national, concurrent du capital international, le projet devient très complexe. Pour les scientifiques, le principal problème du Mexique dans l’avenir serait la politique expansionniste des États-Unis. Afin de combattre cette politique, l’idée était donc d’équilibrer les échanges avec l’aide des pays européens, et surtout avec l’aide des capitaux européens. Si l’on se réfère aux propos d’Arnaldo Cordova : « Les porfiristes ne concevaient pas une autre forme de résistance à l'étranger que la croissance matérielle du pays, pour lequel ils pensaient promouvoir le même investissement qui provenait de l'extérieur [...] Pour cela, il était nécessaire de conserver le caractère personnel du gouvernement et de favoriser la concurrence entre les nations capitalistes, pour qu'aucune n'obtienne la supériorité absolue sur l'économie mexicaine, c'est-à-dire la lutte libre du marché [...] finalement une nouvelle éducation chez les Mexicains, en mettant la présence étrangère à profit de cette dernière »230. Mais le rapprochement géographique entre le Mexique et les États-Unis, fait dire à Sierra que, finalement, le seul moyen pour que le développement mexicain soit rapide et efficace était de se rapprocher d’avantage des ÉtatsUnis. Arnaldo Cordova explique ainsi cette idée : « Les positivistes savaient que la concurrence entre Nord-Américains et Européens se résoudrait, à la fin, en faveur du plus fort, et ils savaient que le plus fort était le colosse du nord »231. Donc, Sierra bâtit son projet politique appelé le go-ahead américain dans lequel, à partir de l’expérience historique, il justifia le rapprochement de Díaz du gouvernement et du capital américain. Pour le grand scientifique, il n’y avait que deux options possibles : soit combattre le capital américain, même avec l’aide du capital européen mais en étant conscient du fait que finalement la bataille serait perdue, soit devenir les amis des Nord-Américains en espérant être leur partenaire dans l’avenir. Justo Sierra pensait que le capital étranger arriverait au Mexique et y resterait s’il trouvait les conditions nécessaires pour son développement et ces conditions ne pouvaient être assurées que par le régime de Porfirio Díaz. Avec l’arrivée de la révolution mexicaine et la modification des conditions, les capitaux américains quittent le Mexique en le laissant dans une situation de grave crise 230 231 CORDOVA Arnaldo, op. cit., p. 80. Ibid., p. 84. 120 économique. Les mêmes scientifiques ont alors eu le sentiment d’être trahis et oubliés par les États-Unis. Emilio Rabasa exprime parfaitement leur impuissance au moment du départ des capitaux américains : « Aux États-Unis l'ignorance est générale pour tout ce qui est extérieur à l'union américaine. Ils sont des connaisseurs de leur propre pays, mais seulement de leur pays, les Nord-Américains n'en ont pas d’autre pour se comparer et pour se mesurer, et enfermés dans l'admiration qu’ils se portent à eux-mêmes, dans l’assurance de leur perfection et de leur supériorité infinie, ils condamnent ou méprisent celui qui ne leur est pas égal. Dans sa littérature de magazine illustrée, dans son cinématographe, dans ses contes [...] Le SudAméricain est l’homme du désordre, de la brutalité, de la mauvaise foi et de la lâcheté ; le héros est toujours un Nord-Américain qui réussit par la trahison et qui met en fuite cent Métis. Ainsi, on fait aux États-Unis une propagande de haine et de mépris vis-à-vis des peuples latins »232. Les révolutionnaires utiliseront ce type de discours afin de développer un ancien clivage caché pendant tout le porfirisme : le clivage nationaliste. SECTION III : LE XXe SIÈCLE : RÉVOLUTION, CRISTEROS ET MODUS VIVENDI Au début du XXe siècle et malgré la lutte de État contre Église catholique, le catholicisme demeurant facteur de cohésion sociale était une des caractéristiques de la population mexicaine qui avait survécu aux périodes les plus radicales du XIXe siècle, telles celles de la Réforme et du Juarisme. Ainsi, nous pouvons dire que, de 1857 à 1937, l’État mexicain libéral a essayé, sans vraiment y parvenir, d’éradiquer, ou tout du moins de diminuer, la présence du catholicisme dans le pays. Mais, après trois cents ans de colonie, le « fait » religieux catholique était très ancré dans la population, voire même institutionnalisé dans l’esprit des Mexicains. Avec le triomphe du libéralisme, et surtout après la révolution, l’État mexicain a essayé de créer un nationalisme révolutionnaire qui donnerait une nouvelle identité à la population. Le défi était de retirer le contrôle de l’ordre « moral » de la société à l’Église catholique. Dans la rédaction de la Constitution libérale de 1917, le seul acteur social important qui n’ait pas été pris en compte fut l’Église catholique. Luis Javier Garrido souligne : « Le programme du groupe Carranza fut la base de la Constitution de 1917 [...] 232 RABASA Emilio, La evolución historica de México, librería de la Vda. De Ch. Bouret, Paris-México, 1921, p. 345. 121 Seuls les carrancistas et les obregonistes ont participé à la rédaction de la nouvelle Constitution, c'est-à-dire la population de la classe moyenne : les militaires, les enseignants, les avocats et les journalistes [...] Les obregonistes, minoritaires, se sont rassemblés pour constituer l'aile gauche du Congrès, et ont fait adopter des réformes très importantes. Après de longues discussions, les articles 3, 27 et 123 (ainsi que 130) ont été incorporés à la Constitution »233. À partir de cette Constitution, l’État révolutionnaire a parié sur le développement et la consolidation d’un système corporatiste et clientéliste dans la société mexicaine. Comme nous l’avons observé dans la partie précédente, l’opposition entre libéraux et conservateurs fut la conséquence d’une triple fracture pendant les premières années d’indépendance. Cependant les oppositions État/Église, possédants/masses populaires, et centre/périphérie, ne correspondaient plus vraiment au contexte historique de la révolution. C’est tout particulièrement l’opposition centre/périphérie qui ne fonctionnait plus. L’opposition possédants/masses populaires était en grande partie la cause de la révolution et, en principe, résolue à partir de la Constitution. Il aurait dû en aller de même pour la confrontation État/Église, mais l’expérience montre que cela n’a pas été le cas. Nous pouvons affirmer que le plus proche héritier du libéralisme juariste était l’État nationaliste révolutionnaire : tout comme son homologue catholique de l'époque coloniale, il a construit un projet de nouvelle identité pour les Mexicains. Ce nationalisme révolutionnaire s’est concrétisé à partir de l’action de l'État pour devenir un acteur important, à la fois politique et populaire qui provenait du juarisme, qui fut prolongé par les syndicats officiels de la fin du XIXe, et qui devint la base de la structure étatique corporatiste d’après la révolution, surtout avec le gouvernement de Cárdenas. A) Révolution et Église catholique La révolution de 1910 bouleversera une fois de plus les relations État/Église catholique. Pendant la dictature de Díaz, l’Église catholique avait appris à vivre en communion avec un pouvoir séculier qui, dans les paroles du moins, conservait et promouvait les lois de la Constitution de 1857, mais qui avait du mal, en réalité, à les appliquer. Bien que le triomphe juariste ait réussi à enlever une grande partie du pouvoir politique et économique à l’Église, celle-ci conservait une influence importante sur la population. Pour Karl M. Schmitt, l’Église catholique mexicaine a fait le pari de la tolérance envers les lois de 1857 afin de continuer à 233 GARRIDO Luis Javier Garrido, op. cit., p. 43. 122 monopoliser certaines pratiques et habitudes qui renforçaient son influence dans la société mexicaine, comme le mariage religieux suivi du mariage civil 234. Selon le même auteur : « Sous le régime de Porfirio Díaz, l’Église (catholique) avait repris une part considérable de son prestige perdu et avait élargi son influence politique ; néanmoins, elle ne rependrait plus son pouvoir économique »235. Au moment où Francisco Ignacio Madero parvint à faire partir le dictateur et tenta d’instaurer un régime démocratique, l’Église en saisi l’opportunité d’organiser quelques citoyens catholiques pour créer le Parti Catholique. L’arrivée de Madero au pouvoir ne signifiera pas une évolution des relations entre l’État et l’Église catholique. Certains groupes catholiques se sont organisés pour influencer dans la « nouvelle » vie politique du pays, d’un côté le Parti Catholique fondée en 1912, et parallèlement et inspiré en l’encyclique Rerum Novarum a été crée la Confédération des Cercles Ouvriers Catholiques236, dans une stratégie de l’Église catholique pour contre balancer le poids que prenait parmi les ouvriers la Maison de l’Ouvrier Mondial (COM) de tendances socialiste et anarchosyndicaliste237. D’après Berta Ulloa « En janvier 1913 la COCOC regroupe 30 mil ouvriers et célèbre « la Gran Dieta de Zamora », congrès où se formule le premier projet intégral et organique de droit au travail au Mexique. Parmi leurs demandes on trouve : préservation du foyer familiale comme fondement de la tranquillité et de l’ordre social ; mise en place d’un salaire minimum ; réglementation du travail des femmes et enfants ; répartition des profits des entreprises parmi les travailleurs ; sécurité sociale, etc. […] Le programme a eu un impact positif sur l’article 123 de la Constitution de 1917 »238. Ainsi la COCOC a eu une existence éphémère, pour 1921 disparaître, mais avec un impact important. Pendant cette période on peut parler de mouvements contre-révolutionnaires ou de « contre-révolution ». Les essais de rébellion, d’abord de Bernardo Reyes (1911), ancien 234 SCHMITT Karl M., « Catholic Adjustement to the Secular State : The case of Mexico, 1867-1911 », in The Catholic Historical Review, XLVIII, n° 2 (july 1969), p. 532. 235 Ibid., p. 532. 236 COCOC par ses sigles en espagnol. 237 D’après Berta Ulloa la COM a été dominée à ses origines par la tendance espagnole de l’anarchosyndicalisme personnifié par les espagnols Juan Francisco Moncelano et Eloy Armenta ; parallèlement une tendance socialiste se trouvait aussi à la tête de l’organisation avec personnalités telles que Antonio Díaz Soto y Gama, Rafael Pérez Taylor et l’espagnol Luis Méndez. Dans le programme de la COM se revendiquait la lutté de classes et la dictature du prolétariat. Cf. ULLOA Berta, « La lucha armada » in Histoira General de México, 2000, pp. 759821. 238 ULLOA Berta, « La lucha armada » in Histoira General de México, 2000, p. 775. 123 ministre de guerre pendant la dictature, puis de Félix Díaz (1912), neveu du dictateur, montrent bien le contexte conflictuel de la présidence de Madero. Bien que les deux insurrections aient été contrôlées et fortement réprimées, et qu’un conseil de guerre ait condamné à la peine capitale les « rebelles », Madero décida de les condamner à perpétuité plutôt que de les exécuter répondant ainsi aux pressions des conservateurs et surtout du haut clergé. Contraire à la croyance populaire, Madero s’est montré très indécis dans ses engagements anticléricaux et même avec l’Église catholique. Cette indécision lui coûtera cher. Nous avançons que Madero cherchait à rétablir le même principe d’équilibre développé par Díaz pendant sa dictature, même si les circonstances n’étaient plus les mêmes et les acteurs avaient évolué, ainsi l’Église catholique ne s’attendait plus à rester dehors du jeu politique. Le putsch de Victoriano Huerta du 22 février 1913 contre Madero fut soutenu par le Parti Catholique, ce qui allait avoir d’importantes conséquences sur l’avenir de l’Église catholique. Grâce au soutien de ce parti au coup d’État de Huerta, les forces dites « constitutionnalistes » de la Révolution dénoncèrent, « l’intromission du clergé dans les affaires séculiers » 239 selon Frederick Turner : . Initialement Madero eut le soutien du haut clergé catholique et, en 1911, le Parti Catholique est né pour aider économiquement le président. Mais le Parti Catholique n’a pas réellement réussi à influencer le gouvernement de Madero et à faire reculer les lois de la Réforme. Ainsi le Parti Catholique décida de soutenir le putsch et le gouvernement de Victoriano Huerta et durant toute la dictature de ce dernier, fut son principal allié au congrès en soutenait économiquement le gouvernement de Huerta. Son deuxième allié fut le gouvernement américain de William H. Taft. Enrique López Oliva précise : « Les constitutionnalistes ne pardonneront jamais à l’Église catholique son soutien au régime de Huerta »240. C’est pourquoi une vague de dénonciations déferla à travers le pays. Les révolutionnaires considérèrent alors que l’Église catholique était l’une des principales cibles à attaquer. Cependant, les constitutionnalistes prirent la précaution de différencier le dogme catholique (la religion) de l’institution (l’Église). En fait, ils affirmaient ne pas s’attaquer à la religion catholique mais à l’influence de l’Église dans les affaires 239 TURNER Frederick C., « The compatibility of Church and State in Mexico », in Journal of Inter-American Studies, Miami, Center for Latin American Studies at the University of Miami, 1967, p. 596. 240 LÓPEZ OLIVA Enrique, « La Iglesia católica y la Revolución Mexicana », op. cit., p. 55. 124 publiques. De plus, les constitutionnalistes différenciaient également le « clergé national » du « clergé étranger ». Le premier, étant celui qui avait appris à coexister avec les lois libérales juaristas, alors que le second continuait à être dirigé depuis Rome et espérait encore revenir sur les privilèges économiques d’avant la Réforme. D’après Turner, la stratégie constitutionnaliste consistait à faire s’exprimer le sentiment de xénophobie qui existait depuis toujours dans le pays afin de contrôler le clergé. « La déclaration faite par les constitutionnalistes a immédiatement réduit considérablement l'influence du clergé sur la population »241. Ainsi, entre 1914 et 1915, Obregón, un nationaliste déclaré, fit fermer les Églises et les journaux catholiques, fit expulser les religieux d’origine étrangère et donna, finalement, des amendes au reste du clergé catholique du pays. Il faut dire que, dès le début, la révolution était divisée territorialement, cela aura d’ailleurs une grande influence dans la suite des relations entre l’État post-révolutionnaire et l’Église catholique. Dans le sud, Emiliano Zapata (1883-1919) a promu et développé une lutte plutôt populaire et agraire. La répartition des terres était la demande principale du « Plan de Ayala », mais les zapatistes ont été plus vagues dans leur position concernant l’Église catholique242. Dans le nord, les mouvements insurrectionnels étaient mené par Francisco dit « Pancho » Villa (1887-1923) et sa « Division du Nord », par Venustiano Carranza, gouverneur de Coahuila et leader constitutionnaliste, et par Álvaro Obregón et Plutarco Elias Calles en Sonora (ces derniers connus comme le « Groupe Sonora », véritables vainqueurs de la lutte révolutionnaire). Tous les groupes du nord ont développé, pendant la guerre, une haine et un ressentiment envers l’Église catholique du fait de son soutien au putsch de Huerta. Les constitutionnalistes, ainsi que le « Groupe Sonora », ont affronté ouvertement le clergé. D’après Enrique López Oliva, « Des scènes de temples et églises brûlés au nord du pays étaient quotidiennes. Les révolutionnaires ont fait sortir les images religieuses des églises pour danser sur elles sur les places publiques »243. Tout cela explique que la Constitution de 1917 reprenne la tradition libérale de la Constitution de 1857 et délimite clairement les aires 241 TURNER Frederick C., op. cit., p. 597. Le Plan de Ayala rédigé par Emiliano Zapata et Otilio Montaño et publié le 28 novembre 1911 édictait dans son article 9, au sujet des biens de l’Église, que « Les lois de confiscation et nationalisation seront appliquées le cas échéant », cf. GILLY Adolfo, La revolución interrumpida, La Habana, Editorial de Ciencias Sociales, 2003, p. 98. 243 LÓPEZ OLIVA Enrique, « La Iglesia católica y la Revolución Mexicana », op. cit., p. 55. 242 125 d’influence de l’Église catholique. L'article 3 réaffirme la liberté de culte et interdit l'intervention de l'Église dans l'éducation primaire et secondaire ; l'article 27 nationalise les propriétés appartenant à des congrégations religieuses ; l’article 123 garantie le droit au travail rémunéré ; enfin, l’article 130 interdit au Congrès d'adopter des lois relatives à la religion, fait du mariage un contrat civil, refuse la personnalité juridique aux groupes religieux, établit que les ministres du culte sur le territoire national doivent être mexicains de naissance, demande aux législatures locales d'établir un nombre maximal de religieux dans leurs circonscriptions, interdit expressément aux hommes d’Église de s'engager dans la politique et de critiquer les lois gouvernementales et les autorités, interdit aux journaux ecclésiastiques de commenter les questions politiques et, pour finir, interdit aux hommes d’Église la possibilité de transmettre la propriété par héritage. En fait, l’article 130 avait pour principale cible l’Église catholique, mais en tenant compte de l’ensemble des Églises (protestante, juive, etc.). Et, comme nous l’avons déjà vu, la Constitution de 1917 reprenait celle de 1857, libérale, ainsi que l’ensemble des réformes connues sous le nom de « Lois de la Réforme », c'est-à-dire l’anticléricalisme. De ce fait, le nouvel État mexicain avait la liberté d’intervenir au sein de toutes les Églises, et même de les interdire sur le territoire national. Ainsi les constituants de 1917 montrèrent leur aversion envers l’Église catholique, les étrangers et les propriétaires fonciers, les trois alliés de Díaz, mais, plus important encore, les trois alliés du coup d’État de Huerta. La Constitution sera promulguée le 5 février 1917 à Querétaro. Celle-ci fut très mal reçue par l’ensemble du clergé mexicain, ainsi que par le Vatican. Le 22 février 1917, seulement deux semaines après la promulgation de la nouvelle Constitution, le haut clergé mexicain, soutenu par les autorités papales, publia une protestation publique contre la Constitution. La réponse du gouvernement fut terrible pour l’Église catholique : l’ensemble des bâtiments catholiques fut nationalisé, toutes les manifestations publiques de foi furent interdites, l’utilisation de vêtements religieux dans les espaces publics (rues et places) fut interdite aux hommes d’Église ainsi que la possession de propriétés. Comme nous pouvons l’observer c’est, avant tout, l’article 130 qui est le plus dur pour les membres de l’Église catholique. Pour María Alicia Puente Lutteroth, il s’agissait « d’un projet révolutionnaire de sécularisation sociale qui provoqua des confrontations très 126 violentes dans les domaines les plus éloignés des effets libéraux, c'est-à-dire ceux au sein desquels l’Église catholique gardait encore une très forte influence sur la population »244. Durant les gouvernements de Carranza (1917-1920), de De la Huerta (1920), d’Obregón (1920-1924) et même de Calles (1927-1928) les articles « anticléricaux » seront strictement appliqués mais sans chercher de confrontation ouverte avec l’Église catholique. Cependant la communication entre les deux acteurs reste impossible et c’est à ce moment-là que l’Église catholique devient la cible des gouvernements issus de la révolution mexicaine. Hélène Combes remarque « La force du régime a aussi reposé sur la manipulation de l’idéologie, des mythes et des symboles révolutionnaires qui se sont convertis en ressources lui assurant le soutien des « masses » et lui permettant d’établir et de maintenir sa suprématie »245. La politiste donne l’exemple de Zapata et Villa comme des personnages incorporés à l’idéologie étant héros, même s’ils n’appartiennent pas au groupe triomphant de la révolution. Nous pouvons avancer également que l’Église catholique jouera le rôle de l’ennemi –avec les étrangers et les entrepreneurs– de la révolution dans l’idéologie que sont en train de construire les révolutionnaires. Cependant il faut distinguer l’Église catholique du catholicisme. Pour le nouvel État ce dernier continue à jouer un rôle primordial dans l’imaginaire social mexicain. Ainsi pendant environ huit ans, ces lois ne seront pas appliqués à la lettre, jusqu’à ce qu’en 1926, le président Plutarco Elias Calles, membre du « Groupe Sonora », décide d’appliquer strictement la Constitution. Il commença par interdire que les religieux étrangers exercent leur ministère ; puis, il les expulsa et ferma des écoles catholiques, jusqu’alors tolérées et enfin, obligea les religieux nationaux à s’enregistrer auprès des autorités civiles. La présidence de Calles est connue pour sa radicalité envers l’Église et pour son anticléricalisme extrême. En effet le gouvernement de Calles se montrait très radical dans son anticléricalisme, mais Luis Javier Garrido observe que c’était la stratégie d’un gouvernement conservateur dans un État révolutionnaire. D’après ce dernier : « Pour Calles le principal problème qui existait dans son gouvernement était la mise en marche du projet social promis par la révolution. À la fin de 1926, la seule caractéristique ‘révolutionnaire’ du gouvernement de 244 PUENTE LUTTEROTH María Alicia, Movimiento Cristero: una pluralidad desconocida, Toluca, Editorial El Progreso, Universidad Autónoma del Estado de Morelos, 2002, p. 14. 245 COMBES Hélène, op. cit,. p. 53. 127 Calles était l’anticléricalisme »246. De son côté, l’Église catholique fit appel à la résistance, cela s’est traduit par des soulèvements armés. En profitant du sentiment de malaise d’une partie de la masse paysanne à laquelle la réforme agraire n’était pas encore parvenue, l’Église catholique montra ainsi sa capacité d’influence sur ces groupes sociaux. Le conflit cristero247 venait de commencer. 1) Le conflit Cristero Nous pouvons avancer que la stabilité sociale, politique et même économique des premiers gouvernements révolutionnaires est remise en cause à partir de 1926, au moment où le conflit cristero démarre. Nous avons déjà observé comment pendant la seconde moitié du XIXe siècle et grâce au triomphe des libéraux, l’Église catholique avait perdue énormément de privilèges mais pas forcément de pouvoir. Á partir de la dictature de Díaz, l’Église catholique, malgré ses désaccords, trouve une entente avec le régime du dictateur. La révolution a fait basculer à nouveau les relations entre les deux acteurs, mais l’Église catholique, face à l’attitude indécise du président Madero, a décidé de faire le pari de la contre-révolution. La réponse des révolutionnaires dans la Constitution de 1917 est brutale : elle se traduit par un durcissement des lois anticléricales de la Constitution de 1857. Ainsi l’Église catholique a essayé de s’organiser et de regrouper leurs fidèles dans des associations ou des confédérations comme l’Association catholique des jeunesses mexicaines en 1923, ou la Confédération National des Étudiants Catholiques (CNEC) en 1926, qui deviendra Union (UNEC) à partir de 1929248. L’arrivée de Calles à la présidence en 1924 a été mal accueillie par l’Église catholique qui voyait dans le président la continuation d’une relation froide et d’une politique –tout au moins dans le discours– très anticléricale. De la Huerta et Obregón étaient également connus pour leur anticléricalisme, mais Calles avait la réputation d’être un révolutionnaire qui n’hésitait pas à se confronter directement avec l’Église. Rappelons que pendant son mandat de gouverneur à Sonora il avait réussi à expulser de l’état la totalité des sacerdoces catholiques en 1916. Dès son arrivée à la présidence, Calles est allé plus loin dans la mise en œuvre des mesures anticléricales comme l’expulsion de prêtres étrangers. Les catholiques se sont 246 GARRIDO Luis Javier, op. cit., p. 68. Par « conflit cristero » nous entendrons la période qui va de 1926 à 1939 ; dans cette période se trouve la « guerre cristera » où les opposants se sont confrontés par la voie armée entre 1926 et 1929. 248 Signalons qu’une partie très importante des futurs fondateurs du PAN en 1939 se sont regroupés dans l’UNEC. Cf. LOAEZA Soledad, op. cit., pp. 105-181. 247 128 regroupés dans la Ligue Nationale de la Défense de la Liberté Religieuse (LNDLR) qui, avec l’accord du haut clergé, a déclaré le « boycott contre le gouvernement et la suspension du culte »249 le 31 juillet 1926. L’impact de cette mesure a réussi à mobiliser rapidement les masses catholiques dans tout le pays, et surtout dans l’arrière-pays là où l’Église catholique continuait à garder énormément d’influence. La suspension des cultes a été interprétée par un segment de la population comme une grave offense des révolutionnaires envers leurs croyances les plus profondes. Ainsi, de façon spontanée et parfois complètement désarticulée, des groupes de cristeros ont commencé à surgir dans le centre du pays principalement. En août 1926 et face à telle situation, le président Plutarco Elias Calles prévint le clergé catholique que la Constitution continuera à être appliquée et que s’il n’était pas d’accord, la confrontation armée serait inévitable. D’après Jean Meyer : « Plusieurs clergés catholiques ont interprété cet avertissement comme une invitation à la lutte armée, qui n’était pas une révolution ni une rébellion mais qui consistait plutôt en une la légitime défense face aux mesures qui, d’après eux, étaient contraires aux principes religieux »250. Le conflit cristero se caractérisa par la radicalité des deux groupes. Les gouvernements émanant de la Révolution mexicaine entre 1926 et 1936251 ont combattu férocement l’Église catholique. Mais l’étape la plus violente a eu lieu entre le mois d’août 1926 et le mois de juin 1929, c'està-dire pendant la période où Plutarco Elias Calles contrôlait tout l’apparat du nouvel État mexicain. Force est de constater que la guerre cristera a commencé justement là où l’Église catholique gardait encore une influence importante sur la population, dans l’État d’Oaxaca. Rapidement, le soulèvement s’est répandu à tout le pays. Au cri de Viva Cristo Rey ! (Vive le Christ Roi !), les cristeros ont commencé à apparaître à travers le pays. À la fin de l’année 1926, il y avait des affrontements entre cristeros et partisans du gouvernement dans dix-neuf États du pays ; nous pouvons affirmer que la confrontation État/Église était en train de s’institutionnaliser et donc de devenir un clivage social. 249 ULLOA Berta, « La lucha armada » in op. cit., p. 775. MEYER Jean, op. cit., p. 105. 251 Outre le gouvernement de Plutarco Elias Calles (1924-1928), ont également participé à la guerre cristera les gouvernements de Emilio Portes Gil (1928-1930), de Pascual Ortíz Rubio (1930-1932), d’Abelardo Rodríguez (1932-1934) et de Lázaro Cárdenas del Río (1934-1940). La période s’étalant de 1928 à 1936 au Mexique est présentée par les historiens comme « le maximato » dû au contrôle exercé par le « chef maximum de la Révolution mexicaine » : Plutarco Elias Calles. Il faut dire que l’étiquette de « chef maximum de la Révolution mexicaine » venait du fait qu’il était le seul survivant parmi les grands leaders du mouvement de 1910-1917. 250 129 Un bon exemple du degré de participation de l’Église catholique dans le conflit cristero est le discours tenu par l’archevêque de Durango en février 1927. D’après Enrique López Oliva, l’archevêque González y Valencia dit pendant la messe : « Dans notre archevêché, plusieurs catholiques ont pris la voie armée et demandent son avis à l’évêque […] Il faut dire aux catholiques que ce n’est pas le clergé qui a provoqué ce mouvement armé, mais quand la voie pacifique est épuisée, la voie armée est justifiée. On dit aux catholiques qui ont pris les armes pour défendre leurs droits sociaux et religieux, que leurs consciences aillent en paix car ils ont le soutien et la bénédiction de notre Église ! »252. L’événement qui finira par radicaliser les positions est l’assassinat, en juillet 1928, du président –élu mais pas encore en fonctions– Alvaro Obregón, dans un attentat commis par un caricaturiste catholique fanatique appelé José de León Toral. Pour l’État mexicain, derrière l’attentat se trouvait l’Église catholique, même si cette dernière a immédiatement condamné l’assassinat du dernier caudillo253. Le conflit cristero est entré dans l’histoire à cause de la violence et de l’intolérance dont ont fait preuve les deux groupes antagonistes. Des paysans fanatiques religieux autoproclamés cristeros s’organisèrent en petites armées, avec l’aide et le soutien de l’Église catholique, afin de s’opposer à l’État révolutionnaire. Les cristeros brûlèrent des bâtiments et des bureaux officiels, lapidèrent et lynchèrent des enseignants laïques ainsi que certains fonctionnaires de petites villes et firent sauter des trains. L’État fut sans pitié dans sa réponse. Pour Jean Meyer,254 le conflit cristero devient, après 1926, un bras de fer, une épreuve de force entre l'Église et l'État. La raison n’était dans la volonté de l'Église ou de l'État de contrôler le peuple mexicain. Bien que les hommes d’Église aient repris leurs activités à partir de 1929, les hostilités ne se terminèrent qu’au début des années 1930, avec seulement quelques affrontements occasionnels jusqu’en 1939. Rappelons qu’entre temps la guerre cristera était fondamentalement paysanne et que le secteur urbain ne s’est pas beaucoup mêlé 252 LÓPEZ OLIVA Enrique, « La Iglesia católica y la Revolución Mexicana », op. cit., p. 57. Alvaro Obregón sera nommé le « dernier caudillo » grâce à son charisme et à son leadership pendant le mouvement révolutionnaire, mais aussi du fait qu’il fut le tout dernier caudillo reconnu par l’histoire officielle. Concernant le concept du « caudillo » en l’Amérique latine, Bérengère Marques-Pereira et David Garibay attestent : « Les caudillos se caractérisent par l’emploi habituel de la force et de la violence soit pour arriver au pouvoir, soit pour s’y maintenir, par le culte du chef et par la création de clientèles locales qui maintenaient des liens de fidélité personnelle à ces chefs de guerre qui occupèrent le vide du pouvoir laissé par la désorganisation administrative lors des indépendances dans l’Amérique hispanique », cf. MARQUES-PEREIRA Bérengère et GARIBAY David, La politique en Amérique Latine. Histoires, Institutions et citoyennetés, Paris, Armand Colin, 2011, p. 19. 254 Cf. MEYER Jean, op. cit. 253 130 au conflit. Par ailleurs, ni le Vatican ni le haut clergé mexicain n’ont rendu publique leur posture à propos de la confrontation. Cependant, certains hommes de foi, sacerdoces et prêtres principalement, se sont engagés ouvertement comme « capitanes » ou leaders dans la lutte contre le gouvernement. Ce phénomène a eu lieu principalement dans les états du Jalisco, de l’Oaxaca, de Colima, de Guanajuato et du Michoacán. En 1929 la guerre cristera comptait vingt mille morts. En juin 1929, deux évêques mexicains envoyés par le Vatican eurent un entretien avec le président Portes Gil (1928-1930) et tous trois arrivèrent à des accords de paix. Portes Gil annonça la fin des hostilités de l’État envers l’Église catholique à la condition que cette dernière accepta de ne plus réclamer ses anciens privilèges et d’obéir à la Constitution de 1917. Ainsi l’Église catholique accéda à garantir les services religieux et enjoigna les cristeros à abandonner la voie armée en échange d’une « application conciliatoire de la Constitution »255 et l’engagement du gouvernement à ne pas intervenir pas dans l’organisation interne de l’institution ecclésiastique. En outre, l’État mexicain n’appliquerait pas les lois anticléricales. Pour Jean Meyer ce modus vivendi est le moment pendant lequel l'État renonça à l'application de la loi et l'Église renonça à revendiquer ses droits. Cet accord, entre l’Église et l’État, mit officiellement un terme à la confrontation, même si celle-ci a continué dans certains états durant encore une dizaine d’années. La présidence de Lázaro Cárdenas (1934-1940) offrit aux deux acteurs une chance, unique, de passer un accord de non-agression et de cohabitation qui fonctionnera jusqu’au début du XXIe siècle. Parallèlement, le régime révolutionnaire a développé l’idée selon laquelle les origines du PAN se trouvent dans l’épisode violent de la guerre cristera. Le régime a essayé, avec un certain succès, de diffuser le mythe selon lequel la création du PAN en 1939 obéit à la permanence du groupe conservateur jusqu’à la première moitié du XIXe siècle. Le régime présentera à partir de ce moment le PAN comme le parti des conservateurs, des héritiers des cristeros et de l’Église catholique. On observe cependant que c’est en partie vrai. Le mythe, élaboré par le parti révolutionnaire, selon lequel le PAN est conservateur et contrerévolutionnaire, trouve son origine dans les liens du parti avec le catholicisme mais principalement avec l’Église catholique. De cette façon l’Église catholique a été réduite et diminuée mais jamais éliminée. 255 MEYER Lorenzo, « La institucionalización del nuevo régimen » in Historia de México, op. cit., p. 823. 131 La période précédant immédiatement la Deuxième Guerre mondiale offrira à l’Église catholique mexicaine l’opportunité de revenir sur le devant de la scène, mais surtout l’opportunité de trouver un accord avec l’État révolutionnaire. Elle avait besoin, après l’échec du conflit cristero, de se rétablir. Ainsi, État révolutionnaire et Église catholique ont entamé la période connue comme étant le modus vivendi. L’Église catholique s’est attachée et soumise aux directives de l’État révolutionnaire. Mais on insiste sur le fait que malgré cet accord, l’Église catholique n’a jamais abandonné son projet de Mexique en tant que nation catholique256. 2) La présidence de Lázaro Cárdenas. L’accord de compatibilité entre l’État et l’Église catholique au Mexique Avec la confirmation des lois libérales de 1857 dans la Constitution de 1917 et après la guerre dite cristera, l’Église catholique abandonna ses aspirations à reprendre ses anciens privilèges économiques et même politiques. Cela explique pourquoi l’Église catholique mexicaine essaya d’harmoniser son discours avec celui de l’État révolutionnaire, l’État PRIiste. Earle K. James disait déjà en 1935 : « Si le gouvernement, comme il le prétend, n'est plus motivé par un désir d'extirper l'Église, et que l'Église, comme elle le fait valoir, ne cherche pas à recouvrer les privilèges exclusifs qu'elle détenait en vertu de l'ordre ancien, il semble raisonnable de supposer que nombre des restrictions qui sont actuellement en-dehors des prérogatives de l'Église dans l'exercice de ses devoirs religieux pourraient être modifiées ou atténuées »257. À en juger par l’analyse de James, la période de confrontation ouverte était déjà dépassée et l’Église catholique entamait une période de tolérance et de respect. Cette époque fut également marquée par l’apparition d’objectifs communs ou partagés. D’un côté, l’État ne voulait pas éternellement affronter l’Église ; l’État révolutionnaire cherchait plutôt à se consolider et, pour cela, tous les alliés étaient les bienvenus (parmi eux l’Église 256 Ivan Franco atteste en ce sens : « Le projet de nation catholique au Mexique a été promu et défendu autant par le haut clergé et le Vatican que par la simple population croyante. Ils ont soutenu le projet, de façon directe ou indirecte, pendant tout les XIXe et XXe siècles, et un exemple en est celui des Cristeros. Mais ils ont toujours perdu face aux gouvernements libéraux et constitutionnels fondés sur la logique d’une légitimité autoritaire. Les nationalistes catholiques mexicains (de la fin du XX e) ont trouvé dans la voie de la démocratie et de la promotion la défense du suffrage, le chemin parfait pour revenir en tant que proposition politique nationale. Tout cela dans un contexte de crise mondiale pour les États nations apparus dans l’après guerre », FRANCO Iván, Religión y Política en la transición mexicana. El caso de Yucatán, México, Cámara de Diputados, LVIII Legislatura, 2003, p. 25. 257 JAMES Earle K., « Church and State in Mexico », in Foreing Policy Reports, XI, n° 9 (july 3, 1935) p. 116. 132 catholique). De l’autre, l’Église catholique mexicaine, avec l’aval de Rome, cherchait à faire reculer, ou tout du moins, arrêter l’influence d’une gauche radicale dans les gouvernements révolutionnaires du Mexique. D’après l’auteur précédemment cité : « L'évolution des énoncés de l’Église induisent une position de compatibilité entre l’Église catholique et le nationalisme mexicain »258. Par ailleurs Frederick Turner atteste que : « L'Église du Mexique a déclaré ne pas vouloir le pouvoir, mais seulement le droit d'exercer sa mission spirituelle d'enseignement des lectures sacrées et ses activités de bienfaisance »259. Un des grands succès du libéralisme du milieu du XIXe siècle, qui arriva juste après la guerre cristera, fut donc l’acceptation de la part des nouveaux hommes d’Église, plutôt jeunes, de séparer les affaires politiques des affaires religieuses, c'est-à-dire la séparation État/Église. Ainsi la concurrence pour conserver une influence sur la population mexicaine a été radicalement réduite. Pour Lyle C. Brown, 1936 est l’année clef en ce qui concerne les relations de compatibilité et de tolérance entre l’État postrévolutionnaire et l’Église catholique. Il affirme d’ailleurs : « Depuis 1936, autorités religieuses et autorités étatiques ont commencé à travailler ensemble pour trouver l’harmonie »260. Il faut rappeler que le président Cárdenas a rompu publiquement avec l’ancien président Plutarco Elias Calles, le principal rival de l’Église catholique durant la guerre cristera qui, en outre, sera exilé du pays. La rupture faite par Cárdenas avec le passé est vue par le clergé mexicain comme un signe de démarrage de nouvelles relations avec l’État révolutionnaire, c'est-à-dire une nouvelle étape. Le point de départ sera le développement d’un nationalisme mexicain très attaché au catholicisme. Tout d’abord, au moment où Cárdenas réalisa l’expropriation pétrolière, l’Église catholique mexicaine décida de soutenir publiquement la mesure et encouragea la population à montrer elle aussi son soutien au président. Le 18 mars 1938, lorsque Cárdenas réalisa cette expropriation, plusieurs évêques ont immédiatement salué et soutenu sa décision : c’était la confirmation d’un nouvel arrangement entre l’État et l’Église catholique. Cet accord a été ratifié par l’État pendant la campagne présidentielle du candidat officiel, le général Manuel Ávila Camacho (1940-1946) qui s’est déclaré publiquement être, en privé, catholique pratiquant261. Avec cette déclaration, les derniers cristeros qui continuaient à se battre ont fini 258 Ibid., p. 116. TURNER Frederick C., op. cit., p. 599. 260 BROWN Lyle C., « Mexican Church-State Relation, 1933-1940 », in A journal of Chruch and State, VI, n° 2 (Spring 1964), p. 207. 261 Il faut attirer l’attention sur le fait que le candidat Avila Camacho, avait bien séparé la vie privée de la vie publique. Il inaugure une pratique qui sera commune aux prochains présidents et hommes politiques mexicains : 259 133 par déposer les armes. En même temps, quelques symboles religieux entrent dans la construction du nationalisme mexicain. Le prêtre Hidalgo réapparaît comme le père de la patrie dans les livres d'éducation primaire et la Vierge de Guadalupe devient un symbole national262. B) Présentation du Modus Vivendi À long terme, le conflit cristero a été vu par l’Église catholique comme un « échec temporel » plus qu’un « triomphe définitif » pour l’État révolutionnaire. Avec la Révolution contre Díaz, les libéraux avaient encore réussi à s’imposer ainsi que leur projet de nation. On observe que depuis les lois de la Réforme, et surtout avec la Révolution, l’État libéral mexicain avait réussi à arracher à l’Église catholique trois sujets fondamentaux qui, d’après Jean Meyer, définiront la séparation définitive de l’État et l’Église au sein du Mexique contemporain : l’État civil, l’assistance sociale et l’éducation. Mais comme nous l’avons déjà noté, la religion a été l’un des piliers de la construction du nationalisme mexicain, cela explique pourquoi, pour la population mexicaine, être mexicain est synonyme d’être libéral, patriote et catholique à la fois. Cela explique pourquoi, au moment où le modèle libéral triompha, encore une fois de plus, avec la chute de Díaz et le début de la Révolution, l’Église catholique essaya de créer un parti politique : le Parti Catholique National (PCN). Le PCN est le résultat logique, sur le plan politique, de tout le conflit qui avait débuté au milieu du XIXe siècle. De plus, avec l’encyclique Rerum Novarum de 1891, le Vatican donnait le feu vert aux catholiques du monde entier, y compris aux Mexicains, pour s’immiscer dans la vie politique de leurs communautés. Pour Jean Meyer : « Le Parti Catholique National a eu une existence formelle très brève (1910-1913). Sa genèse se situe dans les années 1870, mais son action se prolonge dans la Ligue de la Défense des Libertés Religieuses (fondée en 1925), un acteur principal dans le conflit cristero (1926-1929). Parmi ses nombreux descendants, on trouve l’Union reconnaître leur attachement à la religion catholique dans la vie privée mais sans la mêler aux affaires et à l’espace public. 262 Pour Enrique López Oliva : « Pendant le mandat du président Cárdenas, l’État a laissé passer l’exigence de contrôler le nombre de prêtres ainsi que l’obligation de les inscrire sur le registre civil, mais en même temps le gouvernement cardenista a intensifié le processus de nationalisation des biens ecclésiastiques et a impulsé l’éducation socialiste. La politique cardenista était focalisée sur les problèmes politiques et sociaux, sa priorité était la création d’une nouvelle structure politique officielle, ainsi le conflit religieux ne serait pas le centre de l’attention du gouvernement, comme pendant la période du maximato », cf. LÓPEZ OLIVA Enrique, « La Iglesia católica y la Revolución Mexicana », in op. cit., p. 57. 134 Synarchiste d’un côté et le Parti Action Nationale, de l’autre »263. Un point est à relever : l’Église catholique a toujours préféré la politique des hautes élites pour résoudre ses conflits avec l’État, autrement dit l’Église catholique préfère que ce soit ses archevêques et ses évêques qui rencontrent les ministres ou le chef d’État. Cette logique sera très visible au Mexique après le conflit cristero. Ainsi, l’Église catholique a traité directement avec Díaz pendant le porfirisme, ainsi qu’avec Cárdenas pendant son mandat ou encore avec Salinas dans les derniers temps. Tout cela montre bien qu’après l’échec du PCN, le Vatican a interdit, de manière officieuse, la création ou la promotion d’un autre parti politique catholique au Mexique. Malgré tout, une partie des catholiques a décidé de continuer à combattre l’État révolutionnaire, un pari qui se solda par un nouvel échec, comme nous avons pu l’observer. La paix ou modus vivendi entre l’État révolutionnaire et l’Église catholique au Mexique apparaît lorsque l’Église catholique accepte que le domaine du social devienne le monopole exclusif de l’État révolutionnaire. Roberto Blancarte dit à ce propos : « C'était ce qu'on appelait ‘modus vivendi’ et qui a conservé toutes ses fonctions jusqu'au début de la décennie des années 1950. Au cours de la période 1938-1950, l'Église du Mexique, en échange de la neutralité officielle dans le domaine de l'éducation, a apporté son soutien au régime de la révolution dans sa politique sociale »264. Jean Meyer, quant à lui, fait une relecture de Roberto Blancarte pour expliquer que, avec le modus vivendi, sans le vouloir, l’Église catholique mexicaine a achevé la vision intégrale du catholicisme. Il nous dit à ce propos : « À partir du moment où elle a renoncé pour toujours au syndicalisme catholique et paralysé temporairement toutes les activités politiques des catholiques […] Depuis, les effectifs du militantisme catholique proviennent normalement des classes moyennes sans avoir une organisation de masses d’inspiration catholique. Le PAN affirme, avec raison, ne pas être un parti confessionnel et moins encore un parti clérical »265. Meyer affirme également que tout cela n’a pas laissé apparaître une démocratie chrétienne au Mexique : « Le ‘modus vivendi’ passé en 1929 entre Rome et Mexico élimine définitivement la démocratie chrétienne au Mexique, parce que la délimitation réciproque des domaines ne lui laisse aucune place ; cependant, cela n’est pas synonyme de disparition du catholicisme intransigeant. Celui-ci s’adapte et se refait constamment. Entre 1937 et 1939, il revint sous 263 MEYER Jean, El Sinarquismo, el Cardenismo y la Iglesia. 1937-1947, México, Tusquets, 2003, p. 19. BLANCARTE Roberto, Historia de la Iglesia Catolica en México, 1929-1982, México, Colegio MexiquenseFondo de Cultura Económica, 1992, p. 34. 265 MEYER Jean, El Sinarquismo, el Cardenismo y la Iglesia. 1937-1947, op. cit., p. 21. 264 135 une double forme contradictoire et rivale (histoire de ne pas mettre tous les œufs dans le même panier) : le mouvement Synarchiste et le Parti Action Nationale »266. Bien que le catholicisme reste endormi il est toujours présent dans la vie du pays. Grâce à cela, à partir de 1939, l’État révolutionnaire, PRIiste à l’avenir, réaffirma un discours nationaliste, laïque, libéral et métis qui, malgré tout, ne rompait pas avec l’Église catholique. Iván Franco affirme : « Le nationalisme révolutionnaire a élaboré un fort discours politique et culturel incluant toutes les traces culturelles du passé. Avec une société présente qui s’engageait vers un avenir pluriculturel, quoiqu’elle fasse la différence et reconnaisse le calendrier et les symboles religieux catholiques »267. Ce fut pendant le cardenisme (19341940) que l’État révolutionnaire commença vraiment à exercer un contrôle politique total sur l’Église catholique. Il ne faut surtout pas penser que l’Église catholique s’est soumise à l’État révolutionnaire sans rien demander en échange. Elle a réussi à conserver son autonomie en tant qu’institution non reconnue mais, à partir du gouvernement de Cárdenas et grâce à un accord de haut niveau, l’Église catholique adhéra aux objectifs nationaux de l’État révolutionnaire268. 1) Le modus vivendi Même si le conflit cristero vit triompher les révolutionnaires, héritiers des libéraux, sur l’Église catholique, très tôt l’État révolutionnaire demandait des services à son éternel rival. Pour développer son propre projet de nation, l’État révolutionnaire avait besoin d’un allié aussi puissant que l’Église catholique. En fait, comme nous l’avons déjà vu antérieurement, l’État révolutionnaire décida de frapper d’abord les élites étrangères qui s’étaient affirmées pendant le porfirisme. Avec la nationalisation du patrimoine naturel et territorial du pays, l’État révolutionnaire frappait seulement le secteur étranger de l’Église catholique et montrait en même temps que le nouvel ennemi était ailleurs, et non sur le territoire national. En fait, l’État révolutionnaire cherchait à continuer le développement d’un projet déjà mis à l’essai : l’industrialisation du pays à partir d’un système gouvernemental autoritaire 266 Ibid., p. 23. FRANCO Iván, Religión y Política en la transición mexicana. El caso de Yucatán, op. cit., p. 28. 268 Selon Roberto Blancarte : « L’Église suit l’État, surtout dans les actions qu’il menait pour consolider la crédibilité, la gouvernabilité et la légitimité de l’État-même ; toutes ces actions ont été soutenues autant par le haut clergé catholique que par les secteurs catholiques de la société mexicaine normalement incorporés au PRI », BLANCARTE Roberto, op. cit., p. 29. 267 136 comme l’était le porfirisme. Mais l’industrie du pays se trouvait entre les mains des étrangers. L’État avait donc besoin de développer un sentiment de nationalisme fort et, pour cela, l’Église catholique pouvait jouer un rôle fondamental. Elle comprit le message et soutint toutes les décisions prises par le gouvernement cardeniste d’exproprier et de nationaliser l’industrie et les ressources naturelles. Il n’est pas surprenant que, malgré le passé récent de guerre et de confrontation ouverte entre l’État révolutionnaire et l’Église catholique, cette dernière ait été l’une des toutes premières institutions à soutenir, sans concessions, la politique nationaliste du président Cárdenas. Le haut clergé mexicain, avec l’approbation du Vatican, n’a pas hésité par exemple à apporter son soutien à l’expropriation pétrolière faite par Cárdenas en 1938. Iván Franco précise : « L’une des premières institutions à apporter son soutien au programme cardeniste de nationalisation des entreprises étatiques a été précisément l’Église catholique qui, par le conduit du haut clergé, a amené la nombreuse communauté catholique mexicaine à signer un pacte politique de soutien au cardenisme »269. Ainsi, l’Église catholique devint une alliée puissante et fonctionnelle pour l’État révolutionnaire dans sa logique nationaliste d’affronter le capital international et les intérêts étrangers. Elle offrait aussi à l’État révolutionnaire le fait d’être une source d’identité « mexicaine ». En effet, nous pourrions accepter les prémisses selon lesquelles, à partir de Cárdenas, l’Église catholique locale devint pour la première fois « mexicaine ». Avec cette idée, l’Église catholique passait du statut de dangereuse ennemie à celui de puissante alliée pour l’État révolutionnaire. Dans les faits, l’État révolutionnaire et l’Église catholique gardaient, chacun de son côté, influence et pouvoir sur la société mexicaine. Le pacte a été ratifié et approfondi avec la présidence de Manuel Ávila Camacho (1940-1946) qui accepta publiquement son attachement à la religion catholique. Ivan Franco ajoute que : « c’était une manifestation publique depuis le pouvoir présidentiel d’identification et de respect des domaines et des espaces de production du catholicisme au Mexique »270. En fait, nous observons que la double tolérance, qui débute avec Cárdenas, a pour but la compatibilité avec une identité nationale qui soit, malgré tout, libérale, révolutionnaire, laïque et catholique à la fois. Frederick Turner, quant à lui, précise que : « La tolérance croissante et réciproque de l'Église et de l'État depuis 1936 ne représente pas seulement une oscillation du pendule de l'anticléricalisme jacobin de la révolution ou la capitulation politique secrète de l’Église. Elle indique plutôt l'évolution 269 270 FRANCO Iván, op. cit., p. 32. Ibid., p. 33. 137 des énoncés catholiques vers une position de compatibilité avec le nationalisme mexicain »271. Pour mieux comprendre cette situation inédite, le même auteur atteste que : « Avec le temps, la Vierge de Guadalupe avait acquis une plus grande efficacité en tant que symbole de la correspondance entre la religion et le nationalisme mexicain [...]. Maintenant, avec la nouvelle compatibilité qui a progressivement émergé depuis la révolution entre l’Église et l’État, une profonde dévotion à la Vierge de Guadalupe au Mexique met en évidence toutes les preuves de la conjonction de loyautés »272. Ainsi, à partir de 1937, dans le cadre d’une grave crise politique internationale due à l’expropriation pétrolière qui eut lieu un an plus tard, l’État révolutionnaire et l’Église catholique établirent un accord non écrit. Leurs objectifs étaient les mêmes : améliorer les conditions sociales de la population. L’interprétation faite par les deux acteurs était que la doctrine sociale de l’Église catholique était proche du cardenisme socialiste et inversement. Cet accord leur convenait à tous deux. En 1967, Frederick Turner observa que : « Un rapprochement continu entre l'Église et l'État se reflète dans la clémence actuelle envers l’habit ecclésiastique et les établissements confessionnels »273. De cette façon, l’État et l’Église catholique ont passé un accord implicite pour coexister dans un climat de tolérance et de compatibilité. Pendant longtemps, jusqu’aux années 1980, l’Église catholique va soutenir le régime PRIiste en échange de l’arrêt des persécutions religieuses et du maintien de certains privilèges pour le haut clergé. 2) Les étapes du modus vivendi Il faut tout d’abord remarquer que, pendant la période du modus vivendi, autant l’État révolutionnaire que l’Église catholique ont évolué, chacun de son côté, en leur propre sein. Cette évolution a permis au groupe « révolutionnaire », à l’Église catholique « nationale » et aux autres groupes de mûrir, confirmant les nouveaux groupes, tendances et courants idéologiques. En l’occurrence, au sein de l’Église catholique, un activisme politique a commencé à se développer peu à peu, se trouvant loin d’une soumission totale aux directives de l’État révolutionnaire. Cette évolution a été du fait que l’Église catholique, dans son ensemble, s’est rapprochée des « problèmes sociaux » existants dans les régimes « non démocratiques ou totalitaires du tiers-monde ». Il faut rappeler l’importance du « IIe Concile 271 TURNER Frederick C., « The compatibility of Church and State in Mexico », op. cit., p. 599. TURNER Frederick C., « The compatibility of Church and State in Mexico », op. cit., p. 600. 273 Ibid., p. 599. 272 138 œcuménique du Vatican » (1962-1965)274, plus connu sous le nom de « Vatican II », quand la Théologie de la Libération fit acte de présence et impacta l’esprit de nombreux religieux. Même si au Mexique l’Église catholique ne rompit pas ouvertement avec l’État révolutionnaire, qu’elle commençait à trouver comme très autoritaire, elle entama une série de dénonciations publiques contre certaines pratiques politiques. La critique s’est notamment développée au niveau des faits concrets qui attestaient que le système révolutionnaire n’apportait pas de solution à l’inégalité sociale existant depuis toujours. Pour une partie de l’Église catholique, le « miracle mexicain » ne touchait pas la totalité de la population et ne concernait que la cime de la pyramide sociale. Pour faire évoluer cette situation, un réel engagement politique était indispensable d’après ce secteur de l’Église catholique. Nous pouvons, par conséquent, parler de trois étapes dans le modus vivendi : la première, entre 1937 et 1965, qui correspond au stade appelé « développement stabilisateur » ou « miracle mexicain » ; la seconde, à compter de 1965, avec la fin du « Concile Vatican II », jusqu’à 1979 avec la visite de Jean Paul II au Mexique, cette période est connue sous le nom de « complicité trompée » ; enfin, la troisième étape débute au début des années 1980 et va jusqu’à la fin du modus vivendi avec les réformes constitutionnelles de 1992. On a décidé d’appeler cette période « l’urgence de crédibilité ». 2.1) Le « développement stabilisateur » et le « parti hégémonique » Après le conflit Cristero et le triomphe de l’État révolutionnaire sur l’Église catholique, les deux acteurs arrivèrent à un accord pour suspendre momentanément une confrontation qui durait depuis plus de cent ans. Les élites de ces deux groupes décidèrent d’avancer de concert dans le projet « révolutionnaire » qu’imposait l’État ; en échange, la religion garderait une place fondamentale dans la vie de la population. C’est le moment où le système de « parti hégémonique » commença à s’imposer de façon durable au Mexique. C’est l’époque de la consolidation au pouvoir du groupe révolutionnaire triomphant, par le moyen de la création d’un parti politique : le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI). Le système PRIiste s’est fondé sur le manque de démocratie participative, une faible opposition, désarticulée, et une attitude autoritaire du 274 Cf., ALBERIGO Giuseppe, Histoire du concile Vatican II, 1959–1965, Paris, Éditions du Cerf et Louvain, Peeters, 1997, 840 p. 139 gouvernement. Giovanni Sartori élabore une esquisse très fine du régime politique mexicain et de son « parti hégémonique ». Dans son œuvre classique Parties and Party System. A framework for Analysis (1976), Giovanni Sartori expose son concept de « parti hégémonique » et utilise le PRI pour l’illustrer. Tout d’abord l’auteur italien dit que : « Le parti hégémonique ne permet pas une compétition officielle pour le pouvoir, ni une compétition de facto. Il peut permettre l’existence d'autres partis, mais en tant que partis de deuxième classe, simplement autorisés ; car ils ne sont pas autorisés à concourir contre le parti hégémonique en termes d’antagonisme et d’égal à égal [...]. Le parti hégémonique restera au pouvoir tant qu’il le voudra, que cela plaise ou non »275. Plus loin dans son ouvrage, il ajoute que : « Le système de parti hégémonique n'est certainement pas un système multipartite, mais, au mieux, ‘un système à deux vitesses’ dans lequel le parti tolère et attribue une fraction de son pouvoir, de façon discrétionnaire, aux groupes politiques subordonnés »276. On peut déjà appliquer cette explication pour le cas du PRI et de ses relations avec l’Église catholique, même si cette dernière n’est pas un parti politique mais un acteur politique et social puissant qui reste subordonné au « parti hégémonique ». L’État révolutionnaire jouait de la sorte à avoir un système politique ouvert et démocratique alors même qu’il s’agissait d’un système fondé sur la logique du « parti hégémonique ». Il faut dire que l’État révolutionnaire a également été pragmatique pour fonder la logique du « parti hégémonique ». Il a préféré oublier rapidement son passé de lutte avec l’Église catholique. Pour cela, il a fait appel à son passé autoritaire en même temps qu’à une logique corporatiste afin de reconnaître plusieurs niveaux politiques. Cela lui a aussi permis de créer et de développer un réseau multi-niveaux où il gardait le contrôle total dans le domaine politique et dans le domaine social à partir de la répartition discrétionnaire du pouvoir. Même si l’État révolutionnaire ne reconnaissait pas officiellement l’Église catholique, il continuait à la considérer comme un acteur qu’il était préférable d’avoir à l’intérieur du système plutôt qu’ailleurs. L’Église catholique, de son côté, continuait à garder ses privilèges en échange de la légitimation du « parti hégémonique ». Sartori parle aussi clairement du PAN en disant : « Le PAN n’est pas une menace (pour le système) et en fait, 275 SARTORI Giovanni, Partidos y Sistemas de Partidos. Marco para un análisis, Madrid, Alianza Editorial, 2008, p. 282. 276 Ibid., p. 283. 140 étant une opposition de droite, il aide à garder vive l’image d’un PRI révolutionnaire et ancré à gauche »277. Nous pourrions dire que, même si notre spécialiste parle ainsi du PAN, l’analyse pourrait très bien être employée dans le cas de l’Église catholique. D’ailleurs, avec le temps, PAN et Église catholique avanceront ensemble pour défendre un même projet politique. Nous pouvons observer que pendant cette première période du modus vivendi, l’Église catholique fut tour à tour « amie » ou « ennemie », selon les circonstances, par rapport au contexte dans lequel l’État révolutionnaire évoluait. L’institution ecclésiastique peut être une « ennemie-alliée » lorsque l’État révolutionnaire a besoin de légitimer son discours révolutionnaire et patriotique, mais rapidement elle peut devenir « amie-alliée » lorsque l’État révolutionnaire a besoin de construire une identité « nationaliste et mexicaine » pour la population. Si l’État révolutionnaire doit attaquer un ennemi étranger pour montrer son nationalisme, l’Église catholique, mais surtout le Vatican, sont la cible parfaite. De même, s’il désire montrer son engagement vers l’avenir et le progrès, l’Église catholique devient la représentante de tous les malheurs de l’ancien régime avant la révolution, la Réforme ou même l’indépendance. Selon le contexte et le sujet traité, l’Église catholique était très utile à l’État révolutionnaire et à son système corporatiste et autoritaire de « parti hégémonique », dit PRIiste. De fait, au cours de cette première période, l’Église catholique n’a jamais eu une position critique ou de confrontation envers l’État révolutionnaire, mais cela va changer à partir du Concile « Vatican II ». L’Église catholique, de façon globale, décida de stimuler et de promouvoir la participation des catholiques en matière de politique (autrement dit l’entrée dans la vie publique active et engagée). Cet activisme, dans le cas mexicain, ferait écho et trouverait une place importante dans le parti politique le plus proche : le PAN. De cette façon, quelques membres du haut clergé mexicain ont commencé à se rapprocher du PANisme. 2.2) L’épuisement du système et la « complicité trompée » Il faudrait aussi tenir compte du rôle du mouvement étudiant de Mexico en 1968278. Même si pendant le conflit l’Église catholique n’a pas joué un rôle critique mais a plutôt eu une 277 Ibid., p. 288. D’après un spécialiste tel que Néstor Ponce : « L’année 1968 a été particulière, caractérisée par un mouvement d'opposition qui transcende le cadre de l’année 1968 et qui a continué pendant les années 278 141 position de soutien envers l’action répressive de l’État révolutionnaire. Mais l’événement a fortement divisé l’Église catholique mexicaine. Au sein-même de la « Conférence de l’Episcopat Mexicain » (CEM)279, trois courants sont apparus après les événements de Tlatelolco280. Le premier, connu sous le nom de « conservateur », demandait à conserver le modus vivendi sans modifications pour éviter une nouvelle confrontation avec l’État révolutionnaire (ce dernier, par ailleurs, avait montré sa force et son autoritarisme face aux étudiants). Le deuxième, « les radicaux », voulait une condamnation publique de l’Église subséquentes. Des mouvements spontanés de groupes de jeunes ont surgi : protestations contre la guerre au Vietnam, mouvement hippie, mouvement féministe, la France de mai 68, des mouvements de protestation au Japon, l'Argentine, la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie (aujourd'hui République tchèque) et Cuba […]. 1968 c’est aussi l'aube de la théologie de la libération de l'Eglise catholique en Amérique latine (courant théologique né en Amérique latine après le Concile ‘Vatican II’ et la Conférence de Medellin, Colombie) ; les goûts esthétiques sont partagés par les différentes sociétés, la musique, l’apparence physique, les vêtements et d’autres événements culturels sont parmi d’autres nombreuses expressions de contestation juvénile durant l’année 1968. Les jeunes de 1968 ont joué un rôle social, politique, culturel et idéologique dans le monde entier. Ce fut une année clef dans le mouvement de protestation des jeunes avec une attitude envers la liberté, la justice, la paix, qui cristallise dans une critique des institutions politiques et sociales, ce qui est connu comme le mouvement contre-culture », Notes de la Conférence « 1968 au Mexique, le massacre de Tlatelolco. Mémoire et Imagination », 28 avril 2011, Université de Provence. 279 La CEM est une institution à caractère permanent, créée par les évêques mexicains pour exercer de façon partagée quelques fonctions pastorales, pour promouvoir, conformément aux normes du droit canonique, le bienêtre que l’Église apporte aux hommes, par le moyen de formes et modes de l’apostolat adaptés aux particularités de la société mexicaine moderne. Cf. GÓMEZ PERALTA Hector, « La Iglesia católica en México como institución de derecha », in Revista Mexicana de Ciencias Políticas y Sociales, enero-abril, año, vol.XLIX, n° 199, México, UNAM, 2007, p. 73. 280 Peu d’événements de l’Histoire latino-américaine ont généré autant de controverses que ceux qui ont eu lieu le 2 octobre 1968 sur la Place des Trois-Cultures, à Mexico, dit « massacre de Tlatelolco ». Le mouvement de 1968 au Mexique commençait à réunir diverses forces sociales afin de réclamer les droits civiques et la démocratie. Mais le fait que le pays se soit engagé à accueillir les Jeux Olympiques cette année-là a joué un rôle très important. La priorité du gouvernement était de maintenir une image de stabilité face à l’opinion internationale. Cf. PONIATOWSKA Elena, La noche de Tlatelolco. Testimonios de historia oral, México, Editorial Giron, 1999, 324 p. Cf., HANAÏ Marie-José, « Le massacre de Tlatelolco (Mexique, 1968) : paroles et images des victimes », in Amerika [En ligne], 2 | 2010, mis en ligne le 11 octobre 2010, consulté le 3 février 2012. URL : http://amerika.revues.org/1011 ; DOI : 10.4000/amerika.1011. Pour mesurer l’impact du Tlatelolco un spécialiste comme Nestor ponce n’hésite pas à attester : « Les secteurs progressistes des intellectuels mexicains distinguent deux moments clefs dans leur pays au cours du XX e siècle : la Révolution de 1911 et la révolte étudiante de 1968. Deux périodes qui prennent le mouvement d’une pendule : la première révolution sociale moderne et la trahison des objectifs de transformation de cette même révolution. Deux véritables icônes de l’histoire, qui expliquent peut-être l’intérêt que suscite le mouvement de 1968 chez les jeunes mexicains de notre époque : *) la révolution comme synthèse des revendications paysannes, la réforme agraire, l’éducation populaire, la protection des ressources naturelles, la relecture de l’histoire et la mise en valeur de l’apport indigène dans la construction de la nationalité ;**) 1968 comme synthèse de l’abandon définitif par le Partido Revolucionario Institucional (PRI) de ces objectifs révolutionnaires, afin de rester au pouvoir par le biais de la fraude et de la corruption. Mais aussi comme point de départ pour la critique de l’histoire et pour la construction d’un projet libérateur ». PONCE Néstor, « Benjamin et Tlatelolco », in DUMANOIR Virginie (éd.), Les failles de la mémoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes (sous presse). cf. PONCE Néstor, « Le Circo Volador à Mexico. Mémoire et ‘recherche appliquée’ », Sciences Politiques de Toulouse, à paraître. 142 catholique mexicaine après les événements de Tlatelolco. Deux tendances se sont dès lors rapprochées au sein de ce courant : l’une de la gauche révolutionnaire proche de la Théologie de la Libération et l’autre de la droite qui émanait des anciens Cristeros. Toutes deux promouvaient la confrontation ouverte avec l’État révolutionnaire ; la première, pour appliquer la doctrine sociale de l’Église, la seconde pour redémarrer le projet de nation catholique mexicaine. Enfin, le troisième courant, celui qui s’imposera à long terme, « les démocrates », pensait qu’il fallait affronter l’État révolutionnaire mais depuis le systèmemême ; ce courant faisait donc le pari de mobiliser la population en la poussant à participer de façon plus citoyenne en matière de politique. Dans un premier temps, chaque secteur de la CEM suivit son propre chemin mais plus pour des raisons pragmatiques qu’à cause de divisions internes. De cette façon, le haut clergé continuait à avoir de très bons rapports avec l’élite gouvernante tandis qu’un autre secteur de l’Église catholique commençait à entrer en politique et un dernier optait pour la lutte armée révolutionnaire auprès des pauvres. Entre 1965, juste après le Concile « Vatican II », et 1979 avec l’Assemblée Générale des évêques latino-américains à Puebla et la visite la même année du pape Jean Paul II, les relations entre l’État révolutionnaire et l’Église catholique sont désormais appelées « complicité trompée ». C’est la deuxième étape du modus vivendi qui montrera que le pacte ne fonctionne plus tel qu’il avait été conclu à la fin des années 1930. Soledad Loaeza dit à ce propos : « ‘La complicité trompée’ (complicidad equívoca en espagnol) était un terme employé pour la fin du gouvernement franquiste en Espagne […] et il décrit une situation dans laquelle l’Église essaie de s’identifier à l’État pour en tirer un profit juridique et matériel à sa cause sans renoncer à sa position originale »281. À la différence de Soledad Loaeza, Roberto Blancarte donne une autre interprétation de la situation : « Malgré tout il n’y a eu ni complicité, ni tromperie […] l’Église n’a jamais prétendu s’identifier à l’État […] depuis les années 1950 l’Église s’est efforcée de prendre de la distance par rapport au modèle révolutionnaire pour mettre en marche la doctrine sociale catholique »282. En supposant que ce soit là l’interprétation correcte, le fait à retenir est le processus de changement qui touchait les relations État/Église au Mexique pendant la période de « complicité trompée ». 281 LOAEZA Soledad, « La Iglesia católica mexicana y el reformismo autoritario », in Foro Internacional, vol.XXV, núm. 78, n° 2, octubre-diciembre de 1984, p. 143. 282 BLANCARTE Roberto, op. cit., p. 419. 143 C’est surtout à partir du gouvernement de Luis Echeverria Álvarez (1970-1976) que l’Église catholique trouva le « projet social révolutionnaire » de ce gouvernement à la fois proche et éloigné des directrices du Vatican. Des inquiétudes, telles que le développement social, la lutte contre la pauvreté et la faim, sont partagées par les deux acteurs. Cependant, concernant des sujets comme le contrôle de la natalité, l’éducation ou encore l’éducation sexuelle dans les écoles publiques, les deux acteurs font renaître la confrontation. C’est lors de la Troisième Assemblée Générale des évêques latino-américains, qui se tint à Puebla pour préparer la visite du Pape Jean Paul II, que fut imposée la ligne à suivre : combattre toutes les philosophies libérales et socialistes qui ne soient pas proches du catholicisme et soutenir toutes les formes de participation et de représentation démocratiques. Ainsi, la visite de Jean Paul II au Mexique marqua le début de la fin du modus vivendi. Le Pape réussit à remettre dans l’arène politique publique le sujet des relations État/Église au Mexique283. Dans le cas mexicain, nous pouvons dire que l’État révolutionnaire avait pour habitude de soumettre l’Église catholique, de se servir d’elle comme d’un outil de légitimation. Avec l’arrivée des gouvernements dit « néolibéraux », les principes de l’État révolutionnaire furent écartés grâce à une nouvelle élite gouvernante. L’État mexicain allait ainsi devenir un État néolibéral. Dans cette logique, ses relations avec l’Église catholique ont dû évoluer. Cette dernière profita du changement dans l’élite dirigeante pour se repositionner dans l’arène politique mexicaine. 2.3) La nouvelle élite néolibérale et « l’urgence de crédibilité » Dès l’arrivée des gouvernements néolibéraux, l’alliance État mexicain/Église catholique changea. Cette dernière devint une réelle alliée, et plus seulement un outil. L’ancienne élite de l’État révolutionnaire, fière héritière du libéralisme du XIXe siècle, se trouva déplacée par les nouveaux libéraux du marché sous le contrôle de l’État. À l’intérieur du PRI, le « parti hégémonique », la division se soldera par la rupture et le départ du groupe qui défendait 283 Un auteur comme Ivan Franco observe que : « L’action doctrinaire et pastorale de Jean Paul II a modifié définitivement la relation de l’Église avec la société, mais une analyse plus détaillée montre que son efficacité se fonde plus sur sa relation avec le (nouvel) État économique global néolibéral qui s’est positionné en rival de l’ancien État national libéral autoritaire et qui a accepté l’alliance stratégique offerte par Jean Paul II avec sa pastorale néo-évangélisatrice qui impulsait la lutte pour démocratiser les structures étatiques […] le pape JeanPaul II voyageait partout avec l’intention de restaurer l’Église catholique dans les arènes publiques internationales, nationales et locales […] Le pape n’avait pas qu’un ‘leadership’ institutionnel et un charisme personnel, mais aussi un passé de lutte personnelle contre l’État libéral, socialiste et athée. Son ‘leadership’ avait également été marqué par le resurgissement de la droite économique mondiale liée au néolibéralisme », FRANCO Iván, op. cit., p. 42. 144 toujours les principes de la révolution. Toutefois la nouvelle élite avait besoin de légitimité et de crédibilité, cela explique pourquoi nous avons décidé d’appeler cette période, qui va de 1979 à 1992, « l’urgence de crédibilité ». L’Église catholique a profité des espaces offerts par l’un de ses alliés historiques, pour revenir sur son projet. Cet allié est le PAN. En outre l’Église catholique a profité de l’ouverture politique des années 1980 et 1990 ainsi que de la montée du libéralisme économique pour faire avancer ses positions et son projet, afin de regagner une partie du terrain perdu durant le triomphe du libéralisme mexicain et affirmé par l’État révolutionnaire. Cependant comment l’Église catholique a-t-elle été restaurée et comment est-elle est revenue en puissance ? Comment a-t-elle réussi à faire reculer l’État mexicain et son projet laïc, libéral, juariste et révolutionnaire au point de l’effacer de la Constitution de 1917 ? C’est ce que nous souhaitons démontrer ici maintenant. Les années 1970 et 1980 sont essentielles pour comprendre le phénomène d’« urgence de crédibilité »284. La division, au sein du « parti hégémonique », était patente. Entre « révolutionnaires », héritiers du libéralisme et du laïcisme, et néolibéraux, libéraux du marché, l’Église catholique n’a pas hésité à apporter son soutien aux nouveaux venus pour, enfin, pouvoir affronter l’ennemi de toujours : l’État révolutionnaire. Même si à partir de la visite de Jean-Paul II, l’Église catholique avait recouvré une certaine activité politique, ce ne sera qu’en 1986 qu’elle redeviendra un acteur politique important. La « fraude patriotique » arrangée par le régime PRIiste à Chihuahua vola l’élection au candidat du PAN. Comme toujours, le parti lésé appelait à la manifestation publique et à la défense du vote ; ce sera l’intervention de l’Église catholique locale qui donnera toute sa légitimité au mouvement de protestation. Pour la première fois depuis le modus vivendi l’Église catholique mexicaine 284 Un spécialiste tel que Georges Couffignal rappel : « Le massacre des étudiants, le 2 octobre, sur la place de Tlatelolco, traumatise la classe politique et marque les premiers signes de rupture entre le régime et les classes moyennes qu'il a engendrées. Le président élu en 1970, Luis Echeverria, qui est ministre de l'Intérieur en 1968, n'a ensuite de cesse de donner des gages à ces classes moyennes et aux classes populaires, utilisant toutes les ressources politiques du populisme. Il commence par ailleurs à libéraliser le système électoral, en particulier pour ce qui concerne les conditions à remplir par les partis pour pouvoir participer aux élections. Son successeur, José López Portillo, président de 1982 à 1986, poursuit la même politique de gages donnés aux classes populaires et aux classes moyennes et introduit pour la première fois une dose de proportionnelle dans les élections. Le nombre des députés fédéraux passe de 300 à 400, 300 députés demeurant élus au scrutin majoritaire à un tour et les 100 nouveaux sièges étant pourvus au scrutin proportionnel ». Cf., COUFFIGNAL Georges, « La fin de l’exception mexicaine : les élections du 6 juillet 1997 », in Problèmes d’Amérique Latine, n°27, 1997, p. 28. Dans notre analyse le PAN est présenté comme le parti des clases moyennes. 145 demandait publiquement le respect du jeu démocratique, c'est-à-dire que pour la première fois depuis longtemps, elle contestait l’autorité de l’État, qui en outre se trouvait en pleine mutation. L’impact de la protestation orchestrée par l’Église catholique a été d’une telle force que les journaux locaux ont parlé du risque d’une nouvelle guerre cristera. L’État mexicain commençait également à s’inquiéter. Finalement le Vatican a été obligé d’intervenir pour éviter un affrontement majeur. Selon Iván Franco : « Le haut clergé catholique a bien profité du conflit à Chihuahua, dans la mesure où le représentant du Vatican à Mexico, Geronimo Prigione, a agi comme un réel opérateur politique des deux côtés (gouvernement mexicain et pouvoir papal). Prigione a appelé à l’ordre l’Église catholique locale qui, avec le soutien de la population, s’était déclarée en lutte contre l’État mexicain »285. À partir du cas de Chihuahua, les relations entre l’Église catholique et l’État mexicain (en train de se transformer en un État néolibéral) se sont modifiées. Le conflit électoral à Chihuahua a montré l’évolution (ou transition) d’un État révolutionnaire qui conditionnait et dominait complètement l’Église catholique, vers un État néolibéral pressé de bénéficier de légitimité, de reconnaissance et de crédibilité afin d’appliquer son projet. Dans cette situation, le haut clergé catholique en a profité pour trouver un nouvel arrangement dans lequel l’Église pouvait, à nouveau, développer son projet de nation catholique au Mexique, qui jusqu’alors avait échoué. Pour cela les deux acteurs avaient également besoin de se légitimer en impulsant la démocratisation de la vie publique chacun de son côté. Les élections présidentielles qui ont eu lieu en 1988 furent le cadre idéal pour que l’Église catholique puisse exiger un nouvel équilibre dans les relations État/Église. Ce nouvel équilibre se trouvera dans les réformes constitutionnelles de 1991. Si nous suivons la ligne d’Iván Franco, le Vatican avait connaissance de la faiblesse politique et sociale de la nouvelle élite gouvernante. Le haut clergé mexicain connaissait très bien les conditions délicates qu’affrontait le nouvel État néolibéral. L’Église catholique du pays, habituée à s’adapter aux circonstances, a trouvé l’occasion parfaite, lors des élections présidentielles de 1988, de se trouver sur un plan d’égalité de forces avec l’État mexicain. C’est pendant le gouvernement de Carlos Salinas de Gortari que les relations se sont modifiées. « Il faut rappeler que celui qui avait besoin de se légitimer face à la société mexicaine était le gouvernement et non 285 FRANCO Iván, op. cit., p. 44. 146 l’Église catholique, qui de plus prenait le rôle de facteur de cohésion et stabilité pour le pays et le gouvernement-même »286. En effet, le gouvernement Salinas, pressé d’obtenir sa légitimité, décida de s’engager dans un nouveau pacte politique avec l’Église catholique. De plus, l’État avait peur d’une éventuelle reproduction du cas « polonais » au Mexique. Salinas bâtit alors son gouvernement et sa légitimité sur de nouveaux alliés ; parmi eux l’Église catholique, mais aussi sur le parti qui avait toujours été dans l’opposition, le PAN qui, par ailleurs, s’était affilié, à l’époque, à la doctrine sociale catholique. Avec ces deux nouveaux alliés, l’État néolibéral va réaliser, dans un proche avenir, les modifications constitutionnelles sur des sujets sur lesquels l’Église catholique et l’État révolutionnaire s’étaient historiquement affrontés. Allan Metz dit à ce propos : « Tandis que les litiges spécifiques se sont produits et continuent de se produire à l'avenir, l'anticléricalisme n'est pas une préoccupation majeure pour les technocrates, comme par exemple le président Salinas de Gortari »287. Dès le début de son gouvernement, Carlos Salinas de Gortari envoya plusieurs messages symboliques à l’attention de l’Église catholique. Ainsi, les réunions « officieuses mais nécessaires » se sont multipliées, les échanges de représentants entre le Mexique et le Vatican se sont produits et la nouvelle visite de JeanPaul II en 1990 montrait ainsi l’état d’esprit de la relation. Le spécialiste précédemment cité ajoute : « Depuis que le président Salinas a commencé à gouverner en décembre 1988, il a fait preuve de gestes conciliants envers l'Église ; la presse au Mexique a accordé une attention considérable à la campagne que faisait l'Église pour abroger ou modifier les clauses anticléricales de la Constitution, et plus particulièrement l'article 130 »288. Face à cette situation inédite, la classe politique a agi de façons diverses, surtout en ce qui concerne l’opposition. Ainsi, le leader des anciens « révolutionnaires », maintenant dans un autre parti tout nouveau, le PRD, demandait d’organiser un référendum avant de modifier la Constitution sur des sujets très polémiques. De son côté, le président national du PAN, Luis H. Álvarez, appelait « à rendre officielle une réalité qui existait depuis toujours », c'est-à-dire appelait à la reconnaissance officielle de l’Église catholique. De plus, il ajoutait l’importance de donner une reconnaissance juridique à l’institution religieuse. Malgré tout, les positions ont 286 Ibid., p. 46. METZ Allan, « Mexican church-state relations under President Carlos Salinas de Gortari », in Journal of Church and State; Winter 92, Vol.XXXIV, Oxford, p. 131. 288 Ibid., p. 119. 287 147 rapidement changé en faveur de l’Église et le projet de modifications constitutionnelles a trouvé écho dans toute la classe politique289. Durant sa visite, Jean-Paul II en profita pour s’immiscer ouvertement dans la politique mexicaine et il parla de la situation politique, sociale et économique du pays. Quand il le quitta, le gouvernement parla d’un « renforcement » du laïcisme dans la Constitution. Une fois au Vatican, Jean-Paul II dit à la presse internationale qu’il trouvait « surréaliste » que le Mexique et le Vatican n’ayant pas de relations officielles. Mais il marquait aussi « l’urgence de crédibilité » qu’avait l’État néolibéral. D’après Allan Metz ces déclarations étaient le feu vert pour que l’Église catholique mexicaine devienne un lobby, en ciblant le Congrès et la classe politique mexicaine. Tout cela avait pour objectif d’accélérer l’acceptation des modifications de la Constitution. C’était la planification d’une attaque frontale à l’ancien modus vivendi et à ce qui restait de l’État révolutionnaire et de ses partenaires. Le haut clergé multiplia ses visites aux hommes politiques, indépendamment de leur parti ou de leur tendance politique. À ce moment-là, au sein de l’Église catholique mexicaine apparaissaient deux tendances qui allaient unir leurs forces pour contrôler la voie à suivre des événements. La première était la « vaticaniste », promue depuis le Vatican, qui voulait l’alliance totale avec l’État néolibéral, tout en gardant la séparation État/Église (mais cette dernière avec la reconnaissance de droits politiques et juridiques). La seconde, dite « historique » ou « radicale » voulait la chute du laïcisme et de la Constitution de 1917, afin de promouvoir une nation catholique au Mexique (autrement dit, une religion officielle). SECTION IV : LES RÉFORMES CONSTITUTIONNELLES DE 1992 ET LA REPRISE DES RELATION OFFICIELLES. LA RELANCE DU CONFLIT Les réformes constitutionnelles de 1992 ont modifié substantiellement les relations État mexicain/Église catholique. C’est Hector Gómez Peralta qui remarqua que les reformes 289 D’après Allan Metz : « Le Parti de la Révolution Démocratique (PRD,) et son leader Cuauhtémoc Cárdenas, a soutenu la restauration des droits de l'Église, mais a contesté le fait que Salinas ait nommé son représentant au Vatican pour éviter l’approbation du Congrès. La position du PRD a été partagée par le parti de droite, le Parti Action Nationale (PAN), qui a longtemps appelé à la reconnaissance complète de l'Église. Comme pour le PRI au pouvoir, la plupart de ses membres ont également favorisé la restauration de ces droits dans un contexte de consensus politique. Cela finit par avoir lieu, avec un amendement constitutionnel qui a eu le soutien des trois principaux partis politiques mexicains : le PRI, le PRD et le PAN », ibid., pp. 123-24. 148 avaient touché les articles historiquement anticléricaux tels les numéros 3, 5, 24, 27 et surtout l’article 130290. Afin de mieux comprendre le changement, nous présenterons les modifications réalisées. L’article 3 de la Constitution de 1917 disait : « Les sociétés religieuses, les ministres de la religion, les sociétés par actions, qui mènent exclusivement ou principalement des activités éducatives, des associations ou des sociétés liées à la propagation d'une croyance religieuse, n’interférent, en aucune manière, dans les écoles d'enseignement primaire et secondaire ainsi que dans les écoles normales (pour des enseignants) et dans celles des travailleurs ou paysans » 291 . Dans la nouvelle Constitution, ce paragraphe a été tout simplement abrogé. L’article 5 disait : « L'État ne peut permettre l'exécution de tout contrat, convention ou accord ayant pour objet la restriction, la perte ou le sacrifice irrévocable de la liberté humaine, que ce soit à cause du travail, de l'éducation ou des vœux religieux. La loi, par conséquent, ne permet pas la mise en place des ordres monastiques, quelle que soit la dénomination ou le but recherché »292. Aujourd’hui le paragraphe se limite à : « L'État ne peut permettre l'exécution de tout contrat, convention ou accord ayant pour objet la restriction, la perte ou le sacrifice irrévocable de la liberté humaine pour une raison quelconque »293. L’article 24 stipulait que : « Tout acte de culte public devrait avoir lieu uniquement à l'intérieur des temples, qui seront fournis sous la supervisation du gouvernement »294. Maintenait il propose : « Les actes de culte public auront ordinairement lieu dans les temples. Ceux qui doivent avoir lieu extraordinairement à l’extérieur sont soumis à la loi de réglementation »295. On observe la limitation dans l’espace de l’État dans cette nouvelle formule. L’État ne peut intervenir qu’à l’extérieur et non plus dans les templesmêmes. Un article historique comme l’article 27 proposait : « Les organisations religieuses dénommées églises, quelle que soit leur croyance, ne peuvent en aucun cas avoir la capacité 290 GÓMEZ PERALTA Hector, « La Iglesia católica en México como institución de derecha », op. cit., p. 73. Leyes y Códigos de México. Constitución Política de los Estados Unidos Mexicanos, http://info4.juridicas.unam.mx/ijure/fed/9/4.htm?s, au 28 janvier 2011. 292 Constitución Política de los Estados Unidos Mexicanos que reforma la Constitución de 1857, Estados Unidos Mexicanos, Secretaria de Estado y del despacho de Gobernación. México, 1917, p. 218, http://www.bibliojuridica.org/libros/2/594/18.pdf. 293 Leyes y Códigos de México. Constitución Política de los Estados Unidos Mexicanos, http://info4.juridicas.unam.mx/ijure/fed/9/6.htm?s, au 28 janvier 2011. 294 Constitución Política de los Estados Unidos Mexicanos que reforma la Constitución de 1857, Estados Unidos Mexicanos, Secretaria de Estado y del despacho de Gobernación. México, 1917, p. 225, http://www.bibliojuridica.org/libros/2/594/18.pdf. 295 Leyes y Códigos de México. Constitución Política de los Estados Unidos Mexicanos, http://info4.juridicas.unam.mx/ijure/fed/9/25.htm?s, au 28 janvier 2011. 291 149 d'acquérir, de détenir ou de gérer de l'immobilier ou des hypothèques ; ceux qui sont détenus actuellement par elle-même ou par un tiers, deviendront propriété de la nation »296. Après les réformes, il devint : « Les associations religieuses qui se sont formées selon les termes de l'article 130 et son droit de réglementation ont la capacité d'acquérir, de posséder ou de gérer, exclusivement, des biens qui soient essentiels à son objet, avec les exigences et les limites établies par la loi statutaire »297. Toutefois la réforme la plus importante, et polémique est celle de l’article 130 qui reprenait l’esprit libéral anticlérical du XIXe siècle. Il exprimait à l’origine que : « La loi ne reconnaît aucune personnalité aux groupes religieux dénommés églises. Les ministres du culte ne pourraient jamais, en séance publique ou privée constituant un ensemble, ou dans des actes de culte ou de propagande religieuse, critiquer les lois fondamentales du pays, les autorités en particulier ou le gouvernement en général ; ils n'auront pas de voix active ni passive, ni le droit de s'associer à des fins politiques »298. Dans la nouvelle version l’esprit libéral anticlérical s’efface complètement pour aboutir à cela : « Les Églises et groupes religieux ont la même personnalité juridique que les associations religieuses une fois qu’elles ont obtenu leur enregistrement. La loi réglemente ces associations et détermine les modalités et exigences pour leur registre constitutif »299. Les relations entre le Mexique et le Vatican ont été reprises avec l’échange d’ambassadeurs. L’expert sur le sujet, Roberto Blancarte, observe que : « Malgré les cent cinquante ans de séparation entre l’État et l’Église au Mexique, les églises ne s’habituent pas à agir comme des institutions indépendantes, comme des associations volontaires. Elles ont toujours cherché à être au sein de l’État, soit pour leur propre profit, soit pour s’attaquer aux autres religions, c’est la constante dans leur façon d’agir […]. Le haut clergé catholique peut influencer les politiques publiques dans la mesure où il trouve des cadres ineptes au gouvernement ou bien des politiciens maladroits qui ne comprennent pas le vrai poids de 296 Constitución Política de los Estados Unidos Mexicanos que reforma la Constitución de 1857, Estados Unidos Mexicanos, Secretaria de Estado y del despacho de Gobernación, México, 1917, p. 227, http://www.bibliojuridica.org/libros/2/594/18.pdf, au 28 janvier 2011. 297 Leyes y Códigos de México. Constitución Política de los Estados Unidos Mexicanos, http://info4.juridicas.unam.mx/ijure/fed/9/28.htm?s, au 28 janvier 2011. 298 Constitución Política de los Estados Unidos Mexicanos que reforma la Constitución de 1857, Estados Unidos Mexicanos, Secretaria de Estado y del despacho de Gobernación, México, 1917, p. 272, http://www.bibliojuridica.org/libros/2/594/19.pdf. 299 Leyes y Códigos de México. Constitución Política de los Estados Unidos Mexicanos, http://info4.juridicas.unam.mx/ijure/fed/9/131.htm?s, au 28 janvier 2011. 150 l’Église sur la population […]. L’opinion du haut clergé n’est pas forcément la même que celle de la majorité des catholiques, ces derniers s’expriment à partir des urnes et non à partir d’une position de pouvoir […]. Si on ne comprend pas cela, la vie sociale est en danger […]. Heureusement, les catholiques font une différence entre le champ religieux, doctrinal et spirituel et le champ politique et social »300. Le modèle du système étatique de « parti hégémonique » arrive épuisé à la fin du XXe siècle. Parallèlement la laïcité à montré des signes de faiblesse face au catholicisme comme moteur d’identité sociale, cela explique le cas Chihuahua. Malgré tout, le laïcisme a réussi à imposer une différenciation entre l’État et l’Église qui perdure jusqu’à nos jours. À partir des gouvernements néolibéraux, mais surtout avec l’arrivée des gouvernements néolibéraux PANistes, le laïcisme et le catholicisme s’affrontèrent à nouveau. Le conflit historique entre un État libéral laïque et une Église catholique n’a jamais été résolu et cela explique pourquoi nous le considérons comme un clivage politique dans le cas mexicain. Mais même si pendant tout le modus vivendi l’État révolutionnaire a contrôlé et dominé l’Église catholique, à partir des réformes de 1992 État et Église se trouvent égaux. Aujourd’hui il existe une vie politique moderne : démocratie, participation citoyenne, système de partis, arène électorale ouverte. Mais nous pouvons également observer que les deux projets de nation sont toujours en confrontation. Pour le XXIe siècle, ce sont les « conservateurs » proches de l’Église catholique qui gardent le contrôle du pays et, bien que le catholicisme mexicain ait montré son utilité pour donner identité et cohésion à la société, le laïcisme reste une valeur suprême de la vie politique et sociale du pays. Étrange situation que celle-là. Mais il est clair que ce qui est en jeu, c’est le contrôle de la société et pas seulement le gouvernement ou la direction du pays. Force est donc de constater que le contrôle social est construit à partir de valeurs et d’habitudes. Les sujets dits « sensibles » montreront de façon claire que la confrontation entre libéraux laïques et conservateurs catholiques est toujours d’actualité. À partir du gouvernement de Manuel Ávila Camacho (1940-1946) et jusqu’au gouvernement d’Ernesto Zedillo Ponce de León (1994-2000), tous les présidents issus du système PRIiste déclarèrent leur foi catholique mais restèrent attachés aux principes libéraux 300 BRITO LEMUS Alejandro, « Las iglesias no pueden imponerle a la población una determinada perspectiva moral. Entretien à Roberto Blancarte », in Suplemento Letra S, 5 avril 2001, http://www.notiese.org/notiese.php?ctn_id=501#. 151 de la Constitution de 1857, c'est-à-dire à la séparation de l’État et de l’Église. Il est évident que le conflit entre l’État de la Révolution PRI et l’Eglise catholique n’a jamais disparu 301. Avec l’arrivée d’un gouvernement d’opposition en 2000, celui de Vicente Fox Quesada, l’accord État/Église semble être bouleversé. Déjà, la réforme constitutionnelle de 1992 du gouvernement Salinas de Gortari avait fait avancer l’Église dans le domaine politique. Néanmoins, aujourd’hui plus que jamais, il nous semble important de noter l’évolution des relations entre l’État et l’Église quand l’agenda politique touche aux sujets dits « sensibles ». Sans nul doute, après l’arrivée de la démocratie au Mexique, le clivage État/Église reste d’actualité. Plusieurs chercheurs, qui ont étudié la problématique religieuse au Mexique, considèrent que l’Église catholique est devenue avec le temps l’un des principaux supports idéologiques et sociaux du régime de « parti hégémonique » pendant environ cinquante ans. Mais aujourd’hui, et plus exactement à partir de 1992, l’Église catholique a apporté son soutien aux forces conservatrices du pays, principalement au PAN, héritier en partie de l’ancien Parti Catholique. Ce phénomène ne doit pas être sous-estimé dans notre analyse. La relation actuelle entre le haut clergé catholique et les leaders et dirigeants du PAN est un élément essentiel pour comprendre la réapparition du clivage État/Église à partir d’un conflit idéologique-religieux, dans le Mexique contemporain. A) De l’État révolutionnaire à l’État néolibéral Les réformes constitutionnelles du gouvernement Salinas ont à nouveau placé le conflit État/Église catholique au centre du débat national. D’après notre hypothèse, les deux projets de la nation ont trouvé un nouveau terrain de confrontation dû aux réformes de 1992. En effet, l’Église catholique, revigorée, profitait de la faiblesse de son opposant historique pour modifier les relations entre les deux institutions. On peut remarquer que le conflit État/Église catholique dans le cas mexicain n’était pas résolu ; il a, de fait, ressurgi et est ainsi devenu un clivage visible. Comme partout ailleurs, le contrôle sociétal se gagne dans les mœurs et coutumes de la société, dans l’idéologie que celle-ci accepte et reproduit (c'est-à-dire dans la morale publique). 301 Nous avons ici surtout présenté les étapes du modus vivendi, cependant les discussions et débats sur l’éducation socialiste dans les années 1930, le caractère laïque de l’éducation publique dans les années 1940, les livres « de texte » ou officiels dans les années 1960, les programmes de planification familiale dans les années 1970, etc., montrent bien la persistance du conflit. Cf., BLANCARTE Roberto, op. cit., p. 456. 152 C’est de cet espace public que les « sujets sensibles » émergent ; ces sujets qui laissent voir une appartenance à un camp politique et social ou à un autre, dans ce cas représenté par les partis politiques. Nous reprenons ici Daniel-Louis Seiler qui, en ce sens, explique que les partis politiques sont des agents de conflit et d’intégration en même temps. Dans le cas du Mexique cette explication est très claire : « Parti, partido, party, partito, partei, partia... dérivent tous d’un verbe français aujourd’hui disparu : partir qui signifiait faire parts. Une signification qui implique, de manière très claire, l’action de diviser une totalité quelconque. Le concept de parti renvoie toujours à la division donc au conflit […] »302. Il ajoute que : « Du point de vu logique ensuite les partis politiques sont donc des agents du conflit et des instruments de son intégration écrivaient Lipset et Rokkan. Pour qu’il y ait conflit il faut qu’existent des divisions et des divergences qui s’affrontent autour d’enjeux : au minimum deux camps doivent se trouver en présence l’un de l’autre »303. Mais avant d’arriver au thème des « sujets sensibles », les jeunes leaders des partis politiques étant reproducteurs d’une idéologie ou d’une morale, il faut analyser les changements observés dans la Constitution ainsi que les interprétations données à ces changements. Avant tout, il faut analyser la façon dont l’Etat est passé d’une logique « révolutionnaire » à une logique « néolibérale ». À partir des années 1980, commence ce que l’on appelle l'Etat technocratique et néolibéral. L’ouverture économique, politique et sociale que le pays a connue a entraîné des avantages et des inconvénients. On peut dire que l'ouverture a fait évoluer un système fermé vers une politique démocratique ; le pouvoir s’est décentralisé et a trouvé des contrepoids auparavant inexistants. Lorsque le Mexique a décidé d'ouvrir son économie au marché mondial, ce dernier a également appelé à une ouverture politique à l'intérieur. Cependant, le pays n'était pas prêt pour une économie ouverte comme celle qui a été mise en place et cela a conduit à la paupérisation croissante d'un pourcentage alarmant de la population. Ce qui conduit nécessairement à l'explosion des conflits sociaux, de plus en plus récurrents, parmi lesquels nous pouvons mentionner les élections à Chihuahua, mais également ceux liés à des tremblements de terre ou encore celui du mouvement étudiant à l' UNAM durant les années 1999-2000. 302 303 SEILER Daniel-Louis, La comparaison et les partis politiques, IEP-Bordeaux, 2003. p. 12. Ibid, p. 13. 153 En 1982, le Mexique a vécu l'une des plus graves crises économique de ces derniers temps, le peso, la monnaie mexicaine, a subi une dévaluation qui a provoqué une fuite importante de capitaux, surtout les capitaux étrangers. Compte tenu de cette situation, le gouvernement mexicain a décidé de nationaliser les banques, ainsi que de contrôler le changement de divise pour lutter contre la crise économique, mais les résultats seront nuls. La baisse des salaires et l'ajustement des finances publiques ont été les options choisies par le gouvernement du président Miguel de la Madrid en 1983. Toutefois cela n’a pas été suffisant pour arrêter la crise. En 1985, le Mexique opère un changement radical dans sa stratégie économique en décidant de laisser le protectionnisme pour faire place à l'ouverture. En octobre 1987, une crise économique internationale a entraîné une inflation de 159,2% dans le pays. Cela oblige le gouvernement fédéral à promouvoir la mise en œuvre de mesures économiques d'urgence, comme par exemple le Pacte de Solidarité Économique créé en décembre 1987. Ce pacte devait permettre de sceller une série d’engagements entre le gouvernement et les secteurs paysans, privés et celui des travailleurs afin d’éviter une hausse des prix et pour garder un certain contrôle des taux de change ainsi que sur les dettes intérieure et externe. En 1989, durant le gouvernement de Carlos Salinas de Gortari, la réforme a été approfondie. D’après l’OCDE : « Avec la nouvelle administration la privatisation a été intensifiée. Le nombre de sociétés détenues par le gouvernement est passé de 1 155 en 1982 à 412 en 1988, pour tomber à 217 en 1992. Depuis 1990, les grandes entreprises ont été privatisées, y compris Telefónos de México (Telmex), ainsi que toutes les banques commerciales. Le Mexique est entré dans les organisations économiques internationales comme l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le Conseil Économique et Social pour l’Asie et le Pacifique. Il a également signé des accords commerciaux avec d'autres pays en Europe, en Asie et en Amérique du Sud. Le plus important a été l'Accord de libre échange signé avec les Etats-Unis d'Amérique du Nord et le Canada, applicable dès janvier 1994 »304. Une partie de ce qui précède tend vers une baisse des ressources assignées par l'État aux institutions publiques. Sur le plan politicosocial, au cours de cette décennie, certains mouvements populaires qui ont émergé ont montré qu'il y avait un certain mécontentement au sein de la population en général quant aux ajustements économiques. Ces derniers avaient un impact direct sur la détérioration des conditions de vie de la population. 304 OCDE ; Exámenes de las políticas nacionales de educación. México, Educación Superior, Paris, OCDE, 1997, p. 31. 154 Par ailleurs, à partir de 1983, le PAN a commencé à exiger le respect du vote dans les États du Nord, à Chihuahua, Durango et Nuevo León principalement. Le PAN affirmait avoir gagné des élections locales, ce qui a conduit à la création des mouvements civils qui ont reçu le soutien du secteur entrepreneurial local, de l'Eglise catholique et de l’importante classe moyenne. Tout cela serait accompagné d’un événement naturel à Mexico qui provoquerait un changement radical dans la vie de la ville et de la nation305. Après les événements de Chihuahua et les tremblements de terre de Mexico, Miguel de la Madrid a décidé d'ouvrir un peu l'espace législatif à l'opposition, sans pour autant perdre le contrôle du système législatif. Afin d’apaiser l'agitation civile et la mobilité existante, a donc été adoptée une nouvelle loi dans le Code électoral fédéral qui stipule que le nombre de députés passerait de quatre cents à cinq cents. En réalité, la représentation proportionnelle passait de cent à deux cents élus. Concomitamment, à l'intérieur du gouvernement et du PRI, a commencé à prendre forme un courant connu sous le nom de « courant démocratique » qui devint le Front Démocratique National (FDN), puis PRD, qui rassemblera presque la totalité de la gauche mexicaine dans les années à venir. L'ajustement des politiques économiques du gouvernement a causé un choc au sein de l'élite dirigeante. Un « courant démocratique », dirigé par Cuauhtémoc Cárdenas (ancien gouverneur du Michoacán, fils du président Lázaro Cárdenas) et Porfírio Muñoz Ledo (ancien président du PRI, ancien secrétaire du travail, de l'éducation et ambassadeur à l'ONU) a été formé au sein du PRI. Le « courant » s’oppose à la politique néolibérale de l'administration et 305 « En 1985, deux grands tremblements de terre ont détruit des milliers de maisons et de bâtiments à Mexico, laissant un nombre indéterminé de victimes. Avant le tremblement de terre, certains résidents se sont organisés à des fins différentes (pour empêcher des expulsions, demander des services publics, etc.). Les dirigeants locaux de ces organisations, et leurs bases habitent à Mexico. Après le tremblement de terre, la préexistence de ces organisations a servi afin de prendre en mains les travaux de sauvetage, de secours et les tâches de reconstruction qui se sont imposés. Le tremblement de terre a révélé le degré d'organisation que pourraient avoir les voisins. Les organisations des victimes des tremblements de terre ont négocié avec succès des programmes de reconstruction pris en main par le gouvernement. Un secteur important de ces organisations a choisi de ne pas se démobiliser une fois qu'il a atteint ses objectifs. Les autorités ont fait un appel public à la réforme politique à Mexico couvrant la plupart de la surface de la ville. En 1987, un amendement présidentiel a créé l’Assemblée des représentants de la ville de Mexico (District fédéral), qui a été élue pour la première fois en 1988. L'émergence d'une coalition de gauche avec Cardenas à sa tête et la formation du Parti de la Révolution Démocratique (PRD), ont récupéré un secteur important des victimes des tremblements de terre. Ils sont entrés en politique avec force dans les élections à mi-parcours de 1991 ». CADENA ROA Jorge, « State Pacts, Elites, and Social Movements in Mexico´s Transition to Democracy », in GOLDSTON Jack A., States, Parties, and Social Movements, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 130. 155 coïncide aux revendications populaires. Ils font valoir que les politiques néolibérales écartent le « projet révolutionnaire » et oublient ainsi les groupes populaires qui votent traditionnellement pour le candidat du PRI. Pour ce courant, les politiciens du groupe « néolibéral » cherchaient seulement à assurer la continuité du projet néolibéral entamé par Miguel de la Madrid. Cuauhtémoc Cardenas a appelé au gouvernement « contrerévolutionnaire » et le président de la Madrid a répondu en appelant au courant démocratique « populiste, minimaliste et réactionnaire ». Le président a nommé son successeur de manière à assurer la continuité du programme d'ajustement structurel du gouvernement et Carlos Salinas a été le candidat du PRI à la présidence. Pour le « courant », qui s’est séparé du PRI, c'est Cárdenas qui a été nommé. Sa campagne a transformé le système de partis à jamais. Il a construit une coalition de mouvements sociaux indépendants dans le cadre du FDN. Une coalition de centre-gauche socialiste est née. Cardenas a profité de la colère provoquée par les ajustements budgétaires pour gagner des partisans à sa cause. Les victimes des tremblements de terre qui restent actives, les étudiants du mouvement universitaire, les bénéficiaires de la réforme agraire des années 1930 réalisée par Lázaro Cárdenas, ont tous soutenu la candidature de Cárdenas. Le FDN s’est lui-même présenté comme une force politique capable de remplir l'espace monopolisé par le PRI. À bien des égards, il a été présenté comme un PRI authentique, ou encore comme la réédition du PRM : un mouvement national et populaire qui cherche la justice sociale, c'est-à-dire qu'il a repris le discours de l’État révolutionnaire. Nous pouvons affirmer que la lutte au sein du gouvernement entre l’État révolutionnaire et l’État néolibéral venait de démarrer. L’élite politique dirigeante depuis soixante-dix ans était brisée à jamais. À en juger par les propos de Jorge Cadena Roa : « Les élections de 1988 ont été incroyablement concurrentes. De 1929 à 1982, le PRI avait obtenu des pourcentages allant de 71% à 100% du total des voix. Cette fois, le candidat du PRI, Carlos Salinas n’a obtenu que 50,74% des voix ; Cuauhtémoc Cárdenas 31,06% et Manuel Clouthier (candidat du PAN) 16,81%. L'élection a été marquée par la fraude (González Casanova 1990) et plusieurs croient que celle-ci a été remportée par Cárdenas (Barberán 1988). Au Congrès, le PRI a obtenu la majorité mais sans atteindre les deux tiers que demande la Constitution. Au Sénat, traditionnellement fermé à l'opposition, le PRI a perdu quatre sièges à la faveur des 156 candidats du FDN »306. Compte tenu de ce scénario, le président Salinas s’est donné la tâche de gagner la confiance des secteurs populaires et de celui des affaires qui ne l’avaient pas soutenu lors des élections. Cadena Roa le décrit ainsi : « Le gouvernement Salinas a pris des initiatives. D’abord il crée une alliance avec le PAN en reconnaissant ses victoires électorales (quand c'est arrivé), poursuit le programme économique et entame une nouvelle réforme de la loi électorale. Deuxièmement, le gouvernement a tenté de défaire l’opposition anti-néolibérale existante en coupant les liens entre les organisations populaires et le FDNPRD. Troisièmement, le président Salinas entreprend la réforme du PRI »307. Jorge Cadena Roa oublie le secteur ecclésiastique avec qui le gouvernement Salinas a formulé les réformes constitutionnelles de 1992. Les points que nous venons d'énoncer se concrétiseront dans des actions très concrètes de la part de Salinas. En 1989, pour la première fois, le PRI a reconnu sa défaite contre le PAN lors de l’élection du gouverneur de l’État de Baja California. En 1990, Salinas a également créé l'Institut Fédéral Électoral (IFE). Dans un deuxième temps, il a conçu le programme social appelé Programme de Solidarité Nationale, plus connu sous le nom de Solidaridad ou PRONASOL. Grâce à cela, le PRI récupérait un secteur populaire qui avait soutenu le FDN-PRD lors des élections de 1988. Parallèlement, lors de la seizième Assemblée nationale du PRI, Salinas a constitué les structures territoriales afin de donner plus de poids aux bases du PRI. Et, finalement, en 1993, l’échange des représentants diplomatiques entre le Mexique et le Vatican entérinait les accords entre l’État néolibéral et l’Église catholique promus par Salinas dès son arrivée au gouvernement. À la fin de l'administration Salinas les conditions politiques, économiques et sociales semblaient s'améliorer308. 306 Ibid., pp. 131-32. Ibid., p. 132. 308 Selon Luis Medina Peña : « En1993, le gouvernement avait passé cinq ans au cours desquels il avait donné la priorité aux politiques d'ajustement macro-économique, à la libéralisation du commerce et du libre-échange avec les États-Unis et le Canada. Le gouvernement avait décidé d'aller de l'avant dans l'ensemble des politiques économiques avec un minimum d'ajustements et de confrontation sur le front politique, en particulier dans le champ électoral. Au niveau international, l'échec de l'URSS était encore frais ; Gorbatchev avait, en effet, essayé de truquer une réforme politique avec une réforme économique. Le triomphe du PRI lors des élections à mi-parcours de 1991 et l'approbation de l'ALENA par le Congrès américain. Malgré la défaite de George Bush et le triomphe du candidat démocrate, Bill Clinton, les membres du gouvernement ont été convaincus que les réformes à mettre en œuvre, ce qu'on a appelé « la réforme politique » ou « la transition vers la démocratie », devraient octroyer le minimum de concessions à l'opposition qui, malgré son rôle bruyant et actif, n’avait pas toujours atteint leurs prévisions, notamment celle d'une catastrophe économique », MEDINA PEÑA Luis, Hacia el nuevo Estado. México, 1920-1994, México, Fondo de Cultura Económica, 1995, p. 285. 307 157 L’année 1994 est présentée comme une année charnière dans l'histoire du Mexique moderne, une série de faits surprenants vont secouer la situation nationale dans tous les domaines. D’après Jorge Cadena Roa : « En 1993-1994, une série d'événements non prévus provoquent une crise au sein de l'élite politique. Salinas avait nommé son successeur Luis Donaldo Colosio, secrétaire du développement social (créateur de PRONASOL). Le maire de Mexico, qui a perdu la course à l'investiture, s’est vu abandonné et a démissionné. La naissance du mouvement zapatiste au Chiapas (1er janvier 1994) a provoqué une mobilisation de l'armée et des changements au sein du Cabinet. L'ex-maire de Mexico a été nommé négociateur pour la paix et le gouverneur du Chiapas a dû quitter la scène politique. Dans ces circonstances Colosio a été assassiné (23 mars 1994) et Salinas a dû choisir un autre candidat »309. Le président Salinas avait vécu une élection controversée et il savait ce que cela signifiait. Le coût politique, économique et social de la prochaine serait très élevé. De sorte que le gouvernement a promu en 1994 un projet de loi pour une nouvelle réforme électorale qui donnerait une complète impartialité à l'Institut Fédéral Électoral (IFE). La réforme a eu lieu et a été approuvée, non seulement par le PRI et le PAN, mais le PRD l’a également appuyée. Des secteurs tels l’Eglise catholique et les entrepreneurs, se sont prononcés afin de soutenir le gouvernement Salinas dans les mesures qu’il envisageait de mettre en œuvre face à la crise politique310. La réforme de 1996, à laquelle fait allusion Cadena Roa, a non seulement répondu à ce qui est indiqué dans la nomination, mais également au fait que pour mettre en place son gouvernement au début de l’année 1995, le président Zedillo a dû faire face à la plus grande crise économique de ces derniers temps. L'inflation est passée de 7% en 1994 à 52% en 1995 et le peso a subi une sévère dévaluation par rapport au dollar. De plus, certains acteurs politiques qui avaient soutenu le gouvernement Salinas, les entrepreneurs et l’Eglise catholique en particulier, exprimèrent clairement leur scepticisme face aux politiques mises en 309 CADENA ROA Jorge, « State Pacts, Elites, and Social Movements in Mexico´s Transition to Democracy », in op. cit., p. 135. 310 À en juger par Jorge Cadena Roa : « La mobilisation des citoyens lors des élections de 1994 a montré la présence d'une variété d'ONG qui a fait bouger de façon significative leurs capacités. Des centaines d'organisations de la société civile ont pris en charge la sécurité des représentants zapatistes au cours des négociations pour la paix au Chiapas. La Convention nationale démocratique organisée par les zapatistes dans la jungle a réuni des milliers de participants (Présidence 1994). L'élection la plus étroitement surveillée par des milliers d'observateurs nationaux et étrangers, qui étaient soutenus par l'ONU (Pozas Horcasitas 1997). Et Ernesto Zedillo a été élu président. Le gouvernement Zedillo a appelé à la réforme électorale ‘finale’, qui se produisit en 1996 », Cf., CADENA ROA Jorge, « State Pacts, Elites, and Social Movements in Mexico´s Transition to Democracy », in op. cit., p. 136. 158 marche par le gouvernement Zedillo. Tout cela a joué dans les élections à mi-parcours de 1997 lorsque, pour la première fois, a été élu au suffrage universel, le chef du gouvernement du District fédéral (le maire de Mexico), outre le renouvellement du Congrès fédéral ainsi que de certaines collectivités locales. Georges Couffignal atteste : « Le 6 juillet 1997, Cuauhtémoc Cárdenas, candidat malheureux aux élections présidentielles de 1988 et 1994, est élu à une écrasante majorité “.chef du gouvernement.” du District fédéral de Mexico, c'est-à-dire maire de la plus grande ville du monde. Ces élections voient par ailleurs le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), au pouvoir depuis 1929 sous diverses appellations, perdre la majorité absolue à la Chambre fédérale des députés, tandis qu'il devient minoritaire dans plusieurs États de la fédération. Pour la première fois dans l'histoire du système politique né au lendemain de la révolution, le pluralisme politique devient donc une réalité au Mexique. Le président de la République, traditionnellement tout-puissant en vertu des immenses pouvoirs constitutionnels dont il dispose et du contrôle absolu des chambres qu'il exerce jusqu'alors à travers le “.parti-État.” dont il est le chef de file durant son mandat, est contraint d'apprendre à décider de manière moins autoritaire et solitaire. Il lui faut désormais composer avec une pluralité d'acteurs et négocier ses projets avec une Chambre des députés dominée par les partis d'opposition »311. Ainsi le leader moral du PRD, Cuauhtémoc Cardenas, arrive à la Mairie de Mexico, et avec lui un certain nombre d’anciens dirigeants politiques de gauche qui appartenaient au « groupe révolutionnaire » du PRI du milieu des années 1980. B) Vers l’ouverture. Changement économique, politique et social au Mexique Nous avons déjà observé la confrontation historique entre l’État mexicain et l’Église catholique ainsi que les difficultés posées par cette dernière pour reconnaître le Mexique comme État indépendant, au début du XIXe siècle et jusqu’aux arrangements du XXe, nommés modus vivendi. D’après plusieurs auteurs, les réformes constitutionnelles du début des années 1990 ont fait apparaître des sujets inconnus, ou tout du moins très peu développés, dans l’esprit mexicain, mais toujours mis en avant par l’Église catholique. Des sujets tels que la liberté religieuse et la personnalité juridique des Églises. Robeto Blancarte nous rappelle les demandes faites par l’Eglise catholique pendant le modus vivendi : « L'église catholique au Mexique, même si elle a continué à coopérer dans certaines régions, a aussi commencé à critiquer le système en insistant sur trois demandes spécifiques : la justice sociale, la 311 COUFFIGNAL Georges, « La fin de l’exception mexicaine : les élections du 6 juillet 1997 », in Problèmes d’Amérique Latine , n°27, 1997, p. 27. 159 moralisation des mœurs et coutumes, et la liberté religieuse »312. Un autre auteur, Jorge Adame Goodard ajoute que : « Le contenu des réformes peut facilement être divisé ou organisé en deux grands sujets : la liberté religieuse […] et les relations de l’État avec les Églises […] surtout les relations diplomatiques de l’État mexicain avec le Vatican »313. Ces deux citations attestent de l’importance et du poids de l’Église catholique dans l’histoire du pays, donc dans les réformes. Selon ces auteurs, au centre du débat se trouvait la nouvelle façon de tisser les relations entre l’État mexicain et l’Église catholique. Le principal problème était que chacun des acteurs avait une vision différente pour mettre en place ces nouvelles relations. De plus, les auteurs attirent l’attention sur le fait que les réformes ne sont pas complètes, au sens où elles ne sont pas nettes et précises. Comme nous l’avons déjà observé, les réformes se sont inscrites dans un projet plus général de réformes économiques, politiques et sociales pour l’État mexicain. Pour l’Église catholique c’était également le cas, les réformes répondent à une situation déterminé dans laquelle son projet touche des secteurs tel celui des anciens régimes socialistes (on reviendra sur le sujet plus tard). Du côté de l’État mexicain il faut rappeler que, selon Anthony Gill : « L'ajustement de loi de 1992, fait par le président Carlos Salinas de Gortari, faisait partie du programme néolibéral visant à moderniser le Mexique. Ce programme visait à libéraliser l'économie du Mexique et à démocratiser sa structure politique corporatiste »314. Toujours selon le même auteur : « Salinas avait prévu un remaniement majeur de l'économie qui pourrait compromettre le traditionnel contrôle corporatiste du PRI. Avec une privatisation massive à l’horizon, les réseaux du clientélisme traditionnellement utilisés pour assurer la loyauté au parti n’étaient pas assurés. En outre, la contrainte accrue aurait mis en péril l'objectif du Mexique de devenir membre de l'OCDE. Il était clair que pour gagner le soutien idéologique de la population, le PRI avait besoin de l’institution non-gouvernementale la plus estimée, l'Église catholique. Cette fois, cependant, Salinas aurait à offrir plus qu’une boîte de chocolats »315. Le gouvernement Salinas a ainsi ouvert la discussion sur des sujets historiquement intouchables mais toujours demandés par l’Église catholique : la séparation État/Églises, l’éducation séculière dans les écoles et la liberté religieuse. 312 BLANCARTE Roberto, « Recent Changes in Church-State Relations in Mexico: An Historical Approach », in Journal of Church and State; Winter 93, Vol.XXXV, n° 4, Oxford, p. 791. 313 ADAME GODDARD Jorge, « Las reformas constitucionales en materia de libertad religiosa », in Ars Iuris.7, México, Instituto de Investigaciones Juridicas, UNAM, 1992, pp. 18-19. 314 GILL Anthonyl, « The Politics of Regulating Religion in Mexico : The 1992 Constitutional Reforms in Historical Context », in Journal of Church and State; Winter 99, Vol.XXXXIV, n° 4, Oxford, p. 762. 315 Ibid., p. 779. 160 C) L’ouverture de la constitution. L’Église catholique : la grande gagnante En principe les modifications ont été faites pour ouvrir l’espace public aux Églises, au pluriel, mais dès le début les réformes ont été marquées par une forte tendance à favoriser l’Église catholique. Dans les faits, ce sera l’Église catholique qui profitera le mieux des modifications constitutionnelles. À propos de la liberté religieuse, l’auteur précédemment cité observe que : « Les principaux bénéficiaires d'une application stricte de la liberté religieuse seraient les Églises évangéliques protestantes qui ont déjà pris pied au Mexique. En légalisant l’organisation religieuse et en déclarant la liberté de culte comme un choix, la liberté religieuse a effectivement mis les évangéliques à égale protection devant la loi, ce qui leur avait toujours manqué. Les protestants évangéliques ont souvent été la cible de la persécution violente et du harcèlement. La liberté religieuse leur donne maintenant la protection juridique contre de telles attaques […] les pasteurs protestants se voient désormais comme une partie légitime de la société mexicaine et ont organisé des moyens efficaces pour faire valoir leurs droits à être missionnaires et à exercer cette tâche »316. Dans la réalité les choses ont été très différentes. C’est ce qu’affirme Roberto Blancarte : « (À part l’Église catholique) le reste des Églises n’a obtenu aucun avantage des réformes [...] L'objectif du gouvernement mexicain n'était pas d’élaborer une nouvelle politique sur les religions au Mexique, mais d'améliorer les liens avec l'Église catholique, principalement avec sa hiérarchie »317. Anthony Gill remarque quant à lui que : « En réalité, les évangéliques ont été utilisés par le gouvernement comme une monnaie d'échange contre l'Église catholique. En échange du soutien catholique, le gouvernement néglige souvent les cas de discrimination contre les protestants »318. Les réformes ont donc été pensées et adaptées aux besoins de l’Église catholique, et non à l’ensemble des Églises ou religions. L’accord État mexicain néolibéral/Église catholique devient très évident. Malgré tout, l’État néolibéral avait également pensé à conserver de l’anticléricalisme traditionnel de l’État révolutionnaire, mais il ne le montre pas dans un premier temps. Bien au contraire, l’État néolibéral n’hésite pas à provoquer de la confusion au sein de l’Église catholique. Déjà le mot « églises » au pluriel et non « église » au singulier, a 316 Ibid., pp. 780-781. BLANCARTE Roberto, « Recent Changes in Church-State Relations in Mexico : An Historical Approach », op. cit., p. 782. 318 GILL Anthony, « The Politics of Regulating Religion in Mexico : The 1992 Constitutional Reforms in Historical Context », op. cit., p. 781. 317 161 fait débat au sein du Congrès mexicain, mais surtout au sein de l’Église catholique qui n’acceptait pas de partager l’espace public avec d'autres églises ou religions. Le débat sur la liberté religieuse occupe une place centrale dans notre analyse étant donné qu’elle est comprise comme « La liberté à avoir, adopter ou changer une religion, ainsi que comme la liberté à manifester la religion individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le milieu du culte, des rites, des pratiques ou de l’enseignement »319. De fait, si la « liberté de croyance » était déjà assurée comme un droit individuel depuis la Constitution de 1857, la Constitution de 1917 avait donné naissance à une ingérence ou une contradiction. D’après Anthony Gill : « La contradiction contenue dans la constitution de 1917 qui devait être résolue est que, tandis que les particuliers ont eu la liberté de religion, des groupes organisés de personnes pratiquant la religion (par exemple, les Églises), ou des individus agissant sur l'ordre de ces organisations, ont été privés de représentation devant la loi »320. C’est sur l’enseignement et l’éducation que les réformes vont se concentrer et cela expliquerait la confrontation État mexicain/Église catholique. Comme nous l’avons déjà vu, la liberté religieuse touche le domaine de l’éducation et de l’enseignement, et cela est devenu une réalité avec les modifications de l’article 3. Les réformes permettent aujourd’hui qu’une éducation et une formation religieuse soient données au sein d’écoles privées. En outre, l’administration des écoles et des centres de formation n’est plus interdite aux Églises. Cependant, l’éducation assurée par l’État dans les écoles publiques reste laïque et éloignée des croyances et cultes. De la même façon, aujourd’hui, l’article 24 autorise les manifestations de culte sur la place publique, ce qui était toléré mais jamais autorisé durant toute la période de l’État révolutionnaire. Dans un pays où plus de 90% de la population reconnaît son appartenance au catholicisme321, il semble normal que ce soit l’Église catholique qui profite et garde une influence sur les réformes-mêmes322. 319 Article 18-1 du « Pacto internacional de derechos civiles y políticos », ratifié pour le Mexique le 7 mai 1981, Diario Oficial de la Federación, 20 mai 1981, Mexique. 320 GILL Anthony, « The Politics of Regulating Religion in Mexico : The 1992 Constitutional Reforms in Historical Context », op. cit., p. 782. 321 Le recensement de 2000 donnait 92% de catholiques sur une population de 81 078 895. Cf. http://www.inegi.org.mx/sistemas/sisept/default.aspx?t=mrel01&s=est&c=22443 322 Nous avons déjà montré les réformes apportées à la Constitution, mais ici nous en faisons un bref rappel. Les articles modifiés sont les articles 3, 5, 24, 27 et 130. Pour rappel, en général l’article 3 permet l’entrée de l’enseignement religieux dans les écoles privées ; l’article 5 permet la mise en place des ordres monastiques ; 162 Ainsi, si les réformes semblent avantager le camp catholique, la nouvelle liberté de parole donnée aux religieux provoque immédiatement une avalanche de déclarations publiques. La plupart du temps ces déclarations ciblaient les réformes mêmes. Ainsi à partir de juillet 1992, comme l’atteste Roberto Blancarte, une fois approuvées les réformes au Congrès : « Les évêques catholiques ont critiqué tout suite les attributions excessives et la prise de décisions discrétionnaires accordées au Ministère de l'Intérieur. Ils n’ont pas accepté l'enregistrement et l'utilisation de termes tels que ‘groupes religieux’, ‘croyances’, ‘sectes’, ‘confessions’ et ‘associations religieuses’ ; ils se sont également déclarés contre la restriction dans le domaine de la propriété des médias pour l’Église et d'autres restrictions liées aux activités ecclésiastiques »323. Le problème était que les réformes reconnaissaient l’existence des autres religions et croyances, différentes du catholicisme. Mais l’Église catholique a plutôt argumenté que l’article 130 n’était pas clair étant donné qu’il parlait des « Églises » des « associations religieuses » et des « groupes religieux »324. La citation de Jorge Adame Goddar que nous proposons met en évidence la différence qui n’est pas nette dans l’article 130. L’Église catholique a profité de ce manque d’explication pour se plaindre. Ces déclarations seront les premières d’une longue liste de communiqués que l’Église catholique, par la voie de la Conférence de l’Épiscopat Mexicain (CEM), a fait publier. Le contenu des déclarations était clairement politique, mais surtout moral. Par exemple, en 1994, déjà sous l’administration du président Zedillo, le CEM appelle publiquement les « vrais catholiques » à voter selon la bonne conscience et seulement pour les l’article 24 laisse sortir le culte de l'espace privé pour accéder à la place publique ; l’article 27 consent l’acquisition de propriétés aux églises ; enfin, l’article 130 reconnaît les droits juridiques et donne la liberté de parole aux clergés. 323 BLANCARTE Roberto, « Recent Changes in Church-State Relations in Mexico : An Historical Approach », op. cit., p. 786. 324 Jorge Adame Goddard analyse juridiquement le débat. « Les églises et les groupes religieux sont des réalités sociologiques, ils sont des groupes qui agissent dans le pays avec des buts religieux, leur existence est reconnue et garantie par la Constitution, mais ces groupes n’ont pas de personnalité juridique. Les associations religieuses, sont des églises ou des groupes religieux, qui remplissent certaines demandes pour s’enregistrer auprès de l’Etat et obtenir une personnalité juridique. C’est pourquoi il existe des églises et des groupes religieux qui agissent dans le pays mais sans droits juridiques étant donné qu’ils ne se sont pas encore inscrits au registre étatique comme des associations religieuses. Il peut aussi exister des églises avec une personnalité juridique étant donné (puisque) qu’elles se sont enregistrées auprès de l’État comme des associations religieuses », ADAME GODDARD Jorge, « Las reformas constitucionales en materia de libertad religiosa », op. cit., p. 30. 163 candidats qui ont exprimé leur attachement aux valeurs catholiques325. Pour Anthony Gill « L’Église (catholique) faisait valoir son droit ‘d’influence’ sur les politiques publiques en promouvant les candidats ayant des valeurs chrétiennes, une stratégie déjà employée dans le passé par d'autres organisations catholiques »326. Une stratégie qui ne ciblait pas les politiciens mais la société en général, et surtout les jeunes en formation (les écoles et universités privées, par exemple), futurs citoyens et hommes politiques du pays. Un des plus importants changements en pratique, est la mise en marche des modifications de l’article 130 qui permet désormais au clergé de voter aux élections publiques. Mais Anthony Gill observe que : « Les évêques catholiques ont officiellement répondu aux restrictions politiques en déclarant leur intention de ne pas s'engager dans des activités politiques partisanes. Ils préfèrent plutôt inculquer aux politiciens et aux futurs dirigeants le bon esprit chrétien »327. La façon dont l’Église catholique prenait et faisait valoir ses nouveaux droits pour bâtir des écoles privées d’enseignement religieux a donc commencé à être visible328. L’Eglise catholique a également commencé à occuper des espaces dans les medias, télévision, radio et cinéma principalement. Avec le temps, les hommes politiques ont, eux aussi, montré publiquement leur appartenance au camp catholique. De cette façon, plusieurs d’entre eux, issus des différents partis politiques du pays, ont cherché à avoir le soutien du clergé. Le cas du néo-zapatisme est un bon exemple qui montre que, même à gauche, l’Église catholique prenait de l’importance après les réformes de 1992. Nous ne pouvons pas oublier non plus qu’à la même époque, l’Église catholique, avec Jean-Paul II à sa tête, entamait de nouvelles relations avec plusieurs États issus de l’ancien régime communiste, tels que la Pologne, la Russie ou la Hongrie. Le Pape a également noué de nouveaux liens avec des États tels que Cuba ou l’Égypte. Tout cela montre bien comment l’Église catholique, sous la direction de Jean-Paul II, envisageait un projet ambitieux d’expansion du catholicisme à travers le monde. 325 Conferencia del Episcopado Mexicano, « Los valores para la democracia », Orientación Pastoral, 14 février 1994, México. 326 GILL Anthony, « The Politics of Regulating Religion in Mexico : The 1992 Constitutional Reforms in Historical Context », op. cit., pp. 787-88. 327 Ibid., p. 787. 328 D’après Margarita Zorrila Fierro et Bonifacio Barba Casillas, en 2006 les écoles dont l’enseignement était religieux étaient près de six mille cinq cents dans l’éducation élémentaire. Cf. ZORRILLA FIERRO Margarita, et BARBA CASILLAS Bonifacio, « Reforma Educativa en México. Descentralización y nuevos actores », in Fronteras educativas. Comunidad virtual de la educación, México, ITESO, 2006, p. 17. 164 Nous pouvons également affirmer que, dans tous ces cas, l’importance de la présence historique de l’Église catholique a joué un rôle primordial. Pour le cas mexicain nous pouvons dire que la façon d’agir de l’Église catholique face aux réformes est tout à fait normale. Comme nous l’avons déjà montré, depuis l’indépendance, elle a cherché à faire du Mexique un pays officiellement catholique, c'est-à-dire que le catholicisme soit la religion d’État acceptée dans la Constitution et la loi mexicaine. La façon d’agir de l’État mexicain était aussi compressible si l’on se rappelle que l’État révolutionnaire était épuisé et que le nouvel État néolibéral avait besoin de se légitimer. Nous voudrions également attirer l’attention sur la façon d’agir de la population. Cette dernière a commencé à élaborer dans son esprit une nouvelle façon de comprendre et d’imaginer les relations entre l’État mexicain et l’Église catholique, à ce moment là, qualifié de « surréaliste » selon les mots de Jean-Paul II. Nous attirons l’attention sur ce point parce que c’est sur les gens, sur la population, que ressortira le conflit historique entre l’État mexicain et l’Église catholique. La bataille sera dans l’ordre des idées, donc dans l’ordre moral. D) Néolibéralisme et Église De nombreux analystes considèrent que les réformes de 1992 obéirent à une situation très particulière. D’un côté, le manque de légitimité et la crise politique du début du gouvernement Salinas, mais aussi et surtout la mise en marche d’un projet néolibéral qui ne confrontait plus l’État Mexicain à l’Église catholique. D’après Roberto Blancarte, nous devons observer qu’il y a trois facteurs primordiaux pour comprendre la mise en place des réformes au Mexique : « La convergence dans les années 1980 de trois facteurs importants ont bénéficié au nouveau rapport État/Église au Mexique. D’abord la situation mondiale, notamment la chute du communisme et des régimes anticléricaux en Europe de l’est ; ensuite la modernisation politique prévue par le président Salinas. Cette modernisation envisageait une tendance graduelle à renoncer à la radicalité révolutionnaire et finalement, la stratégie à long terme de l’épiscopat catholique mexicain visant à récupérer son ancien statut social et ses droits ecclésiastiques »329. En effet, nous observons que le gouvernement cherchait à ne pas rester isolé, ni à l'intérieur ni à l'extérieur du pays. La situation internationale poussait le gouvernement Salinas à abandonner le radicalisme anticlérical des gouvernements révolutionnaires depuis les années 1920. Le projet de nation du gouvernement Salinas, celui de l’État néolibéral, avait besoin de moderniser le Mexique, une modernisation matérielle 329 BLANCARTE Roberto, « Recent Changes in Church-State Relations in Mexico : An Historical Approach », op. cit., pp. 800-01. 165 mais aussi idéologique. Dans cette perspective le radicalisme anticlérical ne fonctionnait plus. Toujours selon Roberto Blancarte, l’État mexicain a renoncé à son radicalisme anticlérical historique pour approfondir sa conception libérale (liberté de marché, liberté de religion, liberté de choix) et l’Église catholique a accepté les réformes pour des raisons pragmatiques. D’après cet auteur, l’Église catholique n’était pas tout à fait d’accord avec le contenu des réformes. Dans les raisons de l’acceptation des réformes par l’Eglise catholique, nous trouvons la liberté de parole donnée aux religieux, ainsi que la reconnaissance juridique pour jouer dans l’arène publique sociale, c'est-à-dire dans le domaine de la morale. Cela signifie la capacité de promotion et de partage de son idéologie sans risque d’être censuré ou puni comme par le passé. Mais il faut rappeler que les projets, malgré l’arrangement qui a suivi les réformes de 1992, continuent d’être différents. C’est certainement une excentricité de sa part, mais l’État néolibéral a tenu à conserver le côté libéral du XIXe siècle. Le plus simple est de réduire l’État néolibéral à un État de libre marché international. Mais dans le cas mexicain, le gouvernement Salinas a gardé la conception selon laquelle l’État doit équilibrer et garantir l’égalité des acteurs politiques, sociaux et culturels dans la société mexicaine. Cela explique que les réformes ne soient pas nettes et restent ambiguës330. On observe que le gouvernement Salinas cherchait à s’attirer le soutien de l’Église catholique en lui accordant une reconnaissance juridique. Toutefois ce gouvernement a été assez prudent pour continuer à garder le contrôle politique en cas de nouvelle crise. Ainsi s’explique l’analyse suivante : « Alors que le gouvernement mexicain estime que la question des réformes religieuses a été résolue, l'Église catholique prépare la révision de la législation et des articles constitutionnels relatifs au domaine très sensible et crucial de l'éducation. Dans cette perspective on ne peut que prévoir la poursuite du même vieux conflit, mais 330 Si l’on se réfère aux propos de Roberto Blancarte : « Plusieurs personnes pensaient que les conflits entre le gouvernement mexicain et l'Église catholique cesserait à la suite de la nouvelle législation. Soit qu’ils l'ignorent, soit qu’ils l'oublient, mais la tension permanente existant entre les libéraux et les catholiques est liée à des différences inconciliables dans leurs programmes sociaux. L'Eglise catholique continue à nier l'autorité du gouvernement à réglementer la religion et refuse donc d'accepter l’ingérence de l'État dans ses affaires intérieures. De même, la hiérarchie de l'Église (catholique) refuse d'accepter les restrictions imposées à celle-ci à propos de ses activités dans le domaine de l'éducation et les moyens de communication (masse médias), ainsi que l'implication de l'Église dans les autres questions sociales et politiques. Tout semble indiquer que la tendance historique vers l'affrontement entre libéraux et catholiques n'a pas changé, du moins en ce qui concerne le Mexique », BLANCARTE Roberto, « Recent Changes in Church-State Relations in Mexico : An Historical Approach », op. cit., p. 803. 166 aujourd'hui sous une nouvelle forme »331. Avec l’arrivée en 2000 des gouvernements issus du PAN, l’Église catholique trouve un allié, toujours recherché, pour mettre en marche sans obstacle majeur son projet de nation catholique. Mais après presque cent ans de radicalisme anticlérical, et plus de cent cinquante ans de séparation de l’État et l’Église, les principes de laïcisme se sont fortement enracinés dans un secteur de la population. Les partis politiques montrent cette réalité. Leurs jeunes leaders reproduisent ce combat historique entre l’État libéral et l’Église catholique et le rendent visible. 331 Ibid., p. 803. 167 168 CHAPITRE 2 LES SUJETS DITS « SENSIBLES » Comme nous l’avons déjà observé, les amendements constitutionnels de 1992 ont redonné la parole aux personnages religieux. Cette liberté de parole a joué rapidement un rôle dans la politique mexicaine. Mais c’est à partir de l’arrivée des gouvernements du PAN que le débat à propos du rôle de l’Église catholique dans la politique du pays a démarré. Avant de percevoir ce que la société pense –et tout particulièrement les jeunes des partis politiques mexicains– des sujets dits « sensibles », il faut expliquer leur évolution. Tout cela pour comprendre comment et pourquoi les jeunes leaders des partis politiques sont des reproducteurs du clivage État/Église catholique dans le cas mexicain. Nous commencerons par expliquer la position de cette dernière, ensuite nous traiterons des positions officielles du PAN et du PRD. En ce qui concerne l’avortement et le mariage entre personnes du même sexe (mariage gay), l’Église catholique a toujours montré une même position tout au long des années et partout dans le monde. De même, la hiérarchie de l’Église catholique se montre unifiée, homogène, fermée et cohérente en ce qui concerne ses valeurs sur de tels sujets. Nous dirions que son message traitant de ces thèmes est clair et direct. Toutefois cette position n’est pas débattue à l’intérieur de la communauté religieuse catholique. Pour le cas mexicain, malgré l’importance de la religion catholique au sein de la population, c’est plutôt dans l’arène publique que sa position a du mal à s’établir fermement ou à ancrer ses valeurs parmi la population mexicaine332. 332 D’après l’étude « Encuesta de valores México », (février 2011), 62% des Mexicains considèrent que l’Église catholique ne doit pas se mêler de la politique, cf. http://www.cidac.org/esp/cont/reportes/Encuesta_de_Valores_M_xico_Diagn_stico_axiol_gico.php 169 Nous allons d’abord nous intéresser aux positions de l’Église catholique concernant l’avortement et l’homosexualité puis, ensuite, nous observerons celles des partis politiques tels que le PAN le PRD et le PRI. Tout cela afin de bien connaître et de pouvoir comprendre les trois positions différentes. D’après notre hypothèse, deux groupes s’affrontent depuis plus de cent cinquante ans pour imposer un projet de nation ; dans cette logique nous avançons que l’Église catholique et le PAN avancent de concert dans une logique qui vise à imposer leur modèle moral à la société mexicaine ; une morale plus proche des valeurs catholiques. Nous avions envisagé le fait qu’il existe un groupe politique au sein du PAN qui essaie depuis longtemps d’imposer au Mexique une nation catholique, juridiquement parlant. Nous pensons également que se trouvent dans le PRD les héritiers du libéralisme anticlérical des XIX e et XXe siècles, les promoteurs et défenseurs de la laïcité et de l’État laïque. Cette idée d’État laïque semble menacée depuis les amendements constitutionnels de 1992. Connaître les positions des trois acteurs sociaux, l’un religieux et les deux autres politiques, nous semble primordial pour continuer l’étude. SECTION I : LES POSITIONS DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE A) L’Église catholique et l’avortement D’un point de vu historique, le sujet de l’avortement a été vu par le catholicisme comme un assassinat, un péché capital et un motif d’excommunication. D’après le Catéchisme de l’Église catholique, proposé par la Congrégation pour la Doctrine de la foi : « Depuis le 1er siècle, l'Église a affirmé la malice morale de tout avortement provoqué. Cet enseignement n'a pas changé. Il demeure invariable. L'avortement direct, c'est-à-dire voulu comme une fin ou comme un moyen, est gravement contraire à la loi morale […]. Tout au long de l’histoire, les Pères de l’Église, ses prêtres, ses docteurs ont enseigné la même doctrine, sans que les diverses opinions sur le moment de l’infusion de l’âme spirituelle aient introduit un doute sur l’illégitimité de l’avortement […]. Mais on n’a jamais nié alors que l’avortement provoqué, même en ces premiers jours, fût objectivement une faute grave. Cette condamnation a, de fait, été unanime ».333 On peut observer clairement que c’est à partir de 1974 que l’Église 333 Catéchisme de l'Église Catholique n° 2271, cf. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Déclaration sur l'avortement, 18 novembre 1974, consulté le 2 avril 2011, http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_19741118_declarationabortion_fr.html 170 catholique donne une ligne à suivre pour les « temps modernes ». Mais déjà au début du XXe siècle avec sa Loi des Canons de 1917 (canon 1398), elle laissait voir que l’avortement était un crime qui méritait l’excommunication. Durant tout le siècle, la position de l’Église catholique sur le sujet n’a pas évolué, bien au contraire ; elle a développé et argumenté juridiquement, socialement, politiquement et scientifiquement son opposition nette à l’avortement. Toute cette logique a été réaffirmée avec la Déclaration sur l'avortement du 18 novembre 1974. En réalité, le sujet de l’avortement avait été traité lors du Concile « Vatican II » entre 1962 et 1965. Les débats montrent alors que la position de l’Église catholique n’a jamais varié. Pour l’institution ecclésiastique, l’enfant dans le ventre de la mère est une œuvre de Dieu et cette œuvre commence au moment-même de la conception. Toujours d’après le Catéchisme de l’Église catholique : « Dès la fécondation commence l’aventure d’une vie humaine [...]. Le moins que l’on puisse dire est que la science actuelle, en son état le plus évolué, ne donne aucun appui substantiel aux défenseurs de l’avortement […]. Or, du point de vue moral, ceci est certain : même s’il y avait un doute concernant le fait que le fruit de la conception soit déjà une personne humaine, c’est objectivement un grave péché que d’oser prendre le risque d’un meurtre. Celui qui sera un homme en est déjà un »334. La Déclaration sur l'avortement du 18 novembre 1974 est donc le document officiel par le biais duquel l’Église catholique encourage les catholiques du monde entier à suivre cette ligne de conduite. Le raisonnement de l’Église catholique est fondé sur la logique d’un impératif catégorique, pour reprendre les propos de Kant335. Pour elle la condamnation de l’avortement est quelque chose de bien et naturel (donc l’avortement est contre nature) et le respect de la vie humaine est inhérent au raisonnement humain. Ce respect est guidé par des « valeurs 334 Ibid. Pour Kant, il existe cinq formules qui expliquent clairement l’impératif catégorique : Formule I : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » ; Formule Ia : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en LOI UNIVERSELLE DE LA NATURE » ; Formule II : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien sur ta personne que sur la personne d’autrui toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » ; Formule III : (Agis de telle sorte) « que la volonté puisse se considérer elle-même comme légiférant universellement en même temps par sa maxime » ; Formule IIIa : (Agis comme si tu étais) « toujours par tes maximes un membre législateur dans le règne des fins », cf. KANT Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, consulté le 2 avril 2011, http://classiques.uqac.ca/classiques/kant_emmanuel/fondements_meta_moeurs/fondem_meta_moeurs.pdf ; et THEIS Robert, « L’impératif catégorique : des énoncés à l’énonciation », Le Portique [En ligne], 15 | 2005, mis en ligne le 15 décembre 2007, consulté le 2 avril 2011. URL : http://leportique.revues.org/index597.html 335 171 morales universelles ». D’après l’Église catholique, celles-ci ne sont pas négociables ni susceptibles d’être soumises au vote : « La doctrine sur l’inviolabilité du droit à la vie des enfants non-nés est basée sur des considérations rationnelles partagées par des pratiquants d’autres religions et même par des gens sans religion »336. On peut avancer que la logique de l’Église catholique à propos de la vie est partagée par l’ensemble de la pensée religieuse. Ainsi nous pouvons trouver plusieurs textes catholiques qui commentent et argumentent la position de l’Église sur le sujet de l’avortement337. Mais c’est la Déclaration sur l'avortement, qui marquera la ligne à suivre. Nous essayons juste ici de montrer sa position et non d’analyser ni de juger, tout du moins pour l’instant. Cette déclaration se compose de six parties : 1) Introduction ; 2) À la lumière de la foi ; 3) À la lumière conjointe de la raison ; 4) Réponse à quelques objections ; 5) La morale et le droit ; 6) Conclusion. Dans son introduction, le document explique que pour l’Église catholique l’avortement est un crime comme n’importe quel autre. Il doit être puni et non « libéralisé » par les lois : « On ne peut en effet manquer de s’étonner de voir grandir à la fois la protestation sans menaces contre la peine de mort, contre toute forme de guerre, et la revendication de rendre libre l’avortement, soit entièrement, soit sur des indications de plus en plus élargies […]. En de nombreux pays, les pouvoirs publics qui résistent à une libéralisation des lois sur l’avortement font l’objet de puissantes pressions qui visent à les y conduire […] on ne peut jamais se réclamer de la liberté d’opinion pour porter atteinte au droit des autres, et particulièrement au droit à la vie »338. À partir de ce texte, l’Église catholique appelle à combattre toutes les lois en faveur de l’avortement ainsi que tous les gouvernements qui les promeuvent. « […] Chargée de promouvoir et de défendre la foi et la morale dans l’Église universelle (2), la congrégation pour la Doctrine de la foi se propose de rappeler cet enseignement et ses lignes essentielles à tous les fidèles […] il ne s’agit pas d’imposer une opinion à d’autres mais de leur transmettre un enseignement constant du Magistère suprême, qui expose la règle des mœurs dans la lumière de la foi (3) »339. Le texte, dans son intégralité, suivra la même logique. La seconde partie, intitulée « À la lumière de la foi », reprend toute la tradition catholique et chrétienne pour argumenter le fait que l’avortement est un péché capital et que la nature humaine est 336 DOSCH OCSO Leander, Abortion or birth and the Catholic Church, Abbey of the Holy Trinity, Hunstsville, Utha, 2009, p. 3. 337 Parmi les œuvres les plus célèbres, on trouve : Lumen gentium, ; Didachè Apostolorum ; Evangelium Vitae ; Donum vitae. Tous les documents sont accessibles sur le site du Vatican : http://www.vatican.va/phome_fr.htm 338 Déclaration sur l'avortement, 18 novembre 1974, consultée le 2 avril 2011, op.cit. 339 Ibid. 172 contraire à l’avortement. Le texte explique aussi que la vie humaine commence au moment de la procréation et finit par la mort naturelle. Par ailleurs La Déclaration fait un rappel historique afin de montrer, de façon détaillée, que la position de l’Église catholique à propos de l’avortement a toujours été la même, qu’elle n’a jamais changé au fil du temps. Il est intéressant de souligner que le document précise les faits : « Le premier Concile de Mayence, en 847, reprend les peines établies par les Conciles précédents contre l’avortement et décide que la pénitence la plus rigoureuse sera imposée ‘aux femmes qui provoquent l’élimination du fruit conçu en leur sein’ (9) […]. Saint Thomas, docteur commun de l’Église, enseigne que l’avortement est un péché grave contraire à la loi naturelle (11). Au temps de la Renaissance, le Pape Sixte V condamne l’avortement avec la plus grande sévérité (12). Un siècle plus tard, Innocent XI réprouve les propositions de certains canonistes laxistes qui prétendaient excuser l’avortement provoqué […]. De nos jours, les derniers Pontifes romains ont proclamé la même doctrine avec la plus grande netteté […] Jean XXIII a rappelé l’enseignement des Pères sur le caractère sacré de la vie ‘qui, dès son début, exige l’action de Dieu créateur (16)’. Tout récemment, le IIe Concile du Vatican, présidé par Paul VI, a très sévèrement condamné l’avortement : ‘La vie doit être sauvegardée avec un soin extrême dès la conception : l’avortement et l’infanticide sont des crimes abominables (17)’. Paul VI encore, s’exprimant à ce sujet à plusieurs reprises, n’a pas craint de déclarer que cet enseignement de l’Église ‘n’a pas changé et qu’il est inchangeable’ (18) »340. On peut observer, par conséquent, que l’Église catholique fait un effort pour montrer que, sur le sujet de l’avortement, la vie étant l’une des « valeurs morales universelles » non négociables, sa position est claire, ferme et inamovible dans le temps. Tout cela afin d’introduire de la meilleure façon qui soit son argumentaire contre l’avortement. Dans la troisième partie, appelée « À la lumière conjointe de la raison », le texte fait appel à la science et à la raison pour continuer son argumentation contre l’avortement. Pour l’Église catholique, la vie humaine est à la fois corporelle et spirituelle. La vie corporelle finit par la mort corporelle (c'est-à-dire la mort telle que nous la connaissons, la mort terrestre), alors que la vie spirituelle continue et ne s’arrête pas à la mort du corps dans le monde terrestre. Donc, c’est aux hommes d’assumer le respect de la vie humaine corporelle. C’est à eux d’assurer le droit à la vie qu’ont toutes les personnes. La société dans son ensemble doit 340 Déclaration sur l'avortement, 18 novembre 1974, consultée le 3 avril 2011, http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_19741118_declarationabortion_fr.html 173 assurer ce droit, elle doit le défendre. L’Église catholique assure que l’homme ne sait rien sur la continuation de la vie humaine (c'est-à-dire la vie spirituelle) et que c’est à Dieu de décider dans cet espace après la mort terrestre. En revanche, l’Église catholique considère que c’est aux hommes, à la société, de défendre et d’assurer le droit à la vie : « 11. Le premier droit d’une personne humaine, c’est sa vie […]. Aussi doit-il être plus que tout autre protégé. Il n’appartient pas à la société, il n’appartient pas à l’autorité publique […]. Ce n’est pas la reconnaissance par autrui qui fait ce droit, il la précède ; il exige d’être reconnu, et il est strictement injuste de le refuser […]. 12. En réalité, le respect de la vie humaine s’impose dès que commence le processus de la procréation. Dès que l’ovule est fécondé, une vie est inaugurée qui n’est ni celle du père ni celle de la mère, mais celle d’un nouvel être humain qui se développe par lui-même. Il ne sera jamais rendu humain s’il ne l’est pas dès lors »341. Nous remarquons là que le sujet du droit à la vie n’en est encore qu’à son état embryonnaire mais que, malgré tout, la troisième partie de la Déclaration fonde son argumentation sur les bases de la science génétique. « 13. À cette évidence de toujours (parfaitement indépendante des débats sur le moment de l’animation) (19), la science génétique moderne apporte de précieuses confirmations. Elle a montré que, dès les premiers instants, le programme de ce que sera cet être vivant se trouve fixé : un homme, cet homme individuel avec ses caractéristiques déjà bien déterminées. Dès la fécondation commence l’aventure d’une vie humaine dont chacune des grandes capacités demande du temps pour se mettre en place et se trouver prête à agir. Le moins que l’on puisse dire est que la science actuelle, en son état le plus évolué, ne donne aucun appui substantiel aux défenseurs de l’avortement »342. Il est intéressant de noter l’appel à la science que fait l’Église catholique pour argumenter sa position. Cela est paradoxal du fait qu’elle a des positions différentes concernant les avancées scientifiques pour ce qui est d’autres questions ; on ne traite pas ici le sujet, mais le cas de la bioéthique est assez significatif de l’instrumentalisation que l’Église fait de la science pour créer son argumentation. On peut observer clairement cette instrumentalisation dans les lignes suivantes. Ladite Déclaration traite également des droits des femmes, mais comme nous l’avons déjà observé, pour l’Église catholique le droit à la vie est supérieur à n’importe quel autre droit. Suivant cette même logique, le texte s’attaque aux politiques publiques qui encouragent ou permettent l’avortement à partir de techniques scientifiques dépurées (la pilule du 341 342 Ibid. Ibid. 174 lendemain) : « 17. Les progrès de la science donnent et donneront de plus en plus à la technologie la possibilité d’interventions rares dont les conséquences peuvent être très graves […]. Mais la technologie ne saurait échapper au jugement de la morale, parce qu’elle est développée par l’homme et doit en respecter les finalités […]. Il est vrai que l’évolution des techniques rend de plus en plus facile l’avortement précoce ; l’appréciation morale ne s’en trouve pas modifiée »343. Pour la première fois, nous observons une attaque directe vis-à-vis des politiques publiques. Il s’agit là d’un nouvel appel à défendre les « valeurs morales universelles », à défendre la morale publique, mais surtout un rappel à la logique de l’impératif catégorique. Il ne faut pas négliger le contexte dans lequel se déroulent ces événements, c'est-à-dire la rédaction et la publication de la Déclaration sur l’avortement (1974). La quatrième partie s’achève sur une attaque directe au centre du débat de l’époque : les politiques publiques qui encourageaient l’avortement comme mesure de contrôle natal ou démographique : « Nous savons quelle gravité peut avoir pour certaines familles et pour certains pays le problème de la régulation des naissances [...]. Ce que nous voulons redire avec force […] c’est que jamais, sous aucun prétexte, l’avortement ne peut être utilisé, ni par une famille ni par l’autorité politique, comme un moyen légitime de régulation des naissances (25). L’atteinte aux valeurs morales est toujours pour le bien commun un mal plus grand que n’importe quel inconvénient d’ordre économique ou démographique »344. La position de l’Église catholique est assez claire. La cinquième partie de la Déclaration traite de la morale et du droit, toujours afin de soutenir l’argumentation de l’Église catholique contre l’avortement. Pour elle le débat moral est toujours accompagné d’un débat juridique. Et l’argumentation dans le texte se heurte toujours à l’apposition d’un impératif catégorique (loi morale) sur un impératif hypothétique (loi juridique) : « 21. Le rôle de la loi n’est pas d’enregistrer ce qui se fait, mais d’aider à mieux faire. C’est en tout cas la mission de l’État de préserver les droits de chacun, de protéger les plus faibles [...]. La loi n’est pas obligée de tout sanctionner mais elle ne peut aller contre une loi plus profonde et plus auguste que toute loi humaine, la loi naturelle inscrite en l’homme par le Créateur comme une norme que la raison déchiffre et travaille à bien formuler, qu’il faut toujours s’efforcer de mieux comprendre, mais qu’il est toujours mal de contredire. La loi humaine peut renoncer à punir, mais elle ne peut déclarer innocent ce qui serait contraire au droit naturel, car cette opposition suffit à faire d’une loi qu’elle n’en 343 344 Ibid. Ibid. 175 soit pas une »345. Nous constatons ici que l’Église catholique essaie de se placer au-dessus des gouvernements (États) et de leurs lois ; afin d’arriver à son but, l’institution ecclésiastique fait appel à la défense des « plus faibles » mais également aux « lois naturelles », à savoir aux lois divines. Nous insistons sur le fait de placer l’impératif catégorique au-dessous de l’impératif hypothétique. Nous avons déjà signalé l’instrumentalisation de la science par l’Église catholique mais nous observons aussi ici l’instrumentalisation des lois. Pour le Saint-Siège la loi supérieure est celle de la morale, une loi au-dessus des lois juridiques. Le raisonnement ecclésiastique différencie le bien et le mal, le bon et le mauvais, mais aussi le « devoir » et le « pouvoir », c'est-à-dire qu’il dissocie les clairement les deux impératifs : le catégorique et l’hypothétique. Malgré tout, il semble que la Déclaration reste confuse et évasive pour l’acteur lego. Dans la même partie du texte, l’institution ecclésiastique fait appel, fortement et de manière directe, à toute la communauté catholique afin de s’attacher à défendre les principales morales catholiques. Pour donner un exemple, le texte parle de la profession médicale : « 22. Il doit être en tout cas bien entendu qu’un chrétien ne peut jamais se conformer à une loi en elle-même immorale ; et tel est le cas de celle qui admettrait en principe la licéité de l’avortement. Il ne peut, ni participer à une campagne d’opinion en faveur d’une telle loi, ni donner à celle-ci son suffrage. Il ne pourra pas davantage collaborer à son application. Il est par exemple inadmissible que des médecins ou des infirmières se trouvent mis dans l’obligation de concourir de façon prochaine à des avortements et doivent choisir entre la loi chrétienne et leur situation professionnelle »346. Cela est un appel ouvert à un métier très spécifique, celui du médecin, mais qui peut avoir un impact fort et direct sur l’ensemble de la société, étant donné que l’avortement à cette époque correspondait plutôt à des projets de politiques publiques envisagées par les États pour assurer la santé publique. Enfin dans ses conclusions, la Déclaration de 1974 note la difficulté à vivre avec les lois de Dieu dans un monde moderne. Mais l’Église catholique rappelle qu’à la vie corporelle, terrestre et finie, fait suite une vie spirituelle, infinie. Pour elle le combat contre l’avortement doit débuter sur le terrain des coutumes, des mœurs, mais surtout des idées : « On ne peut jamais approuver l’avortement ; mais il importe par-dessus tout d’en combattre les causes. Cela inclut une action politique et ce sera en particulier le domaine de la loi. Mais il faut en même temps agir sur les mœurs, travailler à tout ce qui peut aider les familles, les mères, les enfants. Des progrès considérables ont été accomplis par la médecine au service de la vie 345 346 Ibid. Ibid. 176 […]. 27. On ne travaillera efficacement sur le plan des mœurs que si on lutte également au niveau des idées […]. L’Église du Christ a le soucis fondamental de protéger et de favoriser la vie »347. C’est sur ce terrain, celui des valeurs et mœurs de la société, que se joue vraiment le débat à propos de l’avortement. B) La famille et l’homosexualité selon l’Église catholique Au sujet de la famille, l’Église catholique montre aussi une position dont nous pourrions dire qu’elle n’a pas varié depuis longtemps. Nous revenons sur le sujet de la famille car, lorsque l’on aborde le sujet sensible du « mariage gay », c’est le mot « mariage » qui fait polémique chez les catholiques. Ainsi, pour traiter le sujet du « mariage gay », nous sommes obligés de passer d’abord par des sujets tels que l’homosexualité, le mariage et la famille. Pour l’Église catholique, le mariage est une institution intouchable qui ne peut être constituée que par la relation entre un homme et une femme avec pour finalité la procréation et la constitution d’une famille. Déjà en 1981, l’exhortation apostolique Familiaris Consortio faite par le Pape Jean-Paul II affirmait : «Grâce au sacrement du mariage, la mission éducative est élevée à la dignité et à la vocation d'un ‘ministère’ authentique de l'Église au service de l'édification de ses membres. Ce ministère éducatif des parents chrétiens est si grand et si beau que Saint Thomas n'hésite pas à le comparer au ministère des prêtres : ‘Certains propagent et entretiennent la vie spirituelle par un ministère uniquement spirituel, et cela revient au sacrement de l'ordre ; d'autres le font pour la vie à la fois corporelle et spirituelle, et cela se réalise par le sacrement du mariage, dans lequel l'homme et la femme s'unissent pour engendrer des enfants et leur enseigner le culte de Dieu’ (101) »348. Nous observons donc déjà là que la famille fait partie des priorités de l’Église catholique du fait qu’elle constitue l’une des « valeurs morales universelles » non négociables. L’institution ecclésiastique met en avant, et défend, sa conception du mariage à partir du sujet de la famille et, bien entendu, le mariage n’est possible que pour la procréation, donc impossible entre individus du même sexe. En ce sens l’exhortation sera approfondie et développée quelques années plus tard. 347 Ibid. Exhortation apostolique Familiaris Consortio, de sa sainteté le Pape Jean-Paul II à l’épiscopat, au clergé et aux fidèles de toute l’Église catholique sur les tâches de la famille chrétienne dans le monde d’aujourd’hui. Rome près de Saint-Pierre, le 22 novembre 1981, consultée le 10 avril 2011, http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/apost_exhortations/documents/hf_jpii_exh_19811122_familiaris-consortio_fr.html 348 177 En 1984, pendant la Conférence Internationale des Nations Unies sur la Population et le Développement, l’Église catholique affirmait : « La famille fondée sur le mariage est l'unité fondamentale de la société que l'État doit protéger juridiquement, maintenir et développer. En même temps, la famille est une communauté d'amour et de solidarité, la seule ayant le nécessaire pour transmettre des valeurs culturelles, éthiques, sociales, spirituelles et religieuses essentielles au développement et au bien-être des membres de la société »349. Cette position marquera la fin du XXe siècle pour l’Église catholique. La position ne bougera pas et en 2004, elle rappelait que « Le Saint-Siège continue à soutenir que Dieu créa l'homme et la femme comme des êtres intelligents, qui se complètent sexuellement et psychologiquement pour donner naissance à des descendants, par leur union au sein de la famille. C'est le dessein de Dieu ‘depuis le début’ et ce n’est pas le produit d'un consensus social. La famille ainsi constituée précède l’État et elle est plus nécessaire que lui, avec toutes les conséquences que cela implique quant à la ‘souveraineté’ de celui-ci »350. On observe la même logique et la même direction depuis le début. Mais, sans nul doute, c’est le texte de Jean-Paul II, Familiaris Consortio, qui développe et montre plus clairement encore la façon dont l’Église catholique comprend le concept de famille. Nous essayons ici de résumer cette conception en citant le texte-même : « 42. Puisque ‘le Créateur a fait de la communauté conjugale l'origine et le fondement de la société humaine’, la famille est devenue la ‘cellule première et vitale de la société’ (105) […]. Le rôle social de la famille ne peut certainement pas se limiter à l'œuvre de la procréation et de l'éducation, même s'il trouve en elles sa forme d'expression première et irremplaçable […]. Le rôle social de la famille est appelé à s'exprimer également sous la forme d'intervention politique : ce sont les familles qui en premier lieu doivent faire en sorte que les lois et les institutions de l'État, non seulement s'abstiennent de blesser les droits et les devoirs de la famille, mais encore les soutiennent et les protègent positivement. Il faut à cet égard que 349 SCHOTTE Jan, Intervención del jefe de la delegación de la Santa Sede. Mons. Jan Schotte, en la conferencia internacional de las Naciones Unidas sobre la población, Mexico, 8 août 1984, consultée le 10 avril 2011. http://www.vatican.va/roman_curia/secretariat_state/archivio/documents/rc_seg-st_19840808_conferenzapopolazione_sp.html 350 LAJOLO Giovanni, Intervención de Mons. Giovanni Lajolo, secretario para las Relaciones con los Estados sobre la acción de la diplomacia de la Santa Sede en defensa de la familia en las organizaciones internacionales Rome le 12 novembre 2004, consultée le 10 avril 2011, http://www.vatican.va/roman_curia/secretariat_state/2004/documents/rc_seg-st_20041112_lajolofamily_sp.html 178 les familles aient une conscience toujours plus vive d'être les ‘protagonistes’ de ce que l'on appelle ‘la politique familiale’ et qu'elles assument la responsabilité de transformer la société ; dans le cas contraire, elles seront les premières victimes des maux qu'elles se sont contentées de constater avec indifférence. L'invitation du Concile ‘Vatican II’ à dépasser l'éthique individualiste concerne aussi la famille en tant que telle (110) »351. On observe que l’Église catholique considère donc la famille comme la base de la société et dans cette logique, elle veut la maintenir sous la forme traditionnelle, à savoir une relation entre un homme et une femme avec l’idée de reproduire l’espèce humaine mais aussi les valeurs catholiques. L’Église catholique entre de la sorte en lutte directe contre les politiques publiques confrontées à leurs valeurs. Mais ce qu’il faut retenir, c’est l’influence et le poids de l’Église catholique sur les hommes politiques. Pour cela, l’Église catholique n’hésite pas à rejeter fermement tous les programmes que les gouvernements mettent en place afin d’assurer le contrôle des naissances. Ainsi le Saint-Siège condamne : « Les programmes de développement qui contribuent de n’importe quelle manière à affaiblir l'institution familiale ou qui violent les droits inaliénables de la famille, cela ne conduirait pas à un développement humain authentique, mais plutôt à un affaiblissement du tissu social et culturel, et à l’aliénation de la personne dans une des principales dimensions de son humanité »352. Pour défendre sa position, l’Église catholique fait appel à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (16, 3) : « 3. L'Église insiste sur l'importance de la famille, qui est ‘l'élément naturel et fondamental de la société et qui a droit à la protection de la société et de l'État’ »353. Sans conteste le Saint-Siège veut montrer ainsi l’importance de la famille dans la société. En effet, pour l’Église catholique, la famille est le seul lieu susceptible d’assurer le bon développement des enfants, aussi bien biologique que social ou encore moral, et ce à partir de l’éducation, surtout religieuse : « L'intérêt de l'Église pour la famille est en parfaite harmonie avec son engagement à défendre la personne humaine. La famille est le lieu naturel où l'union entre le mari et la femme donne naissance à la vie, qu'ils nourrissent, protègent et guident. Il est également la première école des vertus sociales, qui sont le principe actif de l'existence et le 351 Exhortation apostolique Familiaris Consortio, de sa sainteté le Pape Jean-Paul II à l’épiscopat, au clergé et aux fidèles de toute l’Église catholique sur les tâches de la famille chrétienne dans le monde d’aujourd’hui, op. cit. 352 LAJOLO Giovanni, Intervención de Mons. Giovanni Lajolo, secretario para las Relaciones con los Estados sobre la acción de la diplomacia de la Santa Sede en defensa de la familia en las organizaciones internacionales, op. cit. 353 To Rafael Salas, General Secretary of the International Conference on Population, op. cit. 179 développement de la société elle-même »354. Dans le même texte, nous pouvons observer que l’Église catholique défend également les droits des parents à décider du type d’éducation qu’ils veulent pour leurs enfants ; un sujet qui n’est pas abordé dans cette étude mais qui nous semble important et nécessaire de montrer Selon Giovanni Lajolo : « Je pense en particulier aux arguments suivants : l'unicité de la notion de famille ; le droit des parents à éduquer leurs enfants ; le droit des parents à décider du nombre d'enfants à avoir ; la participation des femmes dans les activités à l'extérieur de la maison ; les nouveaux développements scientifiques concernant l'origine et la fin de la vie, et les grands mouvements de population »355. Cette conception de la famille peut être observée tout au long de l’histoire mais aujourd’hui le Pape Benoît XVI en fait un rappel pour lutter contre tous les projets et toutes les lois qui s’opposent à cette vision de la famille. Pour l’Église catholique, la reconnaissance des nouveaux modèles de famille fondés sur des principes différents des principes catholiques est simplement inacceptable. Le Pape Benoît XVI affirmait en 2006 durant la messe de la Ve Rencontre Mondiale des Familles à Valencia, en Espagne : « La famille nous est ainsi présentée comme une communauté de générations et comme la garante d’un patrimoine de traditions […]. La famille, fondée sur le mariage indissoluble entre un homme et une femme, exprime cette dimension relationnelle, filiale et communautaire, et elle constitue le milieu dans lequel l’homme peut naître dans la dignité, grandir et se développer de manière intégrale »356. Déjà deux ans auparavant Monseigneur Giovanni Lajolo, secrétaire du Saint-Siège chargé de défendre la famille auprès des organisations internationales, avait déclaré : « Le Saint-Siège s'oppose donc fermement à toute tentative d'affaiblir la famille ou proposant de redéfinir sa structure, comme essayer d'attribuer le statut de famille à d'autres types d'unions »357. On peut dire que les deux citations, celle du Pape Benoît XVI en 2006 et celle de Monseigneur Lajolo en 2004, visent clairement les situations comme celle de la ville de Mexico, où un 354 LAJOLO Giovanni, Intervención de Mons. Giovanni Lajolo, secretario para las Relaciones con los Estados sobre la acción de la diplomacia de la Santa Sede en defensa de la familia en las organizaciones internacionales, op. cit. 355 Ibid. 356 BENOIT XVI, Messe dans la Cité des Arts et des Sciences de Valence – Homélie, Valence, 9 juillet 2006, consultée le 11 avril 2011, http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/homilies/2006/documents/hf_benxvi_hom_20060709_valencia_fr.html 357 LAJOLO Giovanni, Intervención de Mons. Giovanni Lajolo, secretario para las Relaciones con los Estados sobre la acción de la diplomacia de la Santa Sede en defensa de la familia en las organizaciones internacionales, op. cit. 180 amendement de loi se préparait pour légaliser les unions entre personnes de même sexe. La charge politique et idéologique est assez claire et directe. Dans la même optique, le Pape Benoît XVI montre comment, pour l’Église catholique, les concepts de « famille » et de « mariage » sont des concepts inséparables, qui entrent dans l’ensemble des « valeurs morales universelles » non négociables donc intouchables. En 2006, lors de la célébration d’une messe il affirmait : « L’Église nous enseigne à respecter et à promouvoir la merveilleuse réalité du mariage indissoluble entre un homme et une femme, qui est aussi l’origine de la famille. C’est pourquoi, reconnaître et soutenir cette institution est un des services les plus importants que l’on puisse rendre aujourd’hui au bien commun et au véritable développement des hommes et des sociétés, de même que la plus grande garantie pour assurer la dignité, l’égalité et la véritable liberté de la personne humaine »358. Pour l’Église catholique, les attaques portées aux institutions du « mariage » et de la « famille » sont dues à une « morale moderne », trompeuse et éloignée du catholicisme et des vraies valeurs morales. En 2009, lors de la Première rencontre des familles de la Province Ecclésiastique de Guadalajara, au Mexique, le représentant du Saint-Siège affirmait : « Dans de nombreuses sociétés modernes, nous sommes témoins d'une grave perte des valeurs et des vertus sociales, autant dans la sphère publique que dans la sphère privée, nous devons reconnaître que ce n'est pas attribuable à la famille en tant que telle, mais au processus de modernisation qui a détourné son sens et sa fonction sociale. Ce processus qui a privatisé, a érodé et a annulé le but social de la famille […]. Ce processus est lié à des préjugés culturels tels que le relativisme éthique […], le subjectivisme libertaire […], l'égoïsme et l'hédonisme […], l'utilitarisme […], le consumérisme […], l'individualisme […] qui organisent le travail, la société et l'économie en termes d'individus tout en ignorant les besoins de la famille. De cette façon, la famille est considérée seulement comme la coexistence sous un même toit de personnes liées par une convergence d'intérêts et des relations étroites privées. Ainsi on parle des différents modèles de famille et la famille est définie comme des réalités qui ne sont pas »359. D’après l’Église catholique, ce sont les temps modernes qui font émerger une crise 358 BENOIT XVI, Messe dans la Cité des Arts et des Sciences de Valence – Homélie, op. cit. ANTONELLI Ennio, Mensaje del Emmo. Sr. Cardenal Ennio Antonelli, Presidente del Pontificio Consejo para la familia al Emmo Sr. Cardenal Juan Sandoval Iñiguez Arzobispo Metropolitano de Guadalajara con Motivo del Primer Encuentro de las Familias de la Provincia Eclesiástica de Guadalajara, México, Le SaintSiège, 24 octobre 2009, consulté le 11 avril 2011, 359 181 où les positions qui encouragent d’autres conceptions ou modèles de famille gagnent du terrain au sein de la population. Comme nous l’avons déjà démontré, pour l’Église catholique il existe des institutions intouchables comme la famille et le mariage. Cela nous montre aussi que les « sujets sensibles » sont prioritaires pour l’Église catholique dans son but de conserver et de développer les « valeurs morales universelles ». Cette position a été réaffirmée en 2010. La citation suivante résume très bien sa vision sur le sujet : « Dans de nombreux pays, l'avortement a été légalisé en vertu de l'argument fallacieux que c'est un mal qui doit être toléré afin de prévenir d'autres maux, et il est actuellement prévu que l'avortement soit reconnu comme un droit des femmes. À l’opposé, on trouve aussi la revendication du ‘droit’ d'avoir un enfant à tout prix, même pour une femme seule, en ignorant le droit de priorité des enfants d'avoir un père et une mère […]. Les sujets actuels à débattre ne manquent pas. On pourrait essayer de faire une liste à titre d'exemple : le soutien financier aux familles nombreuses […] ; la prévention de l'avortement par des mesures de soutien aux mères […] ; la reconnaissance juridique de l'objection de conscience pour les opérateurs de santé et les pharmaciens pour la vie et contre l'avortement ; une forte opposition aux tentatives d'introduire une législation sur les droits à l'avortement […] ; protéger le droit de l'enfant à avoir un père et une mère et à grandir avec des parents […] ; le droit des parents à choisir pour leurs enfants une école sans préjudice économique […] ; l'interdiction aux couples homosexuels et aux célibataires d'adopter des enfants […] »360. Ce qui attire notre attention est surtout la confrontation directe de l’Église catholique aux politiques publiques d’assistance sociale développées depuis quelques années partout dans le monde. On observe que ce qui pourrait être perçu comme un progrès aux yeux d’un secteur de la population, est pour l’institution ecclésiastique un pas en arrière dans la protection des « valeurs morales universelles ». Cependant nous observons aussi que l’Église catholique donne une série de propositions afin de s’opposer à de telles politiques publiques ; nous pouvons avancer que ces propositions relèvent de l’assistance sociale depuis le catholicisme. Ainsi, l’Église catholique touche plusieurs sujets à la fois (l’avortement, l’homosexualité, la monoparentalité, la famille, la contraception, etc.) et marque très bien sa position de ne pas http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/family/documents/rc_pc_family_doc_20091024_antonel li-guadalajara_sp.html 360 ANTONELLI, Ennio, La Familia primera escuela de humanidad, sociabilidad y vida cristiana. Congreso de Salud, Vida y Familia, Yucatán 2010, consulté le 11 avril 2011, http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/family/documents/rc_pc_family_doc_20100131_antonel li-relazione-yucatan_sp.html. 182 céder face aux législations civiles, une prise de position que nous retrouverons chez les sujets que nous avons interrogés lors des entretiens que nous avons conduits. Avant d’aller plus loin en ce qui concerne les recommandations de l’Église catholique pour rejeter les unions entre personnes du même sexe, à savoir les « mariages gays », il faut aussi connaître la position de celle-ci pour ce qui est de l’homosexualité. C) Le sujet de l’homosexualité Il s’agit-là d’un sujet que l’Église catholique, par le biais du préfet Joseph Ratzinger, aujourd’hui Pape sous le nom de Benoît XVI, a traité en priorité depuis la fin du XX e siècle. Contrairement aux sujets tels que l’avortement et la famille, celui de l’homosexualité a connu dans l’Église catholique une évolution au fil des ans. Aujourd’hui encore il change et attire l’attention de la communauté catholique, et plus particulièrement celle du Saint-Siège. Déjà en 1975, dans la Déclaration Persona Humana, sur certaines questions d’étique sexuelle361, l’Église catholique parlait de l’homosexualité comme d’un acte désordonné, mais faisait en même temps une distinction entre « actes homosexuels » et « tendances homosexuelles ». Les premiers sont intolérables alors que les seconds peuvent être tolérés et compris, selon le préfet de l’époque, Franjo Seper, à en juger par ses propos : « Ils font une distinction –et, semble-t-il, avec raison– entre les homosexuels dont la tendance provenant d’une éducation faussée, d’un manque d’évolution sexuelle normale, d’une habitude prise, de mauvais exemples ou d’autres causes analogues est transitoire ou du moins non incurable, et les homosexuels qui sont définitivement tels par une sorte d’instinct inné ou de constitution pathologique jugée incurable. Or, quant à cette seconde catégorie de sujets, ces homosexuels doivent être accueillis avec compréhension et soutenus dans l’espoir de surmonter leurs difficultés personnelles et leur inadaptation sociale. Leur culpabilité sera jugée avec prudence. Mais […] selon l’ordre moral objectif, les relations homosexuelles sont des actes dépourvus de règle essentielle et indispensable. Elles sont condamnées dans les Saintes Écritures comme de graves dépravations et même présentées comme la triste conséquence d’un refus de Dieu (13). Ce jugement des Écritures ne permet pas de conclure que tous ceux qui souffrent de cette anomalie en sont personnellement responsables, mais il atteste que les 361 SEPER Franjo, Déclaration Persona Humana, sur certaines questions d’étique sexuelle, Rome, au siège de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, 29 décembre 1975, consulté le 11 avril 2011, http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_19751229_personahumana_fr.html 183 actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés et qu’ils ne peuvent, en aucun cas, recevoir quelque approbation »362. Cette position peut être vue comme une tentative d’ouverture de l’Église catholique concernant le sujet de l’homosexualité, afin de le traiter différemment d’une simple condamnation. D’abord l’Église catholique essaie de se montrer compréhensive avec les gens qui ont une préférence sexuelle d’orientation homosexuelle. Ainsi l’institution ecclésiastique considère l’homosexualité, soit comme une maladie, soit comme une perversion résultant d’une mauvaise éducation. Dans ce document, nous observons donc que, pour l’Église catholique, l’homosexualité peut être combattue et guérie. Ainsi l’institution ecclésiastique demande aux prêtres de savoir distinguer les différentes catégories d’homosexualité pour mieux combattre « la maladie ». Quoi qu’il en soit, l’Église catholique, pour la première fois, se montre ouverte et tolérante envers le sujet de l’homosexualité. Mais avec l’arrivée du nouveau Préfet en 1981, nous notons un recul dans la logique d’ouverture. En 1986, le Préfet Joseph Ratzinger rédige sa célèbre Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la pastorale à l’égard des personnes homosexuelles. Cette lettre suit la Déclaration Persona Humana car un secteur de l’Église catholique considérait le raisonnement qu’elle présentait comme assez bienveillant et confus pour l’ensemble de la communauté catholique dans le monde. Ainsi d’après Joseph Ratzinger : « Dans cette Déclaration, on soulignait le devoir de chercher à comprendre la condition homosexuelle et on observait combien la culpabilité des actes homosexuels devait être jugée avec prudence […]. Cependant, dans la discussion qui suivit la publication de cette Déclaration, la condition homosexuelle a donné lieu à des interprétations excessivement bienveillantes, certaines allant jusqu'à la qualifier d'indifférente ou même de bonne. Il importe de préciser au contraire, que bien qu'elle ne soit pas en elle-même un péché, l'inclination particulière de la personne homosexuelle constitue néanmoins une tendance, plus ou moins forte, vers un comportement intrinsèquement mauvais du point de vue moral. C'est la raison pour laquelle l'inclination elle-même doit être considérée comme objectivement désordonnée »363. On observe un changement de position assez net par rapport à la Déclaration Persona Humana. Avec la Lettre aux évêques…, l’Église catholique réaffirme sa position de traiter 362 Ibid. RATZINGER Joseph, Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la pastorale à l’égard des personnes homosexuelles, Rome, 1er octobre 1986, consultée le 11 avril 2011, http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_19861001_homosexualpersons_fr.html. 363 184 l’homosexualité comme un désordre moral et physiologique. Le texte trouve son argumentation dans la Bible sur laquelle la Lettre aux évêques… s’appuie à plusieurs reprises pour montrer que l’homosexualité a toujours été considérée comme un désordre antinaturel. C’est cette même lettre qui nous amène vers le sujet du « mariage ». La position de l’Église catholique concernant le sujet du mariage permet également d’argumenter que l’homosexualité est un désordre, donc une menace pour les « valeurs morales universelles » mais aussi pour les institutions telles que le mariage et la famille : « L'Église célèbre dans le sacrement du mariage le dessein divin d'union, amoureuse et donatrice de vie, entre l'homme et la femme. Ce n'est que dans la relation conjugale que l'usage des facultés sexuelles peut être moralement un droit. Aussi, quand elle fait un usage homosexuel de ses facultés, la personne agit de façon immorale […]. Opter pour une activité sexuelle avec une personne du même sexe revient à annuler le riche symbole et la signification –pour ne rien dire des fins– du dessein de la sexualité selon l'intention du Créateur. L'activité homosexuelle n'exprime pas la complémentarité d'une union capable de transmettre la vie »364. L’argumentation sur l’impossibilité de la reproduction dans les unions homosexuelles garde une place centrale dans la position de l’Église catholique. Nous retrouvons assez souvent cette idée dans les entretiens réalisés avec les jeunes militants du PAN ; nous y reviendrons. À partir de cette argumentation, l’Église catholique affirme que le bonheur et la complète réalisation de l’individu ne sont pas possibles à l’individu homosexuel. Selon Joseph Ratzinger : « Comme dans tout désordre moral, l'activité homosexuelle entrave la réalisation et la satisfaction personnelle, parce qu'elle est contraire à la Sagesse créatrice de Dieu. En rejetant des opinions erronées concernant l'homosexualité, l'Église ne limite pas, mais défend plutôt la liberté et la dignité de la personne, entendues d'une façon réaliste et authentique »365. Ainsi l’Église catholique est très inquiétude pour une partie même de sa communauté qui tendrait à accepter l’homosexualité comme une tendance normale et non un désordre. D’après l’institution ecclésiastique, dire que l’homosexualité n’est pas un désordre revient à accepter la condition homosexuelle comme naturelle, donc la légitimer. En outre, 364 RATZINGER Joseph, Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la pastorale à l’égard des personnes homosexuelles, op. cit. 365 Ibid. 185 l’Église catholique pense que cette tendance est due aux temps modernes où des idéologies confuses comme l’individualisme et le matérialisme se sont ancrées. Toujours d’après Joseph Ratzinger : « Aujourd’hui, un nombre toujours croissant de gens, même à l'intérieur de l'Église, exerce une très forte pression sur elle pour l'amener à accepter la condition homosexuelle comme si elle n'était pas désordonnée et à légitimer les actes homosexuels […]. (C’est) une idéologie matérialiste qui dénie à la personne humaine sa nature transcendante non moins que la vocation surnaturelle de chaque homme »366. La Lettre aux évêques… manifeste également une grande inquiétude pour la tendance, au sein même de l’Église catholique, à former et à créer des « groupes de catholiques homosexuels ». D’après le texte, ces groupes ignorent complètement l’enseignement de l’Église catholique et cherchent à manipuler et à tromper la communauté catholique. Pour celle-ci, le « bon catholique », même avec des tendances homosexuelles, doit s’efforcer d’abandonner son comportement homosexuel. Mais le réel problème, d’après la Lettre aux évêques…, est le fait que certains gouvernements essaient de tromper les Catholiques et représentants ecclésiastiques afin de faire passer l’homosexualité pour quelque chose de naturel, de faire passer le comportement homosexuel pour spontané. Pire encore, pour le Saint Siège, c’est la reconnaissance juridique positive de l’homosexualité, autrement dit la reconnaissance que l’homosexualité a aussi des droits auprès des lois civiles. Cette logique, d’après cette institution, met en danger les valeurs chrétiennes et catholiques. Joseph Ratzinger ajoute : « On assiste même, en certaines nations, à une véritable tentative de manipulation de l'Église pour obtenir le soutien, souvent bien intentionné, de ses pasteurs en faveur d'un changement des normes de la législation civile. Et cela, en vue de mettre celle-ci en accord avec les conceptions de ces groupes de pression selon lesquels l'homosexualité est une chose parfaitement inoffensive sinon tout à fait bonne […]. L'Église ne peut manquer de se préoccuper de tout cela et maintient donc fermement à ce sujet sa position claire, qui ne peut être modifiée sous la pression de la législation civile ou de la mode du moment […]. Elle est consciente que l'opinion selon laquelle l'homosexualité serait équivalente à l'expression sexuelle de l'amour conjugal, ou aussi acceptable qu'elle, a un impact direct sur la conception que la société a de la nature et des droits de la famille, et met ceux-ci sérieusement en danger »367. Nous trouvons ici l’un des sujets dits « sensibles », clairement condamné par l’Église catholique : les unions entre homosexuels. Cela valide justement dans notre étude le fait de traiter le mariage gay comme un « sujet sensible ». 366 367 Ibid. Ibid. 186 Par la suite, la Lettres aux évêques… traite des aspects positifs et des moyens capables d’apporter de l’aide pour se demander : « Que doit faire dès lors une personne homosexuelle qui cherche à suivre le Seigneur ? ». L’Église catholique demande un réel engagement de l’homosexuel pour se sacrifier, et même souffrir, mais renoncer définitivement à ses tendances sexuelles. « Ces personnes […] » affirme Joseph Ratzinger « […] sont appelées à réaliser la volonté de Dieu dans leur vie, en unissant au sacrifice de la croix du Seigneur les souffrances et les difficultés qu'elles peuvent éprouver du fait de leur condition […]. La croix est un renoncement à soi, mais dans l'abandon à la volonté de Dieu lui-même qui de la mort fait surgir la vie et rend ceux qui mettent en lui leur confiance, capables de pratiquer la vertu au lieu du vice »368. Mais le texte fait également appel aux religieux pour orienter de façon correcte les individus homosexuels qui se rapprochent de l’Église catholique : « Les évêques ont la responsabilité particulièrement grande de veiller à ce que leurs collaborateurs dans le ministère, et surtout les prêtres, soient exactement informés et personnellement bien disposés à transmettre à tous l'enseignement de l'Église dans son intégralité »369. Cependant, la préoccupation primordiale de l’Église catholique revient sur les programmes et projets gouvernementaux qui, à partir de la reconnaissance des droits des homosexuels, menacent les valeurs catholiques. C’est sur ce sujet que la Lettre aux évêques… demande aussi un réel engagement de la communauté catholique pour s’opposer ouvertement et lutter contre tous ces types de programmes et projets gouvernementaux. Dès lors, la Lettre aux évêques… demande aux évêques et à tous les hommes religieux de se rapprocher des homosexuels afin de leur montrer les vraies valeurs catholiques et le véritable enseignement de l’Église catholique. L’appel consiste à ne pas donner d’avantages face aux pressions exercées par certains hommes et partis politiques sur le sujet de l’homosexualité. À en juger par Joseph Ratzinger : « La Congrégation encourage donc les Evêques à promouvoir, dans leur diocèse, une pastorale à l'égard des personnes homosexuelles qui concorde pleinement avec la doctrine de l'Église […]. Une approche authentiquement pastorale se rendra compte de la nécessité pour les personnes homosexuelles d'éviter les occasions prochaines de péché […]. Un authentique programme pastoral aidera les personnes homosexuelles à tous les niveaux de leur vie spirituelle […]. De 368 RATZINGER Joseph, Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la pastorale à l’égard des personnes homosexuelles, Rome, 1er octobre 1986, consultée le 12 avril 2011, http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_19861001_homosexualpersons_fr.html 369 Ibid. 187 cette manière, la Communauté chrétienne tout entière en arrivera à découvrir qu'elle est appelée à venir en aide à ces frères et sœurs, sans les décevoir ni faire le vide autour d'eux »370. Ainsi, l’Église catholique se montre plutôt ouverte aux individus homosexuels à condition qu’ils renoncent à leurs tendances homosexuelles. Toutefois la Lettre aux évêques… s’attache bien à ne pas discriminer les homosexuels. Bien au contraire, le texte réaffirme que, pour l’institution les homosexuels sont des êtres humains, « fils de Dieu ». Pour terminer la Lettre aux évêques… atteste que l’Église catholique prépare un argumentaire, aidée des sciences, afin de ne laisser planer aucun doute sur la condition désordonnée de l’homosexualité : « Les Evêques auront à cœur de soutenir par les moyens à leur disposition le développement de formes spécialisées de pastorale des homosexuels, ce qui peut comporter, demeurant sauve, la pleine fidélité à la doctrine catholique, la contribution des sciences psychologiques, sociologiques et médicales »371. Nous pouvons par conséquent avancer que l’Église catholique essaie d’agir comme le font ses concurrents en plaçant le débat sur le terrain public. D) Une Note Doctrinale en 2002 ou des principes à adopter par les hommes politiques Nous pouvons observer que la ligne politique et sociale que l’Eglise catholique encourage à suivre est la même à travers le monde. En ce sens, l’exemple mexicain est tout à fait significatif. Nous présentons ici le deuxième document qui nous semble primordial pour comprendre son approche de la vie politique ; un texte qui arrive presque trente ans après La Déclaration… : il s’agit de la Note Doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique372. Dans ce document, l’Église catholique indique la ligne à suivre par sa communauté en matière de la vie politique. Dans ladite Note elle demande aux candidats politiques et citoyens catholiques du monde d’« adopter les principes suivants : premièrement, (les hiérarques catholiques) insistent sur l'obligation morale du citoyen catholique d'être impliqué dans le processus politique, d'autre part, ils soulignent la responsabilité du candidat catholique ou législateur d’être moralement cohérent, en accord avec ses points de vue religieux, personnels et politiques et, 370 Ibid. Ibid. 372 Note Doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, 24 novembre 2002, consultée le 03 avril 2011, http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20021124_politica_fr.ht ml. 371 188 troisièmement, ils appellent les acteurs politiques catholiques à pratiquer l’eucharistique ou la cohérence morale, c'est-à-dire à être les témoins politiques des principes doctrinaux du catholicisme »373. Il faut signaler que la Note Doctrinale… marque jusqu’à aujourd’hui la position de l’Église catholique à propos du traitement que les politiciens doivent apporter aux sujets dits « sensibles ». On peut avancer qu’avec le temps, ce document a été ratifié et s’est ancré à l’intérieur de la communauté catholique dans le monde, et spécifiquement au Mexique. Mais il est plus important encore de remarquer que l’Église catholique s’est fortifiée elle-même grâce à ce texte. Nous avons déjà parlé des différentes périodes historiques, et dans le cas de la Note Doctrinale…, c’est au début des années 2000 que s’affirme le repositionnement de l’Église catholique à travers le monde, et notamment au Mexique. Rappelons que le Pape Jean-Paul II avait tiré profit de la chute du bloc soviétique pour critiquer ouvertement les systèmes démocratiques374. Nous retrouvons là le problème de la légitimation du pouvoir. Pour plusieurs chercheurs tels que Ricardo Alemán et Iván Franco, on se souviendra de Jean-Paul II comme d’un Pape qui a vaincu le communisme mais qui est tombé face au néolibéralisme. Nous pouvons accepter, ou non, l’idée mais il est clair que pour Jean-Paul II et pour l’Église catholique, les systèmes démocratiques devaient être bâtis à partir des « valeurs morales universelles »375. On constate que l’Église catholique se méfie des systèmes 373 FORMICOLA Jo Renee, « Catholic Moral Demands in American Politics : A New Paradigm », in Journal of Church and State, Vol LI, n° 1, Winter 2009, Oxford, 2009, p. 6. 374 Dès son arrivée au Saint-Siège (octobre 1978), Jean-Paul II a apporté publiquement son soutien aux mouvements contestataires dans les pays communistes ; l’exemple de « Solidarność» (Solidarité) en Pologne au début des années 1980 montre assez bien l’engagement du nouveau Pape contre les régimes d’orientation soviétique. Finalement Mikhaïl Gorbatchev, dernier leader de l’Union des Républiques Soviétiques Socialistes (URSS), a reconnu que la chute du communisme à l’Est a été la continuation d’un effet domino qui avait commencé avec « Solidarność », qui a vu le jour avec la chute du mur de Berlin et qui finira avec la désintégration de l’URSS, le tout avec le soutien engagé de Jean-Paul II. Cf. GORBATCHEV Mikhail, Avantmémoires, Paris, Odile Jacob, 1993, 436 p. 375 Rappelons que dans son Evangelium Vitae, Jean Paul II affirme : « En réalité, la démocratie ne peut être élevée au rang d'un mythe, au point de devenir un substitut de la moralité ou d'être la panacée de l'immoralité. Fondamentalement, elle est un ‘système’ et, comme tel, un instrument et non pas une fin. Son caractère ‘moral’ n'est pas automatique, mais dépend de la conformité à la loi morale, à laquelle la démocratie doit être soumise comme tout comportement humain : il dépend donc de la moralité des fins poursuivies et des moyens utilisés […]. Mais la valeur de la démocratie se maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu'elle incarne et promeut […]. Le fondement de ces valeurs ne peut se trouver dans des ‘majorités’ d'opinion provisoires et fluctuantes, mais seulement dans la reconnaissance d'une loi morale objective qui, en tant que ‘loi naturelle’ inscrite dans le cœur de l'homme, est une référence normative pour la loi civile elle-même […]. Il est difficile de ne pas voir que, sans un ancrage moral objectif, la démocratie elle-même ne peut pas assurer une paix stable, 189 démocratiques et essaie de mettre en garde les catholiques contre les déviances et les erreurs d’un tel système de gouvernement. Encore un appel aux « valeurs morales universelles » comme un impératif catégorique qui doit être imposé et respecté. Bien que durant le pontificat de Jean-Paul II le Saint-Siège ait gagné du terrain face au communisme, l’Église catholique en a perdu face aux démocraties libérales. C’est-là un phénomène que nous avons observé au niveau microsocial dans le cas mexicain. Ainsi, Jean-Paul II fait de fortes remarques sur les systèmes démocratiques qui, dans certains pays, promulguaient des lois légalisant l’avortement. L’arrivée du nouveau Pape Benoit XVI le 19 avril 2005 n’a signifié aucun changement dans la ligne de conduite du Saint-Siège, bien au contraire, un approfondissement de celle-ci a été perceptible. Le nouveau Pape a invité les citoyens à évaluer les positions, les plateformes et les promesses faites par les candidats à propos des « sujets sensibles » comme ceux du droit à la vie et de l’avortement, mais également sur des sujets tels que la famille et l’homosexualité. Son Sacramenum Caritatis, est une preuve de son engagement pour continuer à diffuser et promouvoir les valeurs morales parmi les hommes politiques. Pour l’Église catholique, il s’agit d’une morale fondée sur un impératif catégorique qui ne s’impose pas mais se partage. Cela est visible dans son texte quand il aborde le sujet de la liberté de culte. À partir de cette logique, les droits de l’homme, pour l’Église catholique, commencent au moment même de la conception. L’individu non-né n’est pas en conflit avec les droits de la mère du fait qu’il s’agit de deux individus différents, c'est-à-dire deux individualités différentes. Selon Leander Dosch Ocso : « Il semble évident que les droits d’un individu sur son corps et sa propre personne ne s’étendent pas au corps d’une autre personne ou d’un autre individu. Dans le cas de la grossesse, l’Église catholique a toujours dit que les droits de la mère sur son propre corps ne sont pas étendus à l’enfant non-né »376. Pour l’Église catholique, le conflit entre les droits de la mère et ceux de l’enfant non-né n’existe pas. d'autant plus qu'une paix non fondée sur les valeurs de la dignité de tout homme et de la solidarité entre tous les hommes reste souvent illusoire. Même dans les régimes de participation, en effet, la régulation des intérêts se produit fréquemment au bénéfice des plus forts, car ils sont les plus capables d'agir non seulement sur les leviers du pouvoir mais encore sur la formation du consensus. Dans une telle situation, la démocratie devient aisément un mot creux », Evangelium vitae, Ioannes Paulus PP. II, 25 mars 1995, consulté le 3 avril 2011, http://www.vatican.va/edocs/FRA0204/_INDEX.HTM. 376 DOSCH OCSO Leander, op. cit., p. 5. 190 E) Nouveau débat : sphère publique, sphère privée ? Le débat au cœur de la société mexicaine commence lorsque l’Église catholique fait pression pour imposer sa pensée et ses valeurs au sein de la population mais surtout chez les hommes politiques. Pour Jo Renne Formicola, le Vatican essaie, à partir de 2007, de développer dans la classe politique les valeurs suivantes : 1) La participation, à savoir la connaissance et l’exercice des droits religieux, surtout le droit à avoir et à professer le culte catholique. D’après Jo Renne Formicola : « C’est une tâche que (l’Église catholique) exige des citoyens catholiques : évaluer les positions politiques, les programmes des partis, ainsi que les promesses et les actions des candidats à la lumière de l'Évangile et de l'enseignement moral et social de l'Église (catholique) afin d'aider à construire un monde meilleur »377. Cela est très visible dans la citation suivante : « La foi en Jésus-Christ, qui s’est présenté lui-même comme ‘la voie, la vérité et la vie’ (Jn 14, 6), demande aux chrétiens un effort pour participer, avec un plus grand engagement, à l’édification d’une culture qui, inspirée de l’Évangile, propose à nouveau le patrimoine de valeurs et de contenu de la Tradition catholique »378. Il s’agit de sensibiliser les hommes politiques sur l’importance qu’ils ont au sein de la société, donc l’Église catholique encourage les hommes politiques à promouvoir par l’exemple les valeurs catholiques. 2) La cohérence morale, autrement dit la nécessitée d’agir par rapport aux croyances et aux valeurs personnelles, et pas seulement par rapport à la loi civile. Pour l’Église, un « bon catholique » ne peut pas encourager (ou être sympathisant) de programmes ou partis politiques promoteurs de l’avortement, du mariage gay ou de l’euthanasie, pour ne mentionner que les sujets les plus développés. Le « bon catholique » ne peut supporter une idée ou un fait qui va à l’encontre des principes fondamentaux de la foi catholique et de l’enseignement de l’Église. Déjà le Préfet Joseph Ratzinger écrivait en 2002, avant de devenir Pape : « L’enseignement social de l’Église n’est pas une ingérence dans le gouvernement des pays. Il établit assurément un devoir moral de 377 FORMICOLA Jo Renne, « Catholic Moral Demands in American Politics : A New Paradigm », in op. cit., p. 12. 378 Note Doctrinal concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, 24 novembre 2002, consultée le 3 avril 2011, http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20021124_politica_fr.ht ml 191 cohérence pour les fidèles laïcs, à l’intérieur de leur conscience, qui est unique et une. Dans leur existence, il ne peut y avoir deux vies parallèles, d’un côté la vie qu’on nomme ‘spirituelle’ avec ses valeurs et ses exigences ; et de l’autre, la vie dite ‘séculière’, c’est-à-dire la vie de famille, de travail, de rapports sociaux, d’engagement politique, d’activités culturelles […]. Vivre et agir en politique conformément à sa conscience ne revient pas à se plier à des positions étrangères à l’engagement politique ou à une forme de confessionnalisme ; mais c’est l’expression par laquelle les chrétiens apportent une contribution cohérente pour que, à travers la politique, s’instaure un ordre social plus juste et conforme à la dignité de la personne humaine »379. Nous pouvons observer comment l’Église encourage la participation des fidèles à la vie politique. 3) La Cohérence eucharistique, c'est-à-dire l’obligation des Catholiques à suivre fermement dans leur vie la doctrine de l’Église catholique. Pour faire de la politique, le « bon catholique » doit faire preuve de consistance morale. C’est l’idée selon laquelle il existe des « valeurs morales universelles » non négociables, telle celle de la valeur de la vie. Une autre valeur non négociable est la constitution de la famille par un homme et une femme : « 83. Il est important de relever ce que les Pères synodaux ont appelé cohérence eucharistique, à laquelle notre existence est objectivement appelée. En effet, le culte agréable à Dieu n'est jamais un acte purement privé, sans conséquence sur nos relations sociales : il requiert un témoignage public de notre foi. Évidemment, cela vaut pour tous les baptisés, mais s'impose avec une exigence particulière pour ceux qui, par la position sociale ou politique qu'ils occupent, doivent prendre des décisions concernant les valeurs fondamentales, comme le respect et la défense de la vie humaine, de sa conception à sa fin naturelle, comme la famille fondée sur le mariage entre homme et femme, la liberté d'éducation des enfants et la promotion du bien commun sous toutes ses formes. (230) Ces valeurs ne sont pas négociables. Par conséquent, les hommes politiques et les législateurs catholiques, conscients de leur grave responsabilité sociale, doivent se sentir particulièrement interpellés par leur conscience, justement formée, pour présenter et soutenir des lois inspirées par les valeurs fondées sur la nature humaine. (231) Cela a, entre autres, un lien objectif avec l'Eucharistie (Cf. 1 Co 11, 27-29). Les Évêques sont tenus de 379 Ibid. 192 rappeler constamment ces valeurs ; cela fait partie de leur responsabilité à l'égard du troupeau qui leur est confié (232) »380. Avec ces trois points, l’Église catholique indique la voie que doit suivre le croyant catholique s’il s’engage en politique. Participation, cohérence morale et cohérence eucharistique sont là les impératifs de l’action des citoyens mais aussi des hommes politiques catholiques. Ces trois principes définissent le bon catholique. D’après Jo Renne Formicola : « En substance, l'Église a créé une situation où les candidats, les électeurs et les partis politiques doivent s'adapter aux principes de l'ordre moral catholique ou bien perdre pour leur politique un appui non partisan (c'est-à-dire celui de l’Église catholique) »381. À partir de ce raisonnement, nous pouvons observer que, au moins dans le cas mexicain parallèlement au nord-américain que décrive Jo Renne Formicola, l’Église catholique réussit à s’immiscer en politique. De plus, elle fait valoir ses droits pour, ensuite, promouvoir ses valeurs morales parmi la société mexicaine mais surtout chez les hommes politiques. Dans le cas nord-américain, Jo Renne Formicola signale : « Une minorité des membres catholiques du Congrès (américain) a tenté de concilier ses positions pro-vie avec la hiérarchie catholique, ainsi que son rôle quant au soutien aux questions fondamentales qui unissent tous les catholiques comme les Américains »382. C'est-à-dire que les valeurs catholiques influencent de façon importante les hommes politiques et leurs positions. Dans le cas mexicain, c’est là un phénomène évident depuis les premiers gouvernements locaux du PAN, à partir de la fin des années 1980. Ce phénomène c’est approfondi avec l’arrivée du premier président PANiste en l’an 2000. Nous pouvons également ajouter que les valeurs catholiques s’imposent parmi les hommes politiques issus du catholicisme. Mais comment agissent les hommes politiques héritiers de l’anticléricalisme radical, c'est-à-dire les politiciens du PRD ? 380 Exhortation Apostolique Post-Synodale Sacramentum Caritatis du Pape Benoît XVI aux Evêques, aux prêtres, aux diacres, aux personnes consacrées et aux fidèles laïcs sur l’eucharistie source et sommet de la vie et de la mission de l’Église, 22 février 2007, consultée le 4 avril 2011, http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/apost_exhortations/documents/hf_benxvi_exh_20070222_sacramentum-caritatis_fr.html 381 FORMICOLA Jo Renne, « Catholic Moral Demands in American Politics : A New Paradigm », op. cit., p. 23. 382 FORMICOLA Jo Renne, « Catholic Moral Demands in American Politics : A New Paradigm », op. cit., pp. 19-20. 193 La perte de « valeurs morales universelles » a été évoquée à plusieurs reprises par l'Église catholique. Mais il ne faut pas oublier que tous les discours éthiques et religieux sont, par essence, les représentations d'un ordre social souhaité par l’institution ecclésiastique. Ces mêmes discours sont aussi un appel à s’attacher à une doctrine liée à la tradition et à l’identité. La discussion à propos des « sujets sensibles » (avortement, mariage gay) atteste aussi d’une confrontation pour conserver un certain ordre social mais elle exprime, de plus, des notions très particulières de l’histoire. SECTION II : LES « SUJETS SENSIBLES » DANS L’ENSEMBLE DE LA SOCIÉTÉ MEXICAINE A) Le mariage gay et l’avortement : le cas mexicain Les sujets dits « sensibles » ont été considérés comme tabous pendant de nombreuses années par la société mexicaine. Cette situation s’expliquait par les accords du modus vivendi passés entre le parti hégémonique et l’Église catholique383. Cependant, aujourd’hui les sujets « sensibles » sont considérés comme liés à la santé publique. Cependant certains sujets ont pu faire leur entrée dans l’aréna publique. Dans le cas d’un sujet tel que l’avortement, c’est lié au fait qu’il se soit imposé comme un sujet de santé publique. Le cas de l’avortement est assez significatif si l’on pense que des milliers de femmes dans le monde décèdent chaque année à cause d’un avortement mal pratiqué. En raison de la difficulté à mesurer le phénomène des avortements illégaux, il est difficile d’avoir des données fiables. Or, malgré cette requalification, et malgré les difficultés pour mesurer le phénomène des avortements illégaux, d’après le Grupo de Información y Reproducción Elegida (GIRE)384, une femme décède tous les cinquante jours au Mexique à cause d’un avortement clandestin, mal encadré, mal suivi, mal planifié. Cela montre que malgré le danger, et l’importance du sujet, l’avortement demeure un tabou dans la société mexicaine. Ainsi, malgré la célèbre loi Robles385 au DF qui 383 Nous observerons plus tard comment le PRI à partir de 2008 essaie de revenir à cette logique de sujets tabous pour ne pas entrer en confrontation directe avec l’Église catholique. 384 Le GIRE est une association civile, sans buts lucratifs, fondée en 1991 par des féministes très connues au Mexique, Martha Lamas et María Luisa Sánchez Fuentes. L’objectif du GIRE est d’informer la population en général sur les droits reproductifs, de défendre ces droits, spécialement ceux des femmes, et de générer un large débat, informé et équilibré, sur le sujet de l’avortement. De plus, le GIRE se revendique comme un groupe d’expertises indépendant de tout parti politique ou du gouvernement, http://www.gire.org.mx/contenido.php?informacion=105 385 En août 2000, le maire par intérim de Mexico, Rosario Robles Berlanga, a réformé, avec l’aide du Congrès local, le Code Pénal au sujet de l’avortement. La réforme connue comme « Loi Robles » a inclus trois ajouts pour dépénaliser l’avortement : a) lorsque la santé de la mère est en danger (dans la loi précédente, c’était seulement en cas de risque de décès) ; b) malformation du fœtus ; c) insémination artificielle non consentie, cf. 194 légalise et permet l’avortement dans diverses circonstances, nous pouvons constater que ce sont les anciennes mœurs, les anciennes habitudes et les préjugés qui continuent à influencer énormément la population sur le sujet. Cela peut expliquer aussi pourquoi les partis politiques mexicains ont du mal à s’exprimer sur le problème. De plus, comme nous l’avons déjà observé, l’Église catholique rejette toute initiative de légalisation de l’avortement. Et, grâce à sa force, elle limite et intimide les hommes politiques qui s’expriment sur l’avortement. Nous avons déjà vu que la question de l’avortement s’est posée au Mexique dans les années 1970 à travers les politiques de santé promues par des organismes internationaux comme l’ONU et la Banque Mondiale. Pourquoi l’avortement est-il redevenu aujourd’hui sujet de débat ? De façon paradoxale, ce fut grâce à des projets de loi promus par le PAN dans les États où il fait partie des gouvernements locaux, que le sujet est redevenu d’actualité. Les initiatives du PAN promeuvent que la vie humaine commence dès le moment de la conception, et qu’il faut la défendre contre toute agression ou tentative d’attaque. Cela semble cohérent avec les documents constitutifs du PAN. Cependant, cette position est identique à celle de l’Église catholique. Nous pouvons avancer que les projets de loi PANistes visaient à ne pas laisser se reproduire à l’avenir un scénario comme celui de la loi Robles à Mexico. Mais, ce qui attire notre attention, c’est le fait que les amendements ont eu lieu à partir du second gouvernement national PANiste, celui de Felipe Calderón (2006-2012). Nous observons, à partir des documents consultés et des entretiens réalisés, que le sujet de l’avortement est toujours un sujet de débat et qui reste « inachevé » dans les conceptions des partis politiques enquêtés. Néanmoins, le fait que l’avortement soit une réalité sociale de plus en plus visible oblige les partis à s’occuper du sujet, à y réfléchir et à exprimer leurs positions. Cette question ne pouvait rester un sujet tabou dans la société mexicaine. Il nous semble intéressant de noter que c’est justement pendant les gouvernements nationaux du PAN que les partis politiques ont débattu ouvertement du sujet et intéressant aussi parce que ce phénomène montre comment le sujet était tabou dans le système de parti hégémonique ; dès lors, nous pouvons avancer que l’interdiction de parler du sujet publiquement était l’un des accords durant le modus vivendi. Par ailleurs nous observons aussi qu’aujourd’hui, à partir des élections de 2012, le PRI continue de considérer les sujets LAMAS Marta, « La despenalización del aborto en México », in Nueva Sociedad, n° 20, México, marzo-abril 2009, pp. 154-72. Nous y reviendrons par la suite sur ces questions. 195 « sensibles » comme sujets tabous, dans une stratégie qui consiste à placer le parti au dessus du débat. Bien que les gouvernements nationaux du PAN s’opposent ouvertement à l’avortement, les politiciens PANistes ne cachent plus leur position sur le sujet. Il en va de même, mais à l’inverse, du PRD où les hommes et les femmes politiques expriment librement leurs opinions et positions, en général plutôt en faveur de l’avortement Le PRI reste toujours flou dans sa prise de position au niveau discursif alors même que dans la réalité les politiciens PRIistes finissent par adhérer au choix de l’Église catholique et du PAN. Si cela démontre dans une certaine mesure l’ouverture au débat de la démocratie mexicaine, ces questions nous paraissent particulièrement importantes en ce qu’elles mettent en évidence l’existence des clivages politiques. De façon similaire, le sujet de l’homosexualité a toujours été tabou pour l’ensemble de la société mexicaine et pour les partis politiques du pays. Le machisme inhérent à cette société peut en être une explication. Mais à partir des années 1970, des groupes d’homosexuels ont commencé à s’organiser pour s’exprimer et pour demander à être reconnus comme faisant partie de la société mexicaine. De façon paradoxale, l’arrivée du sida mettra en avant la communauté homosexuelle, aussi nommée Communauté Lesbienne-gay-bisexuelletransgenre (CLGBT). Au début des années 1980, le fait de penser que cette maladie n’affectait que les homosexuels était un préjugé assez répandu. Ce préjugé a constitué une opportunité à la CLGBT pour mieux s’organiser et commencer une campagne d’information qui aboutira à des demandes de reconnaissance des droits des individus avec des préférences sexuelles différentes de celles de la majorité. À partir de la création du PRD, en tant que parti qui défend les droits des minorités, la CLGBT trouve une place pour s’exprimer en politique. Malgré tout, l’homophobie reste un phénomène très répandu au Mexique. D’ailleurs, les crimes pour homophobie sont quotidiens et restent très largement impunis. Malheureusement, l’Église catholique a toujours été l’un des acteurs sociaux qui promeuvent les préjugés homophobes au sein de cette société. Donnons l’exemple de Guadalupe Martín Rábago, archevêque de León, dans l’État de Guanajuato, siège politique du PANisme et très attaché au catholicisme. Celui-ci a attesté à propos du mariage gay : « Face à la violence, à la haine, à la vengeance et à la mort, les projets de loi qui frappent la base de la société comme la famille, face à l’insécurité et aux souffrances des gens, il faudra méditer sur le signe des temps et nous demander si les pluies, les inondations, les tremblements de terre, ne sont pas des 196 messages de Dieu ? Qu-est-ce qu’il cherche à nous dire ? » 386 . Ainsi l’archevêque laisse-t-il entendre que les catastrophes naturelles sont dues à la colère de Dieu contre des péchés tels que le mariage gay. Le PAN semble finalement avoir préféré s’attacher à sa Doctrine qui rapproche sa foi des documents ecclésiastiques du Saint-Siège, c'est-à-dire du rejet total de l’homosexualité. Cependant, notons que le sujet de l’homosexualité reste une question taboue à l’intérieur du parti, pour de nombreux partisan du PAN. Certaines personnes interrogées ont ainsi affirmé que leur position n’est pas très claire, bien que l’on puisse faire l’hypothèse que c’est une position de rejet, comme c’est également le cas sur le mariage gay. 1) Les « sujets sensibles » : le cas du PAN Parmi les jeunes que nous avons interrogés, au moment d’aborder les « sujets sensibles », tous sans exception ont fait appel à la « doctrine » PANiste. En fait, la « doctrine » est l’ensemble des principes à suivre que le PAN dicte à ses membres. Il existe trois documents nommés Projection des principes de Doctrine (1939, 1965 et 2002). Ces documents sont appelés par l’ensemble des militants PANistes la Doctrine. D’après les jeunes que nous avons enquêtés, cette « Doctrine » est « l’esprit du parti », « la base de notre idéologie » ou encore « les fondements de l’identité PANiste ». La Doctrine, nous l’avons noté, sert de guide idéologique, de rappel des valeurs, de plan politique et d’aspirations du parti. Depuis sa création en 1939, le PAN a élaboré trois documents doctrinaux différents chacun étant le fruit d’un contexte historique déterminé. Mais nous pouvons observer qu’ils suivent une même logique concernant plusieurs sujets malgré le temps qui s’écoule. Nous pourrions avancer que la position du PAN est invariable dans le temps, même si le parti essaie d’adapter sa Doctrine aux nouvelles conditions de la modernité (la position évolue mais ne change pas). Ainsi, la Doctrine traite de différents sujets et prend position en ce qui les concerne. Cela aide l’ensemble des militants du parti à avoir une référence qui leur permettra d’agir à leur tour. Ici nous analyserons de façon générale les trois documents, ou Doctrines, pour montrer leur évolution (nous porterons notre attention sur les positions concernant les « sujets sensibles » et non sur la totalité de la Doctrine). 386 « Todo es culpa de las bodas gay », in Milenio diario, Martes 2 de marzo de 2010, p. 3. 197 La première Projection de Principes de Doctrine 1939, date de la création du parti. Le texte est divisé en quatorze grands sujets tels que : « la Nation », « la personne », « l’État », « la liberté », « l’économie » et « la politique ». Pour commencer, nous retenons la conception de « la personne ». Nous nous arrêtons un instant sur ce sujet car nous trouvons là aussi les concepts de « famille » et de « religion » : « La nation ne se compose pas d'individus abstraits, ni d’une masse indifférenciée, mais de vrais êtres humains, regroupés dans les communautés naturelles, telles que la famille, la municipalité, les organisations de travail, professionnelles, culturelles ou religieuses »387. Nous pouvons observer que le concept de « famille » apparaît en tant que « communauté naturelle » entre individus. C’est en fait comme quelque chose de donné, il n’existe pas encore de réflexion mais une mention. Nous pouvons comprendre cela si nous nous référons à la période et aux circonstances dans lesquelles a été écrite cette première Doctrine. Dans la partie dédiée à « la liberté », nous notons la lutte du parti pour la liberté de culte et la liberté religieuse. Pour le PAN, à ce moment-là de l’histoire du pays, la liberté primordiale est la liberté religieuse : « L'État n'a pas et ne peut pas exercer de domination sur les consciences, ni interdire ou chercher à imposer des croyances religieuses [...]. La liberté de religion, de croyance, de culte et d’enseignement, doit être réelle et entièrement garantie au Mexique »388. La Doctrine 1939 revient sur le sujet de la liberté lorsqu’elle aborde le sujet de « l’enseignement ». Sans le dire ouvertement, le PAN valide le droit des parents à choisir l’éducation de leurs enfants, une des demandes historiques de l’Église catholique dans le cas mexicain : « L'État ne peut pas devenir agent de propagande sectaire ou partisan, et la liberté d’enseignement doit être garantie, sans autres limites par l'État que la détermination des exigences techniques relatives à la méthode, l'extension et la vérification de la conformité programmée concernant l'octroi de diplômes ou de certificats »389. Bien que ce ne soit pas l’objet de notre recherche, il nous semble important de signaler que l’idée de liberté apparaît dans le texte PANiste : liberté de culte, liberté de choix ; à l’avenir ce concept sera approfondi pour les militants. 387 Proyección de Principios de Doctrina 1939, Aprobados por la Asamblea Constituyente en sus sesiones del 14 y 15 de septiembre de 1939, Partido Acción Nacional, p. 2. 388 Ibid., p. 4. 389 Ibid., p. 5. 198 Concernant le thème du travail, il ne s’agit pas là de l’aborder comme nous traiterions de l’un des sujets dits « sensibles » mais plutôt d’attirer l’attention sur le langage employé pour l’évoquer, c’est ce point là que nous avons relevé dans l’un des paragraphes suivants. Il s’agit-là d’un langage très proche du sacré et du religieux : « Il est nécessaire de proclamer le caractère sacré du droit au travail ainsi que l'obligation de travailler »390. Ce type de citations est récurrent dans tout le texte, et se reproduit d’autres Doctrines par la suite. Signalons un autre exemple : « L’agriculture […) est un problème primordial de notre économie ; mais il est surtout un problème d’élévation humaine »391. Il nous semble important de signaler que ce type d’éléments explique en partie le fait que l’État révolutionnaire ait essayé de présenter le PAN à la société comme un parti proche de la religion. Dans cette première Doctrine 1939, le PAN expose qu’il est un parti libéral en économie, mais humaniste en politique, cela lui a valu la réputation de conservateur : « Le secteur privé est la plus vive des sources de l’amélioration sociale. L’État doit promouvoir et garantir le développement ordonné de ce secteur […]. L’État n’a ni autorité ni propriété sur l’économie nationale […] les activités économiques doivent toujours être subordonnées au service des valeurs humaines car elles sont supérieures »392. À la fin de ce premier document doctrinal, le PAN présente la façon dont il conçoit l’organisation du pays et de la société à partir du principe « de la municipalité », une idée centrale le comprendre. Nous observons que dans cette première Doctrine, les « sujets sensibles » n’existent pas, mais cela semble logique si l’on considère que c’est à cette époque que se constituait le système de parti hégémonique avec l’accord de l’Église catholique. Malgré tout, le PAN essaie de montrer son rapprochement de l’Église catholique et sa confrontation avec le groupe révolutionnaire. Et, comme nous l’avons déjà dit, cette revendication se trouve plutôt dans le domaine des libertés, surtout celui de la liberté de choix éducatif et celui de la liberté de culte. Lors de la XVIIIe Convention Nationale, le 16 mai 1965, une deuxième Projection de Principes de Doctrine a été présentée et approuvée. Ce texte réitère son attachement aux principes de la Doctrine 1939, mais évolue aussi vers une nouvelle organisation et de nouveaux sujets importants à traiter. Ainsi, nous notons que de quatorze sujets nous passons à douze. Certains, comme « la liberté » sont remplacés par « la démocratie ». D’autres, comme 390 Ibid., p. 6. Ibid., p. 7. 392 Ibid., pp. 6-8. 391 199 « la nation », « l’agriculture » ou « l’initiative » s’effacent sans disparaître complètement. En outre des sujets qui deviendront primordiaux pour le PANisme apparaissent, par exemple, « la famille » et « la justice sociale ». Il faut dire que d’après certains auteurs393, la Doctrine 1965 est le résultat d’un équilibre entre le secteur libéral du parti et les secteurs proches du catholicisme héritiers du Parti Catholique du début du XXe siècle pendant la période révolutionnaire. La Doctrine 1965 démarre avec le concept de « la personne » qui continue à être centrale pour le parti. Les droits de l’homme sont au cœur de la Doctrine 1965, et nous constatons qu’à partir de ce texte, le parti reconnaît l’existence de « la personne » dans un monde matériel mais aussi sur un terrain spirituel : « L'être humain est une personne, avec un corps matériel et une âme spirituelle, doté d'intelligence et de libre volonté, responsable de ses propres actions, et également doté de droits universels, inviolables et inaliénables […]. Les hommes sont égaux par nature et ne doivent pas être réduits à l'état de simple outil de particuliers, groupes ou institutions privées ou publiques, au détriment de leur destin temporel et éternel »394. Aussi, sur le sujet de « la politique », la Doctrine 1965 évoque les capacités et les obligations des hommes envers les hommes, mais nous mettons surtout l’accent sur les valeurs morales, avec une priorité aux valeurs culturelles et matérielles : « Le PAN conçoit la politique comme […] la capacité et l'obligation de servir l'humanité et la communauté […] mais aussi comme un ensemble de valeurs morales, culturelles et matérielles que les hommes doivent atteindre par l’entraide »395. Cette idée nous rapproche aussi des « valeurs universelles » non négociables déjà mentionnées dans les documents officiels de l’Église catholique. Nous pouvons observer également dans le texte que le « langage sacré » s’accentue et devient récurrent. Ainsi, lorsque le PAN marque ses distances avec des régimes communistes ou socialistes, la Doctrine 1965 n’a pas de mal à employer un tel langage : « Les doctrines qui perçoivent l'État comme un instrument de lutte au service d'une classe sociale, pour la destruction ou pour la domination des autres, et qui fondent la solution des problèmes sociaux sur la lutte des classes sont fausses, inhumaines et contraires aux lois fondamentales 393 Cf., MEYER Jean, La Cristiada, México, Siglo XXI, 1978, 360 p. Cf., GARCIA CANTU Gastón, Idea de México. V La Derecha, México, Fondo de Cultura Económica, 1991, 742 p. 394 Proyección de Principios de Doctrina 1965, Aprobados en la XVIII Convención Nacional con fecha 16 de mayo de 1965. Partido Acción Nacional, p. 3. 395 Ibid., p. 3. 200 de la vie politique sociale »396. Nous pouvons dire que pour ce type de sujets, le PAN s’inscrit dans la même logique que celle de l’Église catholique de l’époque. Concernant « l’ordre international », le texte indique que le PAN ne reconnaît pas l’idée d’une nation séculière pour le Mexique. De plus, le concept de multi-culturalité, présent dans la Doctrine 1939, disparaît dans celle de 1965 : « Le Mexique est une réalité vivante, avec sa propre tradition, parfois séculière, et avec les éléments internes de l'unité capable de surmonter toutes les divisions en plusieurs segments, de classes ou de groupes »397. Bien que le sécularisme fut accepté en 1965, le PAN précise que cette situation n’a pas toujours existé. Et, de fait, nous pouvons avancer que le PAN avait raison. C’est peut-être en ce qui concerne « la démocratie » que nous trouvons là une nouvelle importante dans la Doctrine 1965 par rapport à celle de 1939. Tout d’abord nous notons une demande de reconnaissance et de respect à la fois des droits de l’homme et des droits civiques. Dans cette demande, le PAN en profite pour ajouter les valeurs qu’il défend, principalement par rapport aux croyances religieuses. Des sujets comme le droit à la vie et à la liberté religieuse apparaissent comme valeurs fondamentales du parti et nous revenons sur les « valeurs universelles » non négociables. Bien que la liberté religieuse ait été abordée dans la Doctrine 1939, dans celle de 1965, elle prend une importance majeure. De même, le droit à la vie apparaît pour la première fois mais s’impose comme une valeur « non négociable » pour reprendre les mots des personnes que nous avons interrogées. Si l’on se réfère à la Doctrine 1965 : « En fonction de la dignité et de la liberté, tout régime démocratique doit respecter, promouvoir et assurer, non seulement la reconnaissance théorique, mais aussi l'exercice effectif des droits fondamentaux des êtres humains, c'est-à-dire ceux que détiennent tous les membres de la communauté politique, sans distinction, par le simple fait d'être humains : droit à la vie, à la liberté spirituelle, à la justice, à l'éducation et à la culture, au travail et au repos, à la propriété, à la sécurité sociale, à la santé et au bien-être […]. L'État n'a pas et ne peut pas exercer de domination sur les consciences, ni interdire ou imposer de croyances religieuses. L'État doit garantir la liberté religieuse pour tous les individus afin de les laisser exprimer leurs convictions, individuellement et collectivement, autant en privé qu’en public »398. Cette ligne perdure encore de nos jours. Cette partie traite là, notamment, de la liberté comprise comme liberté de culte mais également comme le droit de tous les individus de participer à la 396 Ibid., p. 4. Ibid., p. 5. 398 Ibid., pp. 7-8. 397 201 politique : « Toute personne a le droit et l'obligation d'intervenir dans les affaires publiques de la communauté politique à laquelle elle appartient […]. l’État doit veiller à ce que les citoyens disposent de la liberté d'information et de la liberté de critiquer le pouvoir »399. Nous pouvons nous interroger sur le rapport de ces demandes aux les droits niés (parole, participation politique) aux hommes religieux au Mexique. Un autre sujet qui devient central dans la Doctrine 1965 est celui de « la famille ». Une partie entière lui est consacrée dans la nouvelle version de la Doctrine, qui commence en exposant la façon dont le PAN comprend et conçoit « la famille » : il s’agit, selon lui, d’une unité basique de la société mais aussi une communauté de parents et d’enfants. Ensuite nous notons que l’explication se rapproche, fortement, des valeurs de l’Église catholique. Aussi la Doctrine 1965 reconnaît dans « la famille » le lieu de reproduction des valeurs morales mais aussi celui de la reproduction de l’espèce humaine : « La famille est responsable de la continuité de l'espèce humaine, de la communication et du développement des valeurs intellectuelles et morales nécessaires à la formation et au développement de l'individu et de la société ; elle doit aussi fournir à ses membres les biens matériels et spirituels nécessaires à la vie ordonnée et suffisante de l'homme »400. Cela nous semble très proche de la conception de la famille de l’Église catholique. À la fin de cette partie, sans s’opposer ouvertement à l’Etat mexicain, la Doctrine 1965 traite de l’un des fondements du parti : le principe de subsidiarité. Nous attirons l’attention sur ce concept car il apparaît assez souvent dans les entretiens réalisés : « Une politique sociale équitable ne doit pas chercher le remplacement de la famille par l'État [...]. Le gouvernement est également tenu de respecter le principe de subsidiarité et d'assurer, en droit et en pratique, la liberté de conscience des membres de la famille et le droit préférentiel des parents de déterminer le type d'éducation dont les enfants ont besoin »401. Dans la Doctrine 1965, la subsidiarité sert à reprocher à l’État mexicain le manque de liberté par rapport à l’éducation. Ce sujet devient alors primordial parce que le PAN considère que c’est seulement par la voie de l’éducation que le pays arrivera à un système démocratique. Nous observons ici aussi une logique d’impératif catégorique qui rapproche le PAN des principes de l’Église catholique car : « la liberté d'expression ne peut avoir d'autres limites que celles 399 Ibid., p. 8. Ibid., p. 10. 401 Ibid., p. 10. 400 202 imposées par les normes juridiques et morales pour le bien commun »402. Nous remarquons de plus un réel engagement vers la lutte pour un système démocratique au Mexique. À partir du thème de la lutte pour la liberté de choisir le type d’éducation à suivre, le PAN poursuit d’avantage encore sa pensée et demande le changement du système : « Il est du devoir de l'État, mais il ne peut jamais être monopolisé par lui, de démocratiser l'éducation, c'est-à dire, de s'assurer que tous les membres de la communauté ont une chance égale face à l'éducation [...]. Dans l'accomplissement de ce devoir, l'État ne peut pas devenir un agent de propagande sectaire ou partisane […]. La liberté académique doit être garantie, sans autres limites étatiques que la détermination des exigences techniques relatives à la méthode, à l'extension et à la vérification que le programme d'études soit rempli »403. Pour cela le parti fait appel aux droits des parents à choisir l’éducation de leurs enfants : « Empêchent ces principes, l'imposition par l'État de textes uniques à tous les niveaux de l'éducation et l'absence ou la limitation du droit préférentiel des parents à choisir en fonction de leurs convictions le type d'enseignement qui sera donné à leurs enfants »404. Cette position est exactement la même que celle observée dans les textes officiels de l’Église catholique : le droit de choisir le type d’éducation. Il est clair que la lutte pour les libertés se trouve au centre de la Doctrine, mais ce sont des libertés de choix, surtout par rapport à des sujets tels que le culte et l’éducation. Un autre paragraphe de la Déclaration a attiré notre attention : celui qui traite des femmes dans le sujet même du « travail ». Aujourd’hui nous pourrions considérer le texte comme très conservateur mais en 1965, il semble progressiste. Nous constatons que pour le PAN de cette époque il existait une nette différence entre activités masculines et activités féminines : « Toutes les personnes aptes au travail devraient avoir la possibilité constante de s’y consacrer. Avec les mêmes droits et obligations que les hommes, les femmes ont droit à des conditions de travail en conformité avec les exigences de leur sexe et de leurs devoirs d'épouse et de mère »405. C’est le mot « mère » qui renvoie automatiquement au concept de famille. Et bien entendu, la mère avec des droits mais aussi des devoirs. La figure féminine 402 Ibid., p. 11. Ibid., pp. 11-12. 404 Ibid., p. 12. 405 Ibid., p. 13. 403 203 garde donc la priorité des activités au sein de la famille, une position que l’Église catholique a toujours promue et défendue. Quand la Doctrine 1965 aborde le sujet de « l’économie », nous pouvons observer que le parti conserve un esprit libéral économique mais modéré ou orienté vers les valeurs morales. Nous notons de la sorte une continuité de la ligne économique de la Doctrine 1939 dans celle de 1965, avec à nouveau un impératif catégorique qui s’impose car, « bien que l'activité économique ait pour but les biens matériels […] elle devrait être soumise à la loi morale ainsi qu’à la finalité et aux valeurs suprêmes de la vie humaine »406. Selon la logique dans laquelle l’humanisme s’impose au profit économique, nous observons que la Doctrine 1965 se rapproche beaucoup des documents issus du Concile « Vatican II » : « Il est inacceptable d’employer l’augmentation des biens matériaux, comme prétexte ou outil d’esclavage et de dégradation humaine, pour supprimer la liberté et les droits de l’homme »407. Les deux textes demandent l’application et le respect des droits de l’homme. Mais la liberté de choix, demandée par le PAN, et la liberté de culte, demandée par l’Église catholique, reculent face à la demande de liberté économique. Pour en terminer avec cette Doctrine 1965, notons que le concept de « justice sociale » fait son apparition. Nous constatons ici que le PAN continue à employer le « langage sacré » ainsi que nous le disions déjà précédemment : « La pauvreté et l'ignorance sont dues à un désordre moral, économique et politique, et elles ne seront évitées que grâce à un ordre social juste, fondé sur la reconnaissance des valeurs spirituelles et de la réalisation du bien commun, en fonction de situations historiques spécifiques […]. La justice sociale a pour but, fondée sur l'égalité et la solidarité essentielle des hommes, de promouvoir l'accès des hommes […] aux biens matériaux et aux biens spirituels afin que la communauté vive de la façon la plus juste, équitable et équilibrée possible, dans le respect de la liberté personnelle et de la dignité humaine »408. Quoi qu’il en soit, cette deuxième Doctrine se rapproche beaucoup plus des « valeurs universelles » et des demandes de l’Église catholique que la première version de 1939. 406 Ibid., p. 15. Ibid., p. 16. 408 Ibid., pp. 16-17. 407 204 Lors de la XLVe Convention Nationale du 14 septembre 2002 avec le PAN déjà installé au gouvernement présidentiel, une nouvelle Projection de Principes de Doctrine est approuvée par l’ensemble du parti. Celle-ci sera connue sous le nom de Doctrine 2002. Ce nouveau texte est un essai de modernisation des valeurs PANistes, ou plutôt, une adaptation de la Doctrine aux temps nouveaux, avec un PAN qui a la responsabilité de gouverner le pays. Des sujets tels que « la science », et « l’innovation technologique » ou encore « l’humanisme bioéthique » font leur apparition. D’autres fusionnent comme ceux de « la personne » et de la « liberté » ou bien ceux de « la culture » et de « l’éducation ». Finalement un sujet tel que celui de « la famille » s’affirme dans l’esprit de la Doctrine 2002. Ainsi, dans ce troisième document, nous trouvons treize parties avec les sujets que le PAN considère comme primordiaux pour le nouveau siècle. Il est important de signaler que la Doctrine 2002 est née d’une réflexion obligée pour le parti, une fois celui-ci ayant accédé au pouvoir présidentiel. Il était nécessaire pour lui, une fois au gouvernement national, de réaffirmer son identité en même temps que de continuer d’orienter ses militants. De cette réflexion a surgi la confirmation que les principes et les valeurs du parti sont toujours valides malgré le changement et l’évolution du pays et du monde entier. De plus, la Doctrine 2002 offre, pour la première fois, ses trois piliers basiques au PANisme moderne : responsabilité sociale, solidarité et subsidiarité. D’après le document : « Grâce à sa participation à la vie publique au Mexique, le PAN a vérifié la validité de ses principes de Doctrine […] 63 années après sa fondation […] le PAN réitère son attachement aux principes de la Doctrine 1939 […]. Les principes du parti sont aussi pertinents aujourd'hui qu’à son origine, et ses piliers sont encore solides et valables. Le monde, cependant, a évolué […] il convient que le PAN présente ainsi la direction que marque notre Doctrine […] sa responsabilité sociale […]. Il est également souhaitable de projeter la lumière sur des faits nouveaux qui apportent les principes de solidarité et de subsidiarité »409. La Doctrine 2002 débute avec les sujets traitant de « la personne » et de « la liberté » dans une même partie. Pour le PAN, l’être humain en tant que personne a des droits et des obligations, ainsi que des responsabilités. Les concepts de « la personne » et de « la liberté » fonctionnent donc ensemble dans la Doctrine 2002. Un rapprochement de la position de l’Église catholique est visible dans cette partie lorsque le texte rappelle les droits des personnes non-nées : « La vie et la dignité humaine doivent être protégées et respectées à 409 Proyección de Principios de Doctrina 2002, Aprobada en la XLV Convención Nacional con fecha 14 de septiembre de 2002, Partido Acción Nacional, p. 2. 205 partir du moment de la conception et jusqu'à la mort naturelle »410. Nous constatons que le sujet de la liberté est toujours central pour le parti. Et à partir de cette vision, l’idée d’individu se rapproche assez de la vision de l’Église catholique. Le sujet de « la famille » reste toujours l’un des sujets clefs. « La famille », toujours comme centre et base de la société, donc toujours comme garante de la reproduction des valeurs ainsi que de l’espèce humaine (à savoir « la famille » représentant l’institution la plus importante de la société) : « La famille est le principal canal de la solidarité entre les générations. Elle est la principale zone de responsabilité sociale [...]. Il relève de la compétence de la famille de communiquer et de développer les valeurs intellectuelles et morales nécessaires à la formation et au développement de l'individu et de la société […]. La famille a une priorité naturelle sur toutes les autres formes sociales, même sur l'État. Une fonction essentielle de ce dernier est de permettre et de faciliter l'accomplissement de la mission des familles qui forment la communauté »411. La famille, par conséquent, garde toujours une importance primordiale pour le parti ; mais en tant qu’unité indivisible et inaltérable, comme selon la conception de l’Église catholique. Nous pouvons avancer que les concepts sont presque identiques et que c’est l’institution ecclésiastique qui a réussi à influencer le parti politique. Aussi, nous sommes en mesure d’attester que le mot « mariage », en tant que fondement de la famille, fera controverse dans le cas des « familles » qui sortent de la logique classique de famille nucléaire (père, mère et enfants)412. De plus, la Doctrine 2002 rappelle sa position de respect dans le droit qu’ont les parents de choisir le type d’éducation qu’ils souhaitent pour leurs enfants. C’est là l’une des demandes historiquement revendiquées par le PAN et l’Église catholique ensemble. Pour cela 410 Ibid., p. 3. Ibid., p. 5. 412 Nous avons travaillé sur le sujet quelques années auparavant pour la Commission Spéciale pour l’enfance, les adolescences et les familles, à la chambre de députés du Mexique, Législature LIX. « Nous devons reconnaître l’existence de plusieurs types de familles dans notre société : a) la famille nucléaire, composée par le père, la mère et leur descendance (enfants) ; b) la famille élargie, composée par des familiers (par sang ou mariage) dont les relations ne sont pas seulement entre les parents et les enfants, par exemple grands-parents, cousins, oncles, beau-frère, belle-fille, etc. ; c) la famille monoparentale, où l’enfant ou les enfants habitent seulement avec un des parents ; d) la famille homoparental, où les parents est une couple homosexuelle avec des enfants propres ou adoptés ; e) la famille recomposée, composée par membres de deux ou plus familles différentes. Il faut remarquer que le concept de famille n’est pas lié forcement aux liens de sang mais surtout aux sentiments, à la solidarité, à la coexistence, etc. Des individus qu’habitent ensemble pour une certaine période ». TORRES MARTINEZ Rubén, « Un espacio para la niñez adolescencia y familias », in Agora, Mexico, Chambre de députés, 2004, p. 34. 411 206 le principe de « subsidiarité » devient un élément clef : « L'État est tenu de respecter la primauté de la famille et le principe de subsidiarité et d'assurer, en droit et en pratique, la liberté de conscience des membres de la famille et le droit fondamental des parents à déterminer le type d'éducation dont leurs enfants ont besoin. Pour sa part, la famille est contrainte à participer à la construction d'un ordre social juste »413. Ainsi, la Doctrine 2002 passe du sujet de « la famille » à celui de « la culture et de l’éducation » pour rappeler encore le rôle central de la famille dans la reproduction des valeurs dans la société (c'est-à-dire la reproduction-même de la société). « La culture est construite à partir de la maison, des familles et des grandes collectivités […] C'est plus que de l'art, que de la science ou que des bonnes mœurs [...]. Dans la culture de chaque individu se trouve la culture des autres »414. Nous pouvons remarquer que, pour le PAN, l’éducation donne la formation intégrale pour reproduire les valeurs et les mœurs nécessaires à la société. Avec ce mélange de sujets, le PAN avance ainsi dans sa cosmovision, autrement dit dans son interprétation de l’ensemble du monde et de la société. Par rapport au sujet de « la nation et de la mondialisation », la Doctrine 2002 reconnaît, comme dans celle de 1939, mais différemment de celle de 1965, la multi-culturalité et la pluriethnicité du Mexique. Rappelons que dans la Doctrine 1965, le sujet est plutôt confus. Tout cela pour prendre un engagement quant aux droits des citoyens mexicains à l’étranger. Ce qui a retenu notre attention est le fait de différencier « la globalisation » et « la mondialisation ». La Doctrine 2002 remarque à ce sujet que : « Pour la mondialisation, il n’existe pas de personnes ni de communautés avec une histoire, une culture, des besoins et des projets, mais des entités économiques au sein d'un marché mondial. Cependant, la mondialisation met en avant les individus, les communautés et les nations qui se rapportent entre elles dans la liberté et la dignité […] dans le plein respect de la culture, de la tradition, des valeurs et des croyances de chaque peuple »415. Nous observons que le côté libéral économique du PAN s’affirme mais qu’il est toujours soumis à la dignité des personnes. Comme nous l’avons déjà noté, il semble paradoxal de trouver un parti qui se nomme libéral mais qui, en même temps, affirme sa conviction et son engagement envers certains postulats de l’Église catholique. Ici nous parlons du rejet de l’individualisme et de la mondialisation mais sans définir concrètement les concepts. 413 Proyección de Principios de Doctrina 2002, op. cit., p. 5. Ibid., p. 5. 415 Ibid., p. 7. 414 207 C’est vers la fin de la Doctrine 2002 que nous retrouvons les parties qui correspondent aux « sujets sensibles ». La partie « la science et l’innovation technologique » traite des responsabilités scientifiques et éthiques de la recherche. Nous en revenons toujours à la logique de l’impératif catégorique : « Tout ce qui est scientifiquement possible n’est pas forcément socialement responsable. La liberté de recherche trouve sa frontière dans la dignité de la personne humaine. La manipulation technique de la nature n'est pas gratuite, il existe des risques. La protection et les soins de la nature sont la responsabilité directe du chercheur mais aussi de la société, dans la solidarité […]. Le développement des connaissances, l'innovation et le progrès technologique doivent être responsables lorsque le sujet de recherche est l'homme lui-même »416. Déjà le PAN se rapproche des préceptes catholiques sur le sujet de la recherche scientifique. Nous rappelons toute l’argumentation présentée et développée par l’Église catholique dans les textes tels que la Déclaration… ou la Lettre aux évêques… Mais, la partie concernant « l’humanisme bioéthique », dans laquelle la Doctrine 2002 précise la position du PAN à propos de l’avortement, est encore plus importante et elle suit la même logique que celle indiquée par l’Église catholique : « Le PAN affirme la valeur de la vie humaine depuis la conception jusqu'à la mort naturelle et le droit de toute personne au respect de sa vie dans son intégralité […]. Chaque femme et chaque homme est un être indivisible corporellement et spirituellement, un être unique et singulier, avec sa propre identité et sa propre dignité inhérente […]. Le droit à la vie est inviolable. Comme le fondement de tous les autres droits, il doit être respecté, garanti et protégé par l'État conformément aux règles, aux principes et aux valeurs du droit. Personne ne possède ni la vie ni la mort […]. L'embryon humain est une personne. Ayez de la dignité et le droit à la vie »417. Comme c’est le cas pour l’Église catholique, selon le PAN il existe deux individus séparés lorsque la mère est enceinte, chaque individu ayant ses propres droits en commençant par le droit à la vie. Nous pouvons ici facilement observer l’influence de l’Église catholique dans la Doctrine 2002. De plus, nous pouvons attester que la logique de l’impératif catégorique est encore présente. Nous pouvons dès lors déceler que la position du PAN à propos des « sujets sensibles » reste cohérente et dans la même logique au fil du temps. Nous sommes en mesure d’avancer également que la Doctrine s’est peu à peu rapprochée des positions de l’Église 416 417 Ibid., p. 12. Ibid., pp. 12-13. 208 catholique. Mais il nous semble encore très risqué d’affirmer que le PAN soit un parti politique confessionnel ou religieux. En revanche, nous pouvons au moins assurer que la Doctrine a toujours été proche des positions de l’Église et de ses demandes. Dans le cas des « sujets sensibles », le rapprochement entre les deux institutions est très net. Mais, par rapport à d’autres sujets tel celui de l’économie, nous trouvons des différences. L’utilisation de certaines expressions qui renvoient à des valeurs précises, représente un accord tacite avec le contenu et suggère en même temps l’existence d’une unité d’idées. Telle est aussi la fonction de la Doctrine. Cela demande une réflexion sur les croyances et les valeurs partagées, sur l’éthique publique et sur la morale. Car, les points de vue et les positions que les individus expriment au quotidien sont fondés sur la base de ces croyances et sur des valeurs partagées. L’éthique publique est construite à différents moments et sur des zones différentes : des groupes sociaux, idéologiques, religieux, culturels, etc. Mais chaque individu est différent, et n’est donc pas forcément obligé de partager les croyances et les valeurs. La Doctrine réussit, d’après notre travail de terrain, à bien homogénéiser l’éthique PANiste partagée. Malgré tout, par rapport aux sujets qui nous intéressent, l’avortement et le mariage gay, nous pouvons avancer qu’à partir de la conception de « la famille » et de « la défense de la vie », la Doctrine permet de voir très clairement que le PAN se rapproche de l’Église catholique. 2) Les « sujets sensibles » : le cas du PRD Dans le cas du PRD, les sujets dits « sensibles » sont observés dans deux documents internes au parti : dans sa Ligne politique et dans sa Déclaration de Principes, également nommée les Principes par les militants. Les deux documents sont en fait les textes qui régissent la politique perrediste. La Ligne et les Principes sont les guides des positions politiques que le parti demande de suivre à ses militants et à ses élus. Nous étudierons d’abord la Déclaration de principes, dans laquelle le PRD essaie, comme le PAN, de prendre une position nette sur plusieurs sujets tels que « les droits de l’homme », « l’économie », « le développement scientifique » ou bien encore « la jeunesse ». Toutefois, nous trouvons déjà là un positionnement de confrontation et de distinction par rapport à son opposant PANiste. Tel est le cas de sujets ignorés ou minimisés par le PAN tels que « l’État laïque », « les droits des peuples indigènes » ou bien « la transversalité de genre ». Nous observons déjà que les priorités, même si elles sont peut-être les mêmes, sont abordées et présentées de façon très différente dans les deux partis politiques. 209 Les Principes, datés de décembre 2009, sont en fait une « mise à jour » de la Déclaration de Principes du PRD (1989). D’après des chercheurs tels que Marco Aurelio Sánchez ou Jean-François Prud’homme, le PRD essaie d’actualiser ses documents de base tous les deux ou trois ans, dans une logique pragmatique et de stratégie électorale 418. Pour commencer, le texte est reconnu comme central, il évoque les valeurs que défend le PRD et fait l’analyse de la société selon les idées du parti : « C’est la mise à jour de nos principes et du guide de notre action […]. Nous devons en finir avec les inégalités, l'injustice sociale, la discrimination et la détérioration des valeurs sociales qui ont contribué à la violence, à la criminalité, à la corruption, à l’abus de pouvoir et à la barbarie qui règnent dans les faits divers de plus en plus fréquents dans la vie quotidienne »419. Bien que le PRD parle de valeurs sociales « détériorées », le texte ne spécifie pas à quelles valeurs il fait référence. De plus, les Principes reconnaissent les diversités religieuses, sociales, culturelles et sexuelles : « Nous reconnaissons et respectons notre diversité idéologique, ethnique, sexuelle, culturelle et religieuse de toute sorte, et nous nous prononçons en faveur et pour la tolérance de nos différences avec pour principes la dignité, le respect de la valeur des personnes et l'égalité des droits entre hommes et femmes »420. Nous retrouvons ici le sujet des diversités, dans la mesure où le PRD reconnaît d’abord la diversité religieuse avant de demander la liberté de culte ; de plus, il est clair que le cas du monopole religieux ne sera pas envisagé dans les Principes. Dès le début, les Principes marquent leur engagement pour la défense des droits à la différence sexuelle pour en arriver à un État démocratique. Nous sommes devant la lecture d’un parti catch all, qui essaie d’attirer certains votants mais sans avoir de doctrine claire. Malgré cela, la diversité des groupes qui ont donné forme au PRD oblige aujourd’hui le parti à s’attacher fortement à la défense des droits de l’homme, mais surtout à la défense de la différence et de la diversité : « Le PRD est au service du peuple mexicain, et propose de répondre à ses besoins matériels et culturels ; en particulier, il s'engage auprès des travailleurs, des paysans, des femmes, des personnes âgées, des marginalisés, des autochtones, des jeunes, des entrepreneurs, des Afro-américains, des personnes avec une 418 Cf. PRUD’HOMME Jean François, El PRD : su vida interna y sus elecciones estratégicas, México, CIDE, 1996, 64 p. ; cf. SANCHEZ Marco Aurelio, PRD : la elite en crisis, México, Plaza y Valdéz, 2006, 250 p. 419 Declaración de Principios, XII Congreso Nacional del PRD. 3, 4, 5 y 6 de diciembre 2009, Partido de la Revolución Democrática, p. 7. 420 Ibid., p. 8. 210 orientation sexuelle différente et des classes moyennes »421. Contrairement au PAN, qui a réussi à définir la sienne, le PRD cherche toujours à se former une identité historique propre. Ainsi les Principes présentent le parti comme étant l’héritier des luttes d’indépendance, de révolution, et d’autres mouvements qui ont cherché à changer la société mexicaine pour la rendre plus équitable socialement : « De la guerre d'indépendance, on a reçu notre identité et les profils de notre nationalité […]. De la Révolution mexicaine […] les idéaux de justice sociale ont été renforcés […]. En outre, le PRD est le résultat de luttes que la gauche a commencées avec les mouvements ouvrier et paysan qui ont fait la Révolution […] elle suppose aussi des idéaux de notre parti, les luttes et les efforts du mouvement démocratique et libertaire »422. Mais, les Principes rappellent également que le PRD est devenu le parti approximatif de la gauche mexicaine. Peut-être que ce processus inachevé explique aussi sa diversité interne : « Le PRD est le produit du processus d'unification incomplète de la gauche mexicaine [...]. Il découle de l'intégration des trois grandes branches du mouvement mexicain de la politique sociale, telle que la gauche partisane […] le Parti Communiste Mexicain, le Parti Socialiste Unifié du Mexique et le Parti Mexicain Socialiste […] le Parti Mexicain des Travailleurs […] de la branche de la gauche composée d'organisations et mouvements sociaux dans la lutte contre l'autoritarisme, l'anti-démocratie et la répression, et à la conquête des droits démocratiques et sociaux, et des citoyens à la vie politique […] et finalement la branche formée par le nationalisme révolutionnaire démocratique actuel, qui a résulté de la rupture du PRI avec l'imposition du projet néolibéral dans le sens de l'organisation […] cette branche dirigée par Cuauhtémoc Cárdenas Solórzano, fondateur du Front Démocratique National en 1988 »423. Ce qui attire notre attention est aussi le fait que, contrairement au PAN, le PRD n’a pas de mal à s’auto-situer dans l’arène politique, à gauche. Pour approfondir ce sujet, les Principes n’hésitent pas à reconnaître leur héritage PRIiste mais du PRI révolutionnaire et socialiste à la fois et fortement en opposition au PRI néolibéral. Nous pouvons poser alors la question suivante : à quel PRI font référence les Principes ? Celui qui a bâti le système de parti hégémonique ? Le PRI catch all ? Par rapport à notre recherche, le PRI du modus vivendi ? Quoi qu’il en soit, d’après la Déclaration de 421 Ibid., p. 8. Ibid., p. 9. 423 Ibid., p. 10. 422 211 Principes : « Le PRD est un parti de gauche, pluraliste et démocratique qui élabore une critique du capitalisme dans la perspective d’atteindre une nouvelle société égalitaire et libertaire supérieure au système d'exploitation, de domination et d'oppression appelé capitalisme »424. Nous observons que les Principes présentent le PRD comme un parti libertaire, qui n’est pas libéral, et critique du capitalisme. Ainsi le PRD essaie de rendre public son engagement et sa solidarité envers les luttes populaires et progressistes : « Le PRD est enraciné dans les mouvements sociaux […]. Le PRD sympathise et s'identifie avec des luttes ouvrières, paysannes, populaires, féministes, et avec le respect de la diversité et de l'égalité des sexes, le mouvement environnemental, le mouvement étudiant, les Indiens, et toutes les actions progressistes au Mexique et dans le monde »425. Un point à relever également, il s’agit de l’engagement du PRD, au moins dans son discours, en ce qui concerne la jeunesse. « Le Parti de la Révolution Démocratique entend être un parti avec une présence significative de jeunes, afin d'assurer leur inclusion sociale dans notre vie quotidienne et la représentation des organes directeurs du parti […]. Le PRD est défini avant tout comme une école de la profession noble de la politique, dans la discussion et la formulation d’un projet national »426. Les Principes cherchent à montrer un parti préoccupé de la formation et de la préparation de ses futurs cadres (autrement dit le texte qualifie ouvertement du PRD comme d’une école de cadres politiques). Une des singularités du PRD est la reconnaissance des différents courants d’opinion internes du parti. Cela montre un effort de sa part pour se présenter comme un parti ouvert, démocratique et pluriel, mais avec un fond commun de valeurs telles que la démocratie, la liberté, l’honnêteté, l’égalité et la parité. Il fait également de la valeur de non-discrimination l’un des Principes fondamentaux du parti. Cela compte aussi pour l’orientation et la préférence sexuelle : « Le Parti de la Révolution Démocratique exige de tous ses membres une pratique politique éthique fondée sur les principes de l'honnêteté, la solidarité, l'équité, l'égalité, le respect des différences, l'austérité, l’adhésion quotidienne à la culture démocratique et le respect et la compréhension par rapport à d'autres points de vue […] sans discrimination quant aux formes et conditions de service de toute personne en raison de son âge, sa race, sa couleur, son sexe, sa religion, son statut économique, son idéologie, son 424 Ibid., p. 11. Ibid., p. 12. 426 Ibid., pp. 12-13. 425 212 orientation sexuelle ou encore son affiliation politique »427. Nous voudrions également attirer l’attention sur le fait que le PRD se présente comme un parti nationaliste dans le sens « noninterventionniste ». D’après les Principes, ce nationalisme éloigne le PRD des autres partis tels que le PAN ou le PRI et laisse voir le clivage dit « nationaliste », que nous avons souligné lors de la présentation de la recherche mais que nous éludons, pour l’instant. Nous rappelons qu’un tel nationalisme était l’un des piliers du système de parti hégémonique PRIiste jusqu’aux années 1980 et 1990. Quant à lui, : « Le PRD rejette l'intervention des agences financières internationales qui, en alliance avec l’oligarchie nationale, imposent des politiques d'exclusion au détriment de la population, qui menacent la vie de l'État social et démocratique, de la souveraineté nationale et de la loi, (le PRD) réaffirmant ainsi que le principe d'indépendance du Mexique est à l'origine et à la base du droit des peuples souverains à disposer d’eux-mêmes sans ingérence ni pressions de l'extérieur »428. Ce point est important en ce sens que le PRD se présente, depuis sa formation, comme l’héritier du cardenisme et du nationalisme des années 1930 et 1940. Mais nous voulons rappeler aussi que le « nationalisme » a été l’un des fondements du PRI pendant tout le XXe siècle. Cela explique pourquoi le PRD marque dans ses Principes une ferme différence avec la « culture PRIiste » : « La révolution démocratique encourage la construction d'une nouvelle culture politique fondée sur la démocratie, le débat d'idées, l’autogestion civile et la solidarité, comme une alternative aux formes politiques dont nous avons héritée de l'ancien régime autoritaire : le paternalisme, la corruption, l'utilisation de personnes et l'utilisation du pouvoir juste pour le bénéfice propre »429. Le PRD tente de s’éloigner maladroitement de son héritage PRIiste, une attitude que nous retrouverons dans l’étude des entretiens que nous avons conduits sur le terrain. Nous arrivons ainsi au sujet de l’État laïque. Pour le PRD, l’essentiel se trouve dans la défense d’un État capable de garantir la liberté de religion, la liberté de culte sans distinction. Les Principes traitent d’un État laïque séparé et indépendant de toute Église et de toute religion. Le PRD défend ainsi la neutralité que doit avoir l’État en tant que garant des libertés, et rejette l’utilisation par ce dernier de la religion comme outil idéologique : « Au PRD, nous sommes engagés sur le principe de séparation des églises et de l'État, et nous nous opposons à l'utilisation du pouvoir public pour imposer des dogmes et des croyances religieuses. Nous 427 Ibid., p. 15. Ibid., pp. 16-17. 429 Ibid., p. 17. 428 213 sommes pour la consolidation d'un État laïque qui garantit toutes les formes de pensée et tous les modes de vie. Pour la gauche et pour la pensée libérale d’aujourd’hui, le pouvoir politique est une sphère d'activité autonome, indépendante des religions. Nous faisons en sorte que l'État démocratique garantisse la liberté de croyance pour tous. Cela implique la neutralité confessionnelle des institutions étatiques et publiques. Le PRD ne professe pas une idéologie antireligieuse, mais de neutralité et de respect des différentes croyances. Le PRD rejette les régimes politiques qui se servent d’une religion officielle pour se légitimer idéologiquement et qui emploient les croyances religieuses à des fins électorales. Le PRD défend la laïcité qui garantit la liberté de culte individuel. Les différentes religions doivent être égales devant la loi »430. Il est important de signaler ces différences car, durant nos entretiens avec les jeunes leaders du PRD, nous constaterons une profonde confusion des concepts (termes) dans laquelle l’État laïque et l’État anticlérical semblent être des synonymes ; ce qui est également le cas lorsque nous parlons de laïcisme et de sécularisation, car, une fois encore, la différentiation n’est pas toujours faite par les interviewés. Nous avons déjà évoqué le phénomène dans la première partie mais nous le développerons un peu plus tard ; pour l’instant nous attirons l’attention seulement sur la confusion de concepts qui existe dans le discours des individus. Cependant, cette confusion semble exister aussi dans le discours écrit, à savoir les documents de base du PRD. Ainsi nous notons que cet État laïque ne suit pas la même logique que l’État anticlérical révolutionnaire du premier PRI, à savoir le PNR, mais qu’il se range d’avantage du côté des défenseurs de la pluralité religieuse. Il s’agit là d’un État laïque qui est le gardien des droits individuels, dont celui de la liberté de culte. La laïcité, entendue justement comme équilibre, est garantie par l’État, entre les différentes institutions politiques, sociales, économiques et culturelles. Dans les Principes, le PRD défend totalement les droits de l’homme, autant que le PAN, mais avec la particularité d’établir une liste de tous les secteurs qui sont normalement discriminés ou qui ne bénéficient pas desdits droits. Ces secteurs concernent les Indigènes, les personnes ayant des orientations ou préférences sexuelles différentes, les enfants, les jeunes et les personnes âgées. Nous constatons encore une fois que le sujet de la sexualité garde une place importante, tout du moins dans le discours. Les Principes abordent par la suite le sujet de « l’égalité substantive et de la transversalité de genre ». Sans l’exprimer ouvertement, le PRD prend position sur le sujet sensible de l’avortement. Pour le parti de gauche, les femmes 430 Ibid., p. 18. 214 ont le droit de décider pour ce qui touche à leur corps. Contrairement à son opposant PANiste et à l’Église catholique, le PRD établit que le droit des femmes est central : « Réaffirmons notre engagement à poursuivre la lutte pour respecter, protéger et assurer l'accès des femmes au plein exercice et à la jouissance de leurs droits fondamentaux, en particulier à une vie libre de violence, aux droits sexuels et reproductifs, à décider librement sur leur corps, à l'égalité en matière de travail, à leur participation et leur représentation politique dans des conditions de parité »431. Nous observons aussi que le PRD n’aborde pas le « sujet sensible » de l’avortement. Pour le PRD, l’être humain n’est pas reconnu comme tel dès le moment de la conception. Nous faisons cette remarque dans la mesure où au cours de certains entretiens, nous avons pu relever une diversité assez large de positions à ce propos. Dans la même logique, le PRD prend une position nette à propos de l’homosexualité ou de la diversité sexuelle. Pour le parti, la préférence sexuelle ne peut être en aucun cas un motif de discrimination : « Le PRD ratifie son engagement à assurer le plein exercice de tous les droits des personnes en situation de diversité sexuelle, s'opposant à toute forme de discrimination contre les personnes ayant des préférences sexuelles différentes, dans des domaines tels que : le travail, le droit civil, la famille, le gouvernement ou dans toute autre sphère de la vie sociale »432. Différent du sujet de l’avortement, pour le PRD, le sujet de l’homosexualité doit être mentionné. Les Principes établissent une position claire et nette concernant cette question, que nous retrouverons d’ailleurs à plusieurs reprises lors de nos entretiens. Ainsi, les Principes positionnent et érigent le PRD en parti promoteur et défenseur des droits des personnes ayant des orientations et préférences sexuelles différentes, et en partisan du droit des femmes à décider de leurs corps. Dans cette partie des Principes, le PRD reconnaît et désigne ses opposants, qu’il nomme d’ailleurs « la droite » : « (Pour les femmes) Réaffirmons notre engagement à poursuivre la lutte par l’intermédiaire de leurs représentants à tous les niveaux de gouvernement pour promouvoir des initiatives, des réformes et des stratégies afin de faire reculer la tentative de la droite d'arrêter le processus démocratique, obtenu en particulier sur le droit des femmes à décider de façon libre et éclairée au sujet de leurs corps »433 ; et ce, toujours sans entrer directement dans le débat de 431 Ibid., p. 20. Ibid., p. 20. 433 Ibid., p. 20. 432 215 la conception et de la vie humaine. Plus loin, dans cette même partie, nous relevons que le PRD ne cache plus, bien au contraire, le clivage concernant les valeurs culturelles et morales : « Le PRD s’engage auprès des jeunes […] pour que leurs droits soient respectés et appliqués et il s’engage aussi à combattre la discrimination pratiquée à leur encontre, pour leur manière d'être, de se manifester, de s’habiller et/ou de s'exprimer […]. Il reconnaît le droit des jeunes à avoir des […] droits sexuels et reproductifs […] ainsi que le droit à une stabilité économique qui permette la création d’une famille »434. Les Principes engagent le PRD dans une logique d’égalité et d’équité pour tous, sans aucune distinction. Enfin, notons dans les Principes une fois encore la défense qui est faite à l’égard de l’éducation gratuite et laïque pour assurer le développement d’une identité nationale. Il n’y a pas de référence à la liberté de choix éducatif, mais une défense de l’éducation laïque, qui nous ramène à l’État anticlérical (libéral puis révolutionnaire). De son côté, le document nommé La Ligne Politique est, en quelque sorte le projet politique que suit le PRD, au niveau local lorsqu’il en a le pouvoir, à travers tout le Mexique. Nous nous intéressons à ce texte car il expose de façon plus claire et mieux développée la position du parti, également au gouvernement, à propos des « sujets sensibles ». Dans la Ligne politique, à partir d’une analyse de la situation du pays et du parti, le PRD positionne d’abord dans l’arène politique pour, ensuite, prendre de la distance par rapport aux autres partis politiques et se démarquer clairement d’eux : « Au PRI, le groupe technocrate financier lié aux capitaux étrangers s’est consolidé ; ce groupe impulse de nombreux dogmes idéologiques capitalistes qui représentent les intérêts économiques et politiques des grands groupes multinationaux. Ce groupe n’a pas changé et conserve les mêmes vieux dogmes idéologiques libéraux et réactionnaires du PAN […]. Le PAN est épuisé en tant que projet politique à court terme. La rénovation de l'hégémonie de la droite est désormais liée au PRI. Ils sont tous les deux, le PRI et le PAN, à la fois les partis de la droite et de l'oligarchie […]. Depuis plus de vingt-cinq ans, le bloc oligarchique dominant, représenté par le PRI et le PAN, a imposé le projet néolibéral »435. Il faut signaler que bien que le PRD semble se préoccuper du domaine économique et politique, nous pouvons noter qu’en ce qui concerne la morale et les mœurs, la société est pour lui divisée en deux camps. 434 Ibid., p. 20. Línea Política, XII Congreso Nacional del PRD, 3, 4, 5 y 6 de diciembre 2009, Partido de la Revolución Democrática, pp. 17-21. 435 216 Cependant le parti s’attache à ne pas affronter directement une institution aussi puissante dans la société mexicaine que peut l’être l’Église catholique et cela d’autant plus qu’un secteur du haut clergé est avec le PRD. Cela s’explique également si nous suivons l’analyse du journaliste Carlos Loret de Mola qui divise le clergé mexicain en trois secteurs, chacun engagé ou proche d’un des trois principaux partis politiques mexicains436. Malgré tout, le sujet religieux ne semble pas clairement établi dans la présente partie du document consulté. Le PRD divise l’arène politique en deux camps : la droite (les autres, le PAN et le PRI principalement) et la gauche (le PRD lui-même). La Ligne politique marque et présente aussi le projet politique du PRD. Il faut signaler que l’autocritique n’est pas absente dans la Ligne politique et que le PRD détecte plusieurs fautes ou problèmes à résoudre à l’intérieur du parti : depuis la corruption jusqu’au manque d’idéologie claire, ferme et cohérente : « Deux questions politicoidéologiques ont conduit le PRD à la crise : la perte de l'identité politique parmi les bases et les militants du PRD, et l'incongruité théorique et pratique chez la plupart de nos dirigeants »437. Aussi la Ligne politique présente le PRD comme un parti « désirable » : « un parti qui retrouve ses origines et a réclamé les principes de la liberté, l'égalité, la démocratie, la justice, la liberté d'expression, le droit de réponse, le choix des représentants, la coopération, le respect des droits de l'homme, la reconnaissance de la diversité sociale, avec l'égalité des sexes et le multiculturalisme ainsi que la poursuite de l'aide sociale sans discrimination, sans exception, pour tout le monde »438. Ainsi, à la fin du texte, le PRD 436 « Depuis quelques années les experts sur le sujet s’accordent à penser qu’à l’intérieur de l’Église catholique mexicaine existent trois groupes qui se disputent et partagent le pouvoir de l’institution […]. Le premier courant est dirigé par le Cardinal Norberto Rivera Carrera. Ses membres se sont distingués par leur fascination pour le pouvoir économique, avec des apparitions publiques constantes dans les réunions des riches hommes d'affaires du pays ; ils ont une proximité avec le PRI, depuis l'époque de Carlos Salinas de Gortari et du Nonce Apostolique Girolamo Prigione, dont le lobbying a réussi à restaurer les relations entre l’État et l’Église au Mexique. Parmi ses membres on trouve des Légionnaires du Christ ainsi que les évêques Onésimo Cepeda et Emilio Carlos Berlie ; ils sont peu nombreux, mais très puissants. Le deuxième groupe vient de la tradition des « Cristeros » du centre du pays. Ils sont les plus nombreux et pourtant ils contrôlent la Conférence des Évêques Mexicains (CEM) […]. Ses évêques sont les plus proches du PAN et en grande partie responsables de son arrivée à la présidence. Dans ses rangs on trouve notamment les évêques Carlos Aguilar Retes, comme leader actuel, et Francisco Robles Ortega Cardinal de Monterrey (et également Juan Sandoval Iñiguez). Le troisième courant est identifié avec la théologie de libération, proche de la gauche mexicaine et même des groupes guérilleros. Dans ce courant, on trouve les évêques Samuel Ruiz et Raul Vera Lopez, disciples du décédé Sergio Mendez Arceo. Avec l'arrivée du PRD à certains postes du pouvoir, ils se sont montrés également séduits par la politique. Ce sont les moins nombreux et les plus faibles mais avec un certain niveau d'influence », LORET DE MOLA Carlos, « Hasta en los curas hay niveles », in El Universal, México, 1 de junio de 2010, p. 14. 437 Ibid., p. 18. 438 Ibid., p. 32. 217 présente la « ligne générale » à suivre par les gouvernements et les élus issus de ses rangs. De plus, la Ligne politique s’applique à tous les militants et même aux sympathisants du parti. Nous constatons que la défense des droits de l’homme occupe toujours une place primordiale. Cela explique pourquoi la défense des droits des femmes, des hommes, des enfants, mais aussi des minorités est assez présente dans la Ligne politique. Rendant ainsi sa position publique, le PRD dénonce également, les politiques impulsées et promues par le PAN et le PRI dans plusieurs États fédérés du Mexique dans le but de discriminer et de ne pas reconnaître les droits des femmes. Le sujet de fond est un « sujet sensible », celui de l’avortement et nous observons ici très nettement la confrontation entre les deux positions : « La lutte pour la liberté sera l’axe de nos tâches. Pour le respect des droits de l'homme, et en particulier des personnes ayant des préférences sexuelles différentes, le respect de la liberté des femmes à disposer de leur corps […]. La droite représentée par le PAN et le PRI a établi dans dix-sept États des réformes faisant reculer les droits des femmes, en plus d'être discriminatoires ; la criminalisation des femmes dans ces États qui violent les droits des femmes à décider librement et de façon informée sur le nombre et l'espacement de leurs enfants et à décider sur leur propre corps […]. Les députés fédéraux et locaux du PRD dans tout le pays prendront des mesures pour mettre fin à ces initiatives allant à l’encontre des droits des femmes »439. Nous trouvons ici le centre du débat actuel sur l’un des « sujets sensibles ». Par conséquent, c’est le PRD qui, à partir de sa Ligne politique, fait émerger le clivage entre l’État et l’Église catholique, sur les « sujets sensibles » : « Nous allons poursuivre en priorité la reconnaissance et la défense du principe constitutionnel de la laïcité pour l’État ainsi que les préceptes des droits de l’homme fondamentaux »440. Notons qu’en cette fin de texte, le PRD rappelle la confrontation et insiste afin qu’elle soit claire. Avec cet engagement auprès de l’État laïque, nous pouvons constater que le PRD n’hésite pas à traiter ouvertement des sujets dits « sensibles ». Ce sont eux qui le différencient et le confrontent à ses opposants politiques et idéologiques, dans ce cas, le PAN et l’Église catholique. L’ordre moral promu par cette dernière, et par son allié historique PANiste, entre aujourd’hui en collision directe avec la modernité laïque. Si celle-ci et ses nouvelles institutions laïques ont créé un État anticatholique, il est aussi vrai que l’Église catholique a toujours aspiré à construire une société catholique, et pour cela le PAN devient un allié essentiel. 439 440 Ibid., p. 37. Ibid., p. 39. 218 Ainsi nous pouvons observer que, ni dans les Principes ni dans la Ligne politique, le PRD n’expose clairement sa position concernant le sujet de l’avortement. Le PRD exprime son engagement pour ce qui est des droits des femmes, mais ne donne jamais d’explication et n’argumente jamais, contrairement au PAN et à l’Église catholique, sur le sujet de l’avortement. Ce sujet demeurera alors confus pour quelques-uns des jeunes leaders politiques que nous avons interviewés. Ces derniers auront du mal à comprendre la position du parti, parfois même ils la nieront, la questionneront ou même l’affronteront. Un phénomène presque inexistant dans le cas des jeunes leaders du PAN, mais que nous trouverons aussi dans le cas des jeunes leaders PRIistes. 3) Les « sujets sensibles » le cas du PRI. Le PRI, nous l’avons déjà observé, est l’un des partis historiques du Mexique. Cela explique le changement de document de base à plusieurs reprises. Il existe trois principaux documents : les Statuts, la Déclaration de principes et le Programme d’action. Nous nous intéresserons principalement à ces deux derniers : la Déclaration et le Programme qui marquent clairement la ligne politique à suivre par les militants du parti. Pour ce qui est des Statuts, ils traitent de la manière d’organiser le parti. Il s’agit, en quelque sorte, d’un règlement organisationnel interne qui ne donne toutefois aucune consigne à suivre dans les domaines de la politique, de l’économie, de l’international, etc. Ces documents ont été établis en août 2008, à la suite du second échec, lors des élections présidentielles, afin de préparer les élections de mi-mandat de 2009 et les élections présidentielles de 2012. Dans la Déclaration de principes nous relevons un résumé des grandes lignes idéologiques du parti. Dans le Programme d’Action, le PRI présente le guide à suivre par ses candidats et ses militants. Tout d’abord, nous nous intéresserons à la Déclaration avant de nous attacher au Programme, et ce afin de mieux observer la position du PRI par rapport aux sujets « sensibles ». La Déclaration comprend un préambule et quatre parties. Dans le premier, le parti en appelle à l’histoire afin de se présenter comme l’héritier du libéralisme du XIXe siècle et de la révolution mexicaine, une argumentation déjà observée dans le cas du PRD. « Notre origine se trouve dans les grandes valeurs sociales de la Révolution mexicaine. Nous reconnaissons nos racines dans la consolidation de la République libérale, laïque et 219 fédéraliste, dans la lutte pour la souveraineté nationale et l’indépendance du Mexique »441. Nous observons également que, dès la première ligne de la Déclaration, le PRI fait du nationalisme le sujet central de son argumentation. « Le destin de notre parti, comme option politique privilégiée dans un Mexique divers et pluriel, est déterminé par sa capacité à poursuivre avec l’équilibre entre les forteresses historiques avec les aspirations les plus nobles de la société mexicaine […]. La reconnaissance pleine d’un pays pluriethnique et pluriculturel »442. Soulignons que, à la différence du PAN, mais de la même manière qu’au sein du PRD, le PRI reconnaît discursivement la diversité et la pluralité de la nation. Toujours au travers de ce rappel historique il est dit : « Nous sommes le parti mexicain qui, durant les deux derniers tiers du XXe siècle, a repris la meilleure tradition politique du pays pour promouvoir l’unité nationale, la santé de la République, le fédéralisme, le système des partis, l’État social, la démocratie représentative et la paix comme la première condition pour une société organisée. Nous avons encouragé des institutions exemplaires dans le monde entier »443. Remarquons que le PRI se présente comme un parti « exemplaire » pour le monde en matière de construction d’institutions politiques qui a évolué tout au long du XX e siècle. Dans une sorte d’autocritique, le PRI évoque également le libre marché et la façon dont le parti a dû s’y confronter : « Nous sommes un parti de tradition internationaliste qui encourage la participation du pays dans le processus de mondialisation, face aux risques et aux avantages du libre marché, mais toujours en dénonçant son manque apparent d’engagement au destin de l’humanité […]444.Nous pouvons interpréter cela comme un essai du PRI à se positionner comme un parti majeur dans l’aspect international, avec toutefois une faible autocritique, de plus un peu évasive, contre le libre marché : « Nos idéaux correspondent aux exigences de la grande majorité des Mexicains […] l’exercice de la liberté, la démocratie, la justice sociale et la tolérance »445. Le PRI essaie un rapprochement avec la société, en se définissant comme le parti des institutions, le parti des Mexicains. Le PRI tente, en permanence, de se présenter à la fois comme le parti héritier des luttes sociales et mais aussi comme le bâtisseur du Mexique moderne. « Nous sommes le parti qui a 441 Declaración de Principios. « Un México Compartido », Partido Revolucionario Institucional, agosto 2008, p. 2. 442 Declaración de Principios, op.cit., pp. 2-3. 443 Ibid., p. 2. 444 Ibid., p. 2. 445 Ibid., p. 3. 220 entrainé la construction du Mexique moderne. Nous reconnaissons les principes qui ont guidé l’indépendance du Mexique, de la Réforme et de la Révolution mexicaine […] sources de notre nationalisme. Tout au long de notre histoire, nous avons été en mesure d’identifier les besoins et les aspirations de notre peuple et de construire les institutions qui ont mobilisé le développement économique et social de la nation »446. Ainsi le PRI essaie de se donner de l’importance afin d’être vu comme un parti nécessaire au pays. Soulignons que le parti continu à faire de l’histoire nationale et du nationalisme, des étendards de sa cause. Ensuite la Déclaration profite du sujet du nationalisme pour introduire, pour la première fois, le sujet de la confrontation État/Église : « Nous sommes un parti politique qui n’accepte pas la subordination à un parti politique étranger. Nous n’acceptons pas le financement économique, l’aide politique ou la propagande venant de l’étranger ou de ministres du culte, des associations ou des organisations religieuses et des églises »447. Sans récréer le discours radical anticlérical des premiers gouvernements issus de la révolution mexicaine, le PRI essaie, ainsi, de se démarquer des autres acteurs que, historiquement, le système de parti hégémonique reconnaissait comme ses opposants : les étrangers et l’Église catholique principalement. Ensuite le PRI se reconnaît comme un parti idéologiquement proche de la révolution mexicaine mais aussi comme un parti social-démocrate. « Nous sommes le parti qui, fier des principes idéologiques de la Révolution mexicaine, promeut la modernisation du Mexique avec la démocratie et la justice sociale. Nous rejoignons donc les courants sociauxdémocrates des partis politiques modernes […]. Nous partageons les principes de l’Internationale Socialiste et de la Conférence Permanente des Partis Politiques d’Amérique latine, dont nous sommes membres à part entière »448. Nous observerons dans les entretiens que les jeunes leaders du PRI se disent socialistes ou sociaux-démocrates, c'est-à-dire que la Déclaration oblige les militants et les leaders du parti à prendre position, au moins discursivement. Une partie de la Déclaration est consacrée à l’idée de l’État. Le PRI se présente comme un parti défenseur des libertés individuelles mais également comme un État fort et garant du patrimoine des personnes. « Nous sommes pour un État social de droit, fondé sur un 446 Ibid., p. 3. Ibid., p. 4. 448 Ibid., p. 4. 447 221 ordre constitutionnel efficient et moderne, défenseur des libertés et qui garantisse le patrimoine des personnes, qui éradique la corruption et l’impunité pour promouvoir l’accès à une justice impartiale, rapide et efficace dans tous les domaines de la société »449. Ensuite la Déclaration s’attaque de nouveau aux institutions ecclésiastiques et aux religions, adoptant ainsi une position laïque. « Nous sommes en faveur d’un État laïc pour le XXIe siècle, qui garde l’impartialité des institutions et garantisse l’intérêt particulier des individus face à n’importe quelle intromission de corporation, croyance ou dogme, et qui reconnaît complètement l’exercice de la libre volonté »450. Remarquons que le PRI se montre très libéral et laïc à la fois, évitant de se confronter directement à un acteur tel que l’Église mais sans pour autant la défendre. Le PRI se borne donc à se différencier des acteurs religieux pour se présenter, encore une fois, comme le parti nationaliste du Mexique : « Nous défendons la propriété originaire de la Nation sur les terres, les eaux et l’espace aérien, qui se trouvent dans les limites du territoire national continental et maritime […]. Nous ratifions la propriété directe, inaliénable et imprescriptible de la Nation sur les hydrocarbures et le reste des ressources naturelles souterraines […].Nous exigeons que les relations du Mexique avec le reste du monde soient dirigées par un État souverain »451. Ce type de discours continue de séduire, encore aujourd’hui, un nombre important de citoyens et, donc, d’électeurs mexicains. Le PRI profite de son passé nationaliste pour continuer à se présenter comme le gardien des ressources naturelles de la nation. Dans la partie de la Déclaration consacrée à la société le PRI reconnaît, à nouveau, la pluralité du pays. « Nous sommes pour une citoyenneté fondée sur des valeurs telles que la tolérance et la fraternité, qui se reconnaît dans sa richesse pluriethnique et pluriculturelle […] qui respecte et protège les droits des peuples et communautés indigènes ». Et bien que le parti parle des femmes et des jeunes, le discours semble flou : « Nous sommes pour une société où l’équité de genre est une réalité […] une culture de respect et d’inclusion entre les hommes et les femmes […]. La jeunesse est une condition de rénovation générationnelle, donc nous assumons le compromis d’amplifier les opportunités pour son développement dans tous les sens de la vie nationale »452. Nous observons donc que les deux catégories d’acteurs, jeunes et femmes, qui sont au cœur de notre recherche, sont mentionnées sans pour autant que 449 Ibid., p. 4. Ibid., p. 5. 451 Ibid., pp. 5-6. 452 Ibid., p. 6. 450 222 de longs développements ne leur soient dévolus. Signalons cependant que dans le Programme d’action il existe un réel approfondissement des sujets. Pour en terminer avec la Déclaration de principes notons que le PRI traite de l’environnement mondial afin de se positionner, une nouvelle fois, comme un parti nationaliste : « Nous assumons un nationalisme rénové qui considère notre souveraineté comme le fondement stratégique pour influencer le processus de la globalisation et pour orienter la politique externe du Mexique »453. Ainsi le PRI poursuit dans sa volonté d’être perçu, au moins dans ses discours, comme un parti qui peut orienter et garantir le bien-être du pays à partir de l’engagement d’une politique plutôt nationaliste. Nous verrons par la suite que les jeunes leaders PRIistes ont, quant à eux, bien intégré ce discours, qu’ils reproduisent pendant les entretiens. Par rapport aux documents déjà analysés du PAN et du PRD, la Déclaration du PRI demeure relativement floue. En effet, le parti ne semble pas véritablement prendre d’engagements, ni de positions claires. Les sujets « sensibles » ne sont pas abordés. Cependant, nous avançons l’hypothèse que, dès la Déclaration, le PRI esquisse une stratégie à suivre : se placer au-dessus du reste des partis politiques, notamment du PAN et du PRD, pour devenir une sorte d’arbitre de la politique mexicaine aux yeux de la société. Nous serions donc face au PRI qui a toujours privilégié les « petits arrangements » à la confrontation des idées ou des programmes, c'est-à-dire au PRI qui préfère cacher et nier les conflits plutôt que de les résoudre. Dans cette optique, la stratégie du PRI consisterait à nier l’existence des clivages politiques, afin de minorer les conflits. Cette stratégie apparaît clairement dans le Programme d’Action, document que nous allons aborder maintenant. Le Programme d’Action est un document de cinquante-neuf pages divisé en six parties, elles-mêmes subdivisées, aboutissant à un total de quatre cent trente-huit points à suivre pour les PRIistes. Bien que le document soit relativement long comparé aux textes des autres partis, notons que les sujets « sensibles » ne sont pas une priorité pour le Parti Révolutionnaire Institutionnel qui, en revanche, poursuit sa stratégie visant à se placer audessus du reste des partis. 453 Ibid., p. 7. 223 Dans la première partie du Programme d’Action, intitulée « Le PRI le grand transformateur du Mexique », le parti revient à son rappel de l’histoire du pays pour se présenter comme le bâtisseur du Mexique du XXe siècle : « Le texte et l’esprit de notre Constitution définissent les objectifs de notre Parti, qui stipulent que la souveraineté politique réside dans le peuple et que la souveraineté territoriale ainsi que les ressources naturelles appartiennent à la Nation. De notre passé, de nos faits historiques, nous avons pris les principes qui expliquent notre projet de Nation […]. La caractéristique fondamentale du PRI a été la procuration des solutions aux grands problèmes nationaux par la voie de la formation des institutions »454. Nous observons que le PRI met en avant le fait que la Constitution soit une élaboration propre au parti, qui se veut le bâtisseur des institutions. Ajoutons que le PRI a largement participé à la création d’une culture politique qui s’est rapidement ancrée dans la société mexicaine. Dans cette même partie du Programme, le PRI tente également de se définir comme un parti tolérant et éloigné de l’image du parti hégémonique dont il a du mal à se détacher, encore aujourd’hui : « Notre Parti est […] pour la consolidation d’un régime démocratique avec un système pluriel et compétitif de partis […]. Nous défendons […] la laïcité de l’État et la liberté de culte »455. Le PRI essaie ainsi de montrer comme un nouveau parti, plus ouvert, plus tolérant, mais qui malgré tout reste héritier de l’ancien parti hégémonique qui a gouverné le pays durant plus de soixante-dix ans. Ensuite, le PRI se différenciera des gouvernements issus du PAN et des autres partis politiques. Pour cela le Programme présente une argumentation élaborée : « Le gouvernement actuel : la confusion sur la voie à suivre ; l’improvisation dans la prise de décisions ; l’inefficacité dans le fonctionnement des programmes et dans l’exercice budgétaire ; des préjugés gouvernementaux dans ses rapports avec les acteurs sociaux et productifs ; de la désinformation et de la faiblesse dans les négociations avec les pays les plus puissants et la perte du leadership dans les relations internationales […]. Le PRI répond avec une solide cohésion interne qui privilégie le dialogue, la tolérance et la construction d’accords »456. Le PRI poursuit sa stratégie visant à se présenter comme un parti ayant de l’expérience et un certain leadership. Néanmoins l’argumentation du Programme s’attaque autant au PRD qu’au PAN : « Face à la confrontation que préconisent certains avec un positionnement rigide et extrémiste, et qui conduit à éroder les institutions, et face à l’attitude des autres qui cherchent 454 Programa de Acción, Partido Revolucionario Institucional, agosto 2008, p. 1. Programa de Acción, op. cit., p. 2. 456 Ibid., p. 2. 455 224 le sauvetage du conservatisme de l’avant-dernier siècle […] le PRI répond avec de solides définitions à la faveur de la démocratie, du pluralisme, de la justice social, de l’État laïc et de la politique des accords, avec des positions ouvertes et en faveur du débat »457. Ainsi le PRI essaie de se placer « au-dessus de la mêlée » en critiquant fortement ses deux principaux opposants ; tout d’abord, le PAN, qu’il qualifie de « conservateur » du XIXe siècle, et également le PRD, qu’il juge extrémiste et dangereux pour les institutions. Notons que ce discours est assez comparable à ce qui pouvait être entendu durant toute la période du parti hégémonique. « Le PRI fut le grand conducteur du Mexique du XXe siècle »458. A la fin du Programme, la stratégie du PRI qui consiste à se présenter comme le parti des institutions, qui a bâti le Mexique du XXe siècle semble donc se renforcer. Dans la partie II du Programme intitulée « Par un nouvel ordre politique : la gouvernance démocratique, la sécurité et la justice », le PRI se définit comme un parti proche des individus et de leurs aspirations : « Le PRI s’engage à : Construire les voies de négociation et d’accords pour avancer vers les meilleures causes des mexicains ; ainsi nous aurons la possibilité qu’un changement démocratique devienne réalité avec une vision politique qui corresponde aux aspirations des Mexicains du XXIe siècle »459. De cette manière, le PRI tente de se présenter comme le parti prêt à envisager l’avenir, prêt à gouverner le Mexique du XXIe siècle. Dans le cadre de notre travail, la citation suivante semble particulièrement pertinente : « En ce qui concerne le District Fédéral, il est important de reconnaître la convergence de trois aspects clés pour définir son avenir : d’abord la reconnaissance de l’importance du DF pour la République ; ensuite l’aspiration, depuis trois décennies de rendre la capitale du pays semble aux autres entités fédératives ; finalement le projet pour apporter des solutions urgentes aux problèmes de l’agglomération »460. Il est important de signaler que malgré la relative invisibilité du PRI au DF, le parti reconnaît l’importance de la capitale. Dans cette logique l’ancien parti hégémonique essaie de faire une autocritique pour ensuite se placer comme un acteur politique responsable et fiable pour la citoyenneté : « L’élection de 2006 s’est traduite à une crise aigüe de nos institutions et des lois électorales. La performance contestée de l’arbitre électoral, le comportement irresponsable du chef de l’exécutif, l’intervention, contraire à la morale politique, des acteurs 457 Ibid., pp. 2-3. Ibid., p. 3. 459 Ibid., p. 4. 460 Ibid., p. 5-6. 458 225 externes à l’élection, la proximité des résultats obtenus par les deux candidats à l’élection présidentielle […] ont souligné le besoin urgent d’adapter le cadre réglementaire dans le domaine (électoral). […] ne fut en rien un hasard que le PRI aille jouer une position remarquable dans la réforme électorale de novembre 2007 »461. Notons que le PRI se donne à voir à la fois comme gardien et garant des institutions démocratiques, et comme arbitre des élections. Un discours que le parti reproduit, depuis cette datte afin de se placer « au dessus de la mêlée » et d’éviter de prendre position sur plusieurs sujets d’actualité. Le Programme continue : « Le système mexicain présidentielle que nous avons connu depuis des décennies, est épuisé et aujourd’hui présente des difficultés pour accomplir ses fonctions […]. Le PRI s’engage à : Elaborer un nouvel équilibre entre les pouvoirs Exécutif et Législatif […]. Moderniser et ajuster le cadre juridique des attributions du président »462. Notons qu’à travers ce discours, le PRI tente de se montrer comme moderne et actuel, adapté aux nouveaux temps et éloigné du présidentialisme exacerbé que le parti avait lui-même soigneusement cultivé pendant toute la période du parti hégémonique. Dans la même logique le Programme signale que : « La démocratie participative doit assurer l’incorporation des citoyens à la prise de décisions du gouvernement […]. La démocratie participative consiste à faciliter aux citoyens le plein exercice de leurs droits […]. Le PRI reconnaît que la société a investi de nouvelles formes d’expression et d’organisation »463. Insistons sur le fait que le PRI tente ici de se donner une image de modernité et de proximité en prenant en compte des demandes qui avait été ignorées dans le passé. La troisième parti, appelée « Pour un nouvel ordre social : engagement pour l’égalité et les droits sociaux », continue à être un rappel historique du PRI, de sa période au pouvoir et de ses réussites sociales. « Au PRI nous ratifions notre engagement pour la défense des conquêtes sociales […]. Nous continuerons à nous battre pour que les profits de la sécurité sociale bénéficient à toute la population […] pour que chaque famille mexicaine ait un minimum de sécurité sociale »464. Notons que, à maintes reprises, le Programme d’Action fait référence au passé afin d’inscrire le PRI dans une ligne d’évolution et de continuité, pour tout simplement lui donner un caractère de parti d’expérience. Ainsi, nous arrivons au thème des 461 Ibid., p. 6. Ibid., p. 8. 463 Ibid., p. 9. 464 Ibid., p. 12. 462 226 droits sociaux, dans lequel nous pourrions nous attendre à ce que les sujets « sensibles » soient abordés : « Nous sommes pour impulser l’inclusion dans la Constitution des droits sociaux de troisième génération […] égalité sans exclusion pour des questions de genre, de race, de croyance ou de préférence sexuelle ; des droits pour une vie sans violence envers les femmes ; pour la protection des droits des enfants et des adolescents »465. Notons que les sujets « sensibles » n’apparaissent que marginalement dans cette partie ; d’abord, s’il est fait mention de façon indirecte aux droits des homosexuels, le sujet n’est cependant pas développé ; quant aux droits des femmes, la thématique apparaît également, mais sans qu’aucune allusion au sujet « sensible » de l’avortement ne soit faite. Nous pouvons interpréter ces lignes comme étant une façon de ne pas prendre position face aux sujets « sensibles ». Dans la même logique, le PRI ne prend pas clairement position sur le sujet de l’éducation et, bien au contraire, essaie d’embrouiller l’esprit du lecteur du Programme : « La politique éducative est fondée sur le mandat constitutionnel de l’article 3, qui est une décision politique fondamentale construite par l’accord historique entre les acteurs du processus éducatif, les étudiants, les enseignants et les parents d’élèves, le gouvernement, les autorités éducatives, les grands secteurs sociaux et les communautés »466. Soulignons que le PRI fait appel à l’historique article 3, sans l’expliquer par ailleurs, c’est là un article assez libéral et éloigné de l’article 3 de la Constitution de 1917, dans lequel l’État monopolisait complètement l’éducation. Dans le Programme d’Action le PRI se montre conciliant envers les « grands secteurs sociaux et les communautés », mais nous pouvons nous demander qui sont ces grands secteurs sociaux ? Rappelons que la modification de l’article 3, en 1992, à propos de la liberté qu’ont les parents de choisir tel ou tel type d’éducation pour leurs enfants à été l’un des chevaux de bataille du PAN, mais surtout de l’Église catholique. Dans la même logique, le PRI atteste vouloir : « Préserver l’article 3 pour garantir que l’éducation soit publique, laïque, démocratique et gratuite, comme voie pour finir avec les inégalités sociales »467. Le PRI s’engage alors sur le fait de préserver une éducation proche de celle énoncée dans la version historique de l’article 3, alors même que celui-ci est en contradiction avec l’article 3, d’après les amendements constitutionnels de 1992. 465 Ibid., p. 12. Ibid., p. 13. 467 Ibid., p. 14. 466 227 Parallèlement, le Programme essaie de garder sa position de parti tolérant et moderne : « Promouvoir l’incorporation de matières transversales telles que l’éducation écologique, l’éducation pour la paix, l’équité de genre, l’éducation sexuelle, la défense du droit à la différence et contre la discrimination, contre le racisme et l’exclusion à cause d’un handicap »468. Ainsi les sujets « sensibles » sont abordés, mais de façon secondaire et superficielle, ils ne représentent pas l’une des priorités du Programme. Le document approfondit cependant les aspects dans lesquels le PRI conserve encore le contrôle du discours : le nationalisme. « Le Mexique est un pays avec une profonde tradition, un patrimoine culturel étendu et une histoire millénaire et complexe qui nous donnent notre identité »469. L’élaboration de ce type de mythe explique la capacité qu’a le PRI à rester très présent dans la conscience collective de la société mexicaine. Quand le Programme d’Action aborde le sujet des femmes il atteste que : « Nous reconnaissons que les femmes au XXIe siècle continuent de se battre pour la liberté et l’équité des genres, à savoir le profit et le plein exercice de leurs droits ; nous assumons que la reconnaissance légale des droits ne se suffit pas à elle-même et qu’il faut que ces derniers soient traduits en qualité de vie quotidienne »470. Un discours plutôt progressiste et qui semblerait aller vers une position en faveur des droits des femmes, en matière des choix relatifs à leurs corps, notamment sur la question de l’avortement, cependant le Programme signale : « Promouvoir une adéquate sensibilisation et conscience à propos des relations personnelles de respect et d’égalité […] avec l’idée d’éliminer toute forme de discrimination et de violence envers les femmes […]. Se battre pour la santé des femmes, particulièrement la santé sexuelle […] l’exercice libre et responsable de la maternité et le droit à l’information et à l’éducation sexuelle »471. Si le discours peut sembler progressiste, soulignons cependant qu’il n’existe aucune référence explicite au sujet « sensible » de l’avortement, aucune ligne à suivre, aucune idée ou débat à ce propos. Il faut rappeler que le PRI a voté dans de nombreux cas pour la pénalisation de l’avortement, en alliance avec le PAN et l’Église catholique. Lorsque nous avons interrogé, en 2010, la présidente du PRI, Beatriz Paredes, sur la ligne que le parti doit suivre au sujet de l’avortement, celle-ci nous a répondu que : « Chaque PRIiste 468 Ibid., p. 14. Ibid., p. 16. 470 Ibid., p. 24. 471 Ibid., p. 25. 469 228 est libre de choisir en cohérence avec ses idées et ses croyances dans ce domaine »472. Une liberté de choix offerte aux PRIistes qui peut s’interpréter comme allant dans le sens de la stratégie pour ne pas prendre position et essayer de faire du parti l’arbitre de la confrontation. S’il n’aborde pas directement les sujets « sensibles », le PRI est cependant obligé de se positionner dans son Programme d’Action, aussi lorsque le sujet des « jeunes » est abordé le parti met-il en avant que : « Le PRI reconnaît dans les jeunes la force sociale et politique héritière de nos meilleures causes […]. Créer les conditions politiques, économiques et sociales qui favorisent leur intégration au développement national sans discrimination de genre, d’ethnie, de religion, de militance politique, de condition sociale, de handicap, de préférence sexuelle ou de condition migratoire »473. Pour la première fois, il est ainsi fait référence, certes de manière indirecte, au sujet de l’homosexualité dans le Programme. Cependant dans les faits nous n’observons pas un réel engagement envers les minorités mentionnées. De fait, plutôt qu’un discours résolument progressiste, le PRI mobilise le registre de la prévention : « Promouvoir les conseillers pour accompagner et guider des jeunes qui demandent de l’aide pour tout type d’addiction, pour une grossesse non désirée, pour des cas de violence familiale ou pour leur relations de couple »474. Notons que, comme dans tout le document, il n’y a pas ici de véritable prise de position sur un sujet « sensible » tel que l’avortement. Le registre « préventif » sert justement à évacuer certaines questions. Le Programme continue dans la suite du document à parler des jeunes et à montrer un engagement envers eux : « Développer, pour notre militance juvénile, une politique inclusive de formation de cadres et encourager la participation des jeunes dans les espaces de prises de décisions du Parti ainsi que dans les organismes de représentation populaire en matière législative et municipale »475. Dans les faits et à partir du travail de terrain réalisé, nous avons pu constater que le discours, assez progressiste, demeure sans effets dans la réalité. La quatrième partie du Programme intitulée « Par un nouvel ordre économique : développement pour une distribution équitable et juste de la richesse, la compétitivité et la création d’emploi », reprend à nouveau le discours nationaliste PRIiste tout en restant très ouvert et libéral dans le domaine économique : « Nous nous prononçons pour profiter de 472 Rencontre avec Beatriz Paredes le 26 mars 2010 à Stockholm, pour l’inauguration du XXVIII e Congrès d’IUSY. 473 Programa de Acción, op. cit., p. 27. 474 Ibid., p. 28. 475 Ibid., p. 28. 229 toutes les opportunités que représente la globalisation, mais nous croyons fondamentale à la reprise de politiques publiques qui encouragent la formation d’un marché interne ainsi que les secteurs productifs du pays […]. Nous sommes pour […] la défense légale des secteurs productifs nationaux, contre les comportements commerciaux irréguliers, […] priorité aux produits mexicains »476. Nous verrons par la suite, au cours des entretiens, que ce discours « nationaliste » a été particulièrement bien intégré par leurs jeunes leaders. La défense du patrimoine national, des ressources naturelles, de la production mexicaine, du travail, etc. apparaît à plusieurs reprises. Selon nous la stratégie du PRI est ainsi de se présenter comme un parti nécessaire au Mexique du XXIe siècle, au Mexique du temps de la globalisation. Il en va ainsi, quand le Programme fait référence au rôle de l’État à l’avenir : « La nécessaire adaptation du modèle économique, avec ses avantages et ses désavantages, aux nouvelles conditions et défis auxquels la Nation est confrontée au milieu du XXIe siècle […]. Réorienter le rôle de l’État dans le fonctionnement de notre modèle de développement. Nous voulons un État ayant une capacité de régulation, d’arbitrage et de médiation du procès économique […] bref, un État qui soit le mécanisme d’orientation du marché »477. Le PRI fait une analyse du modèle économique qu’il a lui-même impulsé pour, ensuite, se présenter comme le parti qui peut le mieux le modifier au profit de la nation ; c’est là un discours nettement nationaliste. Parallèlement le PRI se définit comme l’acteur politique « médiateur », arbitre, pour tout conflit économique ou social. Par la suite, le Programme établit des critiques à l’encontre du gouvernement PANiste, le parti est alors présenté comme un parti qui à l’expérience de l’exercice du pouvoir : « Nous croyons que le gouvernement fédéral doit se s’attacher à diminuer sensiblement les dépenses courantes, à réduire les salaires et les prestations des hauts cadres de l’administration publique et à réorienter le budget vers l’inversion et la reprise des institutions publiques »478. Le PRI en appelle à son expérience pour continuer à se positionner « au dessus de la mêlée », en dehors de tout conflit et à l’écart des autres acteurs politiques. Le PRI se présente comme le défenseur des institutions. Par la suite, c’est le sujet du pétrole qui donne au parti l’occasion de poursuivre son discours nationaliste : « Nous nous efforcerons de favoriser une distribution équitable et transparente des ressources extraordinaires qui proviennent des hauts prix du pétrole, pour les attribuer prioritairement à l’investissement productif et au développement de 476 Ibid., p. 35. Ibid., pp. 35-6. 478 Ibid., p. 37. 477 230 l’infrastructure »479. Ainsi, apparaît ici l’un des piliers du discours PRIiste qui continue de fonctionner, encore aujourd’hui, mais que le PRD a également commencé à investir : la défense du pétrole, un sujet que nos interviewés, des deux partis susmentionnés, reprennent à leur compte à plusieurs reprises pour tenter de se distinguer de leurs opposants. Le Programme d’Action présente, encore une fois, un essai d’autocritique du PRI dans son exercice passé du gouvernement : « L’ouverture financière, qui a conduit à la participation massive de capitaux étrangers dans les banques, n’a pas signifié que l’activité économique bénéficie des meilleurs services ; elle ne s’est pas non plus traduite par la mise en place de mesures financières concurrentielles dans les pays d’où provenait le capital. En revanche, les grands profits que l’activité financière à donné aux nouveaux patrons, a permis de surmonter les pertes des filiales de ces groupes financiers dans d’autres pays »480. Cette dernière citation s’inscrit dans la continuité de la stratégie déjà mentionnée du PRI de jouer le rôle d’arbitre, entre l’État-gouvernement et le monde financier. Si le PRI établit un certain nombre de critiques à l’encontre du marché, notons que celles-ci demeurent relativement peu offensives. Cela peut être interprété comme un compromis entre divers courants internes au PRI. Ainsi nous aurions, d’un côté, un discours qui reprend le discours « nationalisterévolutionnaire » et, de l’autre, le mariage avec le discours « néolibéral ». Dans la continuité le Programme poursuit : « Le PRI se prononce pour garder le rectorat de l’État en matière énergétique ainsi que pour une industrie pétrolière nationale […], pour garantir que le patrimoine et l’exploitation de nos ressources énergétiques se fasse au profit de tous les Mexicains. L’objectif est de garantir la sécurité énergétique du pays et d’offrir des produits et des services de qualité et compétitifs à tous les Mexicains, cela implique nécessairement de garder la propriété, la direction, le contrôle et le rectorat de l’État sur PEMEX, CFE et LyFC, pour les transformer en entreprises étatiques modernes, donc, pour cela, il faut les fortifier, innover et actualiser leurs cadres légaux pour continuer dans la voie du développement du pays […]. Nous rejetons toute procédure qui cherche à concéder la planification et l’organisation des activités propres à PEMEX, le contrôle de son marché et de la rente du pétrole »481. Notons que le PRI converse, ici, un discours très nationaliste et très protecteur à la fois. C’est le discours officiel que nous avons pu observer 479 Ibid., p. 37. Ibid., p. 38. 481 Ibid., p. 40. 480 231 lors les entretiens avec les jeunes leaders du PRI. Rappelons que cela participe d’une claire stratégie qui vise à présenter le parti comme un acteur politique pouvant gérer le pays et ses ressources naturelles de manière optimale : un parti qui veillerait à l’intérêt de la nation. Ainsi le Programme continue sa présentation du « nouveau PRI » : « Le PRI ratifie son invariable support et son attachement aux principes fondamentaux de l’article constitutionnel 123 et aux conquêtes sociales des travailleurs, et se prononce contre toute réforme à la loi qui viole ou attaque les droits historiques conquis par la classe travailleuse […]. Nous nous opposons à ce que les droits des travailleurs et leurs conquêtes soient mis en péril au nom de la productivité »482. Nous notons la réapparition du PRI paternaliste et clientéliste à la fois, un PRI qui conserve les mœurs et les habitudes du parti hégémonique du XXe siècle, un PRI qui demeure et semble encore largement soutenu, dans certaines zones du Mexique, justement grâce à son discours de défense des travailleurs. Dans la même ligne le Programme poursuit avec la cinquième partie intitulée « Par un ordre international juste : Souveraineté et prospérité dans la globalisation ». Dans cette partie, le PRI se présente comme un parti socialiste, proche de l’organisation de l’Internationale Socialiste, dont la doctrine peut cependant paraître relativement éloignée : « Nous voulons une participation plus active du PRI dans les organisations mondiales, telles que l’Internationale Socialiste »483. Cependant rappelons que, dans les faits, le PRI se trouve très éloigné d’une doctrine socialiste ou social-démocrate. Pour la sixième et dernière partie du Programme d’Action, « Engagement avec l’éducation politique et la formation idéologique », le PRI prend soin de parler de la formation de ses cadres politiques ainsi que de sa jeunesse. « c) Former idéologiquement et politiquement les militants […] ; d) préparer la participation active des militants dans les processus électoraux »484. Le PRI se définit ainsi comme un parti moderne, qui se soucie de ses cadres et ses militants. Il se présente comme un parti qui a évolué et qui a laissé derrière lui l’historique parti hégémonique. Dans la même ligne « Le Système National s’occupera des cadres de la direction, de la base et du niveau intermédiaire […]. Les modèles pédagogiques d’attention seront nombreux […] une école de cadres qui offrira des cours fondamentaux et 482 Ibid., p. 42. Ibid., p. 49. 484 Ibid., p. 57. 483 232 spécialisés pour la formation de nouveaux leaders avec capacité de débat, de négociation et la maîtrise des outils pour la concurrence »485. Le PRI évoque son école de cadres et son intérêt pour former les meilleurs militants, les meilleurs dirigeants du pays. Cependant notre travail de terrain nous a permis de constater que tout ce discours demeure relativement éloigné de la réalité. Ainsi, nous pouvons avancer que le PRI tente de se montrer comme un parti progressiste, qui a évolué et changé afin de s’adapter aux temps nouveaux de concurrence électorale. Le parti conserve cependant un discours fortement ancré autour du nationalisme mexicain, et qui n’hésite pas à s’autocritiquer pour montrer sa bonne volonté. En outre, aujourd’hui, face à l’échec des gouvernements PANistes, le PRI essaie également de démontrer qu’il est un acteur politique indispensable pour la nation, un acteur qui, grâce à son expérience, peut se placer « au-dessus de la mêlée », à savoir à l’écart de tout conflit partisan. La position du PRI, suite au conflit électoral de 2006, a fini par lui donner raison. Par rapport à l’une de nos hypothèses de départ, nous pouvons ainsi nous demander si nous nous trouvons désormais face à la création d’un nouveau mythe PRIiste ? Le PRI peut-il se constituer en parti arbitre des confrontations sociales au sein du Mexique ? Soulignons que le PRI reste très ancré dans le discours nationaliste et continue de présenter le nationalisme mexicain comme l’unique clivage ayant un sens au Mexique. Cependant, le fait que le PRI n’aborde que très marginalement les sujets « sensibles » met en lumière l’absence de prise de position de celuici face à ces problèmes concrets de la réalité mexicaine. Selon nous, cela correspond à une stratégie très claire de présentation du PRI face à la société comme étant un parti nécessaire au pays, un parti arbitre ou un parti se trouvant « au-dessus » du reste des acteurs politiques, principalement au-dessus du PAN et du PRD. Observons que le PRI décide de ne pas prendre de risques face aux sujets « sensibles », ainsi il ne prend pas position. Les entretiens réalisés montrent aussi que la stratégie est bien suivie par les militants, par les jeunes leaders PRIistes. Malgré tout, notons qu’à partir de la modification des législations locales le discours du PRI et des militants en arrive à une prise de position. La stratégie de non positionnement ne semble donc plus marcher. Au niveau macro, le discours fonctionne, dans la réalité la plus palpable le PRI ne peut pas échapper aux débats de société et doit y prendre part. 485 Ibid., p. 57. 233 Au début de l’année 2012, Roger Bartra écrivait : « Lire les documents fondamentaux du PRI est synonyme de s’immerger dans la grisaille la plus profonde et plate que nous pouvons imaginer ; il n’y a rien là, rien d’intéressant, rien de nouveau, rien d’imaginatif »486. La note du chercheur nous semble très dure et critique mais les documents revisités montrent que la critique de notre spécialiste est bien fondée. Nous observerons également, dans les entretiens réalisés, que l’auteur n’a pas eu tort quand il a écrit ces lignes. B) L’impact de l’Église catholique dans les campagnes électorales (2000, 2006 et 2012). Le poids des sujets « sensibles » dans les programmes politiques des candidats Le 30 janvier 2012, le Saint-Siège a annoncé l’intention du Pape Benoît XVI de visiter le Mexique entre le 23 et le 26 mars 2012, quatre mois seulement avant les élections présidentielle et législatives. Cette annonce a provoqué des réactions mitigées car le voyage pouvait être interprété comme étant apostolique et politique à la fois. Le PRD, par la voix de sa secrétaire nationale, Dolores Padierna, a regretté le moment choisi par le Pape pour se rendre dans le pays. De son côté, le PAN a fait valoir que la visite du chef du de l’Église catholique faisait partie de la liberté d’expression et de la liberté de culte que le Mexique connaît depuis peu. Le PRI s’est, quant à lui, limité à dire qu’il resterait vigilant afin que la visite papale reste un simple acte d’évangélisation en dehors de la sphère politique. Il faut noter que la visite du Pape a été menée et s’est concentrée exclusivement dans l’État historiquement reconnu comme le centre du catholicisme au Mexique : l’État de Guanajuato qui, avec l’État de Jalisco, est considéré comme le cœur du fanatisme religieux, il suffit de se rappeler de la guerre cristera des années 1920-1930487. En réalité, si la visite de Benoît XVI peut être considérée comme un acte d’évangélisation ou bien comme un acte politique, 486 BARTRA Roger, « La hidra mexicana. El retorno del PRI », in Letras Libres, Enero 2012, México, p. 13. Depuis 2007 le ministère du tourisme de l’Etat de Jalisco, SeTuJal, a mis en place une « route cristera » ; parcours touristique et historique qui rappelle l’importance et l’impact de la guerre cristera dans la zone du Bajio (centre-occident du Mexique). Ce phénomène de tourisme religieux n’est pas nouveau dans le pays et il a toujours été largement encouragé par l’Église catholique. D’après les données de la même SeTuJal en 2007, 4 820 000 touristes monde entier, principalement venus d’Italie, d’Espagne et même du Mexique, ont visité la zone cristera. Les retombées économiques vont directement à l’Église catholique et de façon indirecte aux municipalités et au gouvernement de l’Etat. Cf. DURAN Cecilia, « Planea la Sejutal la Ruta Cristera ; sus cuatro circuitos abarcan 20 municipios », in La Jornada Jalisco, 30 janvier 2008. Cf. également http://visita.jalisco.gob.mx/wps/portal/portalturistico/. D’après une spécialiste qui travaille le PAN à Jalisco, Laura Alarcón Menchaca : « Les donnes sont gonflés, Jalisco n’a pas la structure touristique pour recevoir telle quantité de monde. Il s’agit plutôt de la publicité ; c’est l’image que le gouvernement de Jalisco veut donner de l’état ». Rencontre avec Laura Alarcón Menchaca 17 septembre 2012. 487 234 remarquons que la liberté de parole que, historiquement l’État mexicain avait nié à un acteur tel que l’Église catholique, semble désormais restaurée. De nombreuses choses ont été dites à propos du poids politique, économique, social et culturel que l’Église catholique conserverait sur tout le continent américain. Le Mexique a la particularité d’avoir vécu dans « une situation surréaliste » pour reprendre les mots du pape Jean-Paul II en 1979. Sans aucun doute le leader catholique parlait-il ici du paradoxe qui conduit le « Mexicain moyen » à continuer de se considérer « guadalupano, catholique et juariste » à la fois. Cet étrange mélange a séduit plusieurs auteurs tels que Octavio Paz, Carlos Fuentes, Jean Franco et Carlos Monsivais qui se sont plongés dans le sujet pour essayer d’élucider cette situation paradoxale. Aujourd’hui, et grâce à l’enquête sur les valeurs des Mexicains en 2010488, nous savons que l’image qui représente le mieux la « mexicanité » pour une majorité de Mexicains serait la vierge de Guadalupe avec 46.3% de réponses, suivie de Benito Juárez, le père de l’État laïc et séculier du Mexique, avec 44.8% de réponses. Une sorte d’égalité qui permet de mieux comprendre les mots de Jean-Paul II. Nous avons déjà montré que les amendements constitutionnels de 1992 ont donné la liberté de parole aux hommes religieux. Cette liberté a eu un impact immédiat dans la politique mexicaine. Ainsi, le poids des mots des religieux a commencé à croître graduellement avec le temps. L’arrivée du PAN au pouvoir, lors des élections présidentielles de 2000, a ouvert la voie à la présence de l’Église catholique dans les affaires publiques. Un sujet « sensible » sera alors immédiatement traité par les hommes religieux, celui de l’avortement. Nous avons déjà observé que des documents tels que La Déclaration sur l’avortement (1974), le Familiaris Consortio (1981), et la Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la pastorale à l’égard des personnes homosexuelles (1986) marquent la ligne à suivre par l’Église catholique à propos des sujets « sensibles ». Cependant dans le cas mexicain c’est surtout à partir de 2002, avec la Note Doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, que l’Église catholique décide de s’attaquer aux politiques publiques ainsi qu’aux politiciens et aux partis politiques avec une position différente de celle de l’institution ecclésiastique. Le traitement des sujets « sensibles » au Mexique, et plus particulièrement à Mexico, montre nettement ce phénomène. Les campagnes politiques ainsi que le temps qui a suivi la 488 Encuesta Nacional 2010, México, p. 100. 235 campagne constituent un exemple particulièrement intéressant de la position des partis politiques que nous analyserons par rapport aux directives de l’Église catholique à propos des sujets « sensibles ». 1. Fox, l’Église catholique et la campagne de 2000. « Le premier président Guadalupano ». Bien avant d’être le candidat présidentiel du PAN, Vicente Fox Quesada avait montré son attachement à la foi catholique. Avant son élection, le futur président se présentait déjà comme un « homme politique moderne » qui n’avait pas peur de montrer sa croyance religieuse, un politicien qui cassait les tabous et la double morale qui avait caractérisé certains dirigeants PRIistes pendant le modus vivendi. Un bon exemple du catholicisme de Fox a été l’usage de son droit de veto contre la loi autorisant l’avortement dans l’Etat de Guanajuato durant son mandat, entre 1995 à 1999. En outre, en 1997, la presse locale avait rendu publique la violation de l’article 3 de la Constitution dans l’Etat de Guanajuato lorsque Fox avait permis l’introduction de l’éducation religieuse dans l’éducation publique489. Pour les élections de 2000 Fox s’est présenté avec un discours nouveau, populiste aux yeux de certains. Un discours dans lequel il s’attaquait au « parti hégémonique » et à tout ce que ce dernier impliquait. D’après lui, le PRI était : « De la corruption, de l’autoritarisme, du populisme […] on va surmonter tous ces obstacles et laisser derrière nous aux scorpions, la vermine, les sangsues, les têtards, les serpents noirs et les autres arachnides qui se croisent sur notre chemin (vers la présidence) »490. Ainsi Fox se présentait comme un démocrate moderne engagé avec toute la société mexicaine. Son objectif principal était « faire sortir le PRI des Pins »491. Pour atteindre son but, il n’a pas hésité à aller chercher tous les acteurs politiques et sociaux qui, à cette époque, demandaient un changement du parti au pouvoir : les hommes d’affaires et les entrepreneurs, les medias et, bien évidement, le haut clergé. Ces trois acteurs ont apporté leur soutien au candidat du PAN. 489 Cf. « Fox permite y destina millones a educación religiosa en el estado », in El Día, Guanajuato, 13 de febrero de 1997, p. 29. 490 Pendant la campagne de 2000, le candidat Vicente Fox a parlé à plusieurs reprises de son intention de « faire dégager le PRI de la présidence » ; la phrase que nous présentons a été assez répétée pendant toute la période électorale. Fox comparait les PRIistes à des animaux sauvages qui, normalement, se trouvent dans la zone désertique de l’Etat de Guanajuato. Ce « franc parler » lui a permis de s’attirer la sympathie et l’appui d’un secteur important de la société, surtout les paysans et les classes moyennes, historiquement attachés au PRI. 491 Rappelons que depuis 1935 la résidence officielle du président du Mexique est la maison appelée « Los Pinos » (les Pins) qui se trouve au milieu des bois de Chapultepec. Cf., http://www.lospinos.gob.mx/. 236 En septembre 1999, même avant d’être officiellement le candidat du PAN, Fox a pris comme étendard politique l’image de la Vierge de Guadalupe, l’un des mythes fondateurs de la mexicanité492. Une telle action a été interprétée par les uns comme une audace politique, tandis que d’autres la considéraient comme une provocation ouverte et une attaque contre les institutions civiques de l’État laïc. Le geste de Fox a été si courageux et audacieux que le lendemain la plupart des journaux nationaux et locaux ont fait leur une de ce politicien qui brisait, à partir d’un coup publicitaire, le tabou de la croyance en se montrant publiquement comme un homme proche d’une religion particulière : le catholicisme. Avec le temps, des analystes tels Roberto Blancarte et d’autres ont attesté que le fait de prendre l’image de la Vierge de Guadalupe pendant la campagne de 2000 a été un acte absolument pragmatique pour s’attirer l’appui d’un large secteur de la population mexicaine.493 Cependant la stratégie « foxiste » a montré le poids du catholicisme dans la politique mexicaine. Fox a essayé de faire un parallèle avec le prêtre Miguel Hidalgo, connu populairement comme le père de la nation, en imitant la lutte du prêtre contre la domination espagnole. Fox a alors joué le rôle du religieux afin de favoriser la « rébellion » du peuple mexicain contre la domination PRIiste. Dans le même temps Fox arrachait un symbole « nationaliste », la figure d’Hidalgo, au parti révolutionnaire. Cependant cette caricature élaborée par le candidat PANiste n’avait rien à voir avec la réalité du moment. En fait l’image de la Vierge de Guadalupe était, au début du XIXe siècle, l’unique symbole capable d’agglomérer et d’inclure une idée, toujours inachevée, d’une certaine « mexicanité » pour tous les « Mexicains » de l’époque (criollos, métis, Indiens, noirs, mulâtres, etc.). À l’inverse d’Hidalgo, Fox a employé cette image comme un facteur d’exclusion et non d’inclusion. De façon très habile l’Église catholique n’a ni condamné ni soutenu, l’utilisation de l’image de la Vierge de Guadalupe par le candidat du PAN. Nous pouvons suggérer que, de façon publique, l’Église ne voulait pas, à cet instant, s’engager avec l’un ou l’autre des candidats. En fait, le haut clergé a fait en sorte de ne pas se mêler explicitement aux campagnes pour mieux laisser opérer les laïcs 492 Cf., LAFAYE Jacques, Quetzalcóatl et Guadalupe : la formation de la conscience nationale au Mexique (1531-1813), Paris, Gallimard, 1974, 540 pages; Cf., LISS Peggy K., Orígenes de la nacionalidad mexicana 1516-1556 : la formación de una nueva sociedad, México, Fondo de Cultura Económica, 1986, 273 pages. 493 Cf. BLANCARTE Roberto, « I. Gobierno y Políticas Públicas. Las políticas religiosas del gobierno foxista », in BLANCARTE Roberto, Entre la fe y el poder. Política y religión en México, México, Grijalbo, 2004, pp. 9109. 237 catholiques494 en faveur des objectifs de l’Église catholique. Avec le temps, l’épiscopat mexicain, par le moyen de la CEM, a finalement approuvé la candidature de Vicente Fox, « Un catholique proche et sensible aux demandes historiques de l’Église catholique »495. Pour Roberto Blancarte, spécialiste de ces questions, l’action de Fox a été un fait de myopie politique car « Par souci de gagner à court terme il aurait modifié un modèle de coexistence sociale, fondé sur la laïcité de l’État, sur la séparation entre ce dernier et les églises et sur la division (vraiment difficile à atteindre dans de nombreux cas) entre la sphère politique et la sphère religieuse »496. L’auteur se fait encore plus critique par la suite et affirme que « Fox a ouvert une boîte de Pandore qui avait été fermée tant bien que mal par les Mexicains, après de nombreuses guerres et luttes fratricides »497. Fox a largement ignoré l’interdiction d’employer des images et des symboles religieux dans les campagnes politiques. Néanmoins, faire appel à l’image de la Vierge de Guadalupe lui a permis de se présenter face à l’électorat comme étant un homme avec des valeurs morales enracinées et éloigné de tout le système du parti hégémonique. Ainsi, il a continué à utiliser l’étendard de la Vierge de Guadalupe durant tout son mandat comme Président. Il faut attirer l’attention sur le fait que l’Église catholique a acquis au cours de cette campagne présidentielle une visibilité jusque là inégalée. Au milieu de la campagne, le haut clergé n’a pas hésité à rencontrer le candidat Fox pour lui présenter sa position ainsi que ses demandes historiques sur plusieurs sujets. Parallèlement, l’épiscopat a commencé à donner des conférences de presse afin d’exprimer et de rendre public l’avis de l’institution ecclésiastique sur la façon dont la campagne se développait, un phénomène impensable avant les réformes de 1992. Le radicalisme anticlérical était un fait du passé. Une nouvelle ère semblait commencer. Peut-être le principal acte de soutien à Fox a-t-il été la Lettre Pastorale de la Rencontre avec Jésus-Christ dans la solidarité avec tous, publiée en mars 2000, trois mois avant les élections. Un document assez complet dans lequel l’Église catholique rend publique sa position en matière sociale, politique et culturelle. Il est important de mentionner que 494 Suite au Concile du Vatican II, l’Église catholique a décidé de nommer « laïcs catholiques » aux croyants fidèles qui n’appartiennent pas à aucun un ordre religieux. cf. FELICI Pericles, Lumen Gentium, Constitución dogmática sobre la Iglesia, Consulté le 15 août 2012 http://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_const_19641121_lumengentium_sp.html 495 BLANCARTE Roberto, op. cit., p. 10. 496 Ibid., p. 10. 497 Ibid., p. 11. 238 l’Église catholique a souligné l’importance d’une alternance des partis au pouvoir pour favoriser le développement d’une culture politique démocratique. Le message a été assez clair : l’Église catholique se prononçait pour un changement de parti politique, en faveur du candidat du PAN, Vicente Fox. Selon nous l’Église a commencé à chercher un renouvellement de sa capacité à influencer la société mexicaine, non plus de manière officieuse mais formellement et publiquement. Un auteur tel que Oscar Aguilar Ascencio atteste que, du fait du passé anticlérical du pays, en l’an 2000, toute déclaration publique d’un homme religieux était considérée avec excès : « Au cours des élections fédérales de 2000, et en particulier pendant les campagnes présidentielles, les journalistes ont cherché à avoir un commentaire, une déclaration, politique d’un évêque ou d’un prêtre pour créer la polémique. La meilleure chose était de voir s’il y avait un soutien par un parti ou candidat, si c’était le cas cela aurait été synonyme de violation de la loi et aurait mis le gouvernement face à une situation d’application des lois »498. Il est plus important encore d’observer comment l’Église, ainsi que la société ellemême, peut rejeter ou approuver une déclaration, une réunion, un signe entre les candidats et le haut clergé, ce qui confirme le poids que l’Église catholique continue d’avoir dans la vie politique et sociale du pays. Dans la même logique, signalons qu’en février 2000 le candidat du PRD Cuauhtémoc Cárdenas, est allé rendre visite à l’évêque de Mexico, le cardinal Norberto Rivera Carrera. Une branche du PRD a critiqué la rencontre des deux leaders499. De leur côté les medias n’ont pas donné une large couverture à l’affaire, rien à voir avec le traitement dont Fox bénéficiait quand il rencontrait les leaders religieux. Finalement le cardinal Rivera a déclaré que la réunion était un signe de tolérance publique entre deux secteurs de la société mexicaine : le laïc et le catholique. Il n’y a pas eu de bénédiction, comme dans le cas du candidat PANiste, ni de conférence de presse commune. Cette différence de traitement des membres du haut clergé, selon les candidats, ainsi que l’importance que les medias ont donnée aux différentes rencontres, mettent en lumière l’existence du clivage politique, avec d’un côté un secteur ayant un important héritage laïc et même anticlérical et, d’un autre côté, un secteur fortement 498 AGUILAR ASCENCIO Oscar, « The Mexican Election Bringing the Church Back In », in Religion in the News, Fall 2000, Vol.III, n° 3. Consulté le 10 mai 2012. http://www.trincoll.edu/depts/csrpl/rinvol3no3/mexican_election.htm 499 A l’époque le leader perrediste Marco Rascón a regretté la rencontre de Cárdenas et Rivera. Cf. http://www.marcorascon.org. Consulté le 10 mai 2012. 239 enraciné dans la tradition catholique. Finalement, il a été possible pour chaque secteur de se reconnaître dans l’un ou l’autre des candidats. Il a également été possible pour la société dans son ensemble de commencer à se reconnaître dans l’un ou l’autre des candidats. Le soutien du haut clergé à Vicente Fox devenait de plus en plus évident. De son côté Francisco Labastida Ochoa, candidat du PRI, s’est vu obligé de déclarer publiquement sa foi catholique ainsi que son « enraciné guadalupanisme » pour ne pas rester trop extérieur au débat publique qui commençait à se mettre en place. Cependant, à la question posée par un journaliste sur le sujet « sensible » de l’avortement, Labastida a déclaré « Je ne vais pas parler du sujet […] c’est un sujet qui divise et divise la société mexicaine, donc, pour moi, il n’est pas question de parler dans la campagne d’un tel sujet »500. La déclaration du candidat PRIiste a fini par confirmer l’importance que l’Église catholique reprenait dans le domaine public. En même temps, la déclaration a mis en évidence que, en l’an 2000, l’ancien discours officiel d’un PRI laïc se positionnant « au-dessus de la mêlée », à l’écart de tout clivage politique, ne fonctionnait plus et que le discours semblait dépassé par la réalité. A partir du mois de mai 2000 Vicente Fox, qui a désormais la garantie d’avoir le soutien du haut clergé, commence à rendre publiques une série de mesures ayant pour but le renforcement des valeurs catholiques dans la société mexicaine. Une sorte de repositionnement du projet de nation catholique que l’Église catholique a réservé depuis toujours pour un pays comme le Mexique. Ainsi un décalogue d’engagement est apparu : 1) « Je m’engage à promouvoir le respect au droit à la vie dès le moment de la conception et jusqu’au moment de la mort naturelle. 2) « J’appuierais le renforcement de l’unité familiale car au Mexique cette dernière est une ressource stratégique. 3) « Je m’engage à respecter le droit des parents à décider de l’éducation de leurs enfants. 4) « J’encouragerais l’accès gratuit aux soins spirituels et religieux dans les centres de santé, les prisons, les orphelinats et les maisons de retraite. 5) « Je vais répondre à l’intérêt exprimé par les Églises de promouvoir amplement la liberté religieuse que garantie l’article 24 de la Constitution. 500 LOSADA Teresa, « Francisco Labastida. La campaña del licenciado FLO », in Letras Libres, n° 18, junio 2000, México, p. 53. 240 6) « En cohérence avec le droit humain à la liberté religieuse et par rapport aux accords constitutionnels signés par le Mexique dans cette affaire, je vais promouvoir l’élimination de la contradiction entre les articles 24 et 130 de la Constitution, je vais réformer l’article 130 à propos de la restriction de la liberté religieuse pour mettre en avant l’article 24. À cet égard je vais promouvoir : a. « L’amendement du système de registre constitutif, pour un registre volontaire plus simple qui reconnaisse la nature des associations religieuses comme des institutions avec des droits propres. b. « Que les Églises, en toute liberté et indépendance, puissent nommer leurs ministres et définir leurs fonctions. c. « L’élimination de toutes les formes de discrimination pour des motifs religieux. d. « La révision de la capacité patrimoniale des associations religieuses. 7) « Je vais ouvrir l’accès aux mass-médias pour les Églises, afin qu’elles puissent diffuser leurs principes et leurs activités. À cet égard je vais promouvoir : a. « La considération pour que les associations religieuses, qui remplissent les requis légaux, puissent accéder aux mass-médias. 8) « Je vais promouvoir, dans le contexte d’une réforme fiscale globale, la définition d’un régime fiscal spécial pour les Églises, avec une déductibilité fiscale quand elles contribuent au développement humain. 9) « Je vais en finir avec le pouvoir discrétionnaire pour autoriser l’entrée et le séjour au Mexique, des ministres du culte des Églises. 10) « Je vais promouvoir l’approbation volontaire des études ecclésiastiques en matière civile, en respectant les programmes et les contenus des matières imparties dans les séminaires et les instituts de formation religieuse »501. Ce « Décalogue » a été immédiatement perçu comme une stratégie commune de Vicente Fox et de l’Église catholique pour accorder certains privilèges à l’institution ecclésiastique. Nous constaterons dans les entretiens que, contrairement à l’attente de Fox, le « Décalogue » n’a pas été bien reçu par l’ensemble de la société mexicaine. Bien qu’un secteur important des citoyens se soit reconnu dans le candidat PANiste et ses « Dix Commandements », une autre partie de la société a montré qu’en réalité la laïcité restait 501 FOX Vicente, « Decálogo de Fox », in PÉREZ RAYÓN Nora, « Iglesia Católica y poder. Una agenda de investigación pendiente », in El cotidiano, enero-febrero, vol.XVII, n° 105, UAM-Azcapotzalco, 2001, p. 89. 241 enracinée en elle, et que la sécularisation demeurait toujours. Ainsi le « Décalogue » a été perçu comme une trahison, ou comme un abandon dans le meilleur des cas, de plus de cent cinquante ans de tradition républicaine de séparation entre les affaires étatiques et les affaires religieuses. Cependant, la critique la plus forte du « Décalogue foxiste » a émané de l’Église catholique elle-même, qui a signalé que le document restait ambigu dans plusieurs domaines. En réalité l’institution ecclésiastique s’attaquait au concept de « liberté de culte » mais surtout au mot « Églises » au pluriel, et non « Église » au singulier. Arrêtons-nous un instant sur cet aspect. Comme nous l’avons constaté, l’Église catholique, avec le soutien du PAN, a toujours prôné le respect du droit à la liberté de culte. Cependant, l’Église entend que le culte catholique soit l’unique culte dans un pays comme le Mexique, et se montre, en réalité, contre la « liberté de culte » quand cette dernière s’éloigne du culte catholique. Cela explique aussi le malaise ressenti par l’Église catholique en ce qui concerne le mot « Églises », au pluriel. Des auteurs tels que Roberto Blancarte et Ivan Franco ont parlé de harcèlement et d’intolérance de l’Église catholique envers les autres institutions religieuses reconnues au Mexique. Pour l’Église catholique, mais surtout pour le Vatican, le catholicisme dans un pays comme le Mexique doit rester hégémonique, c'est-à-dire que le marché de la foi doit être monopolisé par l’Église catholique502. Fox a répondu en s’alliant aux ministres de culte des autres religions, différentes du catholicisme. Il s’agissait alors d’une tentative pour contrôler le poids du haut clergé dans l’élection présidentielle. Quoi qu’il en soit à ce moment-là le PAN était déjà un simple spectateur des accords entre le candidat Fox et le haut clergé. Il apparaît finalement que l’Église catholique a réussi à imposer plusieurs sujets de son intérêt dans l’agenda présidentiel du candidat ayant les plus grandes chances d’emporter l’élection. Finalement, l’institution ecclésiastique a ce que soit « surveillée » l’élection, rappelant que, dans le passé, le PRI avait employé tous les types de procédés et d’astuces possibles afin de conserver le pouvoir. Bien que Fox n’ait pas donné toutes les garanties, ni entière satisfaction à l’Église catholique, cette dernière décide de soutenir le candidat du PAN pour faire avancer son propre projet. Nous pouvons affirmer cela dans la mesure où si l’on regarde 502 Ce type d’expériences, qui font que le Vatican réussit à passer des accords avec les États pour garder le monopole « du marché de la foi » a été documenté pour des pays latino-américains tel que l’Argentine et le Nicaragua. Cf. ZANCA José, « La hora de los benditos. Religión, eclesiología y debates estéticos en los años peronistas », in Nuevo Mundo, Mundos Nuevos, Debates, 2008, consulté le 23 juillet 2012, http://nuevomundo.revues.org/30535. Cf. DI STEFANO Roberto et ZANATTA Loris, Historia de la Iglesia argentina. Desde la Conquista hasta fines del siglo XX, Buenos Aires, Grijalbo-Mondadori, 2000, 508 pages. Dans le cas du Nicaragua cf., WINGARTZ PLATA Oscar, De las catacumbas a los ríos de leche y miel (Iglesia y revolución en Nicaragua), Querétaro, UAQ, 2008, 245 pages. 242 en détail le projet politique, économique et social du candidat Fox, celui-ci n’est pas très différent du projet néolibéral que le PRI appliquait depuis les années 1980. C’est plutôt sur l’aspect culturel que les projets se différencient. L’Église catholique continue de voir, jusqu’à aujourd’hui, le capitalisme comme un ennemi à vaincre. Mais dans le cas du Mexique, pour les élections de 2000, l’institution ecclésiastique avait trouvé un candidat qui avait plusieurs valeurs catholiques malgré son attachement au néolibéralisme503. Vicente Fox remporte les élections présidentielles du 2 juillet 2000, avec 42.52% et plus de deux millions de voix de plus que son plus proche adversaire. Pour marquer les esprits et réaffirmer son engagement envers le catholicisme, le nouveau président élu a, de nouveau, pris la bannière de la Vierge de Guadalupe au cours des célébrations de la victoire, dans la nuit du 2 juillet. En outre, au matin du jour de sa prise de fonctions, le président Fox s’est rendu à la basilique de Guadalupe pour pratiquer sa foi lors d’une messe et demander la bénédiction de la vierge brune. Ainsi, aux yeux de l’Église catholique et d’un important secteur de la société, Vicente Fox est devenu « le premier président Guadalupano »504. Tout le monde a observé l’engagement de Fox envers le catholicisme et l’Église catholique mais personne n’a finalement donné une très grande importance à un tel phénomène social : l’influence de l’Église catholique dans le système politique mexicain, toujours niée et cachée pour le PRI et son système de parti hégémonique. Soulignons que depuis l’élection de Fox, de façon graduelle, le clivage État/Église catholique est réapparu, avec les deux groupes opposants. Les élections de 2006 laisseront voir encore une fois comment l’Église catholique place au centre de la discussion ses intérêts et ses préoccupations, dans une logique qui semble avoir pour vocation de reconnaître le catholicisme comme étant la confession officielle du pays. 503 Roberto Blancarte atteste : « Il était évident que dans l’équipe de Fox il y avait deux grands courants confrontés. D’un côté, il y avait les gens ayant une vision entrepreneuse et « néolibérale » de l’État mais particulièrement de l’économie ; d’un autre côté, il y avait les gens ayant une vision chrétienne de la société, autant pour les affaires d’État que pour l’économie. Le Saint-Siège, en accord avec la doctrine sociale de l’Église, condamne le capitalisme sauvage des autres pratiques néolibérales employées par des gouvernement dits chrétiens ». Cf. BLANCARTE Roberto, op. cit., p. 29. 504 « Le premier président Guadalupano » était le qualificatif donné par le sacerdoce qui officiait lors de la messe à la Basilique à Vicente Fox ce jour-là. Cependant, comme le notent Roberto Blancarte et Elio Masferrer, le premier président Guadalupano a été José Miguel Ramón Adaucto Fernández y Félix mieux connu sous le nom de « Guadalupe Victoria », premier président du Mexique indépendant entre 1824 et 1829. Cf. BLANCARTE Roberto, Historia de la Iglesia Católica en México, Toluca, Colegio Mexiquense : Fondo de Cultura Económica, 1992, 456 pages ; et cf., MASFERRER KAN Elio, ¿ Es del César o es de Dios ?, México, CEIICH-UNAM-Plaza y Valdés, 2004, 334 pages. 243 Tableau comparatif des positions des candidats à la présidence du Mexique (2000) et l’Église catholique sur les sujets « sensibles » Pour l’avortement Pour la défense de la vie dès la conception Pour la diversité sexuelle Pour les droits des couples homosexuels Église catholique Non Oui Non Non Vicente Fox Quezada (PAN-PVEM) Non Oui Non Non Pas défini Pas défini Pas défini Pas défini Oui Non Oui Oui Position de : Francisco Labastida Ochoa (PRI) Cuauhtémoc Cárdenas Solórzano (PRDPT-et autres) 2. Les gouvernements nationaux du PAN contre les gouvernements locaux du PRD. Un « non catholique » peut-il être président du Mexique ? Historiquement, les « sujets sensibles » au Mexique ont provoqué des polémiques et ont divisé la société. Commençons avec l’exemple de l’avortement : le Mexique étant un pays fortement attaché au catholicisme, une grande partie de la société l’a toujours rejeté. Malgré tout, depuis les années 1970 et avec les politiques de contrôle de la population mises en place dans plusieurs pays, le Mexique a décidé de permettre l’avortement dans des cas très spécifiques, notamment dans celui d’agression sexuelle. Cela a permis de rendre public un sujet jusqu’alors considéré comme tabou. Mais, au lendemain des élections de juillet 2000, le gouvernement perrediste de la ville de Mexico a présenté un projet de loi qui permettrait d’élargir les motifs permis pour avorter. Il en résultera sept nouvelles circonstances pour dépénaliser l’avortement, à savoir : « 1) Lorsque la grossesse est la conséquence d'une agression sexuelle ; 2) lorsque l'avortement est causé accidentellement ; 3) lorsque, d’après le médecin, la grossesse met en danger la vie de la mère ; 4) lorsque le fœtus présente des déficiences génétiques ; 5) quand la grossesse nuirait gravement à la santé de la femme ; 6) quand la grossesse est le résultat d'une insémination artificielle non désirée ; 7) lorsque la femme, étant déjà mère de trois enfants, a des raisons économiques pour interrompre sa grossesse »505. 505 LAMAS Marta « La despenalización del aborto en México », in Nueva Sociedad, n° 20, 2009, p. 165. 244 À ce moment-là, Rosario Robles Berlanga était maire de la ville de Mexico, avec une très grande majorité de députés perredistes, et la modification avait été adoptée le 18 juillet 2000506. L’argumentation principale pour adopter cette modification de la loi était donnée par le Collège de Bioéthique qui accordait la priorité à la santé des femmes tout en accordant une attention particulière à la morale et à l’aspect religieux du phénomène. Désormais cette loi sera nommée loi Robles. À compter de ce jour, les politiciens se sont vivement affrontés après s’être divisés en deux camps. Mais au sein de la société-même, un phénomène semblable apparaît. En effet nous constatons que la confrontation entre une logique religieuse et une logique libérale est en train d’être réactivée. Il faut rappeler que le président élu, Vicente Fox, premier président issu du PAN, avait dit pendant sa campagne : « Je fais remarquer que je suis du PAN et catholique à la fois […] l’avortement est interdit sauf quand il est clair et justifié que la vie de la mère est en danger […] où quand on sait que le fœtus a subi une mort cérébrale »507. Mais, deux mois plus tard, face au CEM, la haute hiérarchie catholique mexicaine, Vicente Fox a promis de s’engager, en tant que président, du côté des valeurs catholiques. Rappelons à ce titre comment débutait le « Décalogue » du PANiste : « Je m’engage à promouvoir le respect du droit à la vie dès le moment de la conception et jusqu’à l'instant de la mort naturelle »508. Le « Décalogue » auparavant présenté et envoyé en mai 2000 au CEM résume très bien l’engagement du candidat du PAN envers les valeurs catholiques. La majorité perrediste à l’Assemblée législative de Mexico a largement adopté la loi Robles. Une experte du sujet telle que Marta Lamas atteste : « Comme prévu, l’archevêque de Mexico et d’autres dirigeants de l’Église catholique ont assuré que toutes les personnes impliquées dans la promotion de l’avortement seraient excommuniées sommairement […]. Peu de temps après, le 25 septembre 2000, dix-sept députés locaux du PAN et cinq du PVEM (Parti des Verts et des Ecologistes du Mexique) ont déposé une plainte pour contester la 506 Il faut signaler que, depuis 1997, la ville de Mexico reste très attachée aux gouvernements perredistes. Avec une grande majorité d’élus locaux issus du PRD, la modification de la loi a été rapidement adoptée. Cela eut comme résultat une confrontation directe entre le gouvernement local de Mexico et le gouvernement national du Mexique. 507 SHERER IBARRA María, « Fox ante el aborto : Se puede y debe permitir cuando peligra la vida de la madre y cuando se detecta muerte cerebral en el feto », in Proceso, núm. 1158, 9 de enero de 1999, p. 13. 508 MENDEZ Enrique, « El candidato del PAN Vicente Fox Quesada envió una carta a los 120 obispos católicos de México antes de la 69 asamblea plenaria de la Conferencia del Episcopado Mexicano (CEM), para que fuera analizada en la reunión. La carta contiene diez puntos resultados de los planteamientos en su ‘Proyecto para la Nación’, en torno a libertad religiosa y relaciones Iglesia-Estado », in La Jornada, 7 de mayo de 2000, p. 19. 245 constitutionnalité de la loi Robles. Un an et quatre mois plus tard, par un vote de sept contre quatre, la Cour Suprême de Justice de la Nation a décidé qu’il n’y avait pas une telle inconstitutionnalité, de sorte que la modification a été ratifiée et la loi Robles est entrée en vigueur. A partir de ce moment-là, le procureur général de justice et le secrétaire de Santé du DF ont publié les normes et procédures, (pour la population) ainsi que les obligations des bureaucrates pour rendre possible l’avortement légal. En 2002, la ville de Mexico est devenue l’entité fédérale avec les procédures les plus claires à propos de l’interruption légale de la grossesse »509. Alors que la note de Lamas nous laisse observer la position des gouvernements locaux au DF issus du PRD, il convient de noter que le maire entrant, le perrediste Andrés Manuel López Obrador (AMLO), a décidé de ne pas faire évoluer la situation durant toute son administration (2000-2006). En revanche, l’Église catholique n’a pas cessé de dénoncer la loi et a demandé à plusieurs reprises son annulation. De plus, cette dernière en a appelé plusieurs fois à la société civile afin de montrer son rejet de la loi adoptée par Rosario Robles Berlanga. Ainsi, plusieurs groupes catholiques sont apparus, comme par exemple Somos vida, Pro-vida, ou d’autres comme le Collège d’Avocats Catholiques qui ont soutenu les demandes de l’Église catholique. Dans ces groupes, il était courant de rencontrer des militants et des leaders du PAN, comme Carlos Abascal, Ministre de l’Intérieur à la fin du gouvernement Fox. Selon l’analyste Antonio Medina, la position d’AMLO se situait dans la logique de ne pas se confronter aux « vrais pouvoirs » et de gagner de l’espace et du temps dans son chemin vers l’élection présidentielle de 2006 : « Pendant plus de cinq ans, certains militants pour la diversité sexuelle et pour les droits des femmes (féministes), ont jugé préférable de laisser de côté des questions comme l’avortement et le mariage gay pour faciliter la tâche d’AMLO dans sa conquête de la présidence en 2006. En fait, il y avait des intellectuels de gauche, bien sûr, avec des arguments très sophistiqués, certains universitaires et de hauts fonctionnaires dans le gouvernement du DF qui considéraient dangereux pour le maire de Mexico d’entrer dans une polémique avec un « vrai pouvoir » (l’Église catholique), ainsi ils ont boycotté tout débat sur de tels sujets pendant tout le mandat d’AMLO »510. La note de Medina nous permet d’observer nettement la stratégie de négation ou de dissimulation d’un sujet « sensible » afin de ne pas déranger le secteur catholique de la société mexicaine. Cette stratégie a été 509 LAMAS Marta, op. cit., p. 166. MEDINA Antonio, « AMLO ¿ Conservador o liberal ?, in Letra S, consulté le 13 juin 2012, http://www.letraese.org.mx/2012/02/opinion-amlo-%C2%BFconservador-o-liberal/ 510 246 employée avec beaucoup de succès par le PRI pendant de nombreuses années. Nous pouvons aussi interpréter l’indécision ou la passivité d’AMLO comme la reproduction d’une stratégie à long terme dans la construction de sa candidature présidentielle en 2006. Nous pouvons ainsi avancer que, malgré tout, le discours progressiste du PRD à Mexico, d’un politicien comme l’ancien maire de la capitale du pays, connaissait bien la façon comme s’était élaboré le modus vivendi. Rappelons finalement qu’AMLO vient, lui aussi, d’une tradition PRIiste. Dans la même logique, AMLO s’est progressivement rapproché du haut clergé catholique afin d’éviter des confrontations, cependant le maire de Mexico a fait en sorte de garder les formes républicaines et n’a pas caché son attachement à un modèle séculier et laïc de société, dans lequel l’État et l’Église avaient des domaines d’intérêt et d’action bien définis et séparés. Mais à l’approche de l’élection présidentielle de 2006, AMLO a été contraint de prendre position sur les sujets « sensibles ». En même temps, le PRD affirmait dans son programme : « Réexaminer la législation sur l'avortement pour protéger les femmes contre l'avortement à risque [...] diffuser parmi elles la législation existante afin de promouvoir la connaissance et l'exercice de leurs droits d'accès aux services de haute qualité et aux soins d’un avortement légal […] c’est une réalisation sur laquelle on ne peut pas revenir »511. Finalement le candidat du PRD a décidé de suivre la ligne de son parti et s’est prononcé pour la dépénalisation de l’avortement et en faveur de l’union entre personnes du même sexe. Cette position rendue publique s’est aussi traduite par le retour de l’Église catholique dans le débat public. La première chose à noter est le fait que, pour les campagnes de 2006, les autres candidats ont également pris position sur les sujets « sensibles ». Le candidat officiel du PAN, Felipe Calderón Hinojosa dans sa Plateforme Electorale Fédérale 2006, a annoncé clairement et sans aucune ambiguïté qu’il s’alignait sur la Doctrine de son parti qui, comme nous avons déjà observé, s’inspire des chrétiens-démocrates et de l’encyclique Rerum Novarum. De cette façon Calderón a exprimé clairement son opposition à l’avortement ainsi qu’à l’union légale des couples homosexuels : « Je vais promouvoir des politiques et des programmes publics en matière d’éducation sexuelle et de prévention des grossesses non désirées pour respecter le droit de la vie dès le moment de la conception […]. Je vais élaborer des programmes de formation, d’orientation et de prévention pour les jeunes 511 Coalition pour le Bien-Être de Tous, Plataforma Electoral Federal 2006, en tant que candidat à la présidence de la République Fédérale Mexicaine, Andrés Manuel López Obrador, PRD, PT, Convergencia, Mexico, pp. 169. 247 sur le sujet de l’exercice responsable de la sexualité, en coordination et collaboration avec les parents »512. En outre le PAN a fait un appel pour défendre la vie et ainsi ratifier son rapprochement avec le secteur ecclésiastique. Observons que le candidat PANiste reprend également des demandes historiques de l’Église catholique, comme celle de briser le monopole éducatif de l’État par exemple. De son côté le candidat du PRI, Roberto Madrazo Pintado, a décidé de s’inscrire dans la logique classique de son parti et ainsi, de rester à l’écart de toute polémique. Dans son projet politique Madrazo ne mentionnait aucun des sujets « sensibles ». La presse a posé ouvertement la question au candidat et le PRIiste a fait valoir que ces questions devraient être discutées et analysées par l’ensemble de la société et que sa position personnelle serait plutôt pour une consultation publique qui montrerait les attentes et les désirs de la société mexicaine. A propos de l’avortement le candidat du PRI a signalé : « Il faut respecter la loi […]. Il faut s’attacher à la légalité ». Sur le sujet du mariage gay : « Ce qui est inscrit dans la loi est le reflet de la société […] il y a des questions qui devront être examinées en profondeur, mais la loi doit continuer à être appliquée »513. Cependant Madrazo a également fait valoir la nécessité d’intégrer l’éducation sexuelle dans les programmes scolaires. À son tour le PRI n’a fait aucune déclaration et n’a pas exprimé son point de vue. Quoi qu’il en soit nous pouvons observer que le candidat Madrazo et son parti ont suivi la tendance historique en n’abordant pas des sujets « sensibles » qui auraient pu avoir un coût électoral élevé. Cette logique n’est pas sans nous rappeler la façon dont le PRI opérait pendant la période du modus vivendi. Face à un tel scenario l’Église catholique a rapidement rappelé sa position en ce qui concernait les sujets « sensibles », et ce afin d’avoir un impact sur la société et les élections. D’abord, le haut clergé a rappelé le point de vue du Vatican et le rôle des citoyens catholiques dans les démocraties modernes. Pour cela l’Église catholique mexicaine a repris la Note Doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, de 2002 que nous avons déjà analysée précédemment. En outre une lettre a été publiée sous le titre de : Un catholique vote comme ça ! Un document signé par l’évêque de Querétaro, Mario De Gasperín Gasperín, qui atteste : 512 CALDERÓN HINOJOSA Felipe de Jesús, Plataforma Electoral Federal 2006, México, PAN, 2006, pp. 18- 24. 513 « Candidatos presidenciales hablan sobre aborto, uniones homosexuales y eutanasia », in NotieSe, 31 janvier 2006, consulté le 15 juin 2012, http://www.notiese.org/notiese.php?ctn_id=919. 248 « 5. (Un catholique) ne peut pas voter pour un parti ou un candidat qui est contre le respect absolu de la vie humaine depuis sa conception jusqu’à sa mort naturelle, on ne peut pas voter pour les candidats qui sont en faveur de l’avortement, de l’euthanasie ou de la manipulation d’embryons. « 6. (Un catholique) ne peut pas voter pour un parti ou un candidat qui ne respecte pas la dignité de la personne humaine, comme ceux qui défendent et promeuvent la prostitution, les unions homosexuelles et lesbiennes, les contraceptifs chimiques ou physiques, la pornographie particulièrement infantile, le clonage humain, l’emploi et le trafic de drogues, la vente sans discernement d’alcool, le machisme, la discrimination ethnique et raciale […]. « 8. (Un catholique) ne peut pas voter pour un parti ou un candidat qui s’oppose ou refuse le droit inaliénable des parents à choisir le genre d’éducation qu’ils veulent pour leurs enfants, selon leurs convictions »514. Nous constatons que les sujets « sensibles » sont abordés comme des arguments pour orienter le choix du vote. Si nous regardons les positions des candidats et de l’Église catholique à propos des sujets « sensibles » nous sommes en mesure d’avancer que c’était Felipe Calderón Hinojosa, candidat du PAN, qui se trouvait le plus proche de la logique de l’Église catholique. Tableau comparatif des positions des candidats à la présidence du Mexique (2006) et de l’Église catholique sur les sujets « sensibles » Pour l’avortement Pour la défense de la vie dès la conception Pour la diversité sexuelle Pour les droits des couples homosexuels Église catholique Non Oui Non Non Felipe Calderón Hinojosa (PAN) Non Oui Non Non Roberto Madrazo Pintado (PRI-PVEM) Pas défini Pas défini Pas défini Pas défini AMLO (PRD-PT-C) Oui Pas défini Oui Oui Patricia Mercado (PASC) Oui Non Oui Oui Position de : 514 DE GASPERIN GASPERIN Mario, « ¡ Un católico vota así ! », consulté le 13 juin 2012, http://es.catholic.net/abogadoscatolicos/435/2739/articulo.php?id=9879. 249 Les élections de 2006 ont été très controversées et contestées par le PRD. Les positions des candidats du PAN, Felipe Calderón Hinojosa, et du PRD, AMLO, concernant l’avortement ont également été très différentes et se sont opposées. Le PRD a suivi sa ligne libérale de défense des droits des femmes, en revanche le PAN en a appelé à la défense de la vie dès le moment de la conception. La confrontation était telle que l’Église catholique a rappelé publiquement les consignes du Saint-Siège pour voter en tant que « bon catholique ». Outre l’hypothèse de la fraude électorale, notons que l’une des causes qui a entraîné l’échec de la candidature d’AMLO et du PRD a été les attaques constantes que certains secteurs conservateurs du pays ont portées contre le candidat de gauche515. Parmi eux se trouvent les moyens de communication, le Conseil Coordinateur Entrepreneur et, bien entendu, l’Église catholique. Bien qu’AMLO ait appelé à respecter les diverses religions, le fait que lui-même soit Chrétien-presbytérien l’a éloigné de la haute hiérarchie catholique. L’Église catholique a opté ouvertement un éloignement d’AMLO et un rapprochement de Calderón. Finalement le candidat du PAN a gagné l’élection avec 0.56 point de différence sur le candidat perrediste. 3. Retour à la case départ ou rendre visible le clivage ? La victoire de Calderón, mais surtout la façon dont elle a eu lieu, a fini par radicaliser certaines positions. De cette façon plusieurs réformes qu’AMLO avait évitées dans le DF pour des raisons pragmatico-électorales, ont fini par émerger et par se trouver au centre de débats houleux, au moins dans la capitale du pays, toujours gouvernée par le PRD. Ainsi, deux secteurs politiques se sont alignés, mais surtout nous observerons comment deux branches de la société prendront les sujets « sensibles » pour se placer dans le conflit qui nous intéresse. Ainsi, avec quarante-six voix favorables et dix-neuf opposées, le 24 avril 2007, l’avortement a été dépénalisé dans la ville de Mexico. La loi Robles a été adoptée dans sa totalité, et le nouveau maire de la ville de Mexico, Marcelo Ebrard Causabon, un autre ancien PRIiste devenu perrediste, ne cachait pas son anticléricalisme. C’est ainsi qu’a démarré une nouvelle confrontation entre l’Église catholique et le parti de la gauche mexicaine. De son côté, le PAN s’en est tenu à sa Doctrine qui le rapprochait de l’Église catholique. 515 Pendant la campagne électorale de 2006, des spots publicitaires ont été diffusés dans lesquels AMLO était comparé à Hitler, Mussolini et Pinochet, mais également présenté comme camarade de Fidel Castro, Hugo Chávez et Evo Morales. La campagne a été nommée par le PRD « Guerra Sucia » (la sale guerre) et à partir de cette campagne, la société s’est, d’avantage encore, polarisée. 250 L’Église catholique, avec l’aide du PAN, a mobilisé des milliers de citoyens catholiques, mais le PRD avait la majorité absolue à l’Assemblée locale avec, de plus, une mobilisation citoyenne plus forte grâce aux activistes féministes. Le même président Calderón a décidé de présenter en juillet 2007 un recours juridique devant la Cour Suprême de Justice de la Nation (SCJN) pour stopper ou annuler la loi Robles. Le recours n’a pas été accepté par la SCJN, la loi Robles a été ratifiée et, ainsi, le gouvernement perrediste du DF a commencé à se définir comme étant un « gouvernement progressiste » qui défendait les droits des femmes. Face à un tel scenario et avec le soutien argumentaire d’associations telles que Pro-Vida et le Collège d’Avocats Catholiques, mais surtout de l’Église catholique, le PAN a commencé, dès l’année 2007, à faire voter des lois anti-avortement, « préventives » d’après certains leaders PANistes, dans les États dans lesquels le gouvernement était issu du PAN et dans lesquels il bénéficiait d’une majorité aux Assemblées locales. Subséquemment dans plusieurs Etats fédérés du Mexique l’avortement est devenu un crime pénalisable. Ainsi le PAN et l’Église catholique s’entendent par avance sur d’éventuels amendements pro-avortement. De façon un peu étonnante la majorité des députés locaux du PRI dans les Etats ont suivi et supporté la cause catholique PANiste516. Nous pouvons dire que cette prise de position a signifié la rupture de l’esprit laïc et anticlérical que, historiquement, le parti de la révolution revendiquait. Il est important de signaler que face à l’émergence d’un tel conflit, devenu clivage, le PRI n’a pas réussi à jouer le rôle d’« arbitre » qui se trouve « au-dessus de la mêlée », à l’écart de la confrontation. Le PRI, malgré son discours et sa stratégie, a été obligé de prendre position. Nous constatons très nettement la division et la confrontation des camps à propos du sujet « sensible » de l’avortement mais, l’autre sujet dit « sensible », « le mariage gay », apparaît quasiment en même temps et nous pouvons avancer l’hypothèse qu’il suivra la même logique de division et de confrontation des camps. Déjà en 1997, le PRD donna à la ville de Mexico le premier député ayant des préférences sexuelles différentes (Patricia Jiménez) qui présenta plusieurs projets de loi en faveur des homosexuels, surtout des lois envisageant la non-discrimination de la communauté gay. Peu à peu un sujet, jusque-là tabou, commença à prendre de l’ampleur sur la place publique. En novembre 2006, le Congrès local de la ville de Mexico adopta une nouvelle loi nommée loi de société de convivialité. Elle envisageait de donner le statut d’union civile à toute union libre entre deux personnes, mais sans que l’individu perde son statut de 516 Nous joignons en annexes un tableau afin de montrer les amendements locaux aux lois ainsi que la position prise par les élus des trois partis. 251 célibataire. Bien que les medias et l’Église catholique aient présenté la loi comme une loi homosexuelle, au fil du temps elle a perdu tout intérêt car elle était assez confuse et floue sur le plan juridique517. Cependant la loi de société de convivialité a laissé émerger un phénomène ignoré ou caché pendant toute la période du parti hégémonique : les droits des minorités ayant une préférence ou une orientation sexuelle différente à celle de la majorité de la population. Le 24 novembre 2009, au sein du Congrès local de la ville de Mexico, arriva un projet de loi pour légaliser le mariage entre personnes du même sexe, c’est-à-dire pour donner aux unions homosexuelles le même statut juridique qu’aux unions hétérosexuelles. Le fond du débat se trouvera sur le mot « mariage ». La proposition sera présentée par le député David Razú, membre du PRD mais élu en tant que candidat du Parti Social-démocrate (PSD). L’argumentation est centrée sur la non-discrimination des citoyens qui paient des impôts mais qui ont des orientations et des préférences sexuelles différentes de celles de la majorité de la population. En réalité, il s’agissait de reconnaître les droits des couples vivant ensemble depuis longtemps mais dont l’union n’avait jamais été reconnue par la loi (droits tels que l’héritage, la sécurité sociale, les allocations, mais principalement l’adoption d’enfants). Bien que les députés du PRI et du PAN aient protesté fermement contre la loi, cette dernière a été votée le 21 décembre 2009 et inscrite dans le code civil de la ville de Mexico le 4 mars 2010. Trente-neuf voix ont été exprimées en faveur de la légalisation du mariage gay et vingt contre. Notons qu’une seule phrase est finalement modifiée dans la loi, « le mariage est l’union libre entre un homme et une femme » devenant « le mariage est l’union libre entre deux personnes »518. Le PAN a essayé, à plusieurs reprises, de stopper la promulgation de cette loi, en réalisant une consultation publique citoyenne puis une controverse juridique constitutionnelle. Le président du PAN de cette époque, César Nava, ainsi que la présidente du PAN du DF, Mariana Gómez del Campo, ont pour cela évoqué le risque qu’encouraient les enfants à vivre 517 La loi de société de convivialité a acquis une célébrité car les médias l’ont présentée comme un droit prétendument conçu pour assimiler les relations homosexuelles au mariage, dont l'accès était auparavant exclusivement réservé aux couples hétérosexuels. En fait, cette loi ne reconnaît pas les liens familiaux et ne concerne que les adultes de n’importe quel sexe qui souscrivent l'accord. En outre, le fait d'établir un partenariat domestique ne change pas le statut des co-habitants, qui restent légalement mariés. Par conséquent, le partenariat domestique n'est pas vraiment comparable à un mariage, mais constitue plutôt une forme d’union civile. Cf Gaceta Oficial del Distrito Federal, 16 de noviembre de 2006. « Ley de Sociedad de convivencia para el Distrito Federal », consulté le 25 juillet 2011, http://www.cgservicios.df.gob.mx/prontuario/vigente/1392.doc. 518 Código Civil del Distrito Federal, p. 146. Consulté le 25 juillet 2012, http://www.iedf.org.mx/transparencia/art.14/14.f.01/marco.legal/CCDF.pdf 252 au sein de familles suivant un modèle non traditionnel. Le gouvernement national PANiste, au travers du président Calderón et de la PGR519, a soutenu publiquement la position et la controverse constitutionnelle présentées par le PAN : « La Constitution mentionne spécifiquement le mariage entre un homme et une femme et donc il s’agit tout simplement d’un débat juridique qui doit être résolu par la Cour ; il n'y a pas de volonté politique, ni de préjugés »520. La SCJN a été obligée de prendre l’affaire en mains afin de résoudre la controverse. Concomitamment, l’Église catholique a agi en assurant que, si ces droits étaient accordés aux homosexuels, le danger se situait au niveau des enfants. Pour elle une loi qui accorderait le droit d’adoption aux couples homosexuels est inacceptable. Le Vatican a organisé à Mexico la VIe Rencontre Mondiale des Familles pour faire passer le message auprès de la société mexicaine. Le Saint-Siège a également envoyé plusieurs communiqués à la communauté catholique du Mexique pour que sa position de rejet de la loi soit claire. Le 5 août 2010, la SCJN a rejeté la requête PANiste et a validé le mariage gay dans la ville de Mexico, mariage qui doit être reconnu juridiquement dans tout le reste du pays. À compter de ce jour, l’Église catholique a, sans cesse et de toutes ses forces, attaqué le gouvernement de la ville de Mexico ainsi que le PRD. L’archevêque de Guadalajara, Juan Sandoval Iñiguez521, a déclaré aux medias que : « La SCJN prend des décisions à la noix […] des décisions qui vont à l’encontre des réels intérêts des familles et de la vérité […] peut-être que demain la SCJN nous sortira de nouvelles sornettes pour approuver l'adoption (par les couples homosexuels). Ils ont sans doute reçu des pots-de-vin d’Ebrard, ils ont reçu des potsde-vin des organisations internationales »522. Quelques jours plus tard, le porte-parole de l’archevêque de Mexico, Hugo Valdemar Romero, a déclaré à son tour que le Maire de la ville de Mexico était : « Un malade mental, autoritaire, intolérant et ayant une vocation de 519 Procuraduría General de la República ; la PGR est le Ministère de la police nationale chargé de toutes les affaires criminelles, sa mission étant de : « Aider à assurer l'État de droit démocratique et préserver la stricte conformité avec la Constitution des États-Unis du Mexique, par l’application de la loi fédérale efficace et efficiente attachée aux principes de la légalité, la sécurité juridique et de respect des droits humains, collaboration avec les institutions des trois paliers de gouvernement et le service à la société », cf. http://www.pgr.gob.mx/que%20es%20pgr/vision%20y%20mision.asp. 520 « Calderón se opone a matrimonios gay », in Milenio Diario, 3 février 2009. 521 Pour plusieurs chercheurs, l’évêque Juan Sandoval Iñiguez représente le courant le plus conservateur et radical du catholicisme mexicain. Issu d’une famille ayant participé à la guerre cristera, avec le temps Sandoval Iñiguez est devenu l’un des porte-paroles du secteur conservateur catholique du pays. Cf. MASFERRER KAN Elio, op. cit., pp. 131-52. 522 « Cardenal Sandoval Iñiguez calumnia a Ebrard y a la SCJN », in El Universal, 17 août 2010. 253 fasciste »523. Face à ces déclarations, le Maire de la ville de Mexico, Marcelo Ebrard, a porté plainte contre l’archevêque de Guadalajara et contre le porte-parole de l’archevêque de Mexico. L’affrontement est allé crescendo et l’Église catholique a décidé de s’opposer au maire à travers la personne de Valdemar Romero. Le PRD, quant à lui, s’est regroupé autour du Maire Ebrard. Le PAN a décidé de se retirer de l’affaire et l’Église catholique a qualifié le parti de traître. Le même Valdemar Romero a rappelé l’ordre du Saint-Siège de ne pas voter pour les partis « irresponsables qui détruisent la famille comme le PRD ». En outre, le porteparole a « tiré les oreilles » du PAN en le comparant à Ponce Pilate qui « s’est contenté de se laver les mains ». Notons que c’est dans ce contexte que nous avons mené notre enquête de terrain. De son côté le PRI a habilement su s’éloigner de la confrontation médiatique, sans pour autant cesser d’apporter son soutien aux demandes du haut clergé. Le gouverneur de l’Etat de Mexico, et futur candidat PRIiste à l’élection présidentielle, Enrique Peña Nieto, constitue d’ailleurs un très bon exemple de la stratégie du parti révolutionnaire pour se rapprocher de l’Église catholique et en faire une alliée524. 4. Le poids de l’Église catholique dans les programmes de campagne pour l’élection présidentielle de 2012. Pendant que le PRD et le PAN s’opposaient dans la ville de Mexico à propos des sujets « sensibles » et que l’Église catholique rendait public son malaise, le PRI a saisi l’opportunité qui s’offrait à lui pour tenter un nouveau rapprochement avec le Vatican et pour essayer ainsi de reprendre le rôle d’arbitre de la confrontation. Le 16 décembre 2009 Enrique Peña Nieto s’est rendu au Vatican pour rencontrer le Pape Benoît XVI et « promouvoir l’artisanat de l’Etat de Mexico en Europe ». La rencontre a été interprétée comme un rapprochement entre le très probable candidat du PRI à la présidence et le plus haut leader de l’Église catholique pour trouver des accords politiques. D’après un spécialiste comme Elio Masferrer, Peña Nieto et Benoît XVI s’étaient mis d’accord pour présenter médiatiquement le leader PRIiste comme un catholique engagé qui avait tout le soutien de l’institution ecclésiastique, pour que les gens disent « Regardez comme le Pape reçoit Peña Nieto et sa belle fiancée pour les bénir »525. Si nous suivons la logique de 523 « Marcelo Ebrad es fascista y autoritario, debería pensar en renunciar. Iglesia Católica », in El Universal, 11 octobre 2010. 524 Cf., « Los acuerdos secretos », in Proceso 1863, 15 juillet 2012, pp. 18-20. 525 « Los acuerdos secretos », in Proceso 1863, 15 juillet 2012, p. 19. 254 Masferrer nous pouvons suggérer que le gouverneur PRIiste se trouvait dans une logique de reconstruction de l’image du parti, un PRI plus moderne et moins anticlérical, une stratégie d’image qui aurait poussé Peña Nieto, déjà candidat, à ne pas aborder les sujets « sensibles ». Mais, élément encore plus important pour notre réflexion, nous observons comment l’Église catholique réussit à se positionner comme un facteur de légitimation du pouvoir politique. Ainsi en mars 2010 le député PRIiste Ricardo López Pescador, très proche de Peña Nieto, a présenté un projet d’amendements constitutionnels pour ouvrir des espaces dans les medias à l’Église catholique. Dans un entretien, Elio Masferrer atteste : « Le projet de López Pescador envisageait des réformes aux articles 24 et 27 de la Constitution. Les amendements cherchaient à établir l’éducation religieuse dans les écoles publiques. Il ne s’agissait pas que le Saint-Esprit illumine López Pescador mais plutôt que le député, proche de Peña Nieto, remplisse les accords de ce dernier avec le Vatican. Cependant le projet d’amendements a reçu une opposition ferme des députés du PRD et même de certains du PRI. Il y a eu des discussions très vives. Les principaux opposants ont été Alejandro Encinas et Enoé Uranga526 du PRD. Le projet n’a pas réussi à passer tous les filtres et seul l’article 24 a été modifié. C’était clair que Peña Nieto voulait accomplir sa partie du contrat établi avec l’Église »527. Soulignons que le PRI semble ainsi être en train de prendre la place du PAN, en tant que parti préféré de l’institution ecclésiastique. Cependant, comme nous le verrons dans les entretiens réalisés, aux yeux de la population, le PRI essaie de se montrer comme l’arbitre de la société qui peut maîtriser la confrontation. Quoi qu’il en soit le nouveau projet de réformes constitutionnelles à propos du rôle de la religion et de l’Église catholique dans la société mexicaine continue de diviser les champs politiques, et donc continue à devenir un clivage politique. Les réformes de l’article 24 ont été finalement adoptées en décembre 2011, désormais il n’est plus nécessaire d’informer le Ministère de l’intérieur de toute profession de foi dans l’espace public. Le Sénat a ratifié les amendements de façon extrêmement rapide, ce qui a fait dire au député du Parti du Travail, allié du PRD, Jaime Cárdenas que « Les députés du PRI se sont dépêchés pour ratifier les amendements, ainsi Enrique Peña Nieto fait un signe à 526 Alejandro Encinas, ancien militant communiste est connu pour son anticléricalisme et son opposition ferme à toute tentative de l’Église catholique de se mêler à la vie politique du pays. Enoé Uranga, militante féministe, a été la rédactrice de la loi polémique de Sociétés de convivialité, au DF en 2009. 527 « Los acuerdos secretos », in Proceso 1863, 15 juillet 2012, p. 19. 255 l’Église catholique pour garantir l’appui à sa candidature »528. Il faut signaler que les amendements ont été élaborés d’abord dans des commissions, de façon « secrète et sans convocation des députés du PT et du PRD »529 pour, ensuite, aller à l’Assemblé générale. D’après le même législateur, la réforme s’est accélérée au moment où l’Église catholique semble se diriger vers la coordination des députés du PAN et la future candidate présidentielle, Josefina Vázquez Mota, pour chercher à faire avancer le projet présenté par le PRIiste López Pescador, qui restait oublié. Ainsi, le PRI a été une nouvelle fois obligé de prendre position par rapport aux priorités de l’Église catholique. Une nouvelle fois le PRI n’a pas réussi à s’imposer comme arbitre de la confrontation : l’ancien parti hégémonique a été dépassé par la situation et a décidé de s’allier à l’Église catholique. Cependant, un minuscule groupe de dix-sept députés, sur les deux cent trente-quatre issus du PRI, ont décidé de voter contre les amendements car « C’était une trahison à l’esprit des lois de Réforme et à l’historique séparation entre l’État et l’Église »530. Grâce à la discussion au sein des groupes de députés des partis politiques, la réforme n’a finalement pas touché l’aspect de l’éducation publique garantie par l’État, l’une des demandes historiques de l’Église catholique. Néanmoins, avec cet amendement, la voie semble ouverte pour aller plus loin dans les réformes que revendique l’institution ecclésiastique, avec désormais l’appui de deux partis politiques : le PAN et le PRI. La campagne présidentielle de 2012 nous a laissé voir nettement comment les sujets « sensibles » ont progressivement disparu du discours des candidats et des partis politiques. Durant le mois d’avril, plus de cent vingt hommes d’église regroupés dans la CEM ont rencontré les candidats pour leur demander quel était leur point de vue sur des sujets tels que l’avortement, le mariage gay et l’euthanasie. Ainsi le 17 avril la candidate du PAN, Josefina Vázquez Mota, a réaffirmé sa position : « Catholique et guadalupana contre l’avortement » mais aussi « Contre la criminalisation des femmes qui ont dû pratiquer un avortement » ; dans la même logique la PANiste a réitéré son rejet au mariage gay : « J’appartiens à un mariage formé par un père et une mère, par un homme et une femme. C’est l’unique mariage que je connais et donc que je vais défendre ». Finalement Vázquez Mota s’est prononcée pour « la liberté de culte et ouverte au changement des lois »531. Il faut dire que la réunion n’a pas 528 « Triunfo a medias de los vasallos del Vaticano », in Proceso 1833, 18 décembre 2011, p. 20. Ibid., p. 20. 530 Ibid., p. 21. 531 « Vázquez Mota reprueba matrimonio gay y abortos », in Proceso 1851, 21 avril 2012, p. 19. 529 256 été publique et que les mots de la candidate ont été transmis par le CEM dans une lettre aux medias. Quoi qu’il en soit, remarquons que la position de Vázquez Mota est celle de son parti, le PAN, et nous pourrions la trouver normale et cohérente. Notons que malgré le point de vue de la candidate de ne pas pénaliser juridiquement l’avortement, le PAN continue de le rejeter ouvertement, ce qui peut être interpréter comme une réaffirmation de l’alliance historique entre le parti au gouvernement à ce moment-là et l’Église catholique. Dans d’autres rencontres et entretiens Josefina Vázquez Mota a, à plusieurs reprises, réitéré son engagement pour les valeurs catholiques. Il faut signaler que la PANiste a été l’unique parmi les candidats qui n’a pas essayé de cacher sa prise de position. Le candidat du PRD-PT-C, AMLO a rencontré les membres de la CEM le 18 avril 2012, un jour après Vázquez Mota et un jour avant Peña Nieto. Face à la question de sa position sur l’avortement et le mariage gay le perrediste a dit : « Si je deviens chef de l’État je ne serais pas autoritaire, je ne vais pas imposer quoi que ce soit. Ces questions sensibles seront mises au referendum »532. Le candidat du PRD a décidé de ne pas prendre de position claire et de suivre encore une fois la stratégie qu’il avait bâtie pendant sa période au gouvernement du DF (2000-2006). Observons également qu’AMLO se montre ambigu malgré les questions directes. Face à cela, au sein du PRD, certaines voix s’élèvent pour demander une prise de position claire du candidat. Ainsi, l’observation attentive du programme de campagne met en lumière le fait que les sujets « sensibles » ne sont pas une priorité pour AMLO. Ainsi le candidat essaie-t-il, à l’instar de ses rivaux politiques, de ne pas s’opposer directement à l’institution ecclésiastique. Le candidat du PRI, Enrique Peña Nieto, a rencontré la CEM le 19 avril 2012. Dans la réunion, toujours fermée au public, le PRIiste a dit que sa position personnelle était « Contre l’avortement et en faveur de la vie […], l’avortement doit être illégal mais sans punition […] l’avortement n’est pas une méthode de planification familiale ». Par rapport au mariage gay le candidat du PRI a signalé : « La société en général et chaque Etat de la République en particulier, doit observer de très près les différentes façons de vivre qui existent entre les citoyens pour approuver (les mariages) qui sont pertinents ».533 Ainsi, le candidat du PRI a clairement pris position en faveur des valeurs catholiques mais sans pour autant se définir 532 « Asegura AMLO actuar ante aborto y matrimonio gay como ‘hombre de Estado’ », in Mileno, 19 avril 2012, p. 12. 533 « EPN condena aborto y avala reforma religiosa », in Proceso, 1851 21 avril 2012, p. 21. 257 ouvertement pour un programme proche de l’Église catholique, comme c’était le cas de Vázquez Mota. Notons que la position de Peña Nieto s’apparente plutôt à un retour vers la période du modus vivendi, quand l’avortement était illégal donc clandestin et rarement puni. Signalons que c’est à partir de ce type d’accords que le système de parti hégémonique avait réussi à contrôler son rival historique, l’Église catholique. Cependant, aujourd’hui, les circonstances ont changé radicalement. Néanmoins, le PRIiste laisse entrevoir au haut clergé qu’il est prêt à réaliser les réformes constitutionnelles que l’institution ecclésiastique a demandées depuis toujours. Pendant le reste de la campagne présidentielle les sujets « sensibles » étudiés ici ne seront plus abordés par aucun des candidats. Le 6 mai 2012 pendant le débat télévisé entre les candidats, Gabriel Quadri, candidat du Parti Nouvelle Alliance, a posé une question directe aux trois autres candidats à propos des sujets « sensibles » : « Je voudrais connaître votre position à propos de l’avortement et du mariage gay ? »534. Les trois candidats ont éludé la question et personne n’y a répondu. D’après un spécialiste comme Yves Solis Nicot : « L’Église catholique a été très dérangée par la question du candidat Quadri pendant le débat télévisé […] heureusement pour la CEM le reste des candidats n’est pas tombé dans le piège […] cependant il faut dire que durant les entretiens d’avril 2012 (entre les candidats et le haute clergé), tous les candidats avaient accepté, de façon officieuse et sécrète, de ne plus aborder de sujets comme l’avortement, le mariage gay et l’euthanasie dans leurs programmes de campagne »535. Si la note de Solis Nicot s’avère exacte nous pouvons donc avancer que l’Église catholique avait réussi à imposer un « non sujet » de campagne dans les programmes des candidats. La façon dont s’est déroulée la campagne présidentielle nous laisse penser que Solis Nicot n’a pas eu tort. Ainsi, aucun des trois principaux candidats à l’élection présidentielle n’a considéré les sujets « sensibles » comme des sujets prioritaires dans leur programme. 534 « Primer debate presidencial México (Mayo 06 2012) », consulté le 15 juin 2012, http://www.youtube.com/watch?v=GQDPFWsdp1w&feature=related. 535 SOLIS NICOT Yves « Asociación religiosa o masoneria católica », 54 Congrès International des Américanistes, 17 juillet 2012, Vienne. 258 Tableau comparatif des positions des candidats à la présidence du Mexique (2012) et de l’Église catholique sur les sujets « sensibles » Pour l’avortement Pour la défense de la vie dès la conception Pour la diversité sexuelle Pour les droits des couples homosexuels Église catholique Non Oui Non Non Josefina Vázquez Mota (PAN) Non Oui Non Non Pas défini Oui Pas défini Pas défini AMLO (PRD-PT-C) Oui Non Oui Oui Gabriel Quadri (PANAL) Oui Non Oui Oui Position de : Enrique Peña Nieto (PRI-PVEM) Ainsi pour les élections de 2012 le débat sur les sujets « sensibles » semble disparaître de l’espace public. Les prises de position des candidats à propos de l’avortement et du mariage gay semblent ambigües et vagues, non définies, sauf dans le cas de la candidate du PAN qui revendique son attachement aux valeurs catholiques. Cependant, les candidats du PRI et du PRD préfèrent de ne pas montrer ouvertement leur point de vue, ce qui peut être interpréter comme une stratégie qui vise à éviter toute confrontation directe avec un acteur tel que l’Église catholique. Mais, outre l’analyse des discours de campagne, il est nécessaire d’étudier attentivement les programmes et surtout les expériences de gouvernement de chaque candidat. Si l’Église semble avoir réussi à imposer un « non agenda », la façon dont se comportent les militants des partis politiques quand ils sont au gouvernement donne cependant à voir que le clivage reste d’actualité. Les partis politiques sont définis par leurs faits, leurs politiques et non par leurs programmes. Les documents de base nous donnent d’eux une image « apologiste» et « mythique ». Ils sont peu nombreux à réellement suivre et se laisser guider par leurs programmes et leurs documents de base. La réalité devient incontournable lorsque les membres des partis politiques doivent prendre position ou se définir au moment du vote des politiques publiques, des amendements et de l’approbation des lois. Le PAN ne cache pas l’attachement de sa Doctrine aux valeurs de la démocratie-chrétienne et le fait que l’encyclique rerum novarum continue de guider ses programmes publics dans une large mesure. Cela explique aussi pourquoi le PAN continue d’aller vers son allié historique : l’Église catholique, bien que cette dernière commence à mépriser le parti. Le cas du PRD 259 reste exemplaire pour une ville comme Mexico, et ce bien que le parti ait du mal à s’installer durablement en dehors de la capitale du pays. Exemplaire car c’est là qu’il gouverne et que les sujets « sensibles » ont resurgi, mettant en lumière des problèmes concrets de la société qu’il ne fallait pas continuer à cacher. Le PRD a, malgré tout, réussit à faire avancer les lois dans un sens progressiste et séculier, en s’éloignant complètement de l’Église catholique et de ses valeurs. En revanche, la position du PRI continue d’être difficile à interpréter. Bien que ce dernier se présente comme un parti « socialiste » et « progressiste », d’après ses statuts, dans les faits on peut observer une certaine incohérence idéologique. Le PRI conserve un discours très séculier et même anticlérical mais dans les faits, il supporte et appuie les projets amenés par le PAN, et, dernièrement c’est lui qui commence à faire le travail de l’Église catholique au Congrès. Les amendements de loi de 2010-2011, montrent bien comment l’institution ecclésiastique à trouvé dans le PRI un nouvel allié. Il nous semble difficile qu’un nouveau modus vivendi soit mis en place, le parti de la révolution n’est plus un parti hégémonique, et n’est plus, malgré lui, l’arbitre de la confrontation qui se plaçait « au-dessus de la mêlée » pour garantir la paix sociale et nier l’existence du clivage État/Église. Aujourd’hui les circonstances, comme la réelle influence de l’Église catholique dans la société, ont dépassé l’ancien parti hégémonique, Le PRI est désormais obligé de se placer d’un côté au de l’autre dans l’affrontement, le clivage a acquis une certaine visibilité. Les expériences de gouvernements ainsi que les entretiens réalisés que nous analyserons par la suite permettront d’ailleurs de montrer les positions des différents partis étudiés. Cela nous permettra de mettre en évidence le fait que le PAN demeure l’un des alliés de l’Église, que le PRD continue d’apparaître comme l’opposant de l’un comme de l’autre, alors que le PRI reste un parti très conservateur. C) Laïcité, anticléricalisme et sécularisation 1. La laïcité Le concept de laïcité est normalement compris comme étant un ensemble de normes et de règles grâce auxquelles l’État garantit une série de libertés aux citoyens : liberté de pensée, liberté de culte, etc. Mais la laïcité nous renvoie également à la séparation de l’État et des Églises ; le cas français est, peut-être, le plus significatif et en même temps le plus connu. De 260 plus, toujours grâce à l’analyse du cas français, nous notons que le concept de laïcité va de pair avec l’idée ou le concept de République536. D’après le Lexique de Sociologie, la laïcité est : « la conception politique qui affirme la neutralité et l’impartialité de l’État à l’égard des diverses conceptions religieuses (croyances en diverses religions, agnosticisme, athéisme). La laïcité est donc liée aux idées d’égalité des membres du peuple (laos en grec), de liberté de conscience, de séparation entre une sphère publique (celle de vivre ensemble) et une sphère privée (où peuvent être mises en œuvre diverses conceptions du bien, dès lors qu’elles ne portent pas atteinte à la loi commune) »537. En réalité, le concept de laïcité se fonde, certes, sur ces points mais également sur d’autres phénomènes et processus sociaux. Nous voudrions faire remarquer l’ambiguïté du concept lorsqu’il est employé par l’acteur non spécialiste. Le dictionnaire donne, lui aussi, plusieurs définitions et exemples de laïcité en faisant appel à l’étymologie et à l’histoire du concept même. C’est justement grâce à une analyse historique que nous apprenons que ce concept est strictement occidental, très lié à la pensé des Lumières et au libéralisme des XVIIIe et XIXe siècles. Nous apprenons également que ce sont les Français qui ont réfléchi sur le sujet lors de l’instauration de la IIIe République538. Cela explique pourquoi aujourd’hui le concept de laïcité est lié à la République, à la liberté, mais encore à la séparation de l’État et des Églises539. Mais le concept de laïcité est tout cela et d’avantage encore. Roberto Blancarte dit : « La laïcité ne doit pas être identifiée exclusivement par la séparation de l’État et des Églises, ni par la forme de gouvernement républicain, ni par le respect des droits de l’homme, ni par 536 Pour une compréhension historique plus vaste du cas français, il nous semble impératif de lire l’œuvre de POULAT Émile, Liberté, laïcité ; la guerre des deux France et le principe de la modernité, Paris, Éditions de Cerf-Cujas, 1998, 439 p. 537 ALPE Yves, BEITONE Alain, DOLLO Christine, LAMBERT Jean-Renaud, et PARAYRE Sandrine, Lexique de Sociologie, Paris, Éditions Dalloz, 2007, p. 171. 538 Des hommes politiques tels que Léon Gambetta, Jean Jaurès, Pierre-Paul Royer-Collard, Jules Ferry et Aristide Briand, entre autres, ont approfondi la conceptualisation de la laïcité pour offrir à la III e République une laïcité qui servira d’exemple au monde entier. 539 Nous attirons l’attention sur le fait que, bien qu’en français et en espagnol il existe deux concepts différents, donc deux mots différents, celui de laïcité et celui de séculier, en anglais cette différence n’existe pas ; dans cette langue le mot est toujours secular ; cela peut expliquer partiellement la confusion qui domine, même dans le langage scientifique et spécialisé. 261 la neutralité de l’État dans le domaine des valeurs »540. Le même auteur définit donc la laïcité comme étant : « un régime social de convivialité, dans lequel les institutions politiques sont légitimées primordialement par la souveraineté populaire et non (plus) par des éléments religieux »541. D’après Roberto Blancarte, c’est donc sur le concept de souveraineté que doit être étendu celui de laïcité (à savoir où se trouve la source de légitimité du pouvoir politique). Suivant cette explication, nous devons définir le concept de laïcité comme étant un processus encore inachevé en ce sens qu’il s’agit d’une transition de formes de légitimation sacrées à des formes de légitimation populaires ou démocratiques. En fait, lorsque nous étudions l’histoire, le concept de laïcité prend forme et se développe quand il existe, justement, une confrontation pour en finir avec un « ancien régime ». C’est le cas français mais également le cas mexicain. Vers 1870, la chute de Napoléon III et l’instauration de la IIIe République marquent la fin définitive d’un ancien régime dans lequel la source de légitimité se trouvait dans le religieux. Démarre alors un « nouveau régime » au sein duquel la légitimité se fonde sur le peuple. À partir de ce moment-là, la laïcité et la République coexistent. Ainsi pendant cette IIIe République commence la réflexion à propos de la séparation de l’État et des Églises, qui débouchera sur la célèbre loi de 1905. Cela explique aussi la confusion et l’ambiguïté du concept de laïcité (mais également celle de concepts tels que l’anticléricalisme ou bien encore le sécularisme). Bien que le concept de laïcité français ait réussi à s’imposer comme exemple à suivre, la laïcité, en tant que processus encore inachevé, peut être différente d’un pays à un autre. Par exemple, dans certains pays la séparation État/Église n’existe pas, toutefois où l’État y est laïque fondamentalement grâce au fait que sa légitimité émane d’un processus démocratique. Autrement dit, il existe des systèmes laïcs dans des pays qui ont des régimes politiques de non-séparation des pouvoirs entre l’État et l’Église. Selon Roberto Blancarte : « D’après leurs propres trajectoires historiques, les pays à forte implantation protestante sont assez laïques, bien que leurs Églises soient nationales ou officielles. D’un autre côté, là où les Églises orthodoxes sont fortement enracinées, comme la Grèce ou la Russie, l’État est moins laïc, étant donné qu’il dépend toujours dans une certaine 540 BLANCARTE Roberto, « Definir la laicidad (desde una perspectiva mexicana) », in Revista Internacional de Filosofía Política, México, UAM/UNED, México/España, n° 24, décembre 2004, p. 16. 541 BLANCARTE Roberto, « Definir la laicidad (desde una perspectiva mexicana) », in op.cit., p. 16. 262 mesure d’une légitimité qui provient de l’institution religieuse. Le cas des pays majoritairement catholiques présente une troisième voie, dans laquelle existent généralement divers degrés de séparation et une relation tendue entre l’État, qui cherche une gestion autonome, et l’Église majoritaire, qui essaie de modeler les politiques publiques »542. Ainsi, nous observons que c’est plutôt dans les pays occidentaux, où le catholicisme s’est fortement enraciné, qu’il existe le plus de tensions et le plus de conflits pour former et développer un État laïque. Pour en revenir au sujet, et avant de passer au cas mexicain, comme Blancarte, nous comprenons la laïcité comme étant un processus encore inachevé, au sein de laquelle la légitimité du pouvoir politique émane des processus démocratiques, c'est-à-dire du peuple. Dans le cas mexicain, la laïcité s’inscrit dans un long processus de confrontation pour légitimer le pouvoir politique en place. Parallèlement à ce qui se passait en France sous Napoléon III, au Mexique la Constitution libérale de 1857, la Guerre de Trois Ans (18571861), et l’intervention française (1862-1867), donnent lieu aux lois dites de « Réforme ». Cette Réforme mettait fin à un « ancien régime » qui essayait de revenir après la période indépendantiste. Le problème venait du Patronat et de la tension entre le Saint-Siège et le Mexique indépendant : il fallait que le Saint-Siège reconnaisse l’indépendance du nouveau pays et que le Mexique conserve par la suite les mêmes relations que les Rois espagnols avaient avec Rome, sous le Patronat. Ce Conflit datait de 1824, quand s’instaura au Mexique une République Fédérée mais avec une intolérance religieuse543. Au moment du triomphe définitif des libéraux, à la chute de Maximilien, lors de la restauration de la République, à savoir la Réforme, les lois de Réforme marquent le début de la séparation entre l’État et l’Église catholique (à ce moment-là, c’était la seule qui existait sur le territoire mexicain). Les libéraux séparaient « les affaires de l’État des affaires de l’Église ». Des lois radicales envisageaient d’enlever le pouvoir politique à l’Église catholique et cela passait par une nouvelle source de légitimation du pouvoir politique en place. Nous pouvons avancer que, sans le savoir, avec la Réforme, les libéraux ont entamé le long processus de laïcité au Mexique. Pour cela ils ont été obligés de devenir tout d’abord anticléricaux radicaux et en même temps séculiers. 542 Ibid., p. 18. Il faut rappeler que le Mexique indépendant est né en tant que nation catholique, c'est-à-dire avec une religion officielle et une intolérance à l’égard des autres croyances. 543 263 2. L’anticléricalisme Arrêtons-nous un instant ici pour expliquer le concept d’anticléricalisme. De façon globale, l’anticléricalisme soutient que les croyances religieuses relèvent du domaine exclusif de la vie privée ; les organisations religieuses restent ainsi en dehors de la vie publique (donc de la vie politique). Il considère également que les institutions religieuses sont indésirables dans l’ensemble social. L’individu, anticlérical, peut conserver sa croyance religieuse mais doit s’interroger sur le rôle de médiateur qu’exerce le clergé dans la profession de la foi. L’anticléricalisme est donc compris comme étant la défense constante et engagée de l’État laïque contre toute intromission de l’Église, quelle qu’elle soit. L’anticléricalisme est un sécularisme actif qui considère que toute conviction religieuse doit rester au sein de la sphère personnelle et individuelle. Par ailleurs, l’anticléricalisme soutient que les croyances, tout autant que les manifestations religieuses de tout individu, ne doivent pas être rendues publiques mais rester privées. L’anticléricalisme est la réponse historique à l’existence d’un pouvoir fondamentaliste ou théocratique fondé sur la religion et soutenu par une institution ou une organisation religieuse (l’Église). Cependant, nous pouvons aussi affirmer que l’anticléricalisme cherche (en restant tolérant à l’égard des religions) à être une sorte de médiateur entre les institutions laïques et les Églises, pour ainsi se positionner comme le gardien des affaires publiques. Quoi qu’il en soit, l’anticléricalisme a toujours existé et s’est développé en même temps que les institutions religieuses ; nous devons comprendre cela comme une opposition à toute ingérence de l’Église dans la société et dans la politique. Un auteur tel que René Rémond signale : « La comparaison entre les Lumières françaises, l’Aufklärung allemande et l’Enlightenment anglo-saxon (en Ecosse par exemple) montre que le mouvement des Lumières est loin d’avoir été opposé à la religion, l’anticléricalisme étant plus une caractéristique de pays catholiques que de pays protestants »544. Cette citation peut s’appliquer au cas mexicain. Pour résumer, l’anticléricalisme est une sorte de laïcisme actif et combattant qui essaie de maintenir au sein de la sphère privée et personnelle toute conviction religieuse. Nous savons que, dans l’histoire de l’humanité, l’anticléricalisme a tendance à devenir rapidement radical, c'est-à-dire intolérant, lorsqu’il y a confrontations entre les États laïques et les Églises ou religions545, comme cela a été le cas du conflit cristero au Mexique. 544 REMOND René, L'anticléricalisme en France, de 1815 à nos jours, Paris, Editions Complexe, 1985, p. 12. DÍAZ MOZAZ José María, Apuntes para una sociología del anticlericalismo, Barcelona, Fundación Juan March : Editorial Ariel, 1976, p. 218. Cf. DE LA CUEVA MERINO Julio, Clericales y anticlericales : el 545 264 3. Le processus de sécularisation Concernant la sécularisation, le concept est normalement confondu dans celui de laïcité, mais nous pourrions dire qu’elle va plus loin que la laïcité. En effet, elle affirme que les questions religieuses ne doivent pas être à la base de la vie publique ou politique. C’est un processus dans lequel les sociétés se débarrassent de l’influence religieuse et où d’autres formes de contrôle social prennent leur place. Bryan R. Wilson définit la sécularisation de la façon suivante : « Le processus par lequel la pensé, les pratiques et les institutions religieuses perdent leur signification sociale ».546 Cette définition a été comprise aussi comme étant le passage d’une société traditionnelle à une société moderne au sein de laquelle l’aspect religieux est en perte de vitesse. Max Weber dans Economie et Société atteste que la sécularisation doit être comprise comme un processus historique qui évolue de façon constante et non comme un idéal normatif. Il faut, par conséquent, nous intéresser à ses causes et à ses effets sur la société moderne. Dans cette ligne de pensée Peter Ludwig Berger s’attarde sur deux aspects clefs du processus de sécularisation : la rationalisation et la pluralisation547. Bien que le premier élément soit applicable au cas mexicain, le second ne fonctionnerait pas dans ce pays. La métaphore d’un « marché religieux » ne s’applique pas à un pays où le catholicisme conserve toujours un important monopole religieux. Jean Baubérot, en parlant du cas français, souligne : « Une des caractéristiques majeures de la sécularisation, à la lecture des sociologues, m’a semblé être la différenciation entre institutions et autonomisation des institutions séculières par rapport à la religion. Cela a constitué un angle d’approche objectivant pour étudier l’évolution des rapports entre la religion comme institution particulière et la société française globale. Mais à partir du moment où il se produisait une différenciation institutionnelle, se posait le problème de la légitimité spécifique de chaque institution et peut-être une hiérarchisation entre institutions »548. Avec la sécularisation, le sacré fait place au profane et le religieux devient conflicto entre confesionalidad y secularización en Cantabria (1875-1923), Santander, Ed. Universidad de Cantabria, 1994, 422 p. ; cf. DUSSEL Enrique, Hipótesis para una historia de la Iglesia en América Latina, Barcelona, Estela, 1964, 238 p. 546 WILSON Bryan R., Religion in secular society: a sociological comment, New York, Watts Ed Oxford, 1966, p. 14. 547 BERGER Peter Ludwig, La Religion dans la Conscience moderne: essai d'analyse culturelle, Paris, Ed. du Centurion, 1973, 288 p. 548 BAUBÉROT Jean, « Laïcisation et sécularisation. Mode d’emploi ‘à la française’ », Communication présentée au Centro di Alti Studi in Scienze Religiose, 2004, p. 2. 265 laïc. Un exemple clair du processus de sécularisation, tout au moins en Occident, est l’obtention par l’État du monopole de l’éducation au détriment de la religion, avec l’arrivée des Lumières549. La sécularisation implique ainsi un « désenchantement du monde », de la religion et de la société. Ce phénomène devient un « double mouvement qui conduit à la remise en cause du fondement religieux de l’ordre social et politique et, d’autre part, à un déclin de l’influence religieuse sur les autres dimensions de la vie sociale »550. Roberto Blancarte, quant à lui, affirme que la sécularisation est : « La subsistance de formes de sacralisation du pouvoir ; cependant, sous des schémas qui ne sont pas strictement religieux. Par exemple, plusieurs des cérémonies civiques ne sont que des rituels substitutifs pour intégrer la société sous des valeurs communes nouvelles ou additionnelles […]. Ainsi pour le cas mexicain […] les saints ont été substitués par les héros indépendantistes et les libéraux, et les piédestaux religieux ont été remplacés par les piédestaux de la Patrie. La substitution des rituels religieux par des cérémonies civiques, assez commune dans les États-Nations en formation, met en avant autant la volonté de changement au niveau symbolique que la difficulté pour générer des institutions vraiment laïques, c'est-à-dire non sacrées »551. La sécularisation est donc aussi un processus dans lequel les rituels religieux deviennent des rituels, non pas sacrés, mais séculiers ; l’État reprend le contrôle des valeurs sociales. Le champ institutionnel sur lequel elles vont s’affronter est alors normalement l’école. D’après Jean Baubérot : « C’était, en France du moins, la politique, l’État, qui définissait l’espace légitime d’intervention de chaque institution et la subordination ou l’autonomisation d’une institution par rapport à une autre »552. L’école devient ainsi le centre de contrôle de la société ; sa sécularisation était primordiale afin que l’État retire le contrôle sociétal à la religion. 549 Cependant Philip S. Gorski écrit que depuis l’institutionnalisation du camp religieux, il existe un processus parallèle de sécularisation et que ce processus est antérieur à La Réforme ou aux Lumières. Ce processus, Gorski l’explique comme « un changement structurel de la société […] qui donne comme résultat une société occidentale plus séculière mais sans que pourtant cela soit synonyme d’une société moins religieuse ». D’après cet auteur, les deux paradigmes, contrairement à ce que pensait la sociologie des années 1980 et 1990, fonctionnent ensemble et sont complémentaires. La sécularisation et la religiosité dépendent donc l’une de l’autre. Cf. GORSKI Philip S., « Historicizing the Secularization Debate : Church, State, and Society in Late Medieval and Early Modern Europe, ca. 1300 to 1700 », in American Sociological Review, vol.LXV, n° 1, Looking Forward, Looking Back : Continuity and Change at the Turn of the Millenium (Feb., 2000), pp. 138-67. 550 ALPE Yves, BEITONE Alain, DOLLO Christine, LAMBERT Jean-Renaud et PARAYRE Sandrine, op. cit., p. 265. 551 BLANCARTE Roberto, « Definir la laicidad (desde una perspectiva mexicana) », in op. cit., pp. 16-21. 552 BAUBÉROT Jean, op. cit., p. 2. 266 Cependant Jean-Paul Willaime a observé que : « Une société peut être ‘démagifiée’ (désenchantée), notamment à travers la rationalisation de la science et de l’économie, sans être sécularisée, par exemple dans les sphères morales et politiques. Inversement, une société peut être sécularisée aux plans économiques comme aux plans juridique et politique sans être ‘démagifiée’ (désenchantée) (toutes sortes de croyances et de pratiques magiques peuvent s’y maintenir) »553. Bien que cet auteur traite des réalités observées en Europe, cette citation peut être aussi employée pour décrire le cas mexicain. Un auteur renommé comme Karel Dobbelaere a avancé que dans les sociétés modernes il existe au moins trois dimensions de la sécularisation : a) le désengagement religieux au niveau personnel, à savoir la sécularisation individuelle ; b) le processus de différenciation structurelle et fonctionnelle des institutions (autrement dit la laïcisation ou sécularisation organisationnelle) ; c) la transformation structurelle interne de la religion même. Nous pourrions mettre en avant l’adaptation de la religion au monde moderne, la « sécularisation sociétale »554. Jean-Paul Willaime résume et ajoute : « Dobbelaere distinguait trois dimensions de la sécularisation : la laïcisation au niveau macro-social (la place de la religion dans la société), le « changement religieux » au niveau meso-social (les évolutions des organisations religieuses elles-mêmes) et l’implication religieuse à l’échelle individuelle (l’évolution des pratiques et attitudes individuelles) […]. Dobbelaere a alors conçu la « laïcisation » comme une sous-catégorie de la sécularisation sociétale et organisationnelle »555. Ces trois dimensions sont complémentaires et nous devons les avoir à l’esprit pour pouvoir comprendre la distinction entre deux concepts : la sécularisation et la laïcisation. Pour Dobbelaere, mais surtout pour Willaime, il faut comprendre le laïcisme comme une sous-catégorie de la sécularisation sociétale afin d’expliquer les conflits issus du processus, volontariste et encouragé par une élite politique dans des contextes nationaux de sécularisation. Tout cela explique, parallèlement au cas français, pourquoi au Mexique des concepts tels que laïcité, anticléricalisme et sécularisation, restent toujours attachés à l’idée de Réforme, mais aussi pourquoi ils sont des restent des concepts ambigus et confus et qui s’imbriquent entre eux tout au long de l’histoire. Au Mexique, lorqqu’on parle de laïcité, on fait toujours appel « au précepte historique de séparation de l’État et de l’Église catholique » 553 WILLAIME Jean-Paul, « La sécularisation : une exception européenne ? », in Revue Française de Sociologie, n° 47-4, 2006, p. 759. 554 Cf. DOBBELAERE Karel, Secularización, un concepto multi-dimensional, México, Universidad Iberoamericana, 1994,164 p. 555 WILLAIME Jean-Paul, « La sécularisation : une exception européenne ? », op. cit., p. 763. 267 (ou bien allusion est faite à la Réforme, comme allusion est faite à la République dans le cas français). Pour bien comprendre la différence –et la similarité– des concepts, il faut s’intéresser aux processus socio-historiques qui servent de toile de fond afin d’expliquer les résultats actuels de ces mêmes processus. Quoi qu’il en soit, le processus de laïcité s’est imposé depuis la Réforme et continue de le faire de nos jours encore au Mexique. Si nous acceptons cette idée, la laïcité est encore un processus inachevé ; nous pouvons également comprendre la laïcité à travers une vision différente de la simple séparation de l’État et de l’Église, sans être forcément liée à des régimes tels que la République ou la Réforme. En fait, la laïcité devient effective au moment où ces régimes s’imposent et où les premiers succès sont, justement, la séparation de l’État et de l’Église. Toutefois, la laïcité ne s’arrête pas là car nous pouvons la définir également comme un régime dans lequel le pouvoir politique en place est légitimé par la souveraineté populaire, c'est-àdire par des institutions démocratiques et non plus religieuses. Dans ce régime l’État, qui garde le pouvoir politique, assure la convivialité dans un cadre de tolérance et de respect d’autrui. Cela explique le fait que la laïcité soit un processus constant et non un objectif à atteindre. Jean Jaurés disait en 1904 : « Démocratie et laïcité sont deux termes identiques. Qu’est-ce que la démocratie ? Royer-Collard, qui a restreint arbitrairement l’application du principe, mais qui a vu excellemment le principe même, en a donné la définition décisive : La démocratie n’est autre chose que l’égalité des droits »556. On peut donc affirmer que la « laïcité » et la « démocratie » ne se fondent pas nécessairement sur les mêmes principes mais sont assez semblables et cela explique aussi la confusion que perdure jusqu’à aujourd’hui. Le cas mexicain est un bon exemple pour illustrer le fait que la laïcité est un processus encore inachevé dans lequel l’Église catholique essaie toujours, et parfois avec succès, d’être la source de légitimité du pouvoir politique en place. Cela montre aussi qu’un tel processus est à l’origine du conflit entre l’État mexicain et l’Église catholique. Jean Baubérot nous rappelle : « Une sociologie historique (ou une socio-histoire) […] ne peut limiter son intérêt à la religion mais doit aussi se préoccuper des institutions qui lui étaient subordonnées ou peu distinctes d’elles […] des institutions embryonnaires, plus ou moins subordonnées (médecine) 556 JAURÉS Jean, « Discours de Castres le 30 juillet 1904 », in http://laicite-aujourdhui.fr/spip.php?article229, consulté le 8 mai 2011. 268 à l’institution religieuse ou même englobées (école) par elle. L’étude du processus de laïcisation prend forcément en compte l’évolution différenciée des institutions qui ont un rôle important de socialisation et dont l’instrument de domination est essentiellement la violence symbolique »557. Nous pouvons ajouter que, parmi les institutions, la famille joue un rôle primordial et, dans le cas de notre étude, c’est le parti politique qui est également un instrument de socialisation. 557 BAUBÉROT Jean, op. cit., p. 1. 269 270 SECONDE PARTIE : TYPOLOGIE DES JEUNES DES PARTIS POLITIQUES AU MEXIQUE. LE PAN ET LE PRD, NOUVEAUX ACTEURS DE LA CONFRONTATION INSTITUTIONNALISÉE. LE PRI « AU DESSUS DE LA MÊLÉE ». 271 272 La confrontation, d’abord électorale puis politique, au lendemain des élections de 2006 a été l’occasion d’identifier et de rappeler l’existence de certaines fractures politiques et sociales au sein de la société mexicaine. Ces fractures, ou clivages, sont rendues visibles par les jeunes, d’avantage encore dans le cas de la jeunesse militante (les jeunes leaders des partis politiques, ici le PAN et le PRD mais également le PRI). Les prises de position et les manifestations publiques à propos de certains sujets spécifiques rendent évident le clivage, en l’occurrence dans notre étude celui de l’État et de l’Église, à travers notamment la confrontation liée aux « sujets sensibles » : le mariage gay et l’avortement. Des études telles que celles d’Anne Muxel558, de Richard Merelman559 et de Gari King560, donnent une grande importance au niveau d’études ainsi qu’à la socialisation des jeunes. Dans le cas mexicain, Rodéric Ai Camp se présente comme celui qui a ouvert la voie des études sur le recrutement et la socialisation en politique des jeunes Mexicains561. Dans notre étude nous nous centrons plutôt sur le domaine de la socialisation et de la formation partisane. Nous ne négligeons pas l’importance du niveau d’études mais dans notre enquête tous les individus interrogés sont, au minimum, détenteurs du baccalauréat (plus un), c'est-à-dire que tous ont une expérience universitaire. Ceci explique que nous préférions nous focaliser plutôt sur l’origine et le milieu dans lequel a 558 MUXEL Anne, L’expérience politique des jeunes, Paris, Presses de Sciences Po, 2001 ; ainsi que : « Les choix politiques des jeunes à l’épreuve du temps. Une enquête longitudinale », in Revue Française de Science Politique, Vol.LI, n° 3, juin 2001, pp. 409-30 et « La participation des jeunes : soubresauts, fractures et ajustements », in Revue Française de Science Politique, Vol.LII, nos 5-6, oct.-déc. 2002, pp. 521-44. 559 MERELMAN Richard M., « The Development of Policy Thinking in Adolescence », in The American Political Science Review, Vol.LXV, n° 4 (dec, 1971), pp. 1033-47 et « The Adolescence of Political Socialization », in Sociology of education, Vol.XLV, Spring 1972, pp. 134-66. 560 KING Gary et MERELMAN Richard M., « The development of political activist : A model of early Learning », in Social Science Quarterly, Vol.LXVII (3), 1986, pp. 473-90. 561 CAMP Roderic Ai, La formación de un gobernante. La socialización de los lideres políticos en el México post-revolucionario, México, Fondo de Cultura Económica, 1981, 276 p. Los lideres políticos de México. Su educación y reclutamiento, Fondo de Cultura Económica, México, 1986, 339 p. The Metamorphosis of Leadership in a Democratic Mexico, Oxford University Press, 2010, 311 p. 273 grandi l’individu. Cependant, un auteur comme Anne Muxel souligne : « Le temps de la formation des choix politiques au cours des années de jeunesse s’inscrit dans un processus non linéaire et complexe, se caractérisant par une adéquation relativement flottante entre la structuration idéologique des individus et le processus des choix qu’ils peuvent engager, notamment leur décision de voter. Ce moratoire connaît des moments d’activation et d’autres de désactivation qui varient au cours du temps, selon l’âge et selon les circonstances de l’inscription sociale des individus »562. Ceci nous conduit à étudier le contexte dans lequel sont nés les individus auprès desquels nous menions notre enquête. Nous avons choisi des jeunes âgés de dix-huit à trente-huit ans563, nous nous sommes, par conséquent, intéressés à l’étude de ce que les chercheurs appellent la « communauté d’expérience générationnelle »564 ou encore leur « contemporanéité »565. Leurs années de naissance s’échelonnent donc de 1976, pour les plus âgés, à 1990 pour les plus jeunes. Cela nous permet de constater qu’il s’agit plutôt de la génération des enfants des décennies 1980 et 1990 et des adolescents des années 1990-2000566. Ainsi, nous savons qu’ils ont vécu à un moment clef de l’histoire contemporaine du Mexique : l’arrivée et le triomphe du néolibéralisme dans les secteurs politique et économique ; les crises économiques récurrentes ; l’ouverture politique du 562 MUXEL Anne, « La participation des jeunes : soubresauts, fractures et ajustements », in Revue Française de Science Politique, Vol.LII, nos 5-6, oct.-déc. 2002, pp. 524-25. 563 D’après les Estatutos du PAN un militant ou sympathisant est jeune lorsqu’il a entre seize et vingt-six ans, en revanche dans les Documentos básicos du PRD, l’âge de la jeunesse dure de seize à trente-deux ans ; pour le PRI d’après leurs Estatutos, l’âge limite pour être considère jeune au parti est de 35 ans pour les leaders. Néanmoins nous avons observé que certains PRIistes qui avaient plus de 35 ans pendant notre travail de terrain étaient toujours considérés comme jeunes au sein du parti. Il nous emble important de rappeler que la loi mexicaine ne reconnaît les droits civiques et politiques qu’à partir de dix-huit ans. 564 MUXEL Anne, « La participation des jeunes : soubresauts, fractures et ajustements », op. cit., pp. 521-44. 565 Partager les mêmes conditions socio-historiques pendant les années de la plus grande réceptivité, autrement dit vivre son enfance et son adolescence dans un même climat politique et intellectuel. D’après le même Mannheim : « La contemporanéité c’est lorsque les générations sont similaires ou ont une contemporanéité, c’est-à-dire lorsqu’ elles sont dans la situation d’expérimenter les mêmes événements et les mêmes réalités, surtout quand ces expériences ont un impact sur une conscience stratifiée similaire ». MANNHEIM Karl, « The problem of Generations », in Essays on the Sociology of Knowledge, London, Routledge and Kegan eds., 1952, 297 p. 566 À partir des entretiens, nous constatons que les moments clefs, pour les panistes, sont au nombre de trois : a) la lutte démocratique de Maquio à la fin des années 1980 et la reconnaissance des victoires du PAN dans le nord du pays ; b) la campagne et l’arrivée de Vicente Fox à la présidence de la République mexicaine en 2000 ; c) la consolidation du PAN au pouvoir, malgré les doutes, avec le triomphe de Felipe Calderón en 2006. Parallèlement les perredistes relèvent les mêmes moments clefs mais à partir d’autres événements : a) la fraude contre Cuauhtémoc Cárdenas en 1988 ; b) l’émergence du mouvement zapatiste en 1994 ; c) l’arrivée du premier gouvernement de gauche à la mairie de Mexico avec Cuauhtémoc Cárdenas à sa tête en 1997 ; d) la grève estudiantine à l’UNAM en 2000 ; e) l’échec électoral d’AMLO en 2006. Nous pouvons observer que les années 1988, 2000 et 2006 sont importantes dans les deux camps ; toutefois elles font référence à des événements différents. Bien que le sujet religieux n’apparaisse pas dans leurs souvenirs, il devient prioritaire après 2000. 274 système ; la fin du système de parti hégémonique ; l’institutionnalisation de l’ensemble de la gauche en un parti politique ; l’arrivée de la démocratie ; l’alternance au pouvoir présidentiel ; les amendements constitutionnels en matière religieuse ; etc. Tout cela permettra d’observer la résurgence de plusieurs tendances de pensée politique qui, auparavant, restaient cachées. L’alternance politique a ouvert l’arène politique pour la société en général et pour les jeunes en particulier. Aujourd’hui, ils peuvent montrer leurs accords et désaccords sur de nombreux sujets variés. Nous allons chercher à bâtir des idéaltypes des jeunes militants du PAN du PRD et du PRI. Pour cette construction, nous plaçons au centre du débat les « sujets sensibles », le mariage gay et l’avortement, afin d’observer comment les jeunes se comportent face à eux ; mais nous n’oublions pas les autres conditions pour mieux bâtir les conceptions des idéaltypes. José Luis Álvarez, en citant le cas des leaders politiques espagnols suggère : « Toute personnalité est un édifice formé de plusieurs strates biographiques. Le socle est constitué par le caractère et les rapports qu’entretient l’individu avec le monde et avec luimême, et ce socle se forge essentiellement dans le noyau familial […]. Le niveau suivant est constitué par les convictions sur la nature humaine et l’étique, lesquelles convictions se développent à l’adolescence […]. Le troisième niveau tient au style de travail, qui s’élabore dans les premières expériences professionnelles »567. À partir d’une méthodologie qui reprend la tradition orale, nous essayons de dialoguer avec les jeunes leaders des trois partis politiques pour enregistrer et analyser leurs opinions, leurs activités et leurs valeurs 568. Nos entretiens ont été réalisés auprès de jeunes en situation d’exercice du pouvoir politique, à savoir des jeunes qui se trouvent dans la prise de décisions soit à l’intérieur du parti soit dans l’administration publique, locale ou fédérale. Ils n’ont pas été choisis au hasard mais à partir d’une sélection. 567 ÁLVAREZ José Luis, « Espagne. Plus conservateur tu meurs », in La Vanguardia, Barcelona, 9 mai 2010, p. 26. 568 Un auteur tel que Roderic Ai Camp nous prévient : « Les gens ont tendance à être sélectifs avec leurs souvenirs, surtout face au scientifique social. De plus ils ont tendance d’avantage à privilégier les bonnes expériences et négliger ou oublier les mauvais souvenirs. Malgré ces difficultés, mener une entrevue sans magnétophone a tendance à ramollir la croyance du personnage qu’on peut employer tout ce qu’on a enregistré contre ce qu'il ou elle dit ». CAMP Roderic Ai, La formación de un gobernante. La socialización de los lideres políticos en el México post revolucionario, México, Fondo de Cultura Económica, 1981, p. 11. Pour notre étude nous avons dû combiner l’utilisation du magnétophone et du cahier de notes avec les souvenirs que nous avions pour la rédaction. 275 Nous avons entrepris de faire une étude plus ambitieuse ou généraliste sur les jeunes élites partisanes au Mexique, mais la recherche a évolué vers une particularité centrale car les jeunes leaders des partis politiques sont reproducteurs de la confrontation entre État laïque et Église catholique dans le pays contemporain. Ainsi nous avons traité des questions concernant le militantisme, la socialisation et la formation des jeunes leaders au sein des institutions politiques, mais finalement nos hypothèses se sont focalisées sur la reproduction de la confrontation (c'est-à-dire sur la validation et la reproduction du clivage État/Église pour le cas mexicain). Cependant, les questions « élargies » nous aident à guider la recherche et son sens-même. Nous pourrons constater qu’il existe des questions générales qui ont beaucoup apporté aux résultats finaux, même si au premier regard elles semblent naïves et inutiles ; pourtant à mesure que nous progressons dans notre enquête nous observons la relation de ces questions avec le sujet principal de la recherche. Des questions telles que : Pourquoi être au parti (PAN, PRD ou PRI) ? Te rappelles-tu d’une expérience personnelle qui t’avait motivé(e) à devenir homme/femme politique ? Ta famille a-t-elle joué un rôle dans ton engagement au niveau des expériences ? Ainsi que toute la batterie de question à propos de la formation partisane et son impact sur les valeurs individuelles et les « sujets sensibles ». Nous avons consulté des études réalisées dans d’autres pays concernant les jeunes (Ettori Recchi, Anne Muxel, Stéphanie Dechezelles) et les jeunes élites partisanes (Roderic Ai Camp, Richard Merelman, Gary King, Víctor Manuel Durán Ponte) afin de trouver des idées, des conclusions, ou encore un guide attractif, qui pouvaient nous aider dans le cas mexicain. Grâce à ces différentes approches, nous pouvons affirmer aujourd’hui que la plupart des études, tout comme celle que nous proposons ici, ne sont pas concluantes. Reprenons les mots de Robert Dahl qui atteste : « Généralement, un individu est très réceptif pendant, et uniquement, les deux premières décennies de sa vie. À la fin de cette période les opinions propres à l’individu sont formées et fixées »569. Richard Dawson et Kennet Prewitt ajoutent également à notre argumentation que : « L’apprentissage politique est cumulatif. Les orientations apprises tôt dans la vie déterminent en grande partie la forme et le contenu des orientations apprises plus tard. Les préférences politiques qui sont acquises tôt dans la vie ouvrent, mais aussi limitent, les possibilités d’apprentissages postérieures »570. Cela explique, partiellement, pourquoi une partie importante des questions sont relatives au passé et à la formation, aux souvenirs d’enfance et à ceux de l’adolescence. 569 570 DAHL Robert, Polyarchy: Participation and Opposition, New Haven, Yale University Press, 1971, p. 167. DAWSON Richard et PREWITT Kenneth, Political Socialization, Boston, Little Brown, 1969, p. 43. 276 Dès lors, une des premières idées que nous pouvons apporter est que, contrairement au passé immédiat (XXe siècle), les jeunes leaders des partis politiques n’ont pas eu une éducation de base homogène, comme cela était habituel durant la période d’exercice du parti hégémonique. Nous pouvons observer des différences depuis le type d’établissement d’éducation primaire à l’université (publique ou privée). Les amendements de loi de 1992 ont eu un impact réel sur l’éducation au Mexique. Parallèlement la formation offerte par le parti politique (école de cadres, séminaires, ateliers, tertulias571, débats, etc.), joue aussi le rôle d’émetteur de valeurs et d’opinions à partir de la socialisation avec ses « chefs » ou ses « cadres ». Normalement, nul ne met en doute ou s’oppose au « professeur » de l’école de cadres, nul ne se confronte aux « leaders », ces derniers ont un soutien consensuel dans le parti au sein duquel les jeunes aspirent à devenir des leaders. À partir des interviews, nous avons pu constater que la référence à des valeurs et à des opinions se trouve principalement dans la famille, la formation éducative, mais également sur le passage ou non par l’école de cadres des partis politiques enquêtés. Nous confrontons l’individu à des questions qui nous permettent, à partir des réponses obtenues, de proposer une typologie. Dans la batterie de questions que nous reprenons, nous trouvons des thèmes tels que : leur origine (famille, quartier, tendances, école) ; leurs expériences antérieures (parcours scolaire, militantisme, école de cadres, etc.) ; leur maîtrise de l’histoire et des principes du parti pour observer le degré d’identité par rapport aux « sujets sensibles » ; leur positionnement dans les domaines politique, économique et moral de la société ; leur analyse et positionnement par rapport au sujet de la guerre dite cristera au Mexique572 ; leur appartenance religieuse ; leur position pour ce qui est des relations État/Église catholique et finalement leurs sentiments, argumentés, sur les « sujets sensibles ». À partir de cela, nous pouvons espérer bâtir une typologie concernant les jeunes leaders du PAN, du PRD et du PRI sur le sujet de la confrontation État/Église catholique. Rappelons ici 571 Les tertulias des jeunes du PRD sont des soirées « apéro-dînatoire », organisées et financées par le parti, au cours desquelles les jeunes cadres du PRD rencontrent des personnalités politiques et académiques de la gauche mexicaine afin d’échanger des avis et d’établir une discussion et un contact sur un sujet très précis ; par exemple « les droits de l’homme » ou « le féminisme ». Ces tertulias essaient de remplir le vide laissé par le manque d’une réelle école de cadres au PRD. 572 Cf. Chapitre 2. « Le XXe : Révolution, Cristeros, modus vivendi, et nouvelle accord », A) Révolution et Église catholique, 1) Le conflit Cristero. Dans la première partie de la présente recherche. 277 les propos de Daniel-Louis Seiler qui attire notre attention sur la « pensée spontanée » et le risque de « se croire le centre du monde »573. Avant d’aller plus avant, revenons à une remarque de Sartori, au sujet de la comparaison : « Classifier c’est ordonner un univers donné en classes qui sont mutuellement exclusives et collectivement exhaustives. Les classifications permettent, ainsi, d’établir ce qui est le même et ce qui ne l’est pas […]. Les objets qui appartiennent à une même classe sont plus semblables entre eux –au vu de critères de classement– qu’ils ne le sont des objets qui appartiennent à une autre classe. Mais les degrés de similarité sont hautement flexibles […]. Toute classe, quelle que soit sa précision, permet des variations internes (au moins de degré) ; et c’est au classificateur de décider si ces classes seront plus ou moins inclusives (larges) ou plus ou moins discriminatoires (étroites) »574. Tout cela nous aidera à avancer dans notre conceptualisation mais il est aussi important de rappeler le risque, toujours présent, du « conceptual stretching » ou chat-chien, que Giovanni Sartori trouve assez souvent dans les études comparatives et auquel nous devions faire très attention 575. Nous faisons appel à cette idée car dans l’historiographie officielle mexicaine, les libéraux et les conservateurs sont évoqués comme si nous étions toujours au XIXe siècle576. Pour continuer à employer de tels concepts (par exemple « libéraux » et « conservateurs »), il y a donc une idée de continuité dans le temps qui n’existe pas vraiment dans la réalité, ou du moins elle a évolué de façon assez différente du discours officiel. 573 SEILER Daniel-Louis, « Le paradoxe libéral ; la faiblesse d’une force d’avenir », in DELWIT Pascal, Libéralismes et partis libéraux en Europe, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 2002, p. 44. 574 SARTORI Giovanni, « Bien comparer, mal comparer », in Revue Internationale de Politique Comparée, Vol.I, n° 1, 1994, p. 23. 575 Rappelons ce que nous avons déjà présenté lors du chapitre préliminaire mais qui nous semble important ici : « Comment le chat-chien est-il apparu ? Je prétends qu’il a été engendré par quatre causes reliées entre elles (i) le localisme, (ii) une mauvaise classification, (iii) le ‘gradualisme’ (degreism), (iv) l’élasticité conceptuelle (conceptual stretching) », cf. SARTORI Giovanni, « Bien comparer, mal comparer », op.cit., p. 24. 576 Pour continuer avec le même exemple, deux concepts opposants mais complémentaires : « libéralisme » et « conservatisme », évoquons Josefina Zoraida Vázquez qui offre un résumé des concepts assez valable pour observer les différences entre les deux camps pendant le XIX e : « Il est difficile de définir tant le libéralisme que le conservatisme à cause des diverses formes de leur évolution ; ici on limite le débat à l’encouragement pour transformer la société, affirmer les libertés individuelles, l’opposition aux privilèges, la sécularisation de la société et la limitation du pouvoir gouvernemental par la voie de la représentation politique et du constitutionnalisme ». VÁZQUEZ Josefina Zoraida, « Liberales y conservadores en México: diferencias y similitudes », in Estudios Interdisciplinarios de América Latina y el Caribe, Vol.VIII, n° 1, enero-junio 1997, Tel Aviv, Universidad de Tel Aviv, 1997, p. 2. Bien que cette conception ne traite pas directement de politique, d’économie, de morale ou d’idéologie, elle nous laisse observer certaines particularités que les pensées, libérale et conservatrice, conservent encore. 278 De la même façon que nous avons procédé pour le cas de l’Église catholique, en reconnaissant qu’il ne s’agit pas d’une structure forcément monolithique homogène et invariable dans le temps577, nous devons faire attention aux concepts que nous employons comme outils d’analyse. Lorsque nous avançons sur des sujets plus précis, comme par exemple la conception de l’économie, nous observons que le libéralisme d’hier est devenu le conservatisme d’aujourd’hui ; il en va de même dans le domaine politique. Par conséquent, avant de nous attacher à la construction des idéaltypes, nous devons nous défaire des anciennes conceptions qui ne fonctionnent plus, ou tout du moins qui ne remplissent plus leur fonction d’outil d’analyse ; ensuite, nous devons faire des conceptualisations nouvelles et précises qui peuvent être des outils d’analyse pour notre schéma, qui permettent de comparer et de classifier et, enfin, ne pas tomber dans le piège du chat-chien. Suite à cette étape nous pourrons tenter une construction des idéaltypes. N’oublions pas que même si nous sommes dans la construction d’un outil issu de la sociologie compréhensive, l’idéaltype, celui-ci a aussi un degré d’incommensurabilité578. « De toute façon les concepts sont des généralisations déguisées, des contenants mentaux qui amalgament un flot infini de perceptions et des conceptions particulières »579. Il faut rappeler que nous ne sommes pas dans le domaine des sciences dures ou nomothétiques. Nous allons vers la compréhension, « Verstehen », et non vers la généralisation ou la recherche des lois. 577 Nous avons déjà observé dans la partie historique que dans l’Église catholique, notamment dans le cas du Mexique, ont cohabité des courants traditionalistes, conciliateurs et intransigeants, par rapport à la relation que l’institution maintient avec l’État. Parfois ce sont les plus durs qui commandent à l’intérieur, parfois les plus conciliants. Cf. la première partie de la présente recherche. 578 Quand Kuhn parle d’incommensurabilité, il comprend l’impossibilité entre théories de se comprendre complètement à partir d’un langage partagé : « La comparaison point par point de deux théories successives demande un langage dans lequel les deux théories soient traduisibles, sans pertes ni changements, du moins des conséquences empiriques de toutes les deux. Dans le cas des théories incommensurables, un tel langage est impossible : il n’existe pas de langage commun dans lequel les deux théories puissent s’exprimer complètement, donc la comparaison point par point reste impossible », cf. PÉREZ RANSANZ Ana Rosa, Kuhn y el cambio científico, México, Fondo de Cultura Económica, 1999, p. 86. Nous devons prendre garde au fait que Kuhn n’a jamais nié la possibilité de comparaison et en fait, la première fois que l’auteur parle du concept il explique : « L’incommensurabilité est un terme pris de la mathématique et dans ce domaine il n’a pas une telle implication. L’hypoténuse d’un triangle rectangle isocèle est incommensurable avec son côté, mais tous les deux peuvent être comparés avec le niveau de précision désirable. Ce qui manque n’est pas la comparaison mais l’unité de longitude dans laquelle les deux pourraient être mesurés directement et exactement ». Cf. KUHN Thomas, La estructura de las revoluciones científicas, México, Fondo de Cultura Económica, 1996, p. 191. Ainsi, pour Kuhn la rationalité suppose seulement la possibilité de compréhension mais pas la possibilité de traduction. L’incommensurabilité ouvre la voie à une nouvelle conception de rationalité qui n’est pas forcément toujours traduisible. 579 SARTORI Giovanni, « Bien comparer, mal comparer », op. cit., p. 31. 279 Si nous réussissons à éclaircir et à trouver les concepts nécessaires, nous aurons alors peut-être l’opportunité de montrer, et de mieux expliquer, le clivage État/Église à partir de nos idéaltypes. Il ne faut pas oublier les trois conditions fondamentales pour cette analyse : a) la « vigilance » des mots employés ; b) le recours à l’histoire ; c) la connaissance du résultat d’aujourd’hui afin de montrer où se trouve le clivage580. 580 Cf. Chapitre préliminaire, Section II : L’approche théorique, « La théorie des clivages. » 280 CHAPITRE 1 L’IDÉALTYPE DE LA SOCIOLOGIE COMPRÈHENSIVE POUR VALIDER LE CLIVAGE ÉTAT/ÉGLISE CATHOLIQUE AU MEXIQUE Nous avons déjà présenté dans le chapitre préliminaire la façon dont sont construits les idéaltypes de la sociologie compréhensive et la façon dont nous pensons profiter de cet outil méthodologique d’analyse pour bâtir nos propres idéaltypes et réaliser l’analyse pertinente de notre recherche. Cependant, nous voudrions rapidement rappeler ce que sont les idéaltypes et comment ils sont construits, nous expliquerons, en outre, comment cet outil est donné. Rappelons d’abord que pour la sociologie compréhensive, les faits sont finalement une construction sociale sélective ; c’est pour cela que nous nous sommes intéressés à la recherche historique, pour comprendre le présent. Les représentations que nous donnons aux objets résultent, pour la plupart, des valeurs du chercheur et de la représentation qu’il souhaite donner. Dans la même logique, David Zaret nous rappelle que : « Ce sont des éléments d'événements que nous valorisons ‘en relief’, car isolés de leur contexte empirique qui, dans son intégralité, est incompréhensible en raison de sa complexité infinie. Les jugements chargés de valeur d'importance tenus par les chercheurs fournissent ainsi un principe de sélection pour la méthodologie historique des sciences sociales : ‘La réflexion concernant la pertinence de la valeur est le fondement ultime de l'intérêt historique’ »581. Ainsi nous pouvons dire que la sélection des faits à examiner a un lien direct avec la « relation des valeurs » (Wertbeziehung) du chercheur ; les objets empiriques d’analyse sont construits de 581 ZARET David, « From Weber to Parson and Schutz : The Eclipse of History in Modern Social Theory », in The American Journal of Sociology, Vol.LXXXV, n° 5, Mar., Chicago, The University of Chicago Press, 1980, p. 1183. 281 façon interprétative à partir des valeurs. Notre interprétation des faits doit être le résultat préliminaire de notre recherche empirique même, l’un explique à l’autre et vice-versa, il est impossible des les isoler complètement. Nous pouvons avancer que la tâche de la recherche empirique part dans deux directions. Selon Max Weber : « Comprendre d'un côté les relations et l'importance culturelle des événements individuels dans leur propre manifestation contemporaine et d’un autre côté les causes de leur devoir-être historiquement ainsi et pas autrement »582. Cela explique notre appel à l’histoire de longue durée parallèlement à l’histoire individuelle des individus auprès desquels nous avons mené notre enquête. La réalité sociale doit être comprise comme le résultat d’efforts pour appliquer certaines valeurs ; cette même réalité sociale est aussi comprise comme le résultat d’une démarche historique. Finalement nous sommes en mesure de dire que, dans les sciences sociales, nous ne pouvons pas aspirer à avoir ou à trouver de lois générales comme dans le domaine des sciences dures ou exactes. Face à une telle situation, c’est Max Weber qui propose l’outil de l’idéaltype. Toutefois David Zaret avertit : « Les idéaltypes sont des outils d’analyse de causalité et, par conséquent, ils sont indirectement gouvernés par le principe de Wertbeziehung (relations de valeurs) qui, à son tour, guide la construction d’objets d’analyse. Par ailleurs, la méthode comparative de la recherche historique de Weber est conservée dans la structure conceptuelle des idéaltypes. La comparaison entre les idéaltypes et des cas empiriques a permis à Weber de concevoir des comptes génétiques de configurations uniques dans un niveau élevé de généralité. Cependant, le niveau de généralité n’a jamais été égal à celui de l’analyse des « lois » à cause de l’incompatibilité de la réduction analytique rigoureuse avec l’analyse de la signification culturelle. Les idéaltypes sont en effet des concepts généraux, mais, contrairement aux concepts nomologiques, ils ne révèlent ‘pas le caractère de classe moyenne ou plutôt le caractère individuel unique des phénomènes culturels’ »583. Ainsi, nous pouvons dire que les idéaltypes sont des outils d’analyse causale guidés par la relation de valeurs (Wertbeziehung) qui émergent finalement en objets d’analyse, sans que pourtant nous cherchions à créer de « lois » générales. Les idéaltypes sont des concepts généraux mais jamais des concepts nomologiques. De cette 582 WEBER Max, The Methodology of the Social Sciences, New York, Free Press, 1949, p. 72. ZARET David, « From Weber to Parson and Schutz : The Eclipse of History in Modern Social Theory », in op. cit., p. 1187. 583 282 façon, les idéaltypes sont des outils d’exploration et d’interprétation en même temps. Et cela ne permet, tout simplement pas, de créer des théories générales. Rappelons que les idéaltypes sont des outils heuristiques dans la mesure où ils aident à dessiner les causes d’un tel phénomène social, en tenant compte autant des facteurs subjectifs (chercheur et individu) que des facteurs historiques (société). Les idéaltypes wébériens maintiennent le principe de relations de valeurs et cela aura toujours un lien direct avec la recherche historique. Voilà le parcours que nous avons essayé de suivre lors de la formation de nos idéaltypes. Le phénomène, ou fait social, se situera donc toujours par rapport aux individus qui donnent du sens aux actes qu’eux-mêmes réalisent. Au bout du compte, le monde social est une construction faite par et pour les hommes, par et pour les individusmêmes. C’est donc à la façon de construire et de représenter ce monde que nous devons nous intéresser et ce processus est possible grâce à l’emploi des idéaltypes. Rappelons qu’Alfred Schutz explique : « Toute typologie est relative à un problème quelconque : il n’y a pas de type en général mais seulement des types qui comportent un ‘index’ désignant un problème »584. À cette réflexion Paschalis Ntagteverenis ajoute : « La tradition compréhensive et phénoménologique ne porte pas sur l’histoire de leur genèse et de leur évolution (des connaissances socialement transmises et acceptées) mais sur le statut des repères interprétatifs et opératoires que l’individu possède à chaque moment de sa vie »585. Nous pouvons donc conclure que la construction d’une typologie est, en quelque sorte, une sélection des analogies entre des situations du passé et celles du présent. Nous avons déjà présenté la façon dont l’idéaltype est élaboré ainsi que son utilité pour la recherche sociale ; cependant, il faut ajouter que l’idéaltype est juste une abstraction introuvable dans la réalité empirique. Il cherche plutôt à fournir les moyens d’expression des réalités qui intéressent la recherche sociale. L’idéaltype doit avoir un « caractère fonctionnel », il est instrument et stratégie à la fois d’analyse d’un phénomène social. Pour le bâtir on coupe la réalité en morceaux de façon délibérée pour ensuite faire une sorte de cassetête abstrait qui n’est pas trouvable dans la réalité même mais que représente cette dernière de façon intentionnellement stylisée. Un expert tel que Charles-Henry Cuin atteste que : « Weber 584 SCHÜTZ Alfred, « Quelques structures du monde-de-la-vie », in Éléments de Sociologie phénoménologique, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 117. 585 NTAGTEVERENIS Paschalis, « Construction scientifique et construction quotidienne. La dimension syntactique du savoir commun et la question de l’objectivité », in Sociétés, 2005/3, n° 89, p. 88. 283 élabore la méthode de l’idéaltype. Celui-ci n’est nullement un substitut conceptuel de la réalité ou d’un de ses segments (d’une ‘chose’ dirait Durkheim). Il est essentiellement une image mentale possible du type de conduites collectives dont le phénomène étudié est un produit. La méthode consiste, dans les cas les mieux opérants, à construire le phénomène étudié comme s’il résultait de l’agrégation et de l’enchaînement de conduites orientées par une ‘rationalité en finalité’ [Zweckrationalität] –pour la simple et bonne raison que ce type de conduite est le plus aisément compréhensible de façon directe pour un observateur extérieur. Mais, parce que l’on ne peut pas préjuger du sens ‘réel’ des conduites collectives, l’idéaltype doit être systématiquement comparé à la réalité empirique »586. Ainsi leur emploi semble correct dans notre étude, ils n’émergent pas directement de la réalité empirique, mais n’oublions pas que le lien avec la réalité empirique doit rester impératif. Toutefois les idéaltypes sont plutôt élaborés à partir d’une sélection de variantes « strictement nécessaires » pour mieux comprendre un tel phénomène social587. N’oublions pas non plus que l’idéaltype n’est pas un « idéal » dans le sens de « devoirêtre ». L’idéaltype doit rester une sorte d’exercice explicatif et descriptif à la fois. D’après Raymond Aron, Max Weber appelle cela « passer du donné incohérent à un ordre intelligible »588. C'est-à-dire sélectionner des éléments, apparemment insignifiants et discontinus de la réalité sociale, pour les assembler à la façon d’un « casse-tête » qui laisse apparaître un tableau avec un phénomène social significatif, sans que cela soit synonyme de cadre idéal à suivre. Il ne faut donc jamais oublier que l’idéaltype est simplement un moyen de recherche scientifique qui sert à guider les hypothèses présentées. Cette dernière idée nous autorise à expliquer le phénomène social que représente la jeunesse au sein d’un parti 586 CUIN Charles-Henry, « La nature du savoir sociologique : considérations sur la conception webérienne », L’Année sociologique, 2006/2, Vol.LVI, pp. 377-78. 587 Il faut signaler que pour la présente recherche nous n’aspirons pas à aller au-delà des résultats que peut offrir l’emploi d’un outil tel que l’idéaltype. Nous ne cherchons pas à connaître les « motifs » subjectifs de l’acteur mais seulement les « causes objectives » de l’action. Bien que nous acceptons la richesse offerte par des auteurs tels que Talcot Parsons ou Alfred Schütz, dans son intention d’aller au-delà des « motifs » : « Le vocable le plus simple selon lequel une action est interprétée par l’acteur sont ses motifs. Mais ce vocable est équivoque et embrasse deux catégories différentes, il faut différencier : le motif pour et le motif parce que. Le premier traite du futur, il est identique à l’objet ou propos pour lequel la réalisation-même de l’action est un moyen : c’est un terminus ad quem. Le second concerne le passé et peut être appelé raison ou cause : c’est un terminus a quo […]. Il faut ajouter que l’acteur qui fait un acte concret ne choisit pas au hasard les affirmations des motifs ‘pour’ ni les affirmations des motifs ‘parce que’. Au contraire, ils sont organisés en grands systèmes subjectifs. Les motifs pour sont intégrés en systèmes subjectifs de planification […]. Les motifs parce que sont regroupés en systèmes que les écrivains américains appellent correctement personnalité (sociale) ». Cf., SCHUTZ Alfred, Estudios sobre teoría social, Buenos Aires, Amorrortu, 1974, p. 24. 588 ARON Raymond, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1991, p. 28. 284 politique, de manière globale (en tant que PAN, PRD ou PRI) et individuelle, sans perdre la richesse des deux. En même temps nous observerons que l’idéaltype était créé par les individus interrogés eux-mêmes durant l’entretien. Rappelons que les idéaltypes sont constructions scientifiques qui montrent le savoir-faire du chercheur en lien directe avec le phénomène étudie pour imposer les éléments qu’il a sélectionné ainsi que leur mise en forme dans le but de comprendre et expliquer efficacement la réalité. Nous profiterons de cette démarche pour établir nos idéaltypes en tant qu’outils de compréhension de la réalité. Dans le cas présent, les jeunes leaders des partis politiques étant des reproducteurs du clivage État/Église catholique au Mexique. Nous faisons donc allusion à Charles-Henry Cuin qui résume : « 1/ les idéaltypes webériens ne constituent pas les objets de la recherche du sociologue : ils n’en constituent qu’un instrument (ils ne sont, si l’on accepte l’expression, que des ‘objets méthodologiques’) ; 2/ dans la méthodologie webérienne, l’objet sociologique n’existe donc pas comme une entité –même virtuelle– descriptible et analysable en tant que telle ; il existe d’abord comme une énigme empirique à résoudre […] ; 3/ en conséquence, le sociologue ne peut rien affirmer scientifiquement sur la nature d’un phénomène social quelconque, il ne peut que se prononcer et seulement en termes probabilistes, sur l’explication de certaines dimensions de ce phénomène »589. Ainsi, nous pouvons conclure que, malgré tout, aucun idéaltype établi n’est trouvable dans la réalité empirique qu’il tente d’expliquer. Les idéaltypes peuvent être proches de la réalité mais jamais égale ou identique à cette dernière. L’idéaltype est instrument méthodologie probabiliste dans les sciences sociales ou humaines qu’à la fin ne sont pas des sciences nomothétiques. SECTION I : NOS IDÉALTYPES Caractérisons tout d’abord les personnes interrogées. Elles se reconnaissent comme de jeunes militants du PAN, du PRD et du PRI, et membres en situation de pouvoir, c'est-à-dire dans la prise de décisions, à savoir des jeunes leaders. Tous les interviewés avaient au moment de l’entretien entre dix-huit et vingt-six ans pour les membres du PAN ; dans le cas du PRD, entre dix-huit et trente-quatre ans ; et pour le PRI entre vingt-et-un et trente-huit ans. Nous présenterons quinze cas par le PAN et quinze par le PRD, par le PRI nous présenterons que six cas. Afin de distinguer les types de « jeunes leaders », nous considérons surtout leur 589 CUIN Charles-Henry, « La nature du savoir sociologique : considérations sur la conception webérienne », op. cit., p. 82. 285 position politique face aux débats traitant des « sujets sensibles », pour attirer la réflexion sur le rôle de l’Église catholique au Mexique et la confrontation que cette dernière a eue, historiquement, avec l’État mexicain. À partir de cela, nous développerons la construction des idéaltypes comme concepts proches des interviewés. Pour la distinction des sujets, nous nous appuierons sur la construction des idéaltypes pour lesquels des distinctions sont faites à partir des éléments que nous avons appris lors des entretiens et que sont les suivants : a) Leur origine, c'est-à-dire le type de famille dont est issu l’individu ; le niveau socio-économique de la famille ; le niveau d’études des parents et leur degré de politisation ainsi que parfois l’emploi qu’ils occupent ; mais aussi le quartier, la ville ou le village au sein duquel ils ont grandi, et le moment où ils se sont engagés dans les partis. b) Leurs expériences antérieures : le parcours scolaire (lieu et type d’école, type d’enseignement : public, privé, laïc, catholique, etc.)590, le militantisme ailleurs et avant le parti (associations, clubs, cercles, etc.), et l’expérience à l’école de cadres591. L’école, surtout au niveau du lycée et de l’université, joue un rôle très important car c’est souvent là que commence l’activité politique. Par rapport au point précèdent, un aperçu du vécu des acteurs, en tant que membres d’une expression politique, ou simplement en tant qu’observateurs. c) Leur maîtrise de l’histoire du parti ainsi que la connaissance de ses documents de base (les principes et l’idéologie principalement) pour observer le degré d’identité entre l’individu et le parti par rapport aux « sujets sensibles ». 590 Vincent Tournier a étudié le cas de l’école en France et atteste : « Si l’école est devenue le « sujet de dissentiment par excellence » […] c’est d’abord parce qu’elle a été considérée comme une arme politique au service de deux idéologies concurrentes axées l’une sur la religion et les valeurs traditionnelles, l’autre sur la laïcité et les valeurs républicaines. Dans un cas comme dans l’autre, l’école a été perçue comme un agent de conquête et de contrôle des consciences : celui qui tenait l’école était censé tenir la société, tel était le postulat qui a justifié la cristallisation des antagonismes », cf. TOURNIER Vincent, « École publique, École privée. Le clivage oublié. Le rôle des facteurs politiques et religieux dans le choix de l’école et les effets du contexte scolaire sur la socialisation politique des lycéens français », in Revue Française de Science Politique, Vol.XLVII, n° 5, oct. 1997, p. 560. Bien que l’étude de Vincent Tournier traite du cas français nous pouvons appliquer le même principe à celui du Mexique. 591 La référence à l’école de cadres est un facteur déterminant dans la mesure où elle signe les valeurs du parti dans la formation du jeune ; nous observerons cela tout au long des entretiens. 286 d) Leurs positionnements dans les domaines politique, économique et moral de la société : où et comment ils se situent et comment ils se décrivent euxmêmes. Ainsi nous passerons ensuite aux questions que nous aideront à approfondir pour l’élaboration de nos idéaltypes ; dans ces questions nous cherchons à observer comment les individus se placent par rapport aux « sujets sensibles » ; désormais nous nous intéressons à : e) Leur analyse et positionnement par rapport à l’épisode de la guerre dite cristera au Mexique : quelle analyse, quels souvenirs, quelle histoire racontent-ils ? comment ils s’approchent au sujet ? c’est un sujet connu par les interviewés ? f) Leur appartenance religieuse, le sujet de la religion et comment ils envisagent les relations entre l’État mexicain et l’Église catholique : confrontation conflictuelles ? pragmatiques ? de coopération ? g) Leurs positions sur les « sujets sensibles » : quelles sont leurs croyances, leurs principes et l’éthique que les individus présentent par rapport à leur discours, que pensent-ils du mariage gay et de l’avortement ? Cette différentiation fait pour nous-mêmes – 4 sujets secondaires et 3 principaux – nous laissera observer l’impact des « sujets sensibles » dans la formation ontologique de l’individu interviewé et le lien (approchement ou distancement) avec nos idéaltypes. Les idéaltypes, nous aident à différencier et à mieux comprendre les individus ; sur la base des données présentées, nous pourrons comprendre la causalité de l’acteur social. Dans certains cas, quelques facteurs sont plus déterminants que d’autres déjà tout au long de notre étude, nous observerons si les individus interviewés sont proches, ou non, des idéaltypes que nous avons élaborés. Les idéaltypes nous aident également à placer au centre du débat la confrontation non réglée entre deux secteurs de la société mexicaine, deux visions et deux projets de nation (cela grâce à la prise de position des individus interviewés). Le premier projet est soutenu et représenté par le PAN, l’Église catholique et aux deniers temps également par le PRI, et le second, qui s’attache aux principes libéraux et anticléricaux du XIXe, est celui qu’un secteur du PRD ainsi que certains « nostalgiques » du PRI, essaient de conserver. 287 A) Les idéaltypes du jeune PANiste 1) Le PANiste Gardien Doctrinaire Le gardien doctrinaire est l’héritier direct du panisme historique dans ses deux courants : d’un côté l’humanisme politique, proche de la démocratie chrétienne, de l’autre le conservatisme dogmatique592. Croyant et défenseur des libertés, il est conscient aussi des inégalités existant au sein de la population. Catholique pratiquant, il essaie de maintenir ses croyances religieuses dans le domaine privé. Cependant, il est très proche de l’Église catholique et n’hésite pas à demander son avis s’il le faut. Il se considère comme le gardien du patrimoine matériel et culturel que représente le parti aujourd’hui. Pour lui les valeurs morales peuvent se trouver au centre du débat pour la construction d’un meilleur pays. Plutôt tolérant, il peut rapidement devenir intolérant en ce qui concerne les « sujets sensibles » ou tabous à l’intérieur du parti. Très attaché à la doctrine, cela le rend libéral et conservateur à la fois. Du fait de sa position, il a toujours vécu dans un milieu paniste. Son militantisme officiel commence à l’âge de seize ans, âge légal selon les documents du parti, mais de façon officieuse, il a été paniste toute sa vie. Il commence à s’intéresser à la vie partisane depuis qu’il est enfant (entre huit et douze ans), au début de son adolescence, il est clair qu’il deviendra militant du PAN. Issu d’une famille militante qui habite dans les villes, villages ou quartiers à forte tradition paniste (nord, Bajío et périphérie industrielle de Mexico) et qui a des revenus élevés. Les grands-parents ou arrière-grands-parents ont été fondateurs du parti dans la région ou le quartier. Depuis, la tradition politique a été transmise par plusieurs membres de la famille qui militent au parti (parents, oncles, tantes, cousins, cousines, frères, sœurs et neveux). L’environnement familial reste très attaché à la tradition catholique et conservatrice mais libérale en matière d’économique. La famille encourage l'individu à faire de la politique et à sauvegarder les intérêts du clan. Nous pourrions dire qu’il s’agit d’une famille de souche paniste. L’arrivée au parti est donc, plutôt, normale, voire même attendue par les membres de la famille. 592 Tous les chercheurs qui ont étudié le cas du PAN s’accordent à parler de deux courants de pensée au moment de la fondation du parti : « Une politique humaniste et démocratique, identifiée profondément avec les valeurs de la doctrine sociale chrétienne, voire proche des idéaux de la gauche, […] et une position doctrinaire et programmatique qui doivent être considérées et qualifiées de confessionnelles ». Cf. ALCOCER Jorge, « ¿Quién es de derecha? », in BARTRA Roger (Comps.), Gobierno, derecha moderna y democracia en México, México, Herder, 2009, pp. 200-01. 288 Après avoir suivi un parcours universitaire en Droit ou Relations Internationales, il est très probable qu’il fasse des études de troisième cycle. Son cursus scolaire a toujours été effectué dans le secteur privé de l’éducation et dans des écoles plutôt chères et élitistes de très bonne réputation et avec une formation et une méthodologie proches du catholicisme (écoles humanistes, jésuites, maronites, etc.)593. Pour lui, grâce à ses réseaux, notamment familial, la question du travail n’est pas réellement un souci. Il n’a jamais connu l’éducation publique étatique. Son expérience commence au sein de la famille et à l'école, parallèlement, aux débats lors des repas de famille (grands-parents, parents, oncles, et maintenant sa propre génération de frères, sœurs et cousins). Il a toujours vu sa famille participer à la politique aux côtés du PAN, parfois avec des parents candidats, maires ou députés élus. À l'école, il a fréquenté les fils d’autres « familles de souche paniste » ou de simples « familles de sympathisants » puis, à partir du collège et du lycée, il s'organise avec eux. D'abord, il participe aux missions humanitaires organisées par son école ou par son église, ensuite il commence à prendre en charge ses propres projets. Le fait que sa famille soit fondatrice du PAN le rapproche assez de l'histoire du parti qu’il considère comme une partie de l’histoire de sa famille et voire même de la sienne. Cela explique sa passion pour le PAN. Son passage par l'école de cadres a plutôt été une condition nécessaire avant son entrée, naturelle, dans le parti. De la même façon, il maîtrise l'idéologie, les principes et la doctrine du PAN grâce à sa formation scolaire et familiale. De plus il est très attaché aux principes et à la doctrine du parti dans sa vie quotidienne. Bien qu’il conserve son côté libéral, il est aussi très conservateur quant à sa vision de la politique, avec un fort attachement à la loi et aux institutions étatiques, surtout maintenant que le PAN est au pouvoir. Il suit les principes et la doctrine paniste dans sa façon d'agir en politique. À propos de l’économie, il se présente comme un étrange mélange entre principes conservateurs et principes libéraux. Il considère que c’est le libre marché qui doit guider l'économie mais il fait aussi appel à l'intervention étatique pour appliquer le principe de subsidiarité envers les moins favorisés. Cela peut être interprété comme une façon de conserver un certain statu quo. 593 Un auteur comme Vincent Tournier affirme que : « Il est au fond surprenant de constater que la thèse de la neutralisation politique et religieuse de l’école n’a jamais fait l’objet d’une vérification à partir d’enquêtes spécifiques sur les convictions des parents des écoles privées et des écoles publiques ». Cf. TOURNIER Vincent, « École publique, École privée. Le clivage oublié. Le rôle des facteurs politiques et religieux dans le choix de l’école et les effets du contexte scolaire sur la socialisation politique des lycéens français », op. cit., pp. 568-69. Ici, nous n’avons pas eu la possibilité de constater qu’il existe des études ou des enquêtes qui laissent voir comment les parents des jeunes leaders ont choisi leurs écoles. 289 Concernant la morale, il se montre très conservateur, il considère que certains principes de la doctrine ne sont pas négociables, qu’il y a des valeurs auxquelles nous ne pouvons tout simplement pas toucher, qui font partie du patrimoine paniste. Il est pour la tradition et le respect des mœurs et des coutumes mexicaines. Catholique pratiquant et engagé envers son église locale, il participe activement aux activités organisées par la même. Pour lui, l'Église continue d’être un espace de socialisation naturel, une sorte de continuité du cercle le plus proche, c'est-à-dire sa famille. Malgré tout, il continue à mettre en avant la séparation État/Église. Pour lui, dans l’épisode de la guerre cristera, le coupable est toujours l’État. La preuve en est, argumente-t-il, que cette guerre a été « effacée » dans l'histoire officielle. Il considère que l'État n'a pas respecté les droits des catholiques pour pratiquer leur culte, ainsi il défend la liberté individuelle de culte. Il considère qu'avec l'arrivée du PAN au pouvoir, l'Église Catholique devient un allié naturel de l'État ; de plus, il explique que cela est plutôt normal si l’on considère que le catholicisme est la religion la plus suivie au pays. Cependant, il parle d’alliances et non de mélange des institutions. Pour lui, le Mexique pourrait devenir un pays officiellement catholique, mais étant réaliste, il considère qu’il n'est pas encore temps de prendre une telle mesure, surtout parce que l’Église pourrait mettre en danger certaines libertés, comme celle de la liberté de culte. De plus, il est conscient qu'il existe encore un côté très laïque au sein de la population mexicaine. À propos du « Mariage gay », il y est fermement opposé, selon l'idéologie et la doctrine du parti ; il argumente assez bien sa position, il se montre ouvert au débat mais nul ne le fera changer de position. Par rapport à l’« avortement », il y est également opposé et, là encore, fait appel à la doctrine paniste pour élaborer un discours affirmant sa position. 2) Le Néo-PANiste Libéral Laïque Si nous devions le classer dans une typologie partisane, il serait plutôt militant d’un parti libéral-démocrate. Fortement attaché aux principes de la démocratie participative et aux principes du libre marché, mais il pourrait également militer dans un parti libéral-laïque, voire même anticlérical594. Défenseur des droits civiques, individualiste et tolérant, ce paniste n’a pas toujours soutenu la démocratie comme régime gouvernemental mais comme méthode de jugement social. Néanmoins il s’attache aujourd’hui aux valeurs démocratiques. Pour lui, la 594 Phénomène qui, d’après Daniel-Louis Seiler, survient uniquement dans les pays à forte tradition catholique ; le Mexique étant un pays très attaché au catholicisme, nous pourrions l’identifier à cette explication. « Comme le libéralisme catholique, le libéralisme laïc représente une particularité des pays catholiques ». Cf., SEILER Daniel-Louis, « Le paradoxe libéral ; la faiblesse d’une force d’avenir », in DELWIT Pascal, Libéralismes et partis libéraux en Europe, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 2002, p. 46. 290 séparation État/Église doit rester en l’état justement pour garantir les libertés individuelles. Mais il reconnaît le poids assez important de l’Église catholique dans la vie du Mexique. Ce jeune néo-paniste libéral est entré tôt au parti, entre seize et dix-huit ans. Issu des quartiers des grandes métropoles mexicaines (Mexico, Guadalajara et Monterrey), il n’a jamais vécu en situation de difficulté économique. Sa famille est informée de la réalité mexicaine et internationale mais sans se mêler beaucoup à la politique, ce qui rend difficile l’observation d’une orientation politique claire ; plutôt dans une logique entrepreneuriale, la famille encourage le fils à chercher son propre chemin. Ce jeune militant a suivi une formation universitaire en Sciences Politiques ou en Economie et il est très probable qu’il décide de poursuivre sa formation et de réaliser des études de troisième cycle dans un avenir proche. Sa formation s’est déroulée dans plusieurs écoles et universités publiques et privées ; parfois, l'éducation élémentaire a été effectuée à l’école publique mais, pour ce qui est du collège et du lycée, dans le secteur de l’éducation privée, pour finalement revenir à l'université publique595. Il est bien possible que l’individu cherche à réaliser son troisième cycle dans une institution privée et très probablement à l’étranger. Ses expériences antérieures par rapport à l’activité politique commencent plutôt pendant l’adolescence ; il s'engage à partir de l'école, normalement pendant le lycée ou l'université, dans des associations, des représentations étudiantes, etc. au sein desquelles il fait partie du bureau durant un à deux ans. Sa famille ne joue pas un grand rôle dans sa décision de faire de la politique. Ainsi c'est lui qui s'approche du parti grâce à une invitation de l’un des membres de son entourage, ami, professeur, voisin. Son passage par l’école de cadres du PAN lui a permis de connaître et de bien maîtriser aujourd’hui, l’histoire et les principes, « la doctrine », du parti. À l’école de cadres, il se découvre beaucoup de points communs avec le parti mais il garde aussi un œil critique sur les positions « confessionnelles »596 de celui-ci. Politiquement, il est libéral dans ses idées, 595 Ce type de parcours scolaire a été étudié par Gabriel Langouët et Alain Léger ; dans le cadre des lycéens français, ils ont créé un concept qui nous semble tout à fait acceptable pour la recherche présente : les « zappeurs » de l’enseignement. Selon ces auteurs, les « zappeurs » font des allers-retours entre le secteur privé et le secteur public de l’éducation dans le but de réussir leurs parcours scolaire. Cf. LANGOUËT Gabriel et LÉGER Alain, École publique ou école privée ? Les zappeurs d’école : trajectoires et réussites scolaires, Paris, Éditions Fabert, 1994, 186 p. 596 Selon Philip S. Gorski : « Les termes ‘confession’ et ‘confessionnalisme’ sont des traductions de l'allemand ‘Konfession’ et ‘Konfessionalisierung’, qui ont une signification un peu plus précise que dans la langue 291 il est favorable à une culture démocratique, donc il milite pour un système démocratique, avec des institutions fortes et le respect de la loi ; il milite également pour la sauvegarde et le respect des garanties individuelles. Concernant l’économie, il est aussi très libéral et convaincu de la théorie du libre marché ; ainsi, il pense que l'État ne doit pas beaucoup intervenir en matière économique mais plutôt garantir le respect de la loi. Pour lui, en tant que bon libéral, c’est l’effort individuel qui garantit le progrès de la société. Lorsqu’on parle de morale, il continue d’être libéral, convaincu des droits civiques et des droits de l’homme, il considère que chaque individu est capable de prendre les meilleures décisions pour lui-même et pour la société ; il a un fort attachement à l’individualisme et à la tolérance. À l’égard du sujet religieux, il se montre plutôt laïque mais sans problèmes pour partager des rituels religieux, il est le seul parmi les militants du PAN qui n’hésite pas à reconnaître son détachement de la religion catholique, même s’il comprend aussi la religion en tant que forme de socialisation. Quant au sujet de la guerre dite cristera, il considère que les deux parties, État et Église catholique, ont beaucoup perdu dans ce conflit, il pense également qu’il s’agissait plutôt là d’un affrontement entre élites mais pas forcément populaire. Il considère que le sujet est délicat mais pas tabou. Pour lui les relations État/Églises doivent être de respect mutuel ; il se montre très respectueux des institutions ; ainsi, il considère que dans un État laïque, aucune Église ne peut faire de favoritisme. Il demande le respect des croyances et des religions mais aussi que les Églises s'attachent à la réglementation civile (sécularisation). Cela le rend très tolérant sur le sujet. Il a accepté sans problème la séparation État/Églises en dépit de son culte privé. Tout cela pourrait, éventuellement, le placer dans un autre parti. Pour les « sujets sensibles », malgré les principes et la doctrine du PAN, il considère les droits des homosexuels comme des droits civiques et humains qui ne doivent être conditionnés ou niés par aucune personne, institution ou autorité. Pour lui la base de la société doit être la liberté fondée sur la tolérance. Le mot « mariage gay » ne le dérange pas mais il considère qu’il faudra du temps pour que ce type de changement soit accepté par l’ensemble de la société mexicaine. Au sujet de l’avortement, comme pour celui du « mariage gay » et malgré la position de son parti, il considère qu’il est parfois nécessaire et même un droit des anglaise. En allemand, ‘Konfession’ se réfère à une communauté de croyants qui partage une foi commune, c'est-à-dire la ‘confession’ (Bekenntnis). ‘Konfessionalisierung’ renvoie donc à ce processus où des communautés distinctes de croyants émergent différenciées mais en partageant une foi commune, le christianisme », cf., GORSKI Philip S., « Historicizing the Secularization Debate: Church, State and Society in Late Medieval and Early Modern Europe, ca. 1300 to 1700 », American Sociological Review, Vol.LXV, n° 1, Looking Forward, Looking Back : Continuity and Change at the Turn of the Millenium (feb., 2000), p. 142. Il nous semble que la différentiation faite par Gorski est applicable au cas du PAN. 292 femmes. Il pense que ce sont les femmes qui doivent prendre cette décision et que personne ne peut nier leur droit à le faire. Étant un laïque convaincu, il ne considère pas l’acte d’avorter comme un « péché capital ». Il garde ses distances avec le parti sur de tels sujets, mais il considère que le problème n’est pas le parti mais les courants confessionnels et religieux à l’intérieur de celui-ci. Il n’hésite pas à soutenir les progrès scientifiques et technologiques ; par exemple, pour la contraception il considère que la science et la technologie se trouvent sur un autre terrain que celui de la foi et de la religion. 3) Le PANiste Catholique Social (conciliateur) Ce jeune se trouve à mi-chemin entre la démocratie-chrétienne et le libéralisme catholique597. Il croit en la démocratie participative, aux droits civiques et reste très tolérant sur plusieurs sujets de politique ou d’économie. Libéral dans sa vision politique, il croit aussi au libre marché modéré. Il considère la séparation de l’État et de l’Église comme nécessaire, mais demande en même temps le respect des droits des hommes de foi, la liberté de culte et la liberté d’éducation. Fier de son appartenance à la communauté catholique, il n’hésite pas à la promouvoir et à diffuser ses croyances et ses valeurs. Très proche de l’Église catholique, il considère qu’elle ne doit pas se mêler ouvertement des affaires de l’État, même si elle a tout de même le droit d’exprimer son opinion. Il se dit proche de l’humanisme politique et cela le rapproche des valeurs du PAN. Opposant à l’individualisme, il se montre plutôt communautariste. Issu d’une famille de classe moyenne typique mexicaine, on le rencontre partout dans le pays. La famille montre de la sympathie pour le PAN, mais préfère ne pas se mêler à la politique. Historiquement la famille a voté pour le PRI, mais à partir de 2000 avec le triomphe de Vicente Fox, son choix s’est déplacé vers le PAN. La famille est très croyante et pratiquante, elle trouve aussi dans son église locale un espace de socialisation et de convivialité dans son quartier et avec ses voisins. Il peut avoir un parent éloigné qui milite dans un parti politique (PAN, PRI, PRD), mais il n’aura aucun impact sur le jeune. Ce dernier a commencé à s’investir dans le parti à l’âge de quinze ou seize ans et devient militant actif, et de droit, à l’âge de dix-huit ou vingt ans. Il a été recruté dans son école, son quartier ou même dans son église locale, à partir des activités et ateliers auxquels il a participé. 597 Daniel-Louis Seiler nous appelle de ne pas confondre le « catholicisme libéral » et le « libéralisme catholique ». Le premier « Ajoute au libéralisme politique et économique une lecture libérale du catholicisme, une volonté de libéralisation de l’Église. », en revanche le second, le libéralisme catholique, celui qui nous intéresse à présenter : « Apparaît, à l’inverse, comme une lecture catholique du libéralisme. Il s’agit de concilier le libéralisme politique –jusque, et y compris, une certaine séparation de l’Église et de l’État– et le libéralisme économique avec l’enseignement de l’Église », in Cf. SEILER Daniel-Louis, « Le paradoxe libéral ; la faiblesse d’une force d’avenir », in op. cit., p. 45. 293 Ayant suivi un parcours universitaire en Droit ou en Économie, il ne pense pas poursuivre ses études en entamant un troisième cycle, il s’intéresse maintenant au travail qu’il peut offrir à la société à partir de son parti. Son cursus scolaire se déroule plutôt dans le secteur privé, surtout pour l’université et pour le lycée, il a également fréquenté des écoles ayant une méthodologie religieuse (humanistes, jésuites, maronites, dominiquais, etc.), cependant il pourrait bien être un « zappeur ». Grâce à l’école, il a participé à des missions humanitaires. Parallèlement, son église locale lui a permis de connaître l'activisme social et politique. Depuis l’enfance, il participe à des associations telles que les boy-scouts. C’est ainsi qu’il a été recruté par le PAN. Son passage par l’école de cadres a réaffirmé ses convictions humanistes ; il connaît assez bien l'histoire du parti grâce à son engagement sincère pendant la formation. Il a également eu l’occasion d'observer les points en commun qu’il a avec la doctrine paniste. Cela explique son attachement, assez profond, au parti. Plutôt conservateur dans le domaine politique, il considère qu'il existe un ordre et une justice établie par « une divinité » (Dieu) et que le destin semble déterminé par le comportement humain. « On récolte ce qu’on sème ». Mais il considère aussi que les institutions humaines doivent être respectées, qu’elles fonctionnent de façon remarquable et que ce sont les hommes qui doivent améliorer les choses. Il peut être tolérant en politique mais il y a des sujets qu’il est préférable de ne pas aborder, cela le rapproche des secteurs confessionnels du parti. Aussi conservateur dans le domaine économique, il considère que le libéralisme du marché doit être contrôlé par des institutions « humanistes », il se déclare partisan d’un libre marché modéré par des autorités « morales ». Autrement dit, il considère qu’une troisième voie est nécessaire, dans laquelle le capitalisme et le communisme laissent place à une « économie sociale de marché ». Toujours conservateur dans le domaine de la morale, il considère que la culture catholique mexicaine se confronte au grand défi du libertinage moral du monde moderne, notoire, d’après lui, dans les grandes villes. Mais en même temps, il est très confiant quant à la force de ses croyances et de ses valeurs. Catholique pratiquant et engagé, il est assez tolérant envers les autres religions quelle qu’en soit la source ; pour lui, ce sont les individus qui doivent interpréter et suivre les textes sacrés dans une liberté de conscience totale. Il voit l’épisode de la guerre cristera comme une honte pour l’État mexicain qui n’a pas laissé les croyants catholiques exprimer leur foi. Il ne se pose pas de questions sur le rôle de l’Église catholique, il défend le droit sacré à la liberté de culte. Bien qu’il respecte et considère la séparation de l’État et l’Église comme nécessaire, il pense que la réalité du pays est autre et 294 que les deux institutions ont beaucoup plus à gagner à travailler ensemble qu’en s’affrontant, et la bénéficiaire en sera la société mexicaine. Par rapport aux « sujets sensibles », le jeune catholique conciliateur se dit complètement opposé au « mariage gay », ses convictions politiques et ses croyances religieuses unifient les arguments pour ne pas laisser d’espace aux discutions sur le sujet. Il a la même position à l’égard de l’avortement, mais là il se tourne en outre vers les textes sacrés afin de donner plus de force à son argumentation. Il considère que l'être humain apparaît au moment précis de la conception, donc toute sorte d’avortement est un crime contre l’humanité qui doit être puni, et qui sera en fait puni ici ou dans le monde spirituel. 4) Le PANiste catholique traditionnel (cristero déshérité) Le Catholique traditionnel se trouve dans le secteur le plus conservateur du panisme. Plutôt dans la tranche intégriste avec une vision organique de la société, ce jeune a du mal à vivre la modernité. Héritier aussi du secteur le plus frappé par le régime priiste après la guerre cristera. Très proche de l’Église catholique mais toujours méfiant à son égard, il ne croit pas à la séparation de l’État et de l’Église ; il faut dire que, pour lui, l’Église est une et catholique, c'est-à-dire qu’il ne croit pas à la liberté religieuse, nous constatons là son peu de tolérance. Opposé à la modernité, il résiste aux changements dus aux événements tels que la démocratisation et la sécularisation de la société. Ancré dans un discours sur les « valeurs » et le « bien commun », pour lui la société doit être organisée sur la base des « communautés naturelles », telles que la famille et la commune. Pour lui la fonction publique doit être guidée par la force des valeurs et des croyances, donc la religion catholique doit être plus qu’un allié naturel, une base de la société-même. Finalement il considère que les adjectifs « mexicain » et « catholique » peuvent être employés quasiment comme des synonymes598. Diffèrent du reste des panistes, le Catholique traditionnel ou cristero déshérité, est issu d’une famille plutôt modeste, voire pauvre ou avec des difficultés économiques constantes. La famille habite dans les quartiers les moins favorisés des grandes villes ou bien dans les quartiers des classes moyennes des villes de taille moyenne. Cette famille garde un contact 598 Si nous acceptons l’idée présentée par Guadalupe Gómez-Aguado, nous pourrions dire que ce jeune reste très ancré dans un autre temps : « Jusqu’à la Réforme, la vision de certains individus et de certaines pensées et documents politiques, identifiait la ‘mexicanidad’ avec le catholicisme, c'est-à-dire être citoyen mexicain équivalait à être catholique ». Cf. GOMEZ-AGUADO Guadalupe, « El catolicismo tradicional frente al liberalismo en México y América Latina », in SANTANA Adalberto, et GUERRA VILABOY Sergio, Benito Juárez y Cuba, México, Miguel Angel Porrua, 2007, p. 217. 295 important avec le monde agricole et paysan. Elle a toujours été sympathisante du PAN, mais sans forcément militer. De façon paradoxale, elle reçoit des subventions données historiquement par le PRI à la population la moins favorisée, (la famille peut être pragmatique et donner sa voix en échange de bénéfices immédiats). Cela peut expliquer sa méfiance et son éloignement de la politique partisane et aussi le peu d’encouragement que sa famille lui prodigue pour aller militer en politique. Enfin, nous devons ajouter que la famille est très attachée à la religion catholique et à son église locale, mais très méfiante à l’égard du Haut Clergé. Le jeune est arrivé au PAN après l’âge de vingt ans et sur invitation. Ayant suivi des études en Droit ou dans l’Administration Publique, sans aspiration pour un troisième cycle, ce jeune a étudié à l’université publique. À cause des difficultés économiques de sa famille, il a fait une partie de son cursus dans des écoles publiques et une autre dans des écoles privées catholiques, il fait partie des « zappeurs ». Désenchanté par la politique pour commencer, il se montre méfiant ou pragmatique jusqu'au moment de l'engagement au parti, cela se traduit par des expériences antérieures presque inexistantes ; même s’il sait que la branche cristera existe dans l’histoire familiale, pour lui comme pour toute sa famille, c’est un sujet tabou et dépassé. L’école de cadres du PAN lui a permis d’étudier l’histoire du pays sous une optique qu’il considère plus « crédible » que l’histoire officielle ; ainsi, il connaît l'histoire du PAN, mais en s’intéressant surtout à la partie du courant proche du catholicisme et de la synarchie. Aussi grâce à l’école de cadres, il a assimilé les principes, l'idéologie et la doctrine du parti. Il les trouve cohérents avec ses propres idées et croyances. Conservateur et très respectueux des institutions, il est peu tolérant et inflexible en matière de politique et il n'hésitera pas à employer la force pour imposer son avis. Il refuse le système démocratique comme forme de choix social et de gouvernement et montre une certaine sympathie pour l’autoritarisme et le corporatisme. Il considère ce dernier, ainsi que le clientélisme, comme nécessaire pour la société. Aussi conservateur dans le domaine économique, il trouve inhumain le libre marché qui porte atteinte à la société. Il s'inspire du Rerum Novarum pour affirmer cela, ce qui le rend anticapitaliste et plutôt communautariste. Il défend et promeut les secteurs de l’artisanat et du monde paysan, et s’oppose complètement au marché international et à ses grands monopoles. Dans le domaine de la morale, il se montre très conservateur, il respecte assez le traditionalisme. Il s'oppose à toute forme de changement dans les valeurs et les mœurs de la société. Complètement opposé au progrès technique et technologique, il voit en la modernité 296 un danger pour l’humanité. Sa vision organique de la société le motive à croire que l’égalité n’existe pas et que la société a besoin de petits groupes qui la commandent. Cette position le place dans le secteur confessionnel du panisme, avec les « catholiques intransigeants ». Catholique pratiquant et très engagé il reste critique à l’égard de l'institution ecclésiastique, mais reste cependant très attaché à son église ; il n'hésitera pas à défendre son culte et son église face à une éventuelle attaque de la part de « ses ennemis ». L’épisode de la guerre cristera reste tabou car sa famille a participé activement à l’affrontement, mais il n’hésite pas à dire qu’il considère l'État comme coupable pour n'avoir pas respecté le droit au culte des catholiques. En même temps, il considère qu’un secteur de l'Église catholique, le Haut Clergé, a trahi le peuple catholique pour trouver un arrangement avec l’État. Après cette réflexion, il n’hésite pas à dire que, autant l'État que le Haut Clergé de l’Église catholique, sont finalement les deux coupables de la guerre cristera et que le peuple catholique est le grand perdant ; cela explique le nom de la typologie « catholique traditionnaliste » ou « cristero déshérité ». Il considère que le catholicisme devrait être religion d’État dans un pays comme le Mexique ; cette formule pourrait résoudre bon nombre des problèmes actuels du pays. Pour lui le Mexique est un pays clairement catholique, une réalité que personne ne peut nier. Il fonde son argumentation sur d’autres expériences dans le monde occidental. Il est intolérant à l’égard des autres cultes et religions. Finalement, pour lui le laïcisme et la sécularisation ne fonctionnent plus dans un pays où le catholicisme a toujours été fortement ancré et revient aujourd’hui avec force. Sur les « sujets sensibles », il se dit opposé au « mariage gay ». Il considère cette proposition contre nature car le mariage est seulement possible entre un homme et une femme avec, pour unique but, la reproduction. Il ne se borne pas à utiliser les principes et la doctrine dans son argumentation, il mentionne également la Bible et quelques citations papales. À propos de l’avortement, il y est également opposé, il considère que l'être humain naît au moment de la conception. Pour lui, l’avortement est, par conséquent, un crime contre l’humanité dans son ensemble. Finalement, il le considère comme un péché incontestable envers les vraies valeurs humaines. 5) Le Néo-PANiste Pragmatique Ce jeune peut être libéral ou conservateur, tout dépendra de la situation dans laquelle il se trouve. Il pourrait militer dans n’importe quel autre parti mais très difficilement au sein d’un mouvement social. Il croit aux institutions démocratiques mais aussi à la politique de la 297 « main forte ». Il a grandi en analysant le développement de la politique mexicaine actuelle, et peut donc passer aisément d’une idéologie à une autre. Aujourd’hui il conserve un discours très proche des principes et de la doctrine du PAN. Très tolérant envers les avis différents du sien, il ne pense pas que la relation État/Église soit un problème en soi, le problème réside dans la question de savoir « comment administrer une telle relation au profit du pays ». Il dit sympathiser avec le parti depuis toujours mais il ne devient militant qu’à partir de dix-huit ans, âge auquel la loi le considère comme adulte. Issu d’une famille de classe moyenne d’une ville très développée sur les plans industriel et économique, il habite dans les bons quartiers de n’importe quelle ville, grande ou moyenne, du Mexique. Dans sa famille, il est possible que certains individus (oncles, grands-parents, cousins) aient approché la politique en militant dans plusieurs partis (PAN, PRI, PRD, PARM, PTM, PC, etc.). Cela rend l’individu libre de décider d’une position ou d’un parti. Sa famille s’implique peu dans ses affaires, elle lui demande simplement de suivre parcours scolaire convenable et de trouver un bon travail ensuite. Il est arrivé au parti grâce à l’invitation d’un proche, ami ou parent. Avec un parcours universitaire plutôt tourné vers l’Administration Publique, sans réelles aspirations pour un éventuel troisième cycle, il cherche plutôt à être rapidement embauché par la bureaucratie partisane ou fédérale. Sa formation s’est déroulée dans des établissements majoritairement privés mais normalement il a également fait l’expérience de l’école publique. Ainsi la famille a une préférence pour les écoles privées sans beaucoup s'occuper de la tendance ou de la méthode d'enseignement (catholique, humaniste, laïque, etc.). Sans réelles expériences politiques avant son intégration au PAN, le Néo-paniste pragmatique s’est aussi informé sur les autres partis politiques avant de se décider à choisir. Pendant sa période de « stage social », il a travaillé pour l'administration publique locale ou fédérale, et cela lui a fait découvrir sa passion pour la politique. Il est possible qu’il s’approche du PAN sur invitation de son chef pendant son « stage social ». Pour lui, cette invitation le place dans un groupe politique où il s’adapte très rapidement. Bien que son passage par l'école de cadres ait été assez satisfaisant pour être accepté dans le parti en tant que membre actif, il ne garde que peu en mémoire l'histoire de celui-ci. Il considère que l’histoire et la doctrine se trouvent aujourd’hui un peu éloignées de l'actualité et des réels intérêts de la population. Malgré il garde dans l'esprit ce qui est strictement nécessaire pour être « un bon paniste », il est capable de réciter la doctrine partisane mais en la considérant toujours comme obsolète. Néanmoins il comprend qu’il faut la maîtriser pour occuper une 298 place importante dans le groupe et dans le parti. Pragmatique, il peut être libéral ou conservateur en fonction de la situation. Sans orientation politique nette, il peut parfois « trahir » les principes et la doctrine du parti, ce qui le transforme en bon opérateur politique mais aussi en « mauvais paniste ». Sur le plan politique, il se dit libéral et « institutionnel », défenseur des intérêts de son parti, de son groupe, ce qui le rend très tolérant. Il ne faut pas négliger sa capacité à modifier son discours politique selon la situation dans laquelle il se trouve. Au niveau économique, il est plutôt un libéral modéré qui considère que le libre marché est un bon système à condition qu’il soit surveillé par l’État. Vis-à-vis de la morale, malgré son pragmatisme, il considère qu’il y a des principes qui ne doivent pas être touchés afin de conserver une identité et une différentiation par rapport aux autres partis. C’est donc là, pour lui, que le PAN se démarque du reste des partis ce qui est plutôt un atout et non un désavantage. Cela le rapproche des secteurs confessionnels du parti. Catholique pratiquant, il sait qu'être un « bon catholique » lui permet d’accéder aux cercles les plus privilégiés du parti. À propos du sujet de la guerre cristera il reprend l'histoire et les principes qu'il a appris à l'école des cadres et considère que l'État a été le coupable car il n’a pas respecté les droits des catholiques, et même s’il s’interroge sur la responsabilité de l'Église catholique, il préfère le taire (il pratique une sorte d’autocensure). En bon pragmatique, il considère que les relations État/Église catholique se situent à plusieurs niveaux et que des accords sont possibles entre les deux institutions, même s’ils ne sont pas toujours publics. Il reconnaît le poids de l'Église catholique dans l'histoire et le présent du pays, il se dit pourtant en faveur des accords au profit des deux institutions. Concernant les « sujets sensibles », il est opposé au mariage gay, et répète à ce sujet le discours et la position officielle de son parti. Il en va de même en ce qui concerne l’avortement ; pour lui, c’est un sujet qu’il ne faut pas aborder si l’on veut rester un « bon paniste ». Il n’exprime pas d’opinions. Il applique l’autocensure sur des sujets qu’il considère en même temps comme la particularité positive du PAN : la morale. B) Jeunes et clivages au PAN Nous présentons ici des extraits des entretiens réalisés ainsi que l’analyse que nous proposons afin de classer les individus selon les idéaltypes élaborés. Nous voulons encore rappeler que l’emploi des idéaltypes nous aide à guider la recherche et à trouver résultats susceptibles d’être présentés. Cependant, n’oublions pas que l’idéaltype n’existe pas dans la 299 réalité empirique et qu’il sert seulement d’outil d’orientation et de clarification pour la recherche. Ainsi, les individus interrogés ne se trouvent jamais forcément dans le cadre exact d’un idéaltype proposé. Les jeunes leaders du PAN et du PRD évoluent entre les idéaltypes. Nous observerons comment ils sont parfois juste à côté et très proches d’un idéaltype sans pourtant le remplir à 100%. Nous verrons aussi comment ils se déplacent parfois d’un idéaltype vers un autre (ils bougent dans la typologie proposée). Il faut ajouter que, parfois, ils échappent même à notre construction typologique. Cela nous permet d’observer qu’aucune typologie n’est exacte ou complètement valide pour une réalité sociale. Nous proposons de présenter les individus d’abord en fonction de l’idéaltype qui, selon nous, leur corresponde le mieux ; ensuite, nous observerons comment ils peuvent évoluer par rapport au sujet traité. Notre intérêt va particulièrement au clivage État/Église catholique au Mexique. Ce sont les « sujets sensibles » qui nous permettront de classer les différentes personnes que nous avons interrogées. Néanmoins nous découvrirons que les sujets « secondaires » ont également un poids important dans le discours de chacun ainsi que sa famille, son école, et ses expériences diverses. Nous commençons par le cas des jeunes leaders panistes. Il ne sera pas étonnant de trouver des individus parmi eux qui démarrent l’entretien en étant très proches de l’idéaltype du Catholique traditionnel pour le terminer en étant proche du Néopaniste pragmatique, par exemple. Nous en rencontrerons autre qui évolue parmi les idéaltypes du gardien doctrinaire, du catholique traditionnel et du catholique social conciliateur, sans que pour autant ce phénomène valide, ou au contraire contredise, complètement notre enquête. Tout cela prouve bien qu’à l’intérieur du parti, tout comme dans la société, il existe des courants, des idées et des groupes qui coexistent sans pourtant partager les mêmes idées et les mêmes valeurs. SECTION II : LIBÉRAUX ET DOCTRINAIRES Nous présentons les entretiens divisés en sections. Ce type de démarche nous permet de nous rapprocher des idéaltypes déjà élaborés. Nous faisons appel aux catégories profanes que les acteurs, et le public non spécialisé, emploient normalement pour distinguer les courants au sein des partis politiques mexicains. Cela nous permettra d’observer comment les individus interrogés s’approchent et s’éloignent des idéaltypes proposés, et comment ils évoluent et se déplacent parmi eux. 300 Dans le cas du PAN, nous formons trois sections qui permettent l’étude des idéaltypes sans perdre la connexion avec le sujet du clivage État/Église catholique. D’abord une dualité qui semble être très visible pour les chercheurs, celle des libéraux et des doctrinaires. Ces deux catégories sont très employées par les chercheurs qui étudient le PAN599. Cela s’explique par le fait que, ces trente dernières années, ce sont ces deux secteurs qui se sont partagés le contrôle du parti. Pour notre étude nous pouvons avancer que nos idéaltypes du paniste gardien doctrinaire et du néopaniste libéral laïque se trouvent dans cette section. 1) Hector (Institut National d’Éducation pour les Adultes). Le Gardien doctrinaire : « dans le PAN il y a aussi des Protestants, des Chrétiens, des Juifs, des laïques » Issu d’une famille d’entrepreneurs à revenus élevés, fondatrice du PAN dans le nord du pays : « Ma grand-mère a été fondatrice du PAN dans la région, je viens du nord du pays, Durango » ; Hector est titulaire d’un diplôme en Droit d’une université privée (Iberoamericana)600 ; il a fait la totalité de son parcours scolaire dans des établissements catholiques privés ; il a grandi dans la tradition familiale paniste qui remonte à ses grands-parents : « dans la famille il a toujours été normal d’être panistes militants actifs, c’était la quotidienneté, le travail politique ; aussi, quand j’ai eu dix-sept ans, j’ai décidé d’entrer à l’Action Juvénile (AJ) pour adhérer au parti »; ce qui fait de lui un paniste de souche, même s’il n’accepte pas le terme et s’en moque. Arrivé au parti à l’âge de dix-sept ans, il reconnaît son engagement depuis toujours ; son militantisme était donc pour lui naturel. Nous notons qu’il entre parfaitement dans le cadre de l’idéaltype du gardien doctrinaire, autant pour ses origines et son histoire familiale que pour sa façon de concevoir le monde. Cependant, l’idéaltype n’existe pas dans la réalité, nous pouvons en attester lorsque l’interviewé aborde des sujets comme celui de l’économie par exemple : 599 Cf., BARTRA Roger, Gobierno, derecha moderna y democracia en México, México, Herder, 2009, 252 p. LOAEZA Soledad, El Partido Acción Nacional, la larga marcha, 1939-1994: oposición leal y partido de protesta, México, Fondo de Cultura Económica, 1999, 612 p. et LUJAMBIO Alonso et CALDERÓN HINOJOSA Felipe, Democratización vía federalismo? : el Partido Acción Nacional, México, Fundación Rafael Preciado Hernández, 2006, 111 p. 600 L’université Ibero-americana est une institution jésuite assez réputée au Mexique ; créée en 1943, elle compte cinq campus (Mexico, Léon, Puebla, Tijuana et Torreón) ; d’orientation humaniste, elle est reconnue par la population comme étant une institution privée à vocation de justice sociale. Le parcours d’Hector s’est déroulé au campus Torreón. 301 Ses expériences politiques commencent très tôt dans le milieu familial, il observe, il écoute les opinions et il commence ainsi à avoir son propre avis ; au niveau de l’école également, depuis le cours élémentaire, les expériences se poursuivent les unes après les autres pendant tout son parcours scolaire : « Mes premiers souvenirs politiques remontent à l’âge de neuf ans, déjà à l’école élémentaire nous étions deux ou trois enfants de familles panistes […].Donc (je suis paniste) depuis toujours ». Les missions humanistes organisées par son lycée le poussent d’avantage encore à participer à la politique : « Lorsque j’étais adolescent, j’ai commencé à participer à des missions lassalliennes, dans les communautés les moins favorisées dans la montagne, j’avais quatorze ans la première fois, donc on y est allé et on a aidé, on donnait des médicaments, on faisait des campagnes d’alphabétisation, de catéchisme, etc. »; finalement nous pouvons observer que dans ce cas, les deux facteurs, famille et école, se complètent. Bien qu’il ne parle pas de l’école de cadres du parti, par laquelle il a été obligé de passer avant de devenir militant actif, pour lui le parti est aussi sa famille : « J’ai des valeurs très enracinées, ma famille m’a donné un cadre de valeurs qui sont les mêmes valeurs qui existent dans le PAN, donc pour moi le PAN est comme ma famille aussi ».Mais nous constaterons qu’il parlera aussi d’un parrain politique, qui ne fait partie de sa famille : « J’ai fait des études au collège qui appartient à Juan de Dios Castro Lozano (JDCL), l’ancien leader des panistes à l’Assemblée Nationale, aujourd’hui il est Procureur de la République[…]et il savait aussi que j’étais le ‘petit-fils de’, il s’est beaucoup concentré sur moi pour que j’aie de bonnes notes et une bonne formation […]. Il faut dire que JDCL a été quelqu’un qui m’a motivé aussi à prendre la voie de la politique […]. Des gens diront qu’il est mon parrain politique mais je le vois plutôt comme un maître et non comme un parrain ». Nous pourrions donc avancer que grâce à sa position familiale et étant issu d’une élite partisane, son attachement au parti est sincère et profond. Un discours religieux apparaît et nous voudrions attirer l’attention sur son admiration pour le Christ : « (J’admire) JésusChrist. Par ailleurs, au sujet de la religion ou des croyances, je pense que Jésus-Christ a été un leader qui a été capable de transformer l’histoire et qui a confronté la puissance la plus forte à l’époque, c'est-à-dire l’empire romain, donc j’admire Jésus-Christ ». Hector a été candidat pour devenir leader national des jeunes panistes, mais il est arrivé second au deuxième tour ; après négociations et pour éviter un troisième tour plutôt fatigant, il a décidé de se retirer en échange de places dans la bureaucratie partisane pour son 302 équipe601 ; cela montre le niveau de maîtrise de l’histoire et la doctrine du PAN qu’a notre interviewé, « J’aime l’idéologie, j’aime la mystique du parti et des militants panistes, cette idée de changer le pays, de le rendre plus juste […](Notre idéologie) elle part du principe que tout […], tout a pour base et principe l’individu, la personne humaine […] ; nous concevions l’être humain comme une totalité, comme une unité de chair et d’âme, et l’État et la société sont obligés de travailler pour le bien-être de l’individu et de sa communauté, cela est connu en tant qu’humanisme politique ». Une histoire et une doctrine qu’il s’est personnellement appropriées. Toutefois, bien qu’il se montre institutionnel auprès du parti, nous pourrions également dire qu’il peut être pragmatique lorsque la situation l’exige : En fonction au domaine politique, il essaie de se montrer pragmatique encore mais son côté doctrinal et conservateur fini par l’emporter : « Le PAN est au centre, humaniste et réformiste ! [...] L’un des problèmes du PAN est l’excès de démocratie interne » ; en matière d’économique, il est assez libéral et progressiste, partisan convaincu du libre marché mais avec un certain contrôle étatique : « Idéologiquement je suis très à l’aise avec le PAN, sur les sujets de l’économie, de la morale, de la religion, etc. ». Enfin, dans le domaine de la morale, il reste très conservateur. Tout cela lui permettra de rester très proche du gardien doctrinaire alors que nous pensions qu’il pouvait se déplacer vers l’idéaltype du néopaniste pragmatique : « je suis très doctrinaire dans cette logique de respect de l’idéologie et de la doctrine du parti, je pense que nous sommes la continuation d’une histoire très importante dans le pay » ou vers l’idéaltype du paniste néolibéral. Nous pourrions avancer que la position d’Hector reflète très bien l’évolution qui existe depuis quelques années dans un secteur du panisme historique, surtout au sujet de l’économie : « Il est un fait que l’État est fait pour gouverner […]. L’État doit garantir l’égalité d’opportunités pour les citoyens, bien entendu y compris les entrepreneurs, et administrer les services publics, mais je suis partisan de la liberté de marché, c’est tout ! ». La réponse semble paradoxale. À propos de la guerre cristera, il considère que le conflit a eu lieu à cause d’un excès de pouvoir autoritaire de la part de l’État ; malheureusement pour lui, le sujet reste tabou, et 601 Plusieurs interviewés se souvenaient de Hector comme du candidat perdant/gagnant des dernières élections juvéniles du PAN ; lui-même m’a raconté qu’il avait réussi à trouver de très bons accords pour son équipe en échange de son retrait du troisième tour ; mais de la même façon, il a été obligé d’accepter certaines impositions dans son équipe de travail à l’Institut National d’Éducation pour les Adultes (INEA), dépendance du Ministère de l’Éducation. Cependant il voulait à tout prix rester dans la bureaucratie du parti et c’était là la solution. Hors du microphone, il m’a raconté rapidement comment se sont déroulées les élections et où se trouvait son équipe (autant dans l’administration publique que dans la bureaucratie partisane). 303 malheureusement pour nous, il ne développe pas beaucoup son avis : « C’est bizarre que ce soit un sujet tabou, parce que le régime, sachant qu’il était aussi coupable, a essayé d’effacer ou de cacher le sujet dans l’histoire du Mexique […]. Mais je pense que l’épisode de la guerre cristera parle très bien du peuple mexicain […]. Les cristeros ont défendu leur droit à pratiquer et à avoir une religion ; je préfère dire cela plutôt que de dire que les cristeros ont décidé de défendre leurs droits face à un pouvoir excessif […]. Malheureusement, il y a eu des morts et personne n’est content quand il y a des morts, cela explique que l’État a caché le sujet pendant longtemps ». Observons que malgré sa réponse assez brève pour Hector la guerre Cristera se trouve dans le domaine de la liberté des droits individuels, le droit à la liberté de culte, cette réponse continue à lui rapprocher de l’idéaltype Doctrinaire, mais aussi proche du panisme libéral. Sur le sujet de la religion, il considère que le Mexique est un pays tolérant mais très attaché au catholicisme : « Malheureusement, dans l’histoire officielle le conservatisme est synonyme de catholicisme, et l’Église est la terreur de l’histoire […] et comme dans le PAN il y a des catholiques, le PAN est conservateur […]. Mais en fait il ne l’est pas parce que dans le PAN il y a aussi des Protestants, des Chrétiens, des Juifs, des laïques […]. C’est très différent de reconnaître une appartenance religieuse à vouloir imposer une appartenance au laïcisme. Je pense que chaque individu peut s’exprimer en gardant son avis comme personnel et pour sa vie privée, c’est une liberté inhérente à tous […] donc le PAN n’est pas conservateur ». Lui-même se revendique catholique pratiquant ; cependant, il conserve et défend le principe de séparation de l’État et des Églises. « Le Mexique est un pays assez mûr par rapport au sujet religieux, nous sommes très tolérants envers toutes les religions et envers les agnostiques ». Nous observons qu’il est très attaché aux principes du libéralisme du XIXe siècle au Mexique, c'est-à-dire un défenseur de la liberté de culte : « Le PAN a toujours défendu la liberté de croyance, il faut séparer la défense des libertés de culte de la défense du catholicisme ». Mais sans demander le monopole de la religion pour une Église : (Les réformes de 1992) C’est un pas en avant, il faut faire attention de rendre à César ce qui appartient à César […]. Le sujet c’est que pour le cas mexicain, l’Église catholique est très bien organisée et donc très puissante, avec beaucoup d’influence sur la population […]. Mais en même temps, l’Église en tant qu’institution a le droit de s’exprimer, et il faut respecter son droit, mais j’insiste sur le fait qu’il faut faire très attention à la puissance de l’Église […]. À César ce qui appartient à César ! ». Hector est plutôt pour la tolérance religieuse ainsi que 304 pour les libertés individuelles et la séparation des pouvoirs. Observons que notre interviewé s’approche assez du libéralisme classique mais sans pourtant pouvoir être nommé néolibéral. Concernant les « sujets sensibles », Hector se montre très attaché à ses croyances et à sa doctrine partisane: « Je suis pour le mariage entre un homme et une femme […] c’est ça le vrai mariage […]. Ici on entre sur un terrain où on est conservateur, c’est vrai sur ce sujet on est très conservateur parce qu’on veut préserver la famille comme on la connaît depuis toujours, la famille traditionnelle […]. Ensuite dans la loi, en parlant de droit, la loi reconnaît le mariage entre un homme et une femme, parce qu’on pense surtout à l’avenir des enfants […]. Je respecte donc les préférences de chaque individu, mais il faut penser aussi aux enfants […]. Les homosexuels ont le droit d’être tels, mais ce n’est pas naturel, mais quand même je respecte, mais on ne peut pas employer le mot mariage parce qu’on entre dans le domaine du droit, parce que les couples mariés ont le droit d’adopter des enfants, et si on qualifie de mariage l’union d’un couple d’homos, on prend le risque qu’après ils demandent aussi le droit d’adopter des enfants et là, tout simplement c’est non ! ». Il développe une argumentation pour défendre sa position face au sujet du mariage gay, et en arrive à défendre les droits des homosexuels ; observons que Hector développe son argumentation sur la base de la doctrine de son parti, cependant on trouvé que le côté libéral, du moins dans l’aspect individuel, finis pour l’emporter ; en revanche, au sujet de l’avortement, il reste fermé et se réfugie derrière le confessionnalisme du parti : (Concernant une loi sur l’avortement ?) Complètement contre ! Sur ce sujet, je suis très radical et très fermé […]. Je suis donc pour la vie ! ». Nous pouvons observer que ces deux réponses lui classent parfaitement dans l’idéaltype du gardien doctrinaire Ainsi, à partir des réponses obtenues, nous sommes en mesure de dire qu’Hector se rapproche beaucoup de notre idéaltype du gardien doctrinaire ; le fait d’appartenir à une famille de tradition paniste militante et même fondatrice, de calquer exactement à notre idéaltype lui permet de se rapprocher du parti de façon naturelle et de s’engager quand il considère que c’est le meilleur moment pour lui de le faire. Son parcours scolaire, bien entendu programmé par sa famille, le rapproche d’avantage encore du parti ; l’école devient un espace pour l’apprentissage des idéaux, des principes et des valeurs du parti mais aussi et surtout elle est un espace de socialisation avec d’autres panistes, enfants et adultes. C’est là qu’il trouvera son « maître » politique, c’est là qu’il décide de s’engager concrètement au sein du parti. Cependant, il est aussi très pragmatique, peut-être qu’il a acquis une expérience 305 « cachée » à partir de l’observation de sa famille et de ses maîtres (par exemple au moment des élections internes dans le parti). Bien qu’il soit un catholique pratiquant, il considère que la séparation de l’État et de l’Église catholique est bénéfique au pays, il promeut plutôt la tolérance religieuse. Le fait qu’il se présente comme un défenseur du libre marché nous permet d’observer justement comment presque tous les groupes à l’intérieur du PAN, les doctrinaires classiques ou les confessionnels, ont dû modifier leur avis sur l’économie avec l’arrivée dans les trente dernières années du secteur entrepreneur au parti. Quoi qu’il en soit Hector montre bien que le débat entre la façon comme l’État et l’Église catholique doivent envisager leurs relations, est un sujet d’actualité même à l’intérieur du PAN. 2) Santiago (Chambré de Députés). Entre Gardien doctrinaire et néopaniste libéral : « Tout le monde dirait que la doctrine du PAN est l’humanisme politique […] mais […] on observe plutôt un libéralisme –démocratique– chrétien » Demeurant dans un quartier de la ville de Mexico historiquement ancré au PAN, issu d’une famille des classes aisées, très conservatrice et très traditionnaliste, d’après ses propres mots et toujours sympathisante du PAN sans pour autant devenir une famille militante : « Ma famille est conservatrice et de droite, avec une vision très traditionnaliste des choses, mais qui essaie de ne pas se mêler de la politique ». Santiago est titulaire d’une Licence en Droit de l’École Libre de Droit (ELD)602 ; tout son parcours scolaire s’est déroulé dans des écoles privées à caractère humaniste. Il se dit lui-même catholique non-pratiquant même si sa famille reste assez catholique. Bien que celle-ci n’ait jamais milité au PAN, nous notons tout au long de l’entretien que Santiago est très proche de notre idéaltype gardien doctrinaire mais avec des allers-retours vers les idéaltypes du néopaniste libéral, néopaniste pragmatique et même catholique conciliateur. Son arrivée au parti, à l’âge de seize ans, semble pour lui plutôt naturelle ou « instinctive » grâce à sa culture et tradition familiale : « Je me suis incorporé au PAN plutôt pour socialiser avec des gens qui, je pense, sont comme moi, c’était instinctif et pas rationnel […], le PAN était un endroit de socialisation facile pour moi, le PAN était comme un groupe d’amis ». Mais nous observerons plus tard que son parcours scolaire garde aussi une grande importance. 602 L’École Libre de Droit est une faculté privée dédiée exclusivement à l’enseignement du Droit. Plusieurs leaders panistes reconnus ont effectué leur parcours universitaire dans cette école, l’exemple le plus parlant est celui du Président Felipe de Jésus Calderón Hinojosa. Dans le parcours de Santiago, il est assez significatif que ses deux parents soient diplômés et enseignants occasionnels à l’École Libre de Droit. 306 Ses expériences antérieures se déroulent plutôt à l’école, surtout à l’université quand il décide de devenir militant actif du parti : « Quand j’étais à l’université, j’étais adhérent au PAN ; mais à l’université, j’ai décidé de devenir actif, ma conviction s’est affirmée à l’université, parce que ma formation d’avocat m’a laissé observer l’importance de la dialectique des idées, des résultats à partir de ces idées ». Il parle également de la situation particulière de son cousin, mais nous pourrions supputer qu’il a une histoire et une expérience propre : « D’abord l’impuissance et l’impossibilité de changer les choses, les choses simples, quotidiennes […]. Par exemple, j’ai un cousin qui, à l’école, était le moins fort physiquement parlant ; il y avait d’autres enfants qui le frappaient, et à partir de là, je me suis rendu compte qu’on était dans une société où le plus fort est celui qui commande, et qui s’impose. Bien sûr au niveau des enfants, c’est la force physique, mais ensuite cette force se transforme en force économique ou de réseaux, ou de structures » ; la famille ne l’encourage pas mais elle ne le décourage pas non plus à entrer sur la scène politique ; c’est plutôt elle, la famille, qui exerce une grande influence sur les tendances et les préférences politiques de Santiago. Finalement, les associations d’élèves ainsi que les boy-scouts sont ses premières expériences de socialisation politique : « chez les boys scouts, on trouve une organisation micro politique très importante pour l’avenir, parce que les enfants commencent à faire de la politique de façon ludique […]. Je pense donc que chez les boys scouts, j’ai fait mes premiers pas en politique, mais je n’en étais pas conscient ». Il maîtrise assez bien l’histoire et la doctrine panistes : « Certains affirment que dans la doctrine du PAN on décèle un humanisme politique […] mais si on lit les textes fondateurs et la doctrine, on observe plutôt un libéralisme –démocratique– chrétien, c’est ainsi que je peux le nommer ». Il reconnaît qu’il s’identifie profondément aux valeurs du parti ; en ce sens, nous observons de quelle façon Santiago se positionne très près de l’idéaltype du gardien doctrinaire (ses réponses sont assez claires sur son engagement). Pourtant, il garde ses distances avec les secteurs confessionnels du parti : « Je ne m’identifie pas avec les liens que le parti a avec les secteurs religieux ». Observons que Santiago s’occupe de ne pas laisser de doute sur ses différences avec ce secteur religieux du PAN : Dans le domaine politique, il se dit humaniste et conservateur modéré, nous observons qu’il est plutôt traditionnaliste : L’idéologie du PAN, celle de la solidarité et de la subsidiarité, vient de la lettre encyclique du Vatican : la « rerum novarum », c'est-à-dire une 307 réponse de l’Église catholique, du Vatican, au capitalisme […] cette idéologie démocratechrétienne qui est très fonctionnelle si on sait l’utiliser, si on sait l’employer, cette idéologie donne des fruits rapidement ». ; Dans le domaine de la morale, c’est quasiment la même chose ; en revanche, en matière d’économie, il se montre assez libéral mais également institutionnel au même temps : « Économiquement parlant, je suis libéral modéré, du centre […]. En politique sociale, je suis pour une politique sociale forte qui ne soit pas un corporatisme […]. Je suis pour la séparation de l’Église et de l’État mais à condition de reconnaître le pouvoir de l’Église […] Si quelqu’un me demande mon avis sur un sujet où je ne suis pas tout à fait d’accord avec le parti, je dois garder donc un discours institutionnel pour montrer que nous sommes ensemble et qu’il n’y a pas de divisions internes ». Ici nous notons qu’il se déplace de l’idéaltype du gardien doctrinaire vers celui du néopaniste libéral ou même du néopaniste pragmatique, mais pour terminer il reviendra toujours à la doctrine : « Je pense que les vrais panistes ont heureusement su gérer la situation et le PAN est comme toujours un parti cohérent qui respecte sa doctrine et ses principes ». Ces réponses laissent observer un individu très engagé envers la Doctrine et les principes du parti, un individu assez cohérent qui a su assimiler les différents courants internes du parti. Ainsi il continue à s’approcher de l’idéaltype du paniste doctrinaire. Sa réponse sur l’épisode de la guerre cristera est très courte mais assez significative car Santiago parle de fanatisme et trouve deux coupables : « C’était une guerre d’intolérance, provoquée par l’État qui s’est montré très intolérant, mais de l’autre côté, des fanatiques religieux qui ont décidé de défendre leurs croyances à mort et voilà le résultat : une guerre d’intolérance entre deux groupes fanatiques ». Ainsi pour Santiago l’État mexicain s’est montré intolérant mais les croyants catholiques étaient des fanatiques. Cette réponse le rapproche de nouveau de l’idéaltype du néopaniste libéral laïque : Bien que sa réponse concernant ce conflit nous semble très courte, il n’en va pas de même lorsque nous abordons le sujet de la religion et des relations de l’État et de l’Église catholique : « La religion est très importante pour n’importe quel pays […]. Si on fait une étude sociologique sur le comportement de la société mexicaine à propos de la vie en commun, je peux assurer que la grande majorité des personnes respectent les règles et les codes de la vie en commun, non pas parce qu’elles connaissent le droit ou les lois mais leurs religions, et celles-ci leur imposent un comportement correct et une vie en société tranquille ». Il reste toujours très proche du gardien doctrinaire mais montre aussi qu’il peut 308 être assez pragmatique : « Il faut reconnaître que les Églises sont des facteurs de pouvoir, on peut être pour l’Église ou contre l’Église, mais l’Église est un facteur de pouvoir qui malheureusement ou heureusement, cela dépend de chacun, est un contrepoids de l’État ». Pour lui donc la religion est toujours nécessaire, autant pour l’individu que pour le pays ; il considère que les relations État/Église catholique ont toujours été hypocrites envers la société : « (Les amendements de loi de 1992) Excellent [...] parce qu’on en a fini avec l’hypocrisie d’un fait qui existe depuis toujours, depuis l’Indépendance jusqu’à aujourd’hui l’Église, surtout la catholique, s’est mêlée de la politique […]. Pendant longtemps, tous les politiciens avaient un double discours, d’un côté un discours public contre l’Église et la religion et de l’autre, dès qu’ils étaient chez eux, étaient des cathos convaincus ! [...] Et l’Église aussi parce qu’elle faisait de la pub pour les politiciens, elle intervenait en politique en coulisses ; en public, elle était pour les affaires religieuses, en privé elle parlait et passait des accords avec l’État, mais tous les deux étaient hypocrites envers la société ! ». Même s’il reconnaît son appartenance au catholicisme, il en fait la critique, ce qui le rapproche du catholique traditionnel ; cependant, Santiago considère aussi que la séparation de l’État et de l’Église catholique est fondamentale pour le bien-être du pays mais cela ne veut pas dire qu’ils ne peuvent travailler ensemble : « Rendre à César ce qui appartient à César ! [...]. Les Églises ont droit à la libre expression mais elles n’ont pas le droit d’intervenir dans les affaires politiques, mais où s’arrête l’expression et où commence l’intervention ? C’est très difficile à dire, la séparation entre expression et intervention est très faible et peu visible, voilà le risque. Nous observons qu’il va se déplacer vers le catholique conciliateur, ses réponses sont assez intéressantes : En ce qui concerne les « sujets sensibles », spécifiquement le mariage gay, Santiago est l’un des panistes que nous avons interrogés qui explique le mieux et argumente sa position et celle de son parti : « Un sujet très complexe […]. Dans l’état d’âme actuel des Mexicains, le noyau familial : père, mère et enfants, continue d’être le ‘devoir être’ ; dans la conscience collective, ce modèle est très ancré, donc la majorité des gens ne sont pas d’accord avec une agression contre une institution telle que la famille, et l’utilisation du mot ‘mariage’ est vue comme une agression de l’institution familiale […].Bien sûr que les homos ont le droit de vivre comme ils veulent, de la façon qu’ils désirent, surtout s’ils sont respectueux des autres individus et de la loi […]. Je pense qu’il faut se montrer donc très intelligent politiquement parlant […]. On peut créer des figures parallèles, telles que la ‘loi de convivialité’ ou le ‘pacs’ que tu connais, à condition de débattre avec les leaders des organisations homos et 309 transsexuelles, pour leur demander : pourquoi se marier ? Ils répondent toujours : pour avoir le droit à l’héritage, pour les impôts, pour l’accès à des crédits bancaires et pour le droit à la santé […]. Aucune de ces demandes n’est liée au mariage, on peut donner ces droits sans soucis, il suffit d’aller chez le notaire et de faire quelques démarches […]. Je pense qu’il faut travailler profondément avec le secteur homo de la société pour l’orienter dans la recherche de ses droits, pour lui expliquer qu’il n’est pas nécessaire de se marier pour avoir les droits qu’il demande […]. Il faut expliquer au secteur homo de la société qu’il ne faut pas agresser un autre secteur de la société […]. C’est ça la politique, des accords et de l’équilibre entre les groupes sociaux ». Ainsi il et très proche du gardien doctrinaire pour élaborer son discours. Il refuse fermement le mariage gay et développe toute une argumentation fondée sur la Doctrine du parti, bien qu’il essai de la faire passer comme la connaissance des mœurs de la société. Par rapport au sujet de l’avortement : « Je suis complètement contre, je suis convaincu que la vie commence au moment de la conception […] et personne n’a le droit de tuer un autre individu […]. J’ai participé aux débats en tant que conseiller à l’assemblée législative locale, et j’ai retenu les arguments des pro-avortement, le principal était que l’avortement arrive dans des situations de pauvreté ou de viol principalement, et je répondais : ‘l’avortement est accepté depuis longtemps dans les circonstances que vous venez d’expliquer, pourquoi insistez-vous pour élargir le droit à l’avortement ?’ et ils répondaient ‘les femmes continuent à avorter dans des conditions insalubres avec le risque de la mort’ […]. Bon, la réalité n’est jamais parfaite […]. Je pense qu’il manque donc d’abord une éducation sexuelle sérieuse et responsable par secteur ». En outre, nous attirons l’attention sur le fait que, bien qu’il ne parle pas de l’école de cadres, nous avons constaté qu’il établissait une partie de son discours en se fondant sur les enseignements de ladite école : À partir de ces réponses, nous pouvons analyser la façon dont Santiago se déplace d’un idéaltype à l’autre en passant par tous. Il peut se montrer très libéral, par exemple dans le domaine économique, et tolérant dans le domaine politique, cela le rend proche du néopaniste libéral ; mais il peut aussi être très critique envers son propre parti, surtout envers l’Église et la religion catholique, sans perdre son attachement à sa foi, cela le rapproche du catholique traditionnel. En outre le fait qu’il préfère voir l’Église d’avantage comme une alliée que comme une ennemie le classe dans l’idéaltype du catholique social conciliateur. Tout cela nous semble intéressant car il pourrait aussi être dans la logique du néopaniste pragmatique, c'est-à-dire agir et s’adapter par rapport à la situation. Pourtant, la seule constante dans son discours est celle de son attachement aux valeurs et à la doctrine du parti, il pourrait essayer 310 de les modifier, voire même de les ignorer dans certains cas, mais nous ne pensons pas qu’il soit capable de les trahir ou d’y renoncer. De plus son parcours scolaire et son origine familiale jouent un rôle assez important dans sa façon d’agir et de voir les choses ; pour toutes ces raisons, Santiago se déplace de façon intermittente parmi nos cinq idéaltypes pour finalement rester toujours proche de l’idéaltype du gardien doctrinaire. 3) Cristina (PAN-National) Laisser tomber le gardien doctrinaire pour devenir une néopaniste libérale laïque : « Je ne peux pas concevoir l’avortement comme un outil pour échapper aux responsabilités mais comme un outil pour sauvegarder la vie des femmes quand elle est en danger » Originaire de la ville de San Luis Potosí au nord du pays, issue d’une famille de classe moyenne et militante du PAN, catholique non pratiquante ; elle a réalisé son parcours scolaire complet dans des établissements publics ; titulaire d’une Licence en Droit de l’Université Autonome de San Luis Potosí, publique. Son arrivée au PAN à l’âge de dix-huit ans semble normale du fait de sa tradition familiale : « depuis toujours ma famille a milité au PAN ; depuis que j’étais petite, le PAN était quelque chose de naturel pour moi »; cependant, Cristina a également milité dans des groupes politiques autres que le PAN. Elle parle d’abord de son parcours paniste en tant que sympathisante, puis en tant que militante adhérente et enfin en tant que militant active : « Au début, plutôt de façon simple, aller aux réunions de sympathisants avec les candidats, aller aux meetings, écouter les candidats […], mais ma vraie participation a commencé avec mon recrutement à l’école de cadres, d’abord dans ma région, ensuite à l’école de cadres au niveau national » . Pour elle, la contemporanéité n’est pas forcément très importante : « Il y a un avant et un après Vicente Fox : avant les gens ne s’intéressaient plus à la vie politique, après Fox ils ont retrouvé l’espoir en la politique ; hors des formes, Fox a rendu possible la politique »; ce type de réponse la rapproche de l’idéaltype du gardien doctrinaire ; du moins nous pouvons assurer qu’elle est une héritière du parti. Pourtant nous observerons, à partir de ses réponses, qu’elle est plutôt libérale dans plusieurs domaines, ce qui la rapproche aussi de l’idéaltype du néopaniste libéral. Ses expériences antérieures se trouvent dans deux domaines : la famille et l’école : « Quand j’étais à l’université, je me suis engagée dans un groupe politique universitaire où la plupart des étudiants étaient de gauche, et moi j’étais paniste. J’ai vécu l’exclusion et le refus, mais c’est en observant ce phénomène d’exclusion et de refus de la ‘gauche’ que je me suis rendue compte que ma place était plutôt dans un parti tel que le PAN ». Ainsi nous 311 découvrons qu’elle a des parents militants adhérents et militants actifs dans le parti, elle explique comment sa famille s’opposait à son engagement actif au sein du parti : « Au début il y a d’autres membres de la famille, pas mes parents principalement, mais […], ils attendaient plutôt un militant-sympathisant, mais pas un cadre à plein temps, mais d’un autre côté, il y a des membres de la famille qui ont toujours milité et travaillé au sein du parti, j’avais donc les deux visions, mais j’ai opté pour le militantisme à plein temps ». Malgré tout, elle est aujourd’hui leader du PAN. Notre attention est également attirée par son passage au sein de groupes de « gauche » durant son cursus universitaire, qui aboutit à son désenchantement visà-vis de la gauche. Finalement, pour elle l’école de cadres du parti a une grande importance et ses réelles expériences débutent par son militantisme actif au parti : « J’ai suivie un cours nommé ‘jeunes dirigeants à AJ’, qui est un cours de leadership, de travail en équipe, et j’étais vraiment attirée par l’école de cadres […]. J’ai compris ainsi que c’était à nous, les jeunes leaders de l’AJ, intéressés par la politique, de nous approcher des autres jeunes pour les informer et les motiver à participer, parce que la politique est très importante pour le fonctionnement du pays ». Cristina a déjà parlé de l’école de cadres ; ainsi, elle montre qu’elle maîtrise très bien l’histoire et la doctrine du parti : « L’idéologie du PAN est fondée sur quatre piliers, l’idéologie du PAN est 100% humaniste, il y a le respect total de la dignité humaine, l’aspect humain vu comme quelque chose de spirituel mais sans tomber dans l’aspect religieux mais plutôt naturel ; il y a aussi la solidarité entre les gens, la subsidiarité qui est le fait d’aider les autres s’ils en ont besoin ; l’idéologie du PAN se fonde donc sur un humanisme politique ». Le PAN est donc devenu son activité principale, elle dit s’identifier complètement à la doctrine et à la formation des jeunes et des nouveaux cadres du parti et à l’administration publique : « Je m’identifie avec le PAN surtout dans l’aspect de la formation des cadres et avec son idéologie […]. Je suis d’accord avec l’idée de former et de créer des cadres, des structures pour le pays, pour son avenir ; le PAN a une vision d’avenir et moi aussi »; elle se rapproche ainsi de l’idéaltype du gardien doctrinaire. Cependant, il faut attirer l’attention sur la distance qu’elle garde à l’égard des secteurs les plus confessionnels du parti ainsi que les critiques qu’elle fait de la vie interne de celui-ci : « Je ne suis pas d’accord avec quelques pratiques au sein du parti qui vont contre le sens-même de la démocratie, on a beaucoup bataillé pour une démocratie externe, mais au niveau interne, nous avons encore des progrès à faire ». Cette critique au parti mettre à Cristina au milieu des secteurs libéraux du parti et cela l’éloigne de notre idéaltype Doctrinaire. 312 Dans l’aspect politique, économique et même moral, bien qu’elle s’identifie à la doctrine dans la mesure où elle s’auto-décrit comme « humaniste » : « Il y a des exemples d’autres pays qui montrent que l’investissement du capital privé dans les ressources naturelles n’est pas synonyme de perte de souveraineté au contraire, le capital privé aide à ce que les ressources profitent à toute la population ».Nous observons aussi qu’elle garde un côté libéral modéré assez développé : « Je pense que la gauche et la droite sont extrémistes, je situe la gauche vers le communisme et la droite a plutôt tendance à s’approcher de l’Église, je me situe donc plutôt au centre parce que je pense que c’est la bonne moyenne, le juste milieu » ; ainsi elle continue de s’éloigner des groupes confessionnels du parti pour devenir proche de l’idéaltype du néopaniste libéral laïque : « L’idéologie, le PAN s’est assez concentré sur des sujets qui sont synonymes de conservatisme, tel celui de la défense de la vie contre l’avortement […]. Mais le problème est que les théoriciens du PAN trouvent l’inspiration dans des lectures scolastiques telles que Saint Thomas d’Aquin, Saint Augustin, le PAN s’approche donc d’une expression plutôt conservatrice ». Quoi qu’il en soit Cristina continue, avec ces critiques, à s’approcher plutôt aux libéraux et s’éloigne des religieux, l’idéaltype Doctrinaire continue à être le plus proche d’elle. En ce qui concerne le sujet de la guerre cristera, elle parle d’un groupe de « fanatiques » et rend coupable autant l’État que l’Église catholique : « Même l’Église était contre la guerre, c’était donc plutôt un groupe de fanatiques »; elle se présente comme défenseur des droits de la société mais avec un État fort et garant de l’équilibre entre les citoyens :« Je pense que n’importe quelle exigence sociale est valide et a le droit de s’exprimer parce que nous sommes dans une société démocratique composée par des individus avec différentes idéologies et points de vue, mais quand les demandes sociales sont pensées pour le droit des uns au détriment de celui des autres, à ce moment-là, je suis contre ». Sur le sujet des relations entre l’État et l’Église ainsi que la religion, elle se montre très critique envers l’Église et la religion catholique : « Définitivement, je pense que la religion a été, et est toujours, un outil de domination des individus, je pense que l’État, en accord avec l’Église, a utilisé le sujet de la religion pour manipuler et garder un contrôle sur la population » ; elle se montre également très éloignée de la doctrine paniste et même désenchantée du facteur religieux (même si elle fait attention à toujours défendre les droits 313 des hommes de foi). Ainsi, la position de Cristina est très proche du laïcisme tel que nous l’avons présenté, à savoir un espace de convivialité entre individus : « Je respecte les gens qui croient, mais je pense qu’au Mexique la religion a été utilisée pour donner de l’espoir aux gens quand le gouvernement n’avait pas bien fait son travail ».Sans l’exprimer ouvertement, elle se montre partisane du maintien de la séparation entre l’État et l’Église catholique, ce qui la rapproche d’avantage de l’idéaltype du néopaniste libéral : « D’après moi, les religieux ont le droit de participer à la politique, mais en même temps je pense que c’est à l’Église d’inviter les religieux à la réflexion sur le rôle qu’ils doivent jouer dans la société, parce que les prêtres, les ministres, les archevêques, etc. ont une influence énorme sur la société. Je me demande par conséquent s’ils sont conscients de leur poids, et plus encore, je me demande s’ils ont la formation idéale pour se mêler des affaires d’État ? D’après moi, non ! [...] Je suis pour rendre à César ce qui est à César, point ! ». Ce réponse finisse par éloigner définitivement à Cristina des secteurs confessionnels du parti, cependant on observera plus tard que malgré tout elle n’arrive pas vraiment à s’approcher encore plus aux libéraux. Sur les « sujets sensibles », elle sera la première paniste603 à reconnaître son éloignement de la ligne du parti : « (Pour ou contre le mariage gay ?) Je suis pour […]. Il faut dire que quand je dis ça, je suis en opposition complète avec l’avis de mon parti » ; elle parle de la réalité du pays et à partir de cela elle essaie d’argumenter son avis, plutôt favorable à l’égard de ces sujets et à contre-courant du parti : « Je crois à l’égalité des gens, indépendamment du discours que nous sommes tous égaux sans discernement de race, de credo, etc., c’est pareil au niveau du sexe ! Il y a des gens qui ont d’autres préférences sexuelles et il faut les respecter ».Elle évoquera également les répercussions d’un tel avis au sein du PAN. : « J’accepte et respecte plein de principes du parti, son idéologie, sa formation, etc. […]. Mais dans la réalité, il y a des choses qui heurtent les principes personnels ou du parti ». Quand on aborde le sujet de l’avortement elle continue à être un cas d’exception par le PAN : « Un sujet très délicat ! Je trouve que ce sujet est accepté en privé mais refusé en public ! Je pense qu’il y a plein de tabous […]. D’abord, je ne peux pas concevoir l’avortement comme un outil pour échapper aux responsabilités mais comme un outil pour sauvegarder la vie des femmes quand elle est en danger, aussi je peux concevoir l’avortement comme un outil de contrôle de la natalité ». Nous sommes en mesure d’affirmer qu’à partir de ses réponses, elle finit par s’éloigner complètement des secteurs confessionnels 603 Il faut signaler que Cristina a été la dernière personne interrogée du côté paniste. 314 du parti mais aussi de l’idéaltype du gardien doctrinaire pour se rapprocher de celui du néopaniste libéral laïque : À partir des réponses de Cristina, nous pouvons observer que par ses origines familiales, elle pourrait très bien être proche du gardien doctrinaire ; en fait, tout au long de l’entretien elle montre qu’elle maîtrise assez bien la doctrine, son discours semble cohérent avec les principes et la doctrine du PAN. Cependant, le fait d’avoir eu une éducation publique l’a rapprochée des réalités que normalement le gardien doctrinaire ne connaît pas, par exemple l’exclusion sociale, ou le rejet pour les positions politiques ; tout cela l’a rendue plus consciente de la réalité de son pays. Cela peut expliquer aussi qu’elle ne considère pas qu’elle fasse partie de la contemporanéité des jeunes de son parti ; dès lors elle essaie d’adapter la doctrine, qu’elle ne cesse d’admirer, avec une réalité parfois très différente de ce qu’elle croyait. Ainsi elle semble devenir pragmatique mais on observe qu’elle est plutôt libérale, envers nombre de sujets. Les plus signifiants, pour nous, sont ceux qui concernent les « sujets sensibles », le fait de refuser sa doctrine pour défendre les droits individuels n’est pas inédit mais plutôt tu chez certains individus interrogés ; ainsi nous pouvons avancer que Cristina, pour commencer, est plutôt proche du gardien doctrinaire pour, par la suite, évoluer vers le néopaniste libéral. 4) Gabriela (PAN-National). Du gardien doctrinaire au néopaniste libéral : « Parfois je suis un peu contrariée avec quelques prises de position du parti […] par exemple sur des sujets tels que l’avortement […] je préfère rester éloignée du débat parce qu’il est impossible de parler du sujet à l’intérieur du parti » Issue d’une famille aisée sympathisante avec quelques membres militants au PAN604 : « Ma famille est paniste depuis toujours, c’était donc un peu naturel pour moi d’arriver au PAN » ; originaire des bons quartiers de la ville de Torreón dans le nord du pays, Gabriela est titulaire d’une Licence en Commerce International d’une université privée (ITEM)605. Elle a effectué tout son parcours scolaire dans des établissements privés et d’orientation catholique. Bien que sa famille soit fortement attachée à la foi catholique, Gabriela se dit non pratiquante. Il faut dire qu’elle a été la plus jeune paniste interviewée, vingt-et-un ans. Son arrivée au parti 604 Son oncle apparaît à plusieurs reprises tout au long de l’entretien. Il était secrétaire d’affermissement politique du PAN au moment de l’enquête. 605 Institut Technologique d’Études de Monterrey. 315 semble avoir eu lieu de façon plutôt naturelle du fait de son parcours scolaire et de sa tradition familiale : « En fait ma famille est paniste ; aujourd’hui je suis paniste non pas par ma famille mais par conviction, je suis au PAN parce que je m’identifie à sa doctrine et à ses principes. De paniste par adoption, je suis devenue paniste par conviction ».Ainsi, nous observerons qu’elle se rapproche beaucoup de notre idéaltype du gardien doctrinaire ; cependant, à partir de ses réponses, nous noterons comment elle se rapproche peu à peu de l’idéaltype néopaniste libéral ; nous ne pourrions pas l’appeler néopaniste mais pas non plus doctrinaire. Même si elle était encore très jeune, onze ans, la contemporanéité garde une place importante pour elle dans son parcours : « Vicente Fox est le créateur de l’alternance du pays, avec le célèbre cri ‘ya !’ qui veut dire ‘on a gagné !’ mais aussi avec sa façon de parler ‘bonjour les gamines, bonjour les gamins !’ Je me rappelle de ces phrases quand j’avais onze ans. Fox est celui qui a changé la trajectoire du pays ». Au niveau des expériences antérieures à son militantisme paniste, nous constatons que l’école, ainsi que sa famille, gardent toujours une place centrale, elle-même parle de son oncle comme d’un « parrain politique » : Il y a un oncle qui travaille [}] au PAN, il est aujourd’hui secrétaire d’affermissement politique du PAN. Il est proche de Felipe Calderón […], il a été donc quelqu’un qui m’a motivée à entrer dans la politique […]. On pourrait dire que c’est lui qui a été mon parrain politique ». Par rapport au type d’expériences qu’elle raconte, nous pourrions la placer près de l’idéaltype gardien doctrinaire ; nous pouvons ainsi observer qu’elle est une héritière du parti : « Mais j’insiste que ma famille m’a toujours appuyée, mes parents sont militants adhérents mais mon oncle est militant actif ». Elle parlera aussi de l’influence des groupes religieux pour acquérir des expériences : « Je pense aux expériences que j’ai eues dans les groupes catholiques où j’ai milité, par exemple à l’école, à l’université, il y avait le groupe ‘liens’ qui travaillait avec les missionnaires pour aller à la montagne, aux communautés les moins favorisées pour aider au travail communal et donner des cours de catéchisme et sur la doctrine du parti »; cependant, pour elle, les expériences les plus importantes chargées de sens commencent avec son engagement au PAN. Lorsque nous entamons une discussion concernant l’histoire et la doctrine du PAN, Gabriela montre qu’elle maîtrise assez bien les sujets. Mais, de façon étonnante, elle prend une certaine distance avec la doctrine sur certains thèmes, s’éloignant de la sorte des groupes confessionnels ou « extrémistes » du parti : « Je suis parfois un peu contrariée avec quelques prises de positions du parti, je ne partage pas toujours son avis […] ; sur des sujets tels que 316 l’avortement, tu sais que dans le parti c’est un sujet tabou et je ne suis pas d’accord avec, au point que, je préfère rester éloignée du débat parce qu’il est impossible d’en parler. » Nous observons à partir de ses réponses qu’elle traite des « sujets sensibles » avant même que l’entretien ne les aborde ; tout cela l’éloigne un peu de l’idéaltype du gardien doctrinaire pour la rapprocher plutôt de celui du néopaniste libéral ; néanmoins, elle revient finalement à la doctrine et aux principes comme guides pour l’individu, redevenant ainsi doctrinaire : « Il faut que nous ayons par conséquent une qualité morale, et je pense que les panistes sont cohérents dans leur vie avec leurs principes et leur doctrine de parti, j’admire ces panistes […]des militants qui ont une raison de vivre ». La réponse ne laisse nul doute sur le placement que Gabriela décide de prendre et cela la rendre très Doctrinaire. Concernant la politique, elle se dit « humaniste » mais nous avons déjà observé qu’elle peut être assez ouverte et tolérante, donc libérale, même si elle refuse cette catégorisation : « (On est) Humaniste […], nous sommes un parti fondé sur des valeurs humanistes, le respect de l’individu, la congruence entre la pensée et le fait, le bien-être commun, mais nous allons plus loin parce que nous nous focalisons sur l’individu pour chercher le bien-être commun » ; c’est la même chose sur le terrain de la morale et dans le domaine économique : « (Ouvrir l’économie) Je suis pour, mais avec des conditions, avec des restrictions et des contrôles » ;elle garde le côté « humaniste » et se dit libérale modérée ; tout cela fait que Gabriela se rapproche assez de l’idéaltype du néopaniste libéral tout en gardant le contact avec le gardien doctrinaire. « Il faut faire attention ! Nous ne sommes pas un parti d’extrême droite, mais un parti conservateur, surtout par rapport à la prise de position du parti sur des sujets qu’on a déjà mentionnés, tels que l’avortement ou les drogues, ou même les homos. Sur ces sujets, le positionnement du parti est très conservateur » Il faut attirer l’attention sur le fait qu’à tout moment elle exprime ses idées en se comparant au parti ou à la doctrine de celui-ci. Même si elle ne parle pas beaucoup de la guerre cristera, son avis est assez critique envers les deux acteurs, pour elle le grand perdant a été le peuple mexicain dans une guerre entre des élites : « Il y a eu des abus des deux côtés : d’un côté l’Église catholique qui a décidé de confronter l’État juste pour montrer sa capacité de mobilisation, malheureusement ce sont les gens qui ont payé cher dans cette guerre parce qu’après l’Église et l’État ont décidé de faire un pacte de non agression mutuelle. Ce chapitre de l’histoire du pays montre le niveau de fanatisme et de religiosité que le Mexicain peut avoir »; nous pourrions avancer 317 que par rapport au sujet, elle entre presque parfaitement dans l’idéaltype du néopaniste libéral. Lorsque nous parlons de la religion et des relations de l’État et de l’Églises, Gabriela reconnaît l’importance de la religion catholique dans la vie des Mexicains : « Le Mexique est un pays catholique […]. Il y a des personnes qui ne sont pas pratiquantes mais tous les Mexicains se disent catholiques », ainsi que le poids de l’Église catholique avant les amendements de la loi de 1992 : « Je pense que, bien avant, l’Église participait déjà en politique, dans les élections. Même si en 1992 elle a été réglementée, la participation de l’Église dans les affaires de l’État a été une réalité de toujours […]. Le problème est que, du fait que le Mexique est un pays assez croyant, l’Église a un poids énorme sur quelques citoyens […]. L’Église mobilise les masses ! » ; Pour elle l’enjeu se trouve dans le domaine des libertés : « Personne ne peut interdire à un tiers de s’exprimer, c’est une liberté inaliénable des individus […]. Finalement, le problème, ou plutôt le débat, se situe autour de la liberté d’expression ». Même si elle ne le dit pas, nous pouvons remarquer qu’elle est partisane du maintien de la séparation de l’État et de l’Église, sans que cela signifie une confrontation : « Je pense que l’Église peut se prononcer mais sans avoir le droit de vote […].Mais au Mexique, c’est plutôt l’idée de ‘rendre à César ce qui appartient à César’ qui a pris de l’importance auprès de la population parce qu’elle permet d’équilibrer le pouvoir de l’Église et de l’État ». Ainsi, elle se montre réaliste sur les thèmes de la religion et les relations État/Églises au sein du pays : Nous avions déjà observé dans ses réponses que Gabriela, malgré sa maîtrise de la doctrine et de son histoire familiale, ne reproduit pas forcément le discours du PAN sur les « sujets sensibles ». Il est très significatif qu’elle décide de séparer les sujets, c'est-à-dire qu’elle ne répond pas à deux questions avec une même réponse comme cela peut être le cas avec d’autres personnes interrogées. Pour ce qui est du mariage gay par exemple, elle développe une logique religieuse ce qui la rapproche des secteurs confessionnels du parti. « (Le mariage gay) Je pense que […] contre […]. Bon, dans la Bible il est écrit que Dieu a créé l’homme et la femme à son image pour se reproduire, et un homme ne peut pas se reproduire avec un autre homme […]. Je pense aussi que, pour les enfants, il n’est pas sain de voir qu’il y a deux papas ou deux mamans, ce n’est pas naturel, on va détourner la réalité pour les enfants, ils seront désorientés ! Surtout quand les enfants sont petits, ils sont très modelables ; d’après moi, ce n’est pas bien de montrer quelque chose qui n’est pas naturel ». 318 Pour nous, il s’agit plutôt d’un discours institutionnel qu’elle doit tenir et reproduire ; en revanche, à propos du sujet de l’avortement, elle se montre de façon étonnante très ouverte : « (Concernant l’avortement) Très délicat et très complexe, je pense que je me situe dans un juste milieu, ça dépend de la situation à laquelle on se confronte quand on parle d’avortement. Par exemple, dans le cas d’un viol, je suis pour parce que peut-être la mère n’aura pas d’argent pour l’élever, ou peut-être qu’elle ne le désire pas, le petit arrive donc au monde désavantagé, il arrive pour souffrir, et si on veut être responsable, il faut penser aussi à la façon de remédier un mal déjà fait, on ne peut pas continuer dans la même voie […]. Écoute, je parle des cas de viol, si c’est le cas des jeunes qui n’ont pas pris des mesures de contraception, dans ce cas il faut que les jeunes soient responsables de leurs actes […]. Mais pour le cas de l’avortement, cela change d’un cas à un autre, en général je suis pour étudier chaque cas ».Il nous semble assez important de noter qu’à la fin de l’entretien, elle revient sur le sujet pour en dire un dernier mot : (Un dernier mot ?) Oui, je voudrais te remercier pour m’avoir laissée m’exprimer librement sur des sujets dont je n’avais pas eu l’occasion de parler […] car ils sont tabous au parti […] l’avortement, par exemple […]. Pour moi, cette expérience a été très constructive parce que j’ai eu l’impression de faire un examen sur moimême, je me suis repensée et maintenant j’ai l’impression de mieux me connaître […] »; tout cela la situe à mi-chemin entre l’idéaltype du gardien doctrinaire et celui du néopaniste libéral. À partir des réponses de Gabriela, nous pouvons avancer qu’elle est à mi-chemin entre les idéaltypes du gardien doctrinaire et du néopaniste libéral. Son ascendance familiale paniste, avec des parents dans la bureaucratie du parti, ainsi que son parcours scolaire, dans des institutions privées et catholiques, et finalement la façon de s’engager dans le parti, indiquent que nous sommes face à une héritière, très proche du gardien doctrinaire ; cela se confirme lorsque nous observons sa maîtrise de la doctrine, ses convictions et ses valeurs ; elle essaie continuellement d’adapter la doctrine à la réalité qu’elle dit affronter ; toutefois elle est aussi très attachée à certaines valeurs du libéralisme politique et économique, ce qui la rend très tolérante et ouverte en matière de morale. Par ailleurs, cela lui fait prendre ses distances vis-à-vis des secteurs confessionnels du parti et, même, la rend critique envers la religion et l’Église catholique. Cependant, elle est aussi très réaliste, elle reconnaît donc le poids de la religion et de l’institution ecclésiastique ; sur le sujet elle pourrait même être proche du néopaniste pragmatique. Aussi, lorsque nous abordons les « sujets sensibles », elle conserve sa ligne de conduite proche de la doctrine et du discours religieux. Un fait quelque 319 peu étrange lorsque nous constatons qu’elle s’autocensure ou plutôt qu’elle décide de reproduire un discours dans lequel elle a du mal à se reconnaître complètement. Ainsi, Gabriela reste toujours proche du gardien doctrinaire, mais en se rapprochant aussi du néopaniste libéral laïque. Cet idéaltype n’existe pas dans notre typologie, mais Gabriela pourrait bien être une doctrinaire libérale. 5) Ricardo (Ministère de l’Agriculture). Entre gardien doctrinaire, néopaniste libéral et catholique traditionnel : « Dans la doctrine on voit que le PAN a tendance à être conservateur, je ne peux pas nier une réalité » Issu du nord du pays, ayant vécu toute sa vie dans de bons quartiers, soit dans sa ville natale, Ciudad Victoria, Tamaulipas, soit à Mexico. Il appartient à une famille plutôt favorisée économiquement et socialement, avec des membres militants au PAN : le père et le frère aîné : « Mon frère était paniste et il m’a présenté à Action Juvénile (AJ) où j’ai commencé à me rendre à Monterrey. C’était en 1998 et je me rappelle que la campagne de Vicente Fox approchait ». Son père, professeur d’économie et d’administration à l’Université Autonome de Tamaulipas, a développé son goût pour la lecture et l’écriture qu’il cultive d’ailleurs encore : « Mon père avait l’habitude de nous parler de politique, de nous parler de la situation du quartier, de l’arrondissement, de la ville, de la région et du pays […].Mon père m’a donc beaucoup influencé […]. Titulaire d’une Licence en Sciences Politiques de l’UNAM, il est également titulaire d’un Master 2 en Sciences Économiques et Gouvernance de l’Université Anáhuac606 ; à l’exception de sa Licence à l’UNAM, il a fait la totalité de son parcours scolaire dans des institutions catholiques et privées ; sa famille est catholique pratiquante mais « sans forcément aller à la messe tous les dimanches», comme il l’a dit. Son arrivée au PAN a suivi une invitation de la part de son frère aîné à l’âge de dix-sept ans, au moment où il quittait le foyer familial pour aller étudier à l’université de Mexico : « Quand j’avais dix-sept ans, mon frère m’a invité parce qu’il voyait que j’avais envie de m’engager en politique […]. Mais c’était un processus […]. J’ai commencé à participer comme militant adhérent et j’ai vu que la doctrine et les principes panistes étaient parfaits par rapport à ma façon de penser ». Comme chez plusieurs panistes, pour Ricardo la contemporanéité de sa 606 L’Universidad Anáhuac, est une institution appartenant à la mission des légionnaires du Christ, elle est aussi connue pour être l’une des universités privées aux frais d’inscription les plus élevés ; d’après son site internet, les frais d’inscription peuvent aller de 15 000 pesos (environ 900 cents euros) à 70 000 (environ 4 375 euros) par semestre, soit entre 1 800 et 8 750 euros l’année scolaire. Cf., http://www.anahuac.mx/index.php/aspirantes/posgrado/becas-y-planes-de-credito.html, consulté le 30 août 2011. 320 génération a été l’arrivée de Vicente Fox et du PAN au pouvoir en 2000 : « Vicente Fox est la cristallisation de la démocratie […] un personnage avec les qualités et le charisme pour personnifier les désirs d’un peuple qui avait faim de démocratie ». Cet événement à déclenché son envie d’engagement politique : « L’élection de Vicente Fox est passée et, à ce moment-là, j’étais déjà complètement convaincu de mon appartenance au parti » ; d’après ses réponses, nous observerons que Ricardo se rapproche assez de notre idéaltype du gardien doctrinaire mais sans pour autant être complètement attaché à celui-ci ; nous noterons également qu’il fera sera attiré par le néopaniste libéral et même par le catholique traditionnel. Par rapport à ses expériences antérieures, l’influence familiale joue un rôle primordial : « J’ai une vocation politique […] et mes formations scolaire et familiale sont proches des principes panistes, cela explique que j’ai eu tendance à adhérer au PAN ». Il a déjà parlé de son frère aîné. Son parcours scolaire lui a permis de faire ses premiers pas en politique, du collège jusqu’à l’université : « Quand je suis entré au collège, j’ai commencé à me mêler aux affaires des associations d’élèves et tout ça et ainsi jusqu’à l’université […]. J’ai été représentant des élèves au lycée […] et à l’université avec le groupe de Vicente Fox […]. Je ne sais pas pourquoi, mais j’étais toujours candidat à toutes les élections : à l’école, depuis le collège jusqu'à l’université » ; notons qu’il a fait partie d’une association de soutien à Vicente Fox dans une université historiquement ancrée à gauche entre le PRI et dernièrement au PRD607. Ainsi, si nous retirons cette partie de son parcours à l’UNAM, nous observons qu’il se rapproche assez de l’idéaltype du gardien doctrinaire ; nous pouvons avancer que le passage par l’université publique le fait sortir du parcours classique du gardien doctrinaire, mais cette sortie l’a encouragé encore plus à devenir un paniste doctrinaire. Il 607 D’après certains auteurs, bien que l’UNAM obtienne son autonomie grâce au fondateur du PAN, Manuel Gómez Morín, pour s’opposer et marquer ses distances avec le gouvernement de Lázaro Cárdenas entre 1934 et 1940, l’UNAM est ensuite devenue un camp de recrutement pour le parti hégémonique, le PRI, jusqu’à aujourd’hui ; parallèlement à partir de sa fondation, le PRD a trouvé un terrain fertile à l’UNAM pour attirer ses futurs cadres et leaders. Il n’existe pas de véritable étude qui pourrait nous guider pour connaître l’origine universitaire des cadres du PAN, mais dans la littérature qui traite des biographies des panistes de renom, nous constatons qu’il s’agit plutôt d’écoles privées, telle la Faculté Libre de Droit, l’ITAM, et des universités à orientation humaniste telles que l’Anáhuac et l’Iberoamericana. Cf. CAMP Roderic Al, La formación de un gobernante : la socialización de los líderes políticos en el México posrevolucionario, México, Fondo de Cultura Económica, 1981, pp. 284 ; CAMP Roderic Al, Biografías de políticos mexicanos, 1935-1985, México, Fondo de Cultura Económica, 1982, pp. 816 ; DURAND PONTE Víctor Manuel, La cultura política de los alumnos de la UNAM, México, UNAM, Coordinación de Humanidades, Secretaría de Asuntos Estudiantiles, 1988, pp. 282 ; TORRES MARTINEZ Rubén, El movimiento estudiantil en la UNAM 1999-2000 visto a través del activista de la Facultad de Ciencias Políticas y Sociales, Tesis de Maestría en Estudios Políticos y Sociales, UNAM-FCPyS, México, 2003, pp. 207 ; dans le cas du PAN voir PEREZ FRANCO Aminadab Rafael, Quiénes son el PAN, México, PAN, Fundación Rafael Preciado Hernández, A.C., 2007, p. 382. 321 évoquera également les groupes religieux mais sans approfondir le sujet et sans lui donner une réelle importance dans son parcours : « J’ai participé à des groupes religieux, à des missions pour aider les communautés les moins favorisées et je pense que cela a fait apparaître en moi la vocation de service ». Et finalement c’est l’école de cadres qui conserve une place assez importante pour lui dans sa formation, ce que nous verrons plus tard. Nous avons mentionné l’école de cadres car il y a été formé et y a été formateur ; ce qui lui permet une maîtrise de la doctrine et de l’histoire du parti : « L’humanisme politique, une idéologie chrétienne, basée sur le respect de l’individu, la solidarité, la subsidiarité et le bien commun […]. On prend l’individu comme le centre de toutes les activités, sociales, politiques, culturelles, familiales, etc. ». Mieux encore, l’école de cadres est pour lui le lieu idéal pour continuer à développer ses expériences et son attachement au panisme : « Le PAN gère tes inquiétudes et demandes de participation. Il est un espace de formation ; je peux dire que j’ai fait l’école de cadres (ou plutôt plusieurs écoles de cadres), et je vois que la formation que le PAN m’a offerte m’a donné les outils nécessaires pour bien faire mon travail […]. L’école de cadres est indispensable pour tous les panistes, parce c’est un espace de formation ainsi qu’une fenêtre d’opportunités pour entrer à l’administration publique.». Dans ses réponses nous constatons son rapprochement de l’idéaltype du gardien doctrinaire lorsqu’il montre son inquiétude pour maintenir le PAN en tant que parti de cadres et non de masses, mais aussi lorsqu’il souhaite que le parti demeure fermé, ou du moins qu’il exige suivre un réel parcours au sein de son école de cadres : « Le PAN est une école […] et l’école de cadres te forme sous plusieurs aspects […]. J’étais leader juvénile je peux donc dire qu’à l’école de cadres, mais pas seulement là, il existe des ateliers, des séminaires, des cours, etc. Il y a aussi des échanges au niveau international avec d’autres écoles de cadres de la démocratie chrétienne […]. La participation à l’école de cadres du PAN te donne ainsi plusieurs expériences personnelles et professionnelles ». Observons qu’ainsi Ricardo veut « sauvegarder » le parti et la doctrine, car il est à la fois école et fenetre d’opportunités. Modéré en matière de politique mais croyant en les statuts, comme nous avons pu le constater, Ricardo montre aussi son côté démocratique et humaniste dans ses réponses, même s’il reconnaît que son parti est assez conservateur : « Dans la doctrine on voit que le PAN a tendance à être conservateur, je ne peux pas nier une réalité ». De même dans le domaine de la morale, il est toujours sous l’influence de la doctrine. Néanmoins, à partir de ses expériences dans l’administration publique, il devient un libéral en économie : « On travaille 322 dans le Ministère de l’Agriculture et on travaille avec les paysans, un des secteurs de la population où on peut observer nettement l’injustice sociale […]. Depuis que le Mexique est entré à l’ALENA, le pays a grandi dans tous les secteurs en qualité et en économie […]. Ce qui l’éloigne un peu de l’idéaltype du gardien doctrinaire pour d’avantage le rapprocher de l’idéaltype du néopaniste libéral laïque. La guerre cristera lui semble être un épisode malheureusement « effacé » de l’histoire officielle du pays : « D’abord il faut reconnaître que cette guerre a eu lieu »; il se dit « surpris » que nous abordions le sujet : « C’est très bizarre que tu poses la question parce que c’est un épisode effacé de l’histoire officielle du Mexique »; il pense toutefois que c’est l’État qui s’est montré intolérant et maladroit en traitant d’un sujet assez sensible pour l’ensemble de la population mexicaine : « Je pense que quand les politiciens n’ont pas la sensibilité d’observer que l’aspect religieux est très délicat et très personnel, on prend le risque de tomber dans un piège très dangereux […]. Dans le cas mexicain, la guerre cristera arrive en retard, avec un siècle ou deux de retard, ces guerres étaient communes dans l’histoire de l’Europe réformiste, et au Mexique elle arrive après la révolution mexicaine ». Cependant, il évoque aussi la séparation de l’État et de l’Églises qui lui semble nécessaire : « Je pense que les deux côtés sont très délicats à toucher. D’un côté, on ne peut pas laisser l’Église se mêler des affaires politiques du pays, mais le gouvernement ne peut pas non plus obliger les citoyens à oublier et laisser tomber leurs croyances […] et pendant la guerre cristera ni l’Église ni l’État n’ont compris cela et voilà qu’une guerre est arrivée avec deux siècles de retard ». Observons que l’analyse de Ricardo l’éloigne de l’idéaltype Doctrinaire pour lui approcher vers le libéral ou bien le pragmatique. Cependant le reste de l’entretien montrera où il se place définitivement. Concernant le sujet des relations entre l’État et l’Église catholique ainsi que celui de la religion, nous constatons qu’il ne cache pas sa conviction ni son engagement religieux, qui sont, d’après lui, nécessaires autant pour lui que pour le Mexique : « Chaque individu est libre d’avoir une religion […]. Je pense que la religion est nécessaire pour avoir un contrôle de soi-même et de la population […]. J’ai une formation religieuse et je suis convaincu qu’il faut avoir une alimentation spirituelle, cela ne suffit pas d’avoir une alimentation corporelle, elle doit être aussi spirituelle ». Cela ne signifie pas que la religion et les croyances doivent sortir de la sphère privée pour aller vers celle du public : « Je pense aussi que la religion doit demeurer personnelle et privée, dans l’esprit de chaque individu et en rester là […]. Si la 323 religion reste dans l’aspect privé de chaque individu, c’est un bien pour le pays, si la religion devient publique, on court le risque que les radicaux s’affrontent […]. L’Église doit se prononcer publiquement sans souci, c’est son droit, mais si elle s’engage envers un politicien ou un parti politique pour le promouvoir, non ! ». Il s’agit surtout là, pour lui, d’attester de son attachement à la séparation de l’État et de l’Église. De la même façon il demande que l’État soit garant des droits des croyants : « Je suis pour la participation de l’Église au débat public mais sans toucher l’aspect du parti. L’Église peut participer donc à la politique mais sans se prononcer pour ou contre un parti politique […]. On ne peut pas nier l’importance de l’Église dans le débat public, mais il faut savoir le gérer, il faudrait observer comment ça se passe dans les autres pays laïques où l’Église participe au débat public ».Nous notons aussi une position institutionnelle de respect et de collaboration, dans la mesure du possible, entre les deux acteurs ; tout cela l’éloigne de l’idéaltype du gardien doctrinaire pour le rapprocher plutôt de celui du néopaniste libéral laïque. Lorsque nous abordons les « sujets sensibles », Ricardo a du mal à s’exprimer, c’est là un signe assez significatif du fait que ces sujets puissent le déranger : « (Sur le mariage gay) Complètement contre ! Je pense que ce n’est pas naturel […]. Je ne suis pas contre leurs droits […] c'est-à-dire […] il y a deux facteurs : 1) l’aspect juridique d’égalité, c'est-à-dire qu’ils aient les droits pour se protéger s’ils décident de vivre ensemble, pour les impôts, l’héritage, etc. […]. Mais le mariage entre homos n’est pas naturel […]. C’est contre nature, donc je ne suis pas d’accord ». Il s’oppose d’ailleurs complètement à la poursuite de la conversation sur ce terrain. Passons donc à voir le sujet de l’avortement : « (Concernant une loi sur l’avortement ?) Contre, je pense qu’il faut défendre la vie dans tous ses aspects. On entre dans le débat pour savoir quand commence la vie… Je ne pense pas qu’il existe des personnes qui veulent tuer quelqu’un sans défense […]. Je suis partisan de la théorie que la vie commence au moment de la conception, je suis donc pour défendre la vie et je suis contre l’avortement […] parce que les non-nés n’ont pas la capacité de se défendre ». Il nous semble important de signaler qu’il ne développe aucune argumentation et qu’il ne s’appuie pas sur la doctrine : il refuse simplement de traiter de ces sujets et se ferme ; nous sommes là en présence d’un individu qui, là, se rapproche assez de l’idéaltype du catholique traditionnel : À partir de ces réponses, nous pouvons dire que, dans l’ensemble, Ricardo se rapproche assez de l’idéaltype du gardien doctrinaire ; son origine familiale et son parcours scolaire –exception faite de l’université publique dans laquelle il a obtenu sa Licence–, font de 324 lui un être élevé dans la tradition paniste. Cependant, nous ne pourrions pas assurer que sa famille est réellement militante, elle est d’avantage sympathisante. En fait, Ricardo et son frère aîné sont les premiers à s’engager concrètement dans le parti. Nous pourrions dire aussi que l’école de cadres est le lieu où, finalement, il réaffirme ses valeurs et ses convictions car elle tient un rôle essentiel pour lui, alors qu’elle n’est qu’un passage obligé dans le cas de l’idéaltype du gardien doctrinaire. Ainsi, il a reçu à l’école de cadres une réelle formation et pas seulement un approfondissement et une continuation de la formation familiale. Ricardo est peut-être le plus attaché à la doctrine paniste mais il comprend aussi que celle-ci n’est pas synonyme de catholicisme, même s’il est conscient des similitudes ; tout cela le rapproche plutôt de l’idéaltype du néopaniste libéral. Lorsque sont abordés des sujets tels que la religion et la relation entre l’État et l’Église, ainsi que celui de l’économie, dans ses positions il est très libéral. En revanche, il devient complètement hermétique lorsque nous évoquons les « sujets sensibles », nous avions avancé que cela le rapprochait de l’idéaltype du catholique traditionnel, mais nous ne pouvons plus soutenir cette opinion après avoir obtenu toutes les réponses à nos questions. Nous ne pouvons guère affirmer que Ricardo soit un paniste de souche, toutefois si sa descendance suivait la même voie partisane et le même engagement que lui, alors nous pourrions parler d’un réel gardien doctrinaire. 6) Carlos (Présidence de la République). Le néopaniste libéral laïque : « Je suis contre l’avortement mais cela ne signifie pas que je sois contre une loi qui le permette » Issu des bons quartiers de la ville de Tlaxcala, Carlos appartient à une famille très politisée, ayant des sympathies pour différents partis (PAN, PRD, PRI) : « Mais je n’étais convaincu ni par le PRI ni par le PRD, et même si ma famille n’est militante d’aucun parti, elle a toujours été dans la bureaucratie de l’administration publique régionale plutôt proche du PRI […]. Le PAN a commencé à me plaire, et contrairement à mon père qui est proche du PRI ». Sa famille, qui se dit catholique mais pas pratiquante, est constituée d’entrepreneurs qui sont allés vers la politique et qui perçoivent aujourd’hui des revenus élevés. Carlos est titulaire d’une Licence en Sciences Politiques de l’ITAM, il poursuit actuellement des études en Master 1 en Sciences Politiques (au sein de la même institution) sans avoir pour l’instant obtenu le diplôme. Tout son cursus s’est déroulé dans des écoles privées, pas forcément catholiques, mais plutôt à orientation libérale. Son arrivée au PAN, très tôt à l’âge de quinze ou seize ans, s’est faite suite à une invitation de la part d’un ami : « Peu à peu j’ai commencé à militer et en 2004, j’ai fait l’école de cadres ; l’année suivante, je suis devenu militant actif, 325 et voilà comment aujourd’hui je suis au PAN. À Tlaxcala, le PAN a gagné les élections régionales en 2004 et à ce moment-là, j’étais déjà sympathisant-militant avec quelques amis […], c’était donc au début de l’année 2004 que je me suis engagé et courant 2005, j’étais déjà complètement intégré au sein du PAN.». Il s’est engagé au parti à partir du changement de gouvernement local chez lui, à Tlaxcala. La contemporanéité n’est pas pour lui significative, et nous le constatons dès le début de l’entretien : Vicente Fox (c’est), transition, c’est l’émotion de voir le rêve devenu réalité, le rêve de 1939 […]. C’est bien lui qui a réussi à gagner, à vaincre le PRI». C’est plutôt sa position et ses expériences personnelles qui le poussent vers le parti. Tout cela le rapproche de l’idéaltype du néopaniste pragmatique ; cependant, suite à ses diverses réponses, nous pourrons constater qu’il se rapproche de plus en plus de l’idéaltype du néopaniste libéral laïque : Il a déjà évoqué un certain nombre d’expériences antérieures à son militantisme paniste, et son passage par l’école de cadres joue également un rôle important ; cependant, nous pouvons remarquer que, durant son enfance, il évoquait déjà la politique avec sa famille : « Depuis toujours j’ai dit que je serais un jour le Président de la République, et je continue à le dire, ha, ha !, mais je pense que l’influence de la famille a été primordiale, parce que ma famille a toujours participé à la politique ». Il affirmait déjà son désir de devenir un jour politicien. Le fait que sa famille participe à la vie politique : « Je me souviens quand j’avais cinq ou six ans, mon oncle était pré-candidat du PRI pour la Mairie de Tlaxcala. À la maison tout le monde parlait de politique […], pour moi c’est donc plutôt quelque chose de naturel, un héritage familial ». Observons notamment l’image de son oncle à qui il voue une grande admiration et qui joue un rôle important dans son engagement au PAN : « Je l’admire très profondément parce qu’il a participé au mouvement de 1968 ; il est médecin issu de l’UNAM, il a accueilli des exilés politiques du Chili, d’Argentine, il a donné des cours à l’UNAM, il a la médaille du mérite du gouvernement cubain, […]. Il a toujours été dans la politique à aider les moins favorisés, indifféremment des couleurs du parti, il est paniste, mais il a participé avec le PRI, par exemple ». Le récit exposé par Carlos nous laisse observer comme la politique se faisait aux temps du parti hégémonique. Cependant il nous semble que c’est avant tout son passage à l’université qui marque ses débuts sur la voie politique : « Je suis entré à l’ITAM […] (quelqu’un) m’a proposé une place sur sa liste, il m’offrait aussi la place de représentant des étudiants de première année. Alors on a gagné ainsi que l’année d’après ; mais quand je suis arrivé en troisième année, il n’y avait plus d’élections, ou plutôt il n’y avait qu’une liste, et j’ai trouvé ça très bizarre. Quand je suis 326 arrivé en quatrième année, j’ai pensé que je ne pouvais plus rester dans le même groupe qui gagnait toujours parce qu’il n’y avait pas de concurrence. De plus, on gagnait mais on ne faisait rien, on attendait toujours les indications des autorités pour bouger ». Il détaille ses réponses afin de mettre en avant son côté entrepreneur : « J’ai décidé par conséquent de rompre avec mes anciens partenaires ; j’ai décidé de créer un nouveau groupe […]. On a accompli la tâche d’établir la liste de treize candidats, des nouveaux candidats qui ne s’étaient jamais présentés aux élections des étudiants […]. Et voilà que nous avons tout gagné, les treize sur la liste sont entrés au conseil de l’ITAM […].C’était en 2006, et on a profité de l’année électorale pour inviter des candidats et organiser des débats. Ce fut un succès, tous les candidats à la Mairie de Mexico se sont présentés à l’ITAM, Felipe Calderón est venu aussi, Vicente Fox nous a invités à dîner, c’était très dur mais les résultats furent très satisfaisants […]. On a obtenu plein de choses, telles que des salles de lecture et d’informatique pour les étudiants, des photocopieuses, des bouquins, des ateliers, des colloques, etc. ».Contrairement au début de l’entretien, il s’éloigne progressivement de l’idéaltype du néopaniste pragmatique pour se rapprocher de celui du néopaniste libéral : Carlos maîtrise assez bien l’histoire et la doctrine panistes, mais il dit être proche du secteur progressiste du PAN, et éloigné des secteurs confessionnels : « Le parti a été fondé sur deux bases : 1) la démocratie chrétienne catholique ; 2) les libéraux progressistes. Et à partir de cela, on peut observer que, dans le parti, il y a des courants, des expressions, des catholiques, des synarchies, des libéraux, des pragmatiques, et cela explique qu’aujourd’hui encore il y ait deux expressions : orthodoxes contre pragmatiques, mais toujours avec un équilibre. […]. L’idéologie du PAN a l’expression catholique et l’expression libérale ; tu peux donc trouver des éléments tels que la subsidiarité, de la tradition social-chrétienne, l’idée de la municipalité (qui est plutôt de la tradition libérale). Mais le centre de l’idéologie est toujours l’humanisme politique parce que nous ne sommes pas capables de nous définir comme social-démocrates malgré toutes les idées libérales qui existent au sein du parti […]. L’idéologie du PAN est donc focalisée sur l’être humain complet ». Le récit fait une bonne description des courants internes au PAN, ainsi Carlos montrera son admiration pour les uns et son rejet des autres, ce qui le rapprochera de l’idéaltype du néopaniste libéral mais également et de façon étonnante de l’idéaltype pragmatique : « (Au PAN) Il y des leaders très attachés aux principes qui ne peuvent pas trahir leurs principes, très puristes, qui font la morale dans le parti, etc. mais on trouve aussi des leaders très libéraux, les héritiers de Manuel Gómez Morín, qui sont plus pragmatiques […]. Et grâce à eux le parti a 327 grandi ». Ainsi notre interviewé se trouve entre deux, voir trois, courants du parti, les libéraux, les doctrinaires mais aussi avec une dosse marqué de pragmatisme. Ses positions en matière de politique ainsi que dans le domaine de la morale et de l’économie sont libérales ; il montre son admiration pour Carlos Salinas de Gortari (CSG)608 : « Je me situe totalement à droite, à droite dans le domaine économique, dans le domaine institutionnel, je crois qu’il faut amincir l’État, qu’il soit moins providentiel […] J’admire CSG, je pense que CSG est quelqu’un de très important pour comprendre le Mexique d’aujourd’hui, il a été capable d’imposer un changement économique radical avec le soutien populaire des gens, cela est incroyable ! ». Il reconnaît que la doctrine paniste est conservatrice et à droite : « Je ne m’identifie pas aux catholiques du parti, je pense qu’ils sont anachroniques et même hypocrites […]. Certaines idées telles que la conservation de la famille traditionnelle mexicaine du XVIIIe siècle, je ne suis pas partisan de cela, je suis partisan et complètement convaincu d’une politique humaniste, mais pas du catholicisme […]. Oui ! Le parti est conservateur, j’en suis conscient ! ». Mais il essaie de conceptualiser le parti à partir de ses propres points de vue afin de l’éloigner du conservatisme, ce qui le rend libéral modéré en fin de discours : « Le discours dont nous avons hérité du catholicisme oblige parfois à ne pas avoir le droit de questionner, comme dans l’Église il y a des dogmes que personne ne questionne, et malheureusement c’est cette dernière image qui reste dans l’imaginaire social des gens, que nous sommes un parti dogmatique et orthodoxe […] alors qu’il y a aussi d’autres panistes qui ne sont pas catholiques, qui ne sont pas orthodoxes, qui ne sont pas dogmatiques mais ouverts et progressistes ; mais les individus gardent l’autre image, celle du PAN dogmatique. Comme je l’ai dit auparavant, il faut que les gens sachent que le PAN se fonde sur plusieurs expressions à la fois ». Nous pouvons observer qu’il se déplace entre les deux idéaltypes du néopanisme : le néopanisme libéral laïque et le néopanisme pragmatique, il s’éloigne ainsi des secteurs confessionnels du PAN. Concernant la guerre cristera il n’en dit rien, il dit ne pas connaître le sujet : « Je sais que c’était un mouvement né dans la région du Bajío à la fin du XIXe siècle, mais je ne suis pas un expert du sujet, donc […] ». En fin d’entretien nous sommes revenus au sujet afin d’en savoir d’avantage sur sa position mais il a confirmé qu’il ne connaissait pas l’épisode de ce 608 Carlos Salinas de Gortari, président du Mexique de 1988 à 1994, est considéré comme le président le plus néolibéral qu’ait eu le Mexique. Cf. dans la première partie, Chapitre 2, Section III, A, 2) Arrivée et développement de l'État néolibéral au Mexique. 328 conflit ; cela nous semble intéressant, c’était le deuxième paniste qui ne connaissait pas le sujet, mais à la différence de l’autre jeune leader qui ne le connaissait pas, Carlos ne s’est pas montré pragmatique ; cela le rend difficilement classable dans un idéaltype spécifique. En revanche, lorsque nous abordons le sujet de la religion et des relations entre l’État et l’Église catholique, il revendique le fait d’être catholique non pratiquant : « Nous sommes majoritairement Catholiques, mais dans le catholicisme il y a des expressions aussi, nous sommes plutôt un pays de croyances syncrétiques, de mélanges ». Ainsi, il devient très critique envers la religion et l’Église catholique, il parle d’intolérances : « Je pense aussi que nous sommes très intolérants, les Catholiques sont très intolérants envers les gens qui ne le sont pas. D’après un rapport du gouvernement, 80% de la population mexicaine est de croyance catholique, et les 20% qui restent ont d’autres croyances, le gouvernement est obligé de faire respecter les droits de ces 20% de la même façon que ceux des 80%, mais parfois ce n’est pas le cas » ; cependant, Carlos reconnaît le poids et l’importance de l’Église catholique au Mexique : « Le poids de l’Église catholique n’est pas le même que celui de l’Église protestante, ce n’est pas pareil d’écouter Norberto Rivera 609 en tant qu’archevêque catholique de la ville de Mexico, qu’écouter l’Archevêque d’une autre Église ». Pourtant, il est favorable à la garantie les droits de tous les acteurs sociaux, et de leurs libertés : « Je pense qu’elle peut se prononcer en tant que communauté d’individus […] ont le droit de s’exprimer, mais toujours en restant en marge des affaires de l’État, il y a des limites, l’Église peut s’exprimer, mais c’est tout ! ». Si nous considérons les réponses qu’il a données jusqu’alors, nous pouvons voir clairement qu’il est très proche du néopaniste libéral : Sur les « sujets sensibles », il nous semble assez significatif que Carlos ne les rejette pas automatiquement ; dans le cas du mariage gay, il élude les réponses directes, il décide d’argumenter en faveur d’un changement dans l’esprit de la société mexicaine pour garantir les droits des tous les individus : « (Sur le mariage gay ?) Écoute, je ne sais pas […]. Ta question est très difficile et très rusée […] en principe je suis pour mais je pense qu’il faudrait d’abord faire changer les perspectives des individus, c'est-à-dire que tout dépend de la perspective, même le mot ‘mariage’. Tu sais le mariage consiste à avoir des droits par le fait-même d’être en couple, c’est l’acquisition des droits partagés, et cette acquisition (qui je pense est fondamentale dans une société moderne), on peut l’avoir sans être marié. Si on 609 Norberto Rivera Carrera, Archevêque de Mexico. 329 décide de partager les droits avec un autre individu ce n’est pas synonyme d’amour ou de sexe, il est possible de trouver des amis qui décident de partager parce qu’ils sont partenaires par exemple […]. Je pense que s’il y a des individus qui cherchent à avoir des droits partagés, il faut donc les accepter indifféremment de qui sont ces individus ; je pense qu’il faut dépasser la conception d’un partage exclusivement naturel, d’aller voir plus loin et voir que les droits partagés existent. Malgré tout, je ne suis pas partisan des homos mais je reconnais qu’ils ont des droits et je pense qu’il faut les garantir comme à n’importe quel individu, parce que chacun peut avoir les préférences sexuelles qu’il veut, mais le droit doit rester pareil pour tous […]. Et l’État est justement le garant des droits de chaque individu ». Nous pourrions avancer, même s’il ne le dit pas, qu’il soutient les unions homosexuelles et comme des nombreux panistes c’est le mot « mariage » qui continue à lui déranger. En ce qui concerne l’avortement: « Je préfère aller aussi plus loin ; d’abord, je suis contre l’avortement mais cela ne signifie pas que je sois contre une loi qui permette l’avortement, je pense que l’avortement est un acte terrible, je ne sais pas si c’est un assassinat, mais c’est un acte terrible que je ne ferais jamais, mais cela ne signifie pas qu’il ne faut pas avoir des lois qui aident plutôt les femmes qui décident d’avorter, surtout parce qu’au moment où on légalise l’avortement, on crée une loi de santé publique préventive ; légaliser l’avortement n’est pas synonyme de vouloir des avortements mais de les réaliser dans de meilleures conditions de santé et de transparence pour les femmes, il faut donc d’abord changer la perspective, il faut expliquer que légaliser une loi sur l’avortement servirait plutôt à prévenir les avortements qu’à les promouvoir ». Notons qu’il suit la même voie, que pour le mariage gay, en essayant de s’attacher à la doctrine partisane, mais son côté libéral est trop fort pour l’empêcher de donner sa réelle position sur le sujet. T out cela l’éloigne assez du discours officiel du PAN. Nous pouvons observer que Carlos finit par se rapprocher de l’idéaltype du néopaniste libéral : À partir des réponses apportées par Carlos, nous pouvons voir qu’il est très proche de notre idéaltype du néopaniste pragmatique ; en fait, il semblerait qu’il reste toujours proche de celui-ci ; cependant ses réponses affirment son rejet et son éloignement total des secteurs confessionnels du parti. Il ne pourrait, par conséquent, jamais être proche des idéaltypes du catholique traditionnel ou du catholique social conciliateur; ses origines, ainsi que sa façon d’arriver au PAN, l’éloignent aussi de l’idéaltype du gardien doctrinaire. Même s’il s’identifie, admire et maîtrise la doctrine paniste, pour lui il faudra d’abord l’actualiser ; il a même essayé de le faire durant son passage à l’école de cadres. Son parcours universitaire en 330 Sciences Politiques et pas en Droit l’approche plutôt au néopaniste libéral laïque. Pourtant, s’agissant des relations entre l’État et l’Église catholique, il se montre réaliste et tolérant à la fois, mais surtout institutionnel, le respect de la loi et l’État étant garants dans le domaine de la politique, ce qui n’est pas le cas pour l’économie comme il nous le fait savoir. Ainsi, nous pouvons avancer que Carlos est très proche de l’idéaltype du néopaniste libéral. 7) Jenny (Institut National d’Éducation pour les Adultes). Entre catholique social conciliateur et, néopaniste libérale : «Je pense qu’il faut être plus à l’écoute de tous les sujets de la société. Attention ! Je ne parle pas de rassembler l’État et l’Église, non ! Mais que l’État laisse parler l’Église » Issue d’une famille de classe moyenne demeurant à Torreón, au nord du pays, sa famille a toujours été apathique et désenchantée lorsqu’il s’agit de politique mais avec toutefois une certaine sympathie pour le PAN : « Mes parents votent pour le PAN, mais ils ne sont pas militants […]. J’ai remarqué que le PAN était très bien organisé ; je me suis alors suis approchée du parti, ils ont commencé à m’inviter à leurs réunions, et je suis devenue militante adhérente pendant un an et demi » ; elle se dit également catholique pratiquante ; titulaire d’une Licence en Droit d’une université privée (Université Iberoamericana) et d’un Master 2 en Droit, obtenu dans la même université, son cursus scolaire s’est déroulé dans des établissements publics et privés : l’école élémentaire ainsi que le collège ont été réalisés dans le secteur public et c’est à partir du lycée qu’elle a poursuivi dans le secteur privé : « C’est plutôt ma formation scolaire, j’ai toujours été dans des écoles catholiques et je trouve que l’idéologie du PAN est très proche de la doctrine catholique, je pense que c’est ma formation scolaire qui m’a rapprochée du PAN ». Elle reconnaît ne pas être paniste depuis de nombreuses années : « Il faut signaler que je suis devenue paniste après le changement de régime, c'est-à-dire que je n’étais pas au PAN lors de la campagne de Vicente Fox et tout le discours du changement ». Elle est en fait une nouvelle venue ; bien qu’elle puisse mentionner parfaitement le cas de la contemporanéité de leurs partenariats générationnels, elle ne se place pas dans cette communauté d’expérience générationnelle. Jenny arrivera au PAN un peu tard, à l’âge de vingt ans, mais cela lui a permis de suivre un parcours complet avant de devenir paniste militante active : « Ensuite l’école de cadres et disons qu’après deux ans de militantisme, je suis devenue une militante active ». Ainsi, elle est à mi-chemin entre notre idéaltype de catholique social conciliateur et, dans une certaine mesure, de celui de néopaniste libéral. Suite à ses réponses nous observerons comment elle se déplace entre les 331 deux. Elle dit, enfin, être au PAN grâce à son métier d’avocate, nous verrons là que les facteurs, tels que l’école, jouent un rôle important. Nous sommes en mesure de dire que ses expériences antérieures à son militantisme paniste sont presque inexistantes ; toutefois, sa formation au sein des institutions catholiques, a une certaine signification pour elle : J’ai toujours été dans des écoles jésuites ; on avait donc une formation spéciale, très humaniste, très solidaire […] mais c’est à partir du lycée que les professeurs commencèrent à parler un peu de la politique du pays […]. C’est plutôt à l’université que j’ai découvert le monde politique, parce que la formation d’avocat est très liée à la politique » ; ainsi son passage par l’université lui semble également important ; il est à noter que sa famille reste un peu à l’écart et ne lui a pas permis d’acquérir d’expériences. Elle remarque que, aujourd’hui, c’est elle qui influence les avis politiques des membres de sa famille : « Aujourd’hui, grâce à moi, ils sont devenus adhérents et ils ont le drapeau du PAN à la maison ; ils vont aux meetings quand on les invite, mais au début personne ne s’intéressait à la vie partisane chez moi […]. Mon père votait pour le PRI à l’époque, cela explique donc l’indifférence pour la politique et la vie partisane […]. J’insiste, à la maison c’est moi la politicienne ». Ainsi, ses expériences les plus significatives, selon elle, débutent avec son militantisme au PAN. Lorsque nous abordons l’histoire et la doctrine du parti, nous notons sa maîtrise des sujets : « Elle est très fondée sur la doctrine sociale et humaniste de l’Église catholique avec quatre piliers : le respect de la dignité humaine, le bien commun, la subsidiarité et la solidarité. C’est sur ces quatre piliers que sont fondés tout le programme et toute la doctrine paniste ». Mieux encore, elle parle clairement de son passage à l’école de cadres du PAN et le revendique : « J’ai eu la chance de travailler à l’école de cadres, à la fondation Rafael Preciado Hernandez, j’ai donné des cours pour les jeunes. Là-bas j’ai élargi mes connaissances sur le parti et sur la doctrine […], grâce à l’école de cadres, j’ai appris à observer la façon dont les groupes internes du parti bougent […]. Je pense qu’aujourd’hui je connais mieux le PAN et sa doctrine ». Elle est ainsi proche à la fois de l’idéaltype du néopaniste libéral et de celui du catholique conciliateur ; nous constatons là qu’elle a bien adopté et assimilé la doctrine paniste. Dans le domaine de la politique, en s’appuyant sur la doctrine et grâce à son parcours scolaire, elle se dit humaniste, tolérante et conservatrice ; il en est de même pour le domaine 332 de la morale : « J’épouse les principes, la doctrine du PAN, la défense de la vie, le respect de la dignité humaine […]. Dans mon métier, j’utilise aussi la subsidiarité, je pense que si je n’étais pas paniste, je serais pareille, j’épouserais les mêmes principes ; heureusement il y a le PAN pour militer ». Cela la rapproche du catholique social conciliateur. En revanche, dans le domaine économique, elle est partisane du libéralisme, dans la même logique qu’un secteur du parti : « Je ne pense pas que nous ayons des ennemis, comme au XIXe siècle, entre conservateurs et libéraux, mais c’est vrai que le PRD est super nationaliste et super protectionniste et très nostalgique des temps anciens. Par contre, au PAN, nous sommes pour faire bouger les choses, il y a donc deux conceptions différentes du pays ; mais d’après moi, leur but est le même : le bien-être du pays […] ». Ce mélange aboutit à un rapprochement de l’idéaltype du néopaniste pragmatique mais, dans son cas particulier, nous pourrions avancer qu’elle louvoie constamment entre l’idéaltype du catholique social conciliateur et celui du néopaniste libéral sans vraiment s’approcher du néopaniste pragmatique. Cela devient évident lorsqu’elle parle du parti opposant, le PRD. Jenny ne parle pas beaucoup de l’épisode de la guerre cristera mais elle ne laisse planer aucun doute sur la condamnation qu’elle fait de l’État : « Un épisode triste […]. Il y a eu des panistes mêlés à cette guerre […]. À mon avis, ils ont lutté pour un droit, le droit d’avoir une religion, je ne peux pas approuver une guerre, n’importe quelle guerre, mais je ne peux pas non plus condamner des individus qui ont lutté pour valider leurs droits ». Elle dit être pour le respect et la garantie des droits des croyants ; dans cette logique, elle est très proche de l’idéaltype du catholique social conciliateur même si elle commence à tendre vers le catholique traditionnel et les secteurs confessionnels du parti. Au sujet de la religion et des relations entre l’État et les Églises, elle affirme en même temps son catholicisme et sa volonté de maintenir la séparation de l’État et des Églises : « La religion est un droit […] malheureusement ou heureusement, au Mexique nous n’avons pas d’option, nous avons été colonisés par les Espagnols qui ont imposé la religion catholique, on n’a donc pas eu le choix […]. C’est la (religion – Église) catholique qui s’impose […]. Je suis d’accord avec la séparation de l’État et de l’Église, mais l’ancien régime a fait de cette séparation un dogme. Aujourd’hui c’est très choquant quand on voit un homme d’Église exercer son droit à parler de politique […]. Les gens pensent qu’on va revenir en arrière comme dans la première moitié du XIXe siècle quand l’Église avait tout le pouvoir, et ce n’est pas vrai ! Je pense qu’il faut être plus à l’écoute de tous les sujets de la société. Attention ! Je 333 ne parle pas de rassembler l’État et l’Église, non ! Mais que l’État laisse parler l’Église ». Observons comme Jenny présente justement comme dogme le discours que le PRI a employé pendant tout le modus vivendi, un conflit caché qui reste d’actualité et qu’avec les nouveaux temps commence à émerger. Cependant Jenny rappelle encore une fois de plus son attachement à la séparation de pouvoirs. Suite à ses argumentations juridiques, nous constatons qu’elle continue à se rapprocher de l’idéaltype du catholique social conciliateur « Juridiquement les prêtres et les hommes de religion sont des individus ‘moraux’ et comme tous les individus ‘moraux’, ils ont des droits et des obligations ; je pense qu’ils ont donc le droit de participer, de donner leur opinion, de s’exprimer. Je trouve normal qu’ils exercent leurs droits. » Cependant ses réponses peuvent parfois sembler l’approcher d’un discours comme celui du catholique traditionnel. Les « sujets sensibles » sont quasiment considérés comme des sujets tabous par Jenny, elle essaie, là encore, d’élaborer une argumentation juridique mais cette fois elle reste très évasive dans son discours : « (À propos du mariage gay) Je suis contre […]. Je ne suis pas conservatrice mais je pense aux conséquences juridiques ; par exemple, pour l’adoption des enfants, je ne crois pas qu’un couple d’homos soit un bon exemple pour un enfant […]. Je pense qu’il faut respecter les droits des homos, tels que la loi sur la vie en commun, la sécurité sociale, etc. mais il y a une distance entre ces droits et les droits d’une vraie famille. Sans expliquer comme elle conceptualise une « vraie famille » nous observons déjà un discours très attaché à la Doctrine et au catholicisme. Le même avis poursuivra quand on aborde le sujet de l’avortement : « Je suis contre […]. Déjà au PAN tout le monde est d’accord pour refuser cette loi […]. Mais moi en tant qu’être humain, je suis pour la vie dès le moment de la conception, je suis pour respecter les droits des individus dès le moment de la conception […]. En plus, hors du DF où l’assemblée locale a fait n’importe quoi, dans la constitution nationale le droit des individus est reconnu dès le moment de la conception […]. Et l’avortement va contre les droits individuels ; je pense que par conséquent ce n’est pas bien et pour cela je suis contre ». Ainsi elle s’éloigne là de l’idéaltype du néopaniste libéral pour se rapprocher, soit du catholique traditionnel, soit du catholique social conciliateur. Elle rejettera d’ailleurs totalement les deux « sujets sensibles » Nous sommes en mesure de dire que Jenny se trouve, effectivement, à mi-chemin entre les idéaltypes du néopaniste libéral et du catholique conciliateur (voire même un peu plus proche de ce dernier). Libérale dans le domaine économique et critique envers les 334 relations entre l’État et les Églises, elle se déclare néanmoins pour le maintien de leur séparation ; cependant, dans les autres domaines, elle semble plutôt se rapprocher de notre idéaltype du catholique conciliateur, autrement dit elle reconnaît l’importance de la religion catholique dans le pays mais en gardant une certaine distance avec l’État. Il nous semble intéressant de noter que le fait que Jenny soit le premier membre de sa famille à s’engager en politique lui permette ainsi de louvoyer entre ces différents idéaltypes. SECTION III : LA TRADITION CATHOLIQUE Nous allons, dès lors, nous attacher aux secteurs issus de la tradition catholique. Il s’agit de groupes politiques toujours ancrés dans le panisme et qui, depuis une dizaine d’années, deviennent très visibles et prennent de l’ampleur au sein du parti. Il est bien évident que dans cette section nous pouvons rencontrer nos idéaltypes de souche catholique, à savoir l’idéaltype du paniste catholique social et celui du paniste catholique traditionnel. 8) Andrés (Assemblée législative locale à Mexico). Entre néopaniste libéral et paniste catholique conciliateur : « Mes parents ont décidé de m’inscrire dans une école mariste […], je pense que cette formation mariste a fini par bien développer ma pensée solidaire, et cela explique aussi mon choix pour l’engagement au PAN » Arrivé au PAN à l’âge de seize ans, après l’installation définitive de sa famille à Mexico, il habitait lors de l’entretien dans un des deux arrondissements historiquement ancrés à droite. À la différence du reste des individus interrogées, Andrés a vécu sa première expérience scolaire après seize ans, lorsqu’il a été obligé de se présenter au brevet afin d’avoir le droit de s’inscrire au lycée : « Quand on a décidé d’arrêter la vie du cirque, on ne savait pas à quelle école il fallait que j’aille, dans quelle classe, les horaires et emplois du temps de l’école, pareil pour mon père et mon frère ». Finalement il a pu s’inscrire dans un collège-lycée catholique mariste : « Mes parents ont décidé de m’inscrire dans une école mariste, j’ai eu les certificats des écoles maristes pour l’élémentaire et pour le brevet, et je suis entré au Centre Universitaire du Mexique, CUM, école toujours mariste » ; pour ensuite s’inscrire à la licence en Sciences Politiques à l’ITAM. Bien que sa famille n’ait aucun rapport avec la politique (mais plutôt avec le domaine social, le communautarisme et la solidarité) : « J’appartiens à 335 une famille qui travaille au cirque610, ma mère est Argentine, mon père est Mexicain, mon nom de famille est Atayde et mon grand-père est le patron du ‘Cirque Atayde Hermanos’ ». L’expérience qu’il a vécue jusqu’à l’âge de seize ans a réveillé en lui une certaine « vocation » pour la politique : « Mes parents m’ont toujours inculqué la nécessité de connaître à fond la réalité sociale, de connaître ma réalité mais aussi de connaître la réalité des autres. Je pense que cela est la culture du cirque, parce que la vie dans le cirque est comme ça, très coopérative, très associative, très solidaire […]. On a conservé cette culture, même si j’ai quitté le cirque à seize ans ». Du moins l’idée de solidarité est très présente pendant les premières années de vie d’Andrés. Nous pourrions là le ranger dans l’idéaltype du néopaniste libéral mais en gardant le côté conservateur du PAN : « Notre idéologie économique est libérale, de libre marché, de concurrence, de confiance aux individus, et sur le terrain social, nous sommes plus proches des valeurs familiales, la famille comme centre de formation de l’individu, comme centre naturel pour son bon développement ». Nous observons qu’Andrés s’est engagé progressivement dans le parti. Il est donc naturel que ses premières expériences politiques débutent avec ses premières actions militantes. Pour lui l’école de cadres du PAN –ainsi que la brève formation scolaire qu’il a suivie– sont des éléments clefs pour comprendre son engagement dans le parti : « Je pense que la formation mariste a fini par bien développer ma pensée solidaire, et cela explique aussi mon choix pour l’engagement au PAN […]. Au PAN, il existe l’école de cadres, un espace pour la formation et l’orientation des jeunes, cet espace s’appelle Action Juvénile (AJ) ». Ainsi il est totalement adapté au parti ; il maîtrise à la perfection l’histoire, les principes et la doctrine, de celui-ci : « Beaucoup de gens pensent que le PAN est un parti conservateur, un parti de droite […], mais si on analyse les quatre piliers de l’idéologie du parti : la dignité de l’être humain, le bien commun, la solidarité et la subsidiarité, avec ces deux derniers on peut affirmer qu’on n’est pas un parti de droite ». Même s’il reste vigilant et relativement critique vis-à-vis des différents groupes qui l’habitent : « On a aussi gagné cette réputation (de parti conservateur), et je suis très critique envers cette réputation […]. Je pense qu’un des grands défis du PAN est de rester dans l’idéologie paniste des documents de base mais en marquant une distance avec certaines positions qui ne sont pas dans les documents de base et que tout le monde essaie de mélanger avec les documents de base ». Nous constaterons cela tout au long de l’entretien ; malgré tout, 610 Cirque « Atayde Hermanos », un des cirques les plus célèbres sur tout le continent américain, et le plus ancien de toute l’Amérique. 336 il affirme son appartenance et son engagement absolu auprès du PAN. « Je m’identifie avec le parti dans la façon de faire de la politique, je suis un démocrate, je crois au dialogue, je crois au respect des idées, au respect des individus, au respect en général, je pense que l’individu a besoin de l’aspect matériel pour son développement mais qu’il a aussi besoin de l’aspect spirituel. Je suis convaincu de cette idée, et je me sens donc complètement identifié au PAN en ce sens ». Ainsi, nous notons la vision qu’il a de sa position dans la société, en rapport direct avec le parti et sa doctrine. Pour Andrés, la guerre cristera est un fait marquant de l’histoire du pays, mais surtout pour la religion. : « Un passage de l’histoire du Mexique durant lequel les acteurs sociaux se sont énervés, se sont affrontés, et les personnes ont pris des positions diamétralement opposées ». Heureusement, pour lui, c’est un épisode déjà dépassé, sur lequel il préfère de ne pas exprimer de jugement « Heureusement, c’est un épisode déjà dépassé dans l’histoire du Mexique, même s’il a gardé une grande importance dans le domaine de la religion ».Ainsi sa réponse a été assez courte et cela le rapproche d’avantage encore de notre idéaltype paniste néolibéral. Au sujet de la religion, bien qu’Andrés revendique le fait d’être catholique pratiquant, mais modéré, il préfère conserver ce côté religieux pour la partie privée de son existence, même s’il défend le droit à révéler sa religion : « L’Église a le droit de donner son opinion, un droit nié pendant longtemps, mais aujourd’hui tout le monde s’exprime ; l’Église est seulement une institution parmi tant d’autres qui s’exprime librement ». Mais aussi la séparation entre l’État et l’Église catholique apparaît dans le discours : « Je pense que l’Église a le droit de s’exprimer sur tous les sujets publics, même les affaires d’État, mais aussi je pense que c’est finalement l’État qui décide les politiques publiques qu’il faut adopter pour les affaires publiques ». Ainsi, nous observons, une fois encore, son rapprochement du paniste néolibéral. Ceci étant encore renforcé par la critique qu’il émet au sujet du côté confessionnel du parti : « Le PAN a aussi le problème d’être un parti confessionnel, c'est-à-dire qu’il faut être catholique, être croyant et pratiquant, plutôt dans la tradition catholique. À partir de tes croyances et de tes pratiques, le parti décide de ton engagement envers la cause […]. Quand dans le parti on commence à débattre à propos de religion, à ce moment-là, je ne suis pas à l’aise […] (car) On laisse et on donne la parole alors aux proches du parti, tels que l’Église Catholique. Notamment dans les débats où le parti a eu du mal à s’exprimer parce qu’il n’y a 337 pas eu de débat à l’avance ». Ce posture semblèrent Approcher Andrés de l’idéaltype paniste néolibéral, cependant le discours évolue conformément l’entretien avance. Malgré l’opinion de lui que nous avions pu nous forger jusqu’ici lorsque nous abordons les « sujets sensibles », mariage gay et avortement, nous constatons qu’Andrés se ferme et devient inébranlable sur ses croyances et ses convictions, observons d’abord le cas du mariage gay : « Écoute, je pense que le mot ‘mariage’ est déjà une union entre un homme et une femme […]. Je suis pour si deux personnes du même sexe veulent être ensemble, ok, pas de souci pour moi, on est libre de décider qui sont tes amis, tes conjoints […] mais le mot ‘mariage’, je ne peux pas l’employer dans ce cas » ; il soutien assez le discours officiel de l’Église catholique concernant l’avortement : « Je suis complètement opposé ! Je suis un croyant et défenseur de la vie, je pense que personne n’a le droit de décider qui peut et qui ne peut pas naître […] Mais je suis favorable à la mise en marche des politiques préventives pour éviter que les femmes tombent enceintes quand tel n’est pas leur désir » ; ce type de réponses qui semblent contradictoires avec notre idéaltype de néopaniste libéral et le rapproche, dans une certaine mesure, de l’idéaltype du catholique conciliateur, surtout pour ce qui est du mariage gay, avec la défense des droits individuels, et l’avortement avec la mise en place de politiques préventives. Nous pouvons conclure qu’Andrés est à mi-chemin entre les deux idéaltypes de néopaniste libéral et de paniste catholique conciliateur. Il est proche du premier en gardant une certaine distance dans des domaines tels que la politique et l’économie. Pour lui le clivage État/Église catholique peut être résolu si les deux parties sont capables de s’asseoir autour d’une table et de discuter ; toutefois, il se rapproche assez du second idéaltype dès lors qu’il reprend l’argumentation catholique officielle pour développer son avis sur les « sujets sensibles ». Nous pouvons observer également qu’il est catholique pratiquant et très attaché à ses convictions et croyances. Malgré tout, il est aussi un libéral en ce sens qu’il défend les droits de tous. Humaniste et libéral à la fois, Andrés se trouve à proximité de nos idéaltypes du néopaniste libéral et du paniste catholique conciliateur. 338 9) Alex (PAN-DF). Entre gardien doctrinaire, catholique traditionnel et catholique social conciliateur : « L’Église m’a montré un peu le chemin et je me suis posé la question de savoir si j’étais un bon catholique » Demeurant dans les bons quartiers de Mexico, il est issu d’une famille fortement illustrée et d’un niveau socio-économique plutôt élevé. Ses parents travaillent dans le milieu universitaire, son père est professeur chercheur à l’ITAM et sa mère est responsable de bibliothèque à l’UNAM. Alex a eu depuis toujours accès à la culture (littérature, cinéma, théâtre, spectacles, ateliers formateurs, etc.) ; son parcours scolaire s’est toujours déroulé dans des établissements privés et de renom; à orientation humaniste et catholique. Il faut signaler qu’il est allé au collège ainsi qu’au lycée aux États-Unis611 : « Ma famille a fait un long séjour hors du pays ». Sa famille a toujours été sympathisante du PAN mais sans pourtant militer : « Ma famille a toujours été paniste, pas des militants, mais sympathisants ». Tout cela nous permet de classer Alex proche de l’idéaltype du gardien doctrinaire, toutefois à partir des réponses qu’il va nous donner nous verrons qu’il se rapproche aussi de celui de catholique traditionnel et même de catholique conciliateur. Titulaire d’une Licence en Ingénierie de systèmes informatiques de l’ITAM, il prépare actuellement une deuxième licence en Sciences Politiques dans le même établissement. Bien que sa famille ne soit pas impliquée dans la politique mais juste informée, elle pousse néanmoins le jeune homme à aller vers le parti : « J’y suis entré plutôt par hasard, quand j’avais quatorze ans […] Mon père a toujours eu un intérêt pour la politique, mais surtout pour rester informé, pas pour y participer […]. Durant la campagne de Vicente Fox […] c’est moi qui lui ai proposé de s’engager dans la campagne, et il m’a dit ‘allons-y !’ et bon, j’ai commencé à participer avec son soutien ».Arrivé tout seul et trop tôt au PAN (à quatorze ans), il a dû attendre pour vraiment s’engager au parti : « Quand on est rentré, je me suis réintégré au parti, mais cette fois plus profondément, surtout après l’école de cadres où j’ai connu toute l’idéologie du PAN, les principes, la doctrine, l’humanisme politique et ce discours avec lequel je me suis reconnu ». Observons que cependant son séjour à l’étranger a confirmé sa volonté de militer au PAN. Catholique fervent, il restera toutefois très critique envers la religion comme nous observerons plus tard. 611 Alex raconte hors de l’entretien qu’il est parti avec sa famille pour passer une année à l’université d’Oklahoma aux États-Unis. Son père avait une invitation pour donner des cours pendant son année de congés. Cette année-là s’est transformée en deux années et finalement quand la famille devait rentrer, ils ont décidé de permettre à Alex et à son frère de terminer leurs études au collège et au lycée. Alex, a passé six ans aux EtatsUnis, de l’âge de quatorze à vingt ans. 339 Ses expériences se situent plutôt au niveau de l’école : « J’ai eu la chance de faire des études dans une université très reconnue. En plus j’étais boursier, l’université a été donc gratuite pour moi, ma famille n’a pas de soucis économiques, Dieu merci ! [...] je me suis rendu compte qu’il était impératif de faire quelque chose, j’étais obligé de bouger ! » ; mais aussi dans son séjour à l’étranger qui, dans son discours, permet souvent une comparaison entre le pays et les Etats-Unis : « Je suis allé aux États-Unis parce que mon père a eu son année de congés. On est allé là-bas, j’y ai suivi les cours du lycée, et je pense que ça m’a beaucoup marqué parce que l’éducation est très différente d’un pays à l’autre […]. Là-bas, j’ai eu la chance d’approfondir certains sujets que j’ai mentionnés tout à l’heure». Ses expériences ont également un lien direct avec l’Église catholique, (n’oublions pas son parcours dans des écoles catholiques) : « L’Église m’a montré un peu le chemin et je me suis posé la question de savoir si j’étais un bon catholique, si je pratiquais la foi et les enseignements de l’Église, dans ce sens l’Église a été une bonne influence ». À partir de cela il montre son attachement au catholicisme ; cela le rapproche certainement des secteurs confessionnels du parti. Et, finalement, c’est son militantisme au sein du parti qui lui donne l’occasion d’acquérir ses plus fortes expériences : « Le militantisme est une expérience qui te donne plein de savoir-faire, des expériences que, en tant qu’ingénieur, je n’aurais jamais vécues hors du PAN ». Bien évidement Alex parle de son parcours en politique professionnelle, et nous observerons plus tard comme il réussi à adapter ses croyances à sa façon d’agir, tout cela le rendre très proches des secteurs confessionnels du parti. Alex maîtrise assez bien l’histoire et la doctrine du parti : « L’idéologie (du PAN) est l’humanisme politique, une dérivation de la pensée d’Aristote et de Saint Tomas d’Aquin, mais aussi avec une grande influence du catholicisme, de la doctrine sociale de l’Église catholique […]. L’idéologie est basée sur quatre piliers : la dignité de la personne humaine, […] ; la recherche du bien-être commun […]; la solidarité […] et la subsidiarité ». Nous constatons qu’il a un degré d’identification au PAN assez clair, cela le rapproche encore du gardien doctrinaire. Il garde un côté très critique envers le parti : « Au moment de la pratique, que je commence à avoir des divergences avec le parti, surtout aujourd’hui que commencent à arriver des panistes qui ne sont pas des personnes convaincues de l’idéologie, et qui sont dans le parti plutôt par rapport à un intérêt personnel ou économique […] ils ne sont pas convaincus de la doctrine paniste ». Ce type de discours est l’une des caractéristiques essentielle des gardiens doctrinaires, surtout lorsqu’il s’agit de maintenir le parti fermé aux opportunistes et pragmatiques. 340 Dans le domaine politique, il pratique un humanisme catholique, donc conservateur, mais il est libéral modéré dans le domaine économique : « Nous sommes un troisième choix, quelque chose qui n’existe pas dans le monde ; je pense donc que le PAN n’est pas conservateur, même dans le social, nous sommes des radicaux » ; « Un troisième choix », ainsi identifie Alex les postures de son parti. Il est également conservateur pour ce qui a trait à la morale : « Le problème des valeurs sociales […] on est en train de perdre les valeurs sociales à cause des influences externes, comme les émissions de ‘reality show’ qui frappent la société ». Dans cette logique, il entre parfaitement dans l’idéaltype du gardien doctrinaire ; nous notons qu’il s’attache beaucoup à la doctrine du parti. Il fait même des commentaires sur les « sujets sensibles » avant de les aborder au cours de l’entretien : « Je pense que nous avons des idées très conservatrices, c’est vrai, surtout pour des sujets tels que l’avortement, l’euthanasie, en général à propos de la vie ». Ainsi nous avançons qu’il pourrait aussi se rapprocher du catholique traditionnel dans la mesure où il reproduit le discours officiel de la démocratie chrétienne. Lorsque nous abordons le sujet de la guerre cristera, Alex considère que l’État n’a pas garanti ni respecté les droits des croyants : « Je pense que le gouvernement s’est mêlé de ce qui ne le regardait pas (à savoir le sujet de la liberté de religion) […]. Et la réaction des Catholiques n’a pas été la meilleure, la plus indiquée pour la situation ». Dans ce cas précis, les cristeros, avaient le droit à la liberté de religion ; pour lui le coupable reste donc l’État mais avec une responsabilité partagée avec les cristeros et avec l’Église catholique. Il nous invite à connaître de façon objective l’histoire de cette période pour avoir un avis : « C’est une période que l’histoire a essayé d’oublier […]. Parce qu’aujourd’hui on parle des cristeros et tout le monde dit : ‘ah oui ! Les fanatiques religieux !’ Sans connaître à fond l’histoire, les gens oublient que les cristeros se sont battus pour leurs idéaux, pour la foi, dont aujourd’hui tout le monde profite […]. Je pense que c’est un sujet oublié, qu’il faut étudier, faire connaître, mais faire connaître avec de l’objectivité, sans faire d’eux des héros mais pas non plus des tyrans de l’histoire ». Néanmoins, nous pouvons attester qu’il reste plutôt en faveur des cristeros, il pourrait bien se reconnaître dans les secteurs héritiers du conflit qui se trouvent dans le panisme actuel. Concernant le sujet de la religion, Alex a employé tout au long de son discours des mots à connotation déiste et a fait état de ses croyances personnelles. En dépit de ce type de 341 récit, il aime argumenter, élaborer et structurer ses avis : « (La religion) C’est un sujet très complexe, le catholicisme est la première religion du pays. Le Catholique en général a honte de dire qu’il est Catholique, qu’il est pratiquant, surtout dans le milieu de la politique ». Ainsi il défend le droit qu’ont les religieux de s’exprimer publiquement de façon libre ainsi que celui des hommes politiques d’exprimer leurs croyances religieuses : « Je ne suis pas d’accord avec l’idée de voir un prêtre se présenter en tant que candidat au poste de député, par exemple. Mais il faut respecter son droit parce que finalement, il est aussi un citoyen, et avant d’être prêtre, il est citoyen ; c’est donc son droit et je suis d’accord avec la reconnaissance des droits politiques pour les religieux ». Toutefois il se montre convaincu de la nécessaire séparation entre l’État et l’Église : « Je pense que l’Église a l’obligation de se prononcer […], mais jusque-là, seulement […]. Je ne suis pas d’accord avec l’idée que les prêtres commencent à fréquenter les politiciens, qu’ils deviennent les conseillers politiques de quelques-uns, même si je pense qu’ils sont toujours un élément très important de la société, qu’ils ont un espace très important à occuper dans la société […]. En tant que gouvernement, il faut savoir dialoguer avec l’Église, savoir arriver à des accords avec elle » Il fait un rappel historique afin de montrer combien il est difficile d’aborder un sujet aussi délicat que celui de la religion au Mexique : « C’est un sujet très délicat surtout par rapport à l’histoire du pays, mais je suis pour l’intervention des religieux dans la politique, parce que je pense aussi qu’ils seront cohérents avec leurs choix ». Ainsi le discours nous semble contradictoire, par fois nous pouvons trouver qu’il présente des propositions en prouvant sa foi et son attachement au catholicisme et parfois il semble s’éloigner de cela pour s’approcher plutôt aux secteurs libéraux du panisme. Sur les « sujets sensibles », il s’oppose fermement au mariage gay mais il développe son point de vue, qui semble identique à celui du parti et de l’Église catholique : «Je suis contre, c’est polémique, mais je pense que la nature-même ne permet pas ça […]. La fécondité se produit entre un homme et une femme […]. Je ne peux pas nier l’amour qui peut exister entre deux personnes du même sexe, mais en même temps, je ne crois pas que ce soit un amour pareil que celui d’un couple homme-femme ; cela peut choquer mais je pense que les homos ne méritent pas d’avoir le même statut que les familles. Le mariage entre un homme et une femme est la cellule de base de la société, c’est dans la famille que commence la vie, la famille est le premier contact qu’a l’individu avec le monde […]. Je ne peux pas dire non plus que les homos soient des malades ; je crois à la liberté mais si c’est vrai que tu es né avec la tendance à devenir homo, cela ne veut pas dire que tu deviens automatiquement homo 342 […]. C’est difficile, je ne pense pas que la question génétique soit déterminante, sinon tous les fils d’alcooliques seraient aussi des alcooliques, et ce n’est pas le cas […]. Je pense que c’est difficile parce que personne n’a les éléments pour donner un avis certain, mais je suis aussi convaincu qu’il y a, sur ce sujet, une question très importante : qu’est-ce qui est le plus important pour la société ? Et la société a besoin des familles normales, des familles fonctionnelles, sinon après les enfants, les générations à venir, deviennent dysfonctionnelles, c’est dommage pour eux mais c’est une réalité : des familles dysfonctionnelles produisent des individus dysfonctionnels pour la société ». Observons qu’Alex essaie même d’élaborer une argumentation scientifique et historique pour défendre sa position, néanmoins nous pouvons constater que l’argumentation se trouve très proche du discours catholique reproduit par l’Église. Concernant l’avortement, il ne s’exprime pas, il reste totalement fermé au dialogue : « Complètement contre, je suis convaincu que dès le moment de la conception, il existe un être humain et sur ce sujet la science est de mon côté, j’en suis sûr ». Bien qu’il considère que la science est de son côté Alex décide de ne pas argumenter comme dans le cas du mariage gay. Cela fini par l’approcher des secteurs confessionnels du parti et le rendre à proximité de notre idéaltype du catholique social, car dans ses réponses il n’oublie pas qu’il habite en société et essaie de mettre en avance cette dernière pour la prise de postures. À partir des réponses données par Alex nous pourrions le placer très près de l’idéaltype du gardien doctrinaire. Il remplit, en tout cas, la plupart des caractéristiques de notre idéaltype. Son arrivée précoce au PAN, son statut socio-économique, son parcours scolaire, sa maîtrise de l’histoire et de la doctrine paniste, ses positions à propos des sujets tels que la politique, l’économie et la morale, le rapprochent du gardien doctrinaire. Toutefois, bien que sa conception des relations entre l’État et l’Église catholique soit tout à fait en accord avec la logique du gardien doctrinaire, ses croyances religieuses ainsi que sa ferveur catholique le rapprochent plutôt du catholique traditionnel ou du catholique social conciliateur. Bien que sa famille soit sympathisante du panisme, il ne peut pas être considéré comme paniste de souche. Par ailleurs, son long séjour à l’étranger le rapproche plus des principes du parti que sa famille même. 343 10) David (Chambre de députes). Entre gardien doctrinaire et catholique traditionnel : « Quand on parle de société, on dit toujours que la famille est le noyau de la société, et il est impossible d’avoir une famille avec deux personnes du même sexe, c’est impossible ! Et comme c’est impossible, on ne peut pas employer le mot ‘mariage’ parce que mariage et famille vont ensemble » Originaire de la ville de Mexico, titulaire d’un diplôme d’ingénieur en systèmes informatiques (Bac+5), habitant dans un quartier historiquement paniste, issu du milieu économique et social de la classe moyenne, David se présente à nous comme un paniste très engagé, très fier de son militantisme au sein du parti mais avec la particularité d’être un nouveau paniste et le premier de sa famille à s’intéresser à la politique : « Je suis allé au comité municipal, j’ai frappé à la porte et j’ai demandé à participer aux activités du parti. Le comité m’a envoyé vers Action Juvénile (AJ), qui est l’endroit parfait, pensé pour les jeunes ; je suis tombé donc sur AJ où j’ai été très bien accueilli et, tout de suite, j’ai commencé à participer au PAN ». Cela le rend difficile à placer dans l’un des nos idéaltypes. Cependant, nous verrons à partir de ses réponses qu’il pourrait bien être rangé autant avec les gardiens doctrinaires qu’avec les catholiques traditionnels. Sa famille n’a pas de passé ni de préférences marquées pour un parti politique en particulier, et cela l’éloigne de l’idéaltype du gardien doctrinaire. Toutefois son arrivée précoce au parti, à l’âge de quinze ans, et le temps qu’il a passé afin de devenir une militant actif avec des droits, trois années612 ajoutés à son parcours au sein du parti: « Je suis arrivé tout seul, sans contact […], le président et le secrétaire se sont beaucoup intéressés à moi et cela m’a encore plus motivé pour m’engager au parti […], mais je me suis vraiment rapproché du parti à dix-huit ans». Ce parcours d’être bien accueilli dès son arrivé le rapprochent encore du gardien doctrinaire. Néanmoins, comme nous le verrons, le catholicisme de sa famille et de l’école le rapproche également du catholique traditionnel : « J’ai aussi remarqué que je m’identifiais beaucoup au PAN ; je me suis immédiatement reconnu dans la doctrine humaniste paniste. C’était donc normal pour moi d’être au parti ». Son arrivée dans le milieu politique est certainement étrange mais finalement cohérente : « En 2000, j’ai fait un devoir sur le changement du pouvoir, et il y avait une partie 612 D’après David, il est arrivé au parti pour la première fois à l’âge de quinze ans, suite à une recherche pour son lycée. À partir de ce moment-là, il a commencé à s’intéresser et à s’investir. Jusqu’à l’âge de dix-huit ans il a été sympathisant ; après les examens et la formation obligatoire, il est devenu militant actif. Cette précision fait suite à une demande expresse de sa part. 344 consacrée aux partis politiques ; j’ai été obligé […] de lire et de connaître les idéologies des partis, les principes, les programmes […]. Ainsi, je me suis trouvé dans les trois partis politiques les plus importants en train de demander des renseignements […], et bon le PAN a été celui qui ressemblait le plus à ma façon de penser ». Nous observons que c’est grâce aux devoirs scolaires, fait qu’il souligne à plusieurs reprises, demandés par son école humaniste qu’il y est venu. En outre, il est a remarqué que, bien que sa famille semble apathique et peu intéressée par la politique, le fait que l’enfant ait suivi la totalité de son cursus scolaire au sein d’institutions privées et catholiques : « J’ai dit ‘peut-être qu’à l’avenir si je veux militer dans un parti, ce sera au PAN » ; tout cela laisse entrevoir une assimilation des valeurs qu’il retrouvera plus tard, à l’adolescence, au sein du PAN : « J’ai eu une formation humaniste dès la maternelle, j’ai toujours été dans des écoles privées plutôt à caractère humaniste […].C’est normal qu’après ce soit au sein du PAN que tu te sentes le mieux. J’avais par conséquent déjà un cadre d’idées, de principes et de valeurs très proche du PAN. L’école a été ainsi un facteur». Nous pouvons observer que l’expérience de David, pour le moment, reste limitée à l’intérieur du parti mais que l’école garde une rôle primordial dans son choix de militer au PAN. Tout comme l’ensemble des panistes interrogés, David maîtrise l’histoire et la doctrine du parti : « La doctrine est fondée sur l’humanisme politique en tant que doctrine philosophique, avec quatre piliers : le respect de l’individu humain, la solidarité et la subsidiarité et finalement le bien-être commun, voilà la doctrine du parti ». Notons la particularité que, lors de l’entretien, David était l’un des responsables de la formation à l’école de cadres du PAN. De plus, c’est lui qui a le mieux expliqué son parcours de formation au sein du PAN : comment un sympathisant ou militant adhérent devient un militant actif : « Dès l’adolescence, j’avais déjà le soucis d’être paniste, mais au PAN, il existe des militants adhérents et des militants actifs ; quand on devient militant actif, ça veut dire qu’on est prêt à se mêler complètement à la vie du parti, mais on peut rester toute sa vie militant adhérent […]. D’abord pour passer de militant adhérent à militant actif, il faut se présenter à l’école de cadres, passer les concours et après attendre une période de six mois pour devenir militant actif […] une période pour penser, pour réfléchir sur le fait d’être paniste avec des droits et des responsabilités […]. Mais bon, déjà quand j’étais militant adhérent, j’ai commencé à participer aux campagnes locales, ici au DF 2003. Je me suis engagé à 100% avec quelques candidats et c’est en regardant le travail politique que je me suis décidé à devenir militant actif […] ». Cet expérience racontée par David nous laisse 345 observer aussi comme la parti peut agir de façon très confessionnel, le délai d’attente est parallèle ou similaire à la logique des missions religieux. Très conservateur dans le domaine politique, il ne considère pas la démocratie comme bonne par nature, il s’interroge sur le système démocratique mais l’accepte : « Je pense que le parti a une façon de s’organiser qui n’est pas la meilleure mais c’est la meilleure qu’on connaisse […]. Le PAN est un parti démocratique où il y a les avantages et les inconvénients de cette même démocratie […]. Je pense que nous avons abusé de la démocratie, je l’ai déjà dit, cela ne veut pas dire que je suis contre la démocratie, mais nous sommes arrivés au point de débattre des sujets dont il ne faut pas débattre !». En matière d’économie, il essaie de se montrer libéral, surtout lorsque nous abordons le sujet du pétrole au Mexique : « Je suis d’accord avec les règles du marché qui montrent que, quand il existe de la concurrence, nationale ou étrangère, les résultats sont bien meilleurs […]. Il y a, là, une participation privée, il y a de la participation pour l’exploration et l’exploitation du pétrole. Je pense qu’il faut modifier la constitution pour avoir des règles claires sur une réalité qui existe déjà, je suis favorable à une modification mais avec des nuances». Il continue à se montrer toujours très conservateur et traditionaliste, ainsi il parlera encore de l’idéologie du parti : « L’idéologie est un ensemble d’idées applicables dans une période de temps (cela explique que tous les partis politiques aient des idéologies applicables dans les programmes), la doctrine est quelque chose qui ne change pas ». Observons que ce type de discours le place très proche de l’idéaltype du gardien doctrinaire. En ce qui concerne la guerre dite cristera, il considère cette époque comme une période fondamentale de l’histoire du Mexique du XXe siècle : « Je pense que le mouvement social juvénile le plus important de l’histoire du Mexique est la guerre cristera (sans nier l’importance de 2000 quand les jeunes ont joué un rôle essentiel pour le changement du système) ». David pense que malheureusement l’histoire officielle l’a oubliée ou effacée expressément : « La guerre cristera est très importante pour le pays ; malheureusement dans l’histoire nationale, les gouvernements priistes ont effacé ce chapitre, mais cette guerre a été le début de plein de choses. À mon avis, c’est un des principaux mouvements sociaux juvéniles du XXe siècle ». Avec l’alternance du pouvoir présidentiel en 2000, le mouvement cristero symbolise pour lui l’un des événements les plus importants et significatifs qui ont transformé le pays. Il faut attirer l’attention sur l’évocation du mouvement étudiant de 1968 « plus comme une légende que comme une réalité » : « Lorsqu’on entend ‘jeunes et politique’, on 346 pense automatiquement à 1968. Mais si on regarde dans le détail le mouvement étudiant de 1968, on se rend compte qu’il y a plus de légende que de réalité ». N’oublions pas que le mouvement de 1968 continue d’être un cheval de bataille pour la gauche mexicaine d’aujourd’hui. Il dit s’être documenté avant de proposer une argumentation. Tout en réaffirmant son catholicisme au cours de l’entretien, il se montre réaliste en ce qui concerne les relations entre l’État et l’Église catholique. À partir de là, il nous explique qu’il serait préférable que le Mexique devienne un pays catholique : « Au Mexique, la plupart des individus sont catholiques, mais on a toujours peur de nous définir comme tels, le Mexique a peur de se définir comme un pays catholique. C’est bizarre parce qu’on est très fier d’être un pays laïque, mais quand le pape visite le pays, tout le monde est catholique, n’est-ce pas ? […]. Je pense qu’il faut du temps au pays pour s’assumer complètement comme un pays catholique et non plus laïque, mais cela va arriver, j’en suis sûr ».Cette idée exposée par David confirme dans la voix de notre interviewé une des nos hypothèses, celle d’un secteur de la société qui continue à promouvoir l’assimilation du catholicisme comme confession d’État. David aussi considère que l’État et l’Église catholique ont les mêmes objectifs : le bien-être commun de la population : « Malheureusement au Mexique le concept de religion a été associé a une idéologie où l’État et l’Église sont obligés de se confronter, de ne pas dialoguer, de ne pas travailler ensemble, où l’État a son domaine et l’Église le sien, et je pense que c’est n’importe quoi ! [… ] L’un des sujets sociaux parmi les plus importants est l’Église ! Ou la religion si tu veux, et si la religion parle de l’être humain et de son bien-être, c’est antinaturel de les séparer (État et Églsie), les deux ont le même but : le bien-être commun ». Nous attirons l’attention sur la confusion et la clarification immédiate qu’il a faites entre le parti et l’État : « La réalité est qu’il ne faut pas avoir peur de nous définir comme un parti catholique, pardon un pays catholique ». Pourrions-nous parler alors d’une trahison de l’inconscient ? En tout cas c’est clair que pour David la religion doit participer donc à la politique et pourtant, pour lui, le Mexique deviendra à l’avenir un pays officiellement catholique. Bien que tout au long de l’entretien David ait clairement présenté ses positions, qui sont plutôt proches du secteur confessionnel du parti, lorsque nous abordons les « sujets sensibles », il nous rappelle que dans le parti, dans sa doctrine, il existe des points non négociables, comme par exemple le mariage gay : « Je suis contre ! je ne suis pas homophobe […] mais quand on parle de société, on dit toujours que la famille est le noyau de la société, 347 et il est impossible d’avoir une famille avec deux personnes du même sexe, c’est impossible ! Et comme c’est impossible, on ne peut pas employer le mot ‘mariage’ parce que mariage et famille vont ensemble […]. Rien à voir avec l’idée que deux personnes du même sexe décident d’habiter ensemble, pas de souci ! C’est une décision personnelle qu’il faut respecter, mais on ne peut pas les appeler ‘mariés’ ou ‘mariage’ parce que le mot n’est pas bien employé, et c’est une inconscience totale ! ». Notons que l’argumentation faite par David corresponde au discours de la Doctrine paniste mais également à la logique reproduite par l’Église catholique. Pour le cas de l’avortement David reste très attaché à sa Doctrine et à ses croyances : « Complètement contre ! Je pense même que c’est un sujet dont il ne faut surtout pas débattre, c’est comme demander si tu es pour tuer quelqu’un ! Et je pense que c’est une régression dans la société. Personne ! Personne n’a le droit de décider qui peut vivre et qui peut mourir ! Au DF, nous avons ce problème, l’avortement est légal sans connaître le sujet, si un jour une femme enceinte se réveille avec l’envie d’avorter, elle peut le faire ! N’importe quoi ! Je suis donc complètement opposé à ce sujet […] dans ce sens, le PAN est conservateur, on ne va jamais négocier les principes du parti ». Malheureusement pour nous, David ne va pas beaucoup argumenter son point de vue car il s’est complètement fermé à la discussion et comme lui-même signale ; ils existent des principes non négociables. Suite à ses réponses, nous pouvons dire que David, en s’identifiant fortement au parti, à son histoire, à ses principes et à sa doctrine, sa maitrise des sujets et même le fait d’appartenir à l’équipe formatrice de l’école de cadres du PAN, font de lui un individu très valorisé au sein du parti. Ce qui le situe très près de l’idéaltype du gardien doctrinaire, mais avec la particularité de ne pas appartenir à une famille de souche et de n’avoir pas un parcours universitaire en Droit; cependant sa formation au sein d’établissements privés et humanistes (catholiques) lui a permis d’acquérir et d’assimiler rapidement les valeurs proches du parti. Autrement dit, dans le cas de David, l’école a rempli la tâche qui incombe normalement aux familles dans le cas du gardien doctrinaire. Tout cela nous permet également de constater que suite aux amendements de la loi de 1992, l’éducation catholique devient réelle et puissante, qu’elle est formatrice d’une nouvelle génération de citoyens qui verrait bien une éventuelle disparition de l’État laïque en faveur d’un pays officiellement catholique. Ceci explique en même temps pourquoi et comment David se trouve à mi-chemin entre l’idéaltype du gardien doctrinaire et de celui du catholique traditionnel. Les positions qu’il a exprimées à propos des sujets tels que la guerre cristera ou encore les relations entre l’État et l’Église catholique sont assez révélatrices. Les « sujets sensibles » renforcent l’idée que nous avions de le placer à mi348 chemin entre ces deux idéaltypes. David assimile et reproduit la partie confessionnelle du parti, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il ignore la tradition libérale, il essaie surtout d’adapter la réalité du Mexique à la doctrine du pays et non l’inverse. 11) Alberto (PAN-DF). Très proche du catholique traditionnel : « Je pense que la guerre cristera n’est pas morte […] elle est devenue invisible » Issu d’une famille sympathisante du PRI, mais demeurant à Mexico dans l’un des quartiers historiquement paniste et d’un niveau socio-économique plutôt élevé, Alberto a suivi la totalité de son parcours scolaire dans des établissements privés et catholiques, dans lesquels il s’est totalement engagé dans les différentes activités organisées. Il précise que, même s’il n’a pas encore réussi à obtenir sa Licence en Sciences Politiques, il s’est déjà inscrit pour la prochaine promotion d’un Master professionnel dans la même université (Université Anahuac) ; il a donc un niveau d’étude élevé (Bac + 5). De façon étrange, le fait que son père soit priiste fait qu’il se rapproche du PAN, auquel il arrive à l’âge de dix-huit ans : « J’ai de la famille au PRI, ma mère et mon père aussi, ils m’ont récriminé de ne pas militer au PRI […]. Cela explique pourquoi je suis entré au PAN […]. Je suis allé chercher dans d’autres partis, ça semble bizarre, mais mon cœur est paniste, et cela explique mon fort militantisme dans le parti ». Sa mère s’opposait à ce qu’il fasse du militantisme politique : « Ma mère est quelqu’un qui n’accepte pas du tout mon choix de devenir politicien ». Sa famille se dit très proche du catholicisme ; Alberto se décrit lui-même comme « D’abord guadalupano613, ensuite chrétien et après catholique, dans cet ordre », selon ses propres mots. Suite à l’analyse de ses réponses, nous avons décidé de le placer près de notre idéaltype catholique traditionnaliste. Il faut dire que son côté cristero apparaît durant l’entretien, car la famille de sa mère a participé au conflit. Nous voudrions attirer enfin l’attention sur le fait qu’il fait une très bonne description de sa communauté d’expériences générationnelles ou de sa contemporanéité. Comme nous l’avons compris, c’est pour s’opposer à son père qu’il a décidé d’aller au PAN ; mais nous ne pouvons négliger son parcours scolaire ainsi que son appartenance 613 Plusieurs chercheurs ont parlé du phénomène de « guadalupanisme » dans la constitution de l’identité mexicaine. Plus que le catholicisme ou que le christianisme, c’est le « guadalupanisme » qui permet d’abord aux conquistadors espagnols et ensuite aux Mexicains indépendants de forger une identité qui reprenne la tradition judéo-chrétienne pour l’adapter au contexte indigène et préhispanique. Ce métissage à pour résultat une nouvelle idiosyncrasie mexicaine. Sans aucun doute le meilleur travail qui traite de ce phénomène est celui de Jacques LAFAYE, Quetzalcóatl et Guadalupe: la formation de la conscience nationale au Mexique (1531-1813), Paris, Gallimard, 1974, pp. 540. 349 religieuse : « Depuis toujours, j’étais le politicien du groupe à l’école élémentaire, au collège, au lycée […]. J’étais chez les JMC, Jeunes du Mouvement Chrétien, un groupe né en 1963 de la section 23 des garçons scouts, les garçons explorateurs, qui ont pour bannière la vierge de Guadalupe ». Ces deux facteurs jouent un rôle essentiel au niveau des expériences antérieures à son militantisme paniste : « Je suis entré au groupe (Scouts) quand j’avais cinq ans, j’étais là au début pour jouer, mais après je suis devenu leader d’une charrette (les charrettes sont les groupes internes aux scouts) […], d’abord leader de charrette jusqu’à devenir leader de l’escadron […]. Aujourd’hui je reste en contact avec mon escadron, on a formé une réelle fraternité, nous continuons de nous fréquenter, j’ai réussi à attirer plusieurs d’entre eux au PAN. Ils sont dans le parti, on est une équipe depuis toujours […]. Je pense donc que les garçons scouts sont aussi une école de vie, où tu apprends à devenir leader ». Alberto dit également avoir toujours été intéressé par la politique étudiante et le travail communautaire et s’y être impliqué et, même s’il n’a pas suivi un cursus scolaire dans des écoles publiques, il a commencé tôt son militantisme : « Au collège, à l’époque des élections de 2000, j’ai fait un peu de propagande pour Fox, les professeurs rigolaient à ce propos ; mais après, ils m’ont motivé à développer cet esprit politicien […]. Au lycée, je n’ai rien fait […], à l’université, j’ai repris mes activités politiques et je suis devenu président de ma promotion. Je suis devenu aussi président de l’association des étudiants de l’Université, et on a réussi à changer quelques choses. Je ne suis pas quelqu’un qui cherche à faire une révolution, je fais des choses simples mais qui sont palpables, visibles ». Tout cela l’éloignera de notre idéaltype du catholique traditionnaliste, mais les réponses qu’il nous donne nous permettent de constater un certain louvoiement entre cet idéaltype et celui du néopaniste libéral (au moins pour ce qui concerne ses expériences antérieures) : Alberto maîtrise assez bien l’histoire et la doctrine du PAN, il aime faire état de ses connaissances du parti et ce qu’il appelle le « mysticisme » : les valeurs universelles et le « bien commun » : « Cette façon d’agir a un fondement, je ne dirais pas catholique, mais plutôt universaliste, il y a des valeurs, telles que la congruence, la valeur de la vie, des valeurs qui sont dans nos principes doctrinaux, dans nos statuts politiques, des valeurs telles que le respect des différentes générations, cela explique l’idéologie, mais plus que l’idéologie, je parle du mysticisme qui dépasse les générations ». Il évoque également un parti « élitiste » et fermé mais qui a besoin de rester tel : « Quand j’étais à l’école de cadres, il y a eu un mot qui m’a fait peur, un professeur a dit ‘le PAN est un parti élitiste, il a toujours été élitiste et il faut qu’il continue à l’être, parce que sinon il deviendra un business politique’. J’ai entendu 350 un militant de la vieille garde dire ces mots, et avec le temps j’ai tout compris, parce que le PAN au début était un groupe de personnes très instruites qui cherchaient le pouvoir avec le poids de l’écriture, avec le poids des études ». En ce sens, il montre qu’il est attaché au côté confessionnel du parti. Nous pouvons également observer que pour lui, l’école de cadres est toujours d’une importance primordiale dans la formation : « (Je suis fier de) AJ, des jeunes, parce que c’est la partie du PAN qui est en train de préparer les cadres pour l’avenir, pour demain, les futurs leaders du pays ». Et, bien que nous ayons déjà observé un certain conservatisme, Alberto réaffirme cette position à partir des réponses suivantes. Il reste ainsi très proche de notre idéaltype du catholique traditionaliste. : Sur les sujets politiques, nous pouvons observer clairement sa position conservatrice, qu’il avait déjà mise en avant alors qu’il parlait des « élites » du parti, et qu’il réaffirmera à plusieurs reprises tout au long de l’entretien. Il en va de même dans le domaine de la morale lorsqu’il fait référence aux valeurs humaines et religieuses : « Dans son esprit le PAN est conservateur, mais dans la pratique nous ne sommes pas conservateurs […]. Le PAN est un parti conservateur mais dans le sens où on prend la défense des valeurs traditionnelles de la famille, on défend la vie, on défend la famille comme centre de la formation de l’individu, on croit à la famille comme centre de la société, et je pense que c’est bien d’avoir ces idées […]. Dans ce sens, oui, nous sommes conservateurs ». En revanche au niveau économique, il se montre très libéral ce qui le rapproche de notre idéaltype du paniste néolibéral : « L’attitude de quelques Mexicains qui tiennent un discours de ‘à cause de l’ALCA, on ne gagne plus autant qu’avant’ me dérange, et je réponds : ‘mais oui, mais on est dans le libre marché, et arrête de te plaindre et demande plutôt à ton gouvernement local pourquoi il ne t’aide pas à te développer, fais quelque chose d’utile et arrête de te plaindre !’. Je ne comprends pas pourquoi, s’il y a des expériences d’autres paysans qui ont du succès au niveau international, il y a toujours des personnes qui n’y arrivent pas et qui ne font que pleurer, je pense que c’est parce qu’il est plus facile de se plaindre et de demander des allocations et des aides que d’aller travailler, mais aujourd’hui ce schéma n’est plus possible ». Toutefois au fil du discours, nous constatons qu’il évolue pour devenir d’avantage un libéral plutôt modéré. Il se rapproche à nouveau du catholicisme mais cette fois-ci du catholique conciliateur : « Action Nationale est le parti (tout au moins sur le papier et dans l’histoire et la doctrine mais aussi dans ses traditions), qui tient le plus compte des valeurs familiales, des valeurs humaines, fondamentales et universelles ». Nous pourrions avancer que cela peut s’expliquer par l’influence de son père et sa famille priiste et catholique à la fois. 351 Lorsque nous abordons le sujet de la guerre cristera, il affirme que celle-ci continue, qu’elle existe toujours, et que le sujet est d’actualité : « Je pense que la guerre cristera n’est pas morte, il existe des groupes tels que le JMC où j’étais, qui sont des anciens cristeros (ou plutôt le groupe a été fondé par des cristeros), par les Yunques614 ; je pense que la guerre existe donc toujours, mais à partir des années 1990 avec les réformes, elle est devenue invisible ». Alberto se dit lui-même dans la tradition cristera615, mais si nous posons la question directement il l’élude, il va d’abord minimiser le sujet mais ensuite il reconnaîtra l’importance de l’épisode pour l’histoire du pays : « Écoute la guerre cristera, est un sujet délicat mais qui est très intéressant parce qu’il faut se rappeler qu’au moment de cette guerre, la plupart des Mexicains étaient catholiques, mais parallèlement à elle, il y a eu pas mal de conflits ». Il considère finalement que l’État a commis une grosse erreur avec la guerre cristera : « Bien évidement, avec la guerre cristera, le gouvernement a touché un sujet très délicat parce que l’Église a beaucoup de pouvoir social et économique ; elle avait les moyens de se défendre […]. Et à ce moment de l’histoire, les socialistes de l’époque, les marxistes purs, demandaient l’abolition de l’Église, parce que pour eux, elle gênait le progrès du pays, un mensonge énorme à mon avis ». Cette argumentation le rapproche du catholique traditionnaliste. Bien qu’il revendique son guadalupanisme, il pense également que le catholicisme ne pourra jamais devenir une religion d’État au Mexique, il demande que soit acceptée l’importance de la religion catholique pour le pays, dans son histoire et dans sa culture : « C’était vraiment n’importe quoi de dire que l’Église n’avait pas de participation politique, parce que la participation existait depuis toujours, depuis la Chaire de l’église, on peut faire de la politique, c’est un endroit merveilleux pour en faire ». Alberto fait aussi une distinction, 614 Plusieurs auteurs ont travaillé sur les sociétés sécrètes au sein du PAN, tels que le « Yunque », « Los Tecos » ou « La Orquesta ». Ces groupes, apparus au fil des années 1930-1950 sont décrits comme des organisations d’extrême droite d’origine « cristero », engagées dans un courant catholique. Aujourd’hui ces organisations sont assez présentes dans les régions telles que Jalisco, Guanajuato et même Mexico. Toutefois leur « caractère » secret permet difficilement de bien les situer et de les observer. Cf. GONZÁLEZ Fernando, « Sociedades reservadas: católicas y democracia », in BARTRA Roger (Comp.), Gobierno, derecha moderna y democracia en México, México, Herder, 2009, pp. 131-71. Cf. DELGADO Alvaro, El Yunque. La ultraderecha en el poder, México, Plaza y Janes, 2003, 116 p. Cf. HERNÁNDEZ Y GARCÍA LEÓN Hector, El movimiento sinarquista y el giro a la derecha de la revolución mexicana, Ponence ICA 54, Vienne 17 juillet 2012. 615 Pendant le test de connaissances des personnages historiques du PAN, Alberto a fait un commentaire assez significatif à notre avis : « Il n’y a pas toutes les figures historiques et toutes ne sont pas des figures historiques dans ta liste […] il manque quelques leaders, par exemple ceux de Jalisco, État où s’est déroulée la guerre ‘cristera’ ». Je lui ai demandé de citer des noms et il m’a répondu : « ce n’est pas grave, c’est simplement parce que je viens d’une famille cristera du côté de ma mère ». 352 qui parfois s’estompe, entre religion et Église, mais une différence encore plus marquée entre l’Église et ses ministres : « Le problème au Mexique […], est qu’il est commun de confondre la religion avec les leaders religieux, avec les personnes qui dirigent les Églises, et il faut savoir que ce sont des êtres humains, pas des Dieux » ; cette distinction n’apparaît pas toujours dans des autres entretiens. Ainsi argumente-t-il son soutien à la séparation de l’État et de l’Église catholique : « Les réformes de 1992 montrent le niveau de maturité que nous avons, ce sont des réformes pensées pour le bien-être de la société qui demandait la reconnaissance politique de l’Église, et voilà donc que nous sommes plus mûrs, plus équitables ». Cela aurait pu l’éloigner de l’idéaltype du catholique traditionaliste : « Je pense que la religion doit être un pilier fondamental dans la vie de n’importe quel être humain, d’après moi ; je suis catholique, je suis un fanatique de Dieu, je crois beaucoup en lui ». Cependant à la fin de son discours (et en avançant son avis sur l’un des « sujets sensibles »), il rappelle que la conduite politique, sociale et morale doit être guidée par les valeurs personnelles, dans son cas les valeurs catholiques : « Je pense qu’il faut séparer les croyances religieuses du travail politique, mais cela ne signifie pas nier les valeurs de chacun. Si je prends la défense de la vie contre l’avortement, je ne parle pas en tant que catholique, je parle en tant que citoyen qui défend la vie, ici et n’importe où, et je pense qu’il faut défendre la vie et donc je vais la défendre par conviction ! ». Observons donc qu’Alberto se trouve à toute proximité des secteurs religieux et confessionnels du parti et que pourtant il peut se trouver très proche de nos idéaltypes de catholique traditionnel ou catholique conciliateur. Par rapport aux « sujets sensibles », Alberto montre à quel point il est proche de l’idéaltype du catholique traditionnel, quand nous abordons le sujet du mariage gay : « Écoute, je ne suis pas pour ou contre, mais le mariage entre deux personnes du même sexe, n’est pas possible, parce que le mariage est un fondement catholique. La cohabitation de deux personnes du même sexe est possible, il peut exister de l’amour entre deux personnes du même sexe, oui, il y a des sentiments, tels que l’amour d’un père pour son fils […]. Je ne peux pas critiquer les homosexuels parce que je ne les connais pas, et en tout cas, on ne peut pas les juger sans les connaître […]. Mais pour reprendre, le mariage entre homosexuels, non, je ne peux pas dire oui, mais plutôt parce qu’il est impossible, parce que la loi de Dieu dit que le mariage est entre un homme et une femme avec la finalité de se reproduire et de former une famille et de reproduire des valeurs familiales ; il est impossible pour deux personnes d’un même sexe […]. Il faut défendre les droits des personnes qui décident de partager leurs vies […], c’est ton droit, mais le mariage entre des personnes d’un même sexe, non ! Je le répète, 353 ce n’est pas possible ! ». Observons, qu’à partir d’une argumentation plutôt religieuse il refuse fermement le mariage gay et il avance même des accusations ou des préjugés, qu’il essaie pourtant d’éviter pour commencer ; Nous passons au sujet de l’avortement et Alberto continuera à montrer sa posture assez radicale sur les « sujets sensibles : « L’avortement est le plus grand des crimes de l’humanité ! L’avortement est un crime économique, un crime absurde et terrible […]. Je pense que l’avortement est comparable à tuer un handicapé, un aveugle, un sourd-muet, c’est une moquerie à la dignité humaine ! Pourquoi ? D’abord parce qu’il s’agit d’un être humain, c’est ton fils, et je pense qu’en tant qu’être humain, il faut défendre les êtres humains, et le fœtus est un être humain, dès le moment de la conception parce que le sperme est une partie de l’être humain, et personne ne peut le nier, et c’est la même chose pour l’ovule, donc au moment de la gestation, il y a déjà un être humain complet […]. Je suis d’accord avec l’idée que les femmes décident par rapport à leurs corps, c'est-àdire l’utilisation des méthodes de contraception, pour cela les femmes sont libres de choisir si elles utilisent ou non ces méthodes […]. Mais il faut aussi voir ce qu’il y a et ce qu’il n’y a pas derrière le sujet de l’avortement ; il est aussi un business ! Pour le pratiquer, il faut prendre des médicaments assez chers qui enrichissent quelques laboratoires […]. L’avortement est donc une farce, c’est un crime, et n’importe quoi ! ». Nous pouvons voir qu’il en appelle aux valeurs humaines mais aussi aux lois de Dieu. Il élabore ainsi son discours à partir de ses croyances religieuses. À partir des réponses obtenues, nous pouvons avancer qu’Alberto reste très proche du catholique traditionnel ; son parcours scolaire ainsi que son passage à l’école de cadres l’ont profondément marqué. Bien que dans sa famille son père soit priiste, il le confronte et décide de se rapprocher de la tradition maternelle, qui a un passé cristero. Ses valeurs et croyances en matière de politique et de morale semblent en accord avec la logique du catholique traditionnel, toutefois dans le domaine économique, il se rapproche d’avantage du catholique conciliateur (ou de ce qui reste de la vision catholique). Il semble aussi intéressant de noter sa volonté de maintenir la séparation de l’État et de l’Église, logique plutôt proche du néopaniste libéral. Cependant, lorsqu’il s’agit des « sujets sensibles », nous constatons son retour vers le discours religieux et son rapprochement, à nouveau, de l’idéaltype du catholique traditionnel. 354 12) Eduardo (Ministère de l’Économie). Catholique traditionaliste : « Je suis catholique, je crois en la religion catholique comme dogme religieux mais je suis très critique envers l’Église en tant qu’institution » Il s’agit de l’une des personnes que nous avons interrogées qui est la plus proche de l’idéaltype du catholique traditionaliste ou « cristero déshérité ». Originaire de l’un des quartiers les plus populaires et les moins favorisés de la banlieue de la ville de Mexico616, titulaire d’une Licence en Sciences Politiques et Administration Publique (Bac +5) de l’UNAM, issu d’une famille originaire de Jalisco émigrée à Mexico, qui garde toujours un contact étroit avec la campagne et ses racines et qui ne cache pas son passé cristero, donc son attachement à la religion catholique. Ses parents sont la première génération à habiter à Mexico, ils ont un niveau éducatif plutôt moyen (collège et brevet). Ainsi, la famille se trouve plutôt dans le secteur socio-économique de la classe basse : « Mes parents sont commerçants dans le quartier et ils connaissent beaucoup de politiciens du PRI et du PRD et je les ai trouvés très hypocrites. Je me suis dès lors rapproché du PAN par rapport aux valeurs et à l’idéologie du parti » ; cela explique, en partie, le parcours scolaire d’Eduardo, qui s’est toujours déroulé dans des établissements publics. Malgré tout, la famille a toujours montré de l’intérêt et s’est toujours informée de la vie communale du quartier ; elle sympathise aussi avec le PAN mais sans militer ce qui peut expliquer l’arrivée assez tardive d’Eduardo au PAN, à l’âge de vingt-deux ans, et seul : « Je suis arrivé au PAN par moi-même, personne ne m’a invité, je suis arrivé tout seul […]. Je suis entré tout seul au parti en frappant aux portes ». Attestons donc qu’Eduardo est un nouveau paniste loin de notre idéaltype du gardien doctrinaire. Eduardo nous explique que, bien que sa famille reste éloignée de toute participation politique, elle a toujours été informée ; elle s’est plutôt engagée aux côtés des activités communautaires du quartier : « Quand j’étais à l’école élémentaire, mon père a été nommé président de l’association des parents d’élèves. À l’époque, l’école était plutôt défavorisée et 616 Né à Nezahualcoyotl, quartier assez populaire de la banlieue de Mexico, aujourd’hui Eduardo habite à Los Reyes La Paz, un quartier encore plus populaire et moins favorisé. Plusieurs études ont montré que ces endroits situés dans la banlieue demeurent des bidonvilles susceptibles de faire partie d’un certain clientélisme des partis comme le PRI et le PRD. Le PAN continue à avoir une présence toujours marginale dans ce secteur de la ville. Eduardo dit à ce propos : « Pour moi qui habite dans une enclave perrediste, un quartier où le PRD gagne toujours et gagne tout, quand je dis que je suis paniste, tout le monde se moque de moi, tout le monde dit ‘t’es personne !’, ‘ici vous n’êtes pas le bienvenu !’. Dans mon quartier, on est en train de construire les bases pour un parti inexistant à cet endroit, mais où il faut assumer ces limites comme une opportunité parce que nous sommes sur un terrain fertile, mais pour avoir des résultats, il faut encore beaucoup travailler ». 355 il s’est vraiment engagé pour changer les choses. J’insiste sur le fait que mes parents ne sont militants d’aucun parti politique, mais ils ont toujours été très engagés envers l’activité communale […]. Même s’ils n’ont pas fait d’études supérieures, ils lisent et s’informent beaucoup ». Ce qui l’a motivé à, tout d’abord s’informer, pour ensuite faire de la politique. Ainsi ses expériences antérieures passent par l’information et même par la connaissance des autres partis avant son arrivée au PAN : « Il faut dire que j’avais connu auparavant quelques panistes, mais aussi quelques priistes et quelques perredistes, et j’étais plus à l’aise chez les panistes. Chez les priistes et les perredistes, j’avais la sensation de ne pas être au bon endroit ». Nous pourrions dire que, malgré tout, sa famille l’a encouragé à faire de la politique. Sa maîtrise de l’histoire et de la doctrine du parti n’est pas parfaite mais il arrive à les avoir à l’esprit dans leur ensemble. Cependant, nous observons à plusieurs reprises l’idée du bien-être commun, qui rapproche panisme et catholicisme. Eduardo sait aussi qu’il existe des sujets auxquels il ne faut pas faire allusion. Nous voudrions attirer l’attention sur le fait qu’il a donné une place importante dans son récit au personnage de Lucas Alamán, considéré comme le père de la pensée conservatrice du Mexique617 : « Lucas Alamán, bien qu’il ait été considéré comme le grand leader des conservateurs du XIXe siècle, la réalité est qu’il avait toujours une opinion et un projet pour le pays. L’histoire officielle l’oublie expressément parce qu’il n’est pas dans le camp des vainqueurs ; c’est un personnage qui avait une lecture parfaite de la période historique dans laquelle il a vécu […]. Il est l’autre Mexique du XIXe siècle qui subsiste encore aujourd’hui et que tout le monde nie, mais qui est très présent ». Dans le domaine politique Eduardo se considère comme un libéral mais ses réponses prouvent qu’il est assez fermé sur le sujet ; en matière d’économie, il revendique le fait d’être libéral mais à partir de ses réponses, nous sommes en mesure de dire qu’il est plutôt un libéral modéré : « Nous sommes très libéraux en tenant compte des valeurs du parti […]. Les grands sujets de discussion du pays, ceux du changement de système économique, du changement de système politique, et d’autres, ont été promus par le PAN, et d’après moi, cela n’est pas une attitude conservatrice ». Voire même protectionniste. Enfin, dans le domaine de la moralité il demeure conservateur : « Je suis dans la période de relecture des principes et de la doctrine, et cela donne beaucoup à réfléchir, pour la formation personnelle […].En plus, l’école de 617 Cf. la première partie de la présente étude : Chapitre 1, Section I. C. 3) Du libéralisme centraliste à Lucas Alamán, les conservateurs et l’élaboration d’une idéologie. 356 cadres est très formatrice. Je pense donc que le PAN m’a beaucoup aidé à grandir […], je garde les valeurs qui me rappellent toujours qui je suis». Observons qu’Eduardo se place parfaitement dans le parti, où a trouvé un cadre de valeurs qu’il connaissait déjà dans sa famille. Comme nous l’avons déjà dit, Eduardo appartient à une famille cristera, des participants à la guerre des années 1930 : « Je pense que c’est une histoire très tragique où l’Église a trahi ses croyants, une guerre inutile parce que le gouvernement a heurté expressément l’Église pour montrer son pouvoir. En fait, la guerre a eu lieu entre les leaders politiques de l’époque et les leaders catholiques et non entre l’État et l’Église, comme tout le monde le pense ; les leaders de chaque côté se sont confrontés en utilisant les croyants comme soldats. Je suis très critique envers l’Église catholique dans cet épisode de l’histoire ! ». Observons que dans la mesure que la guerre cristera a été vécu par sa famille cela lui permet d’avoir un avis plus significatif que le reste des personnes que nous avons interrogées, plus significatif dans la mesure où ce qu’il explique c’est un peu son histoire personnelle, l’histoire de sa famille, et non l’histoire reproduite par le parti et par l’histoire officielle : « Mes parents viennent de Jalisco, de la zone de Los Altos de Jalisco, la zone où a eu lieu la guerre cristera, mes grands-parents et mes arrière-grands-parents ont combattu pendant cette guerre aux côté des cristeros. Nous avons ainsi des valeurs catholiques très fortes, nous sommes dans la tradition chrétienne-catholique-mexicaine qui remonte au début du XIXe siècle. Cela explique aussi mon engagement envers le PAN et mon désir de devenir un homme politique. Je ne suis pas de ceux qui vivent de la politique mais de ceux qui vivent pour elle ! » C’est son histoire propre, transmise par ses parents et ses grands-parents ayant participé au conflit. En ce sens il développe un avis assez critique et attribue des responsabilités aux deux acteurs. Il attire par ailleurs notre attention sur la méfiance qu’il éprouve à l’égard de l’Église catholique. Au moment de traiter du sujet de la religion nous constatons qu’Eduardo est très strict ; son discours déjà très sérieux devient encore plus formel : « Je suis catholique engagé, pratiquant, mais être catholique ne m’empêche pas d’être aussi critique envers ma religion ». Il est très intéressant d’observer que bien qu’il soit très engagé sur le plan de la religion, il garde parallèlement un esprit très critique envers l’Église catholique : « Je pense qu’elle (l’Église catholique) est en grande mesure l’une des coupables des injustices du pays, la religion est coupable de l’ignorance des individus dans nombre d’endroits du pays. Mais 357 comme je te l’ai dit, je suis catholique, je crois en la religion catholique comme dogme religieux mais je suis très critique envers l’Église en tant qu’institution parce que l’Église est faite d’hommes et tous les hommes commettent des erreurs. Par contre, je me sens proche de la religion catholique en tant que dogme religieux ; j’en suis convaincu parce que j’ai été élevé ainsi et d’après moi le catholicisme est la meilleure des religions malgré l’Église catholique ». Ce type de réflexion le rapproche justement de l’idéaltype du catholique traditionaliste ou cristero déshérité, il fait la différence entre le domaine spirituel et le domaine terrestre, le domaine des hommes ; tout cela nous laisse voir son attachement, non exprimé, au principe de la séparation de l’État et de l’Église : « Je pense que, comme je l’ai déjà dit, l’Église a été créée par des hommes [...]. (Mais) Entre rendre à César ce qui appartient à César et se prononcer, il faut que le changement soit souple ». De façon étonnante, lorsque nous avons abordé les « sujets sensibles », il a commencé son argumentation en défendant les droits et les libertés des homosexuels puis, ensuite son discours a changé et il a rejeté complètement l’homosexualité : « (Les homosexuels) Ce sont des êtres humains au-delà de leur préférence sexuelle, ils sont donc libres de faire comme ils veulent, mais on ne peut pas parler de mariage ! Parce qu’il n’est pas possible d’avoir une famille normale avec deux personnes du même sexe, une famille comme tout le monde la connaît ; une famille avec deux pères, par exemple, ferait du bruit dans la société […]. J’insiste sur le fait que je respecte les gays, je respecte les homos, à condition qu’ils restent de leur côté, qu’ils ne s’approchent pas trop, ils sont libres de faire ce qu’ils veulent, ils ont des droits, mais dès qu’ils parlent de sujets tels que la famille […] je change d’opinion, je n’accepte pas cela ». Observons qu’il développe même un sentiment d’homophobie quand il demande que les homosexuelles « restent de leur coté » ; enfin, il exprime un rejet total du mariage gay. Au sujet de l’avortement, il dit l’accepter comme une circonstance exceptionnelle : « Je suis pour dans le cas d’un viol et quand la vie de la mère est en danger, c’est tout ! Avorter pour avorter, pour rigoler, non ! Je suis pour la vie dès sa conception, c’est tout ! ». Malheureusement il n’argumente pas d’avantage son avis et se ferme à toute discussion. Le cas d’Eduardo reste l’un des plus significatifs dans un parti qui se dit de classes, mais aussi parce qu’il représente assez bien l’idéaltype du catholique traditionaliste. Nous ne pourrions affirmer qu’il le représente parfaitement mais à partir des réponses qu’il nous apporte, nous pouvons observer combien il se rapproche de notre modèle abstrait. Eduardo se 358 trouve dans le secteur le plus conservateur du panisme, même s’il essaie de se montrer ouvert et tolérant. Nous notons chez lui cette idée de ne pas faire bouger les choses (à savoir sa pensée conservatrice), mais également sa méfiance envers des instituions telles que les autres partis politiques et même l’Église catholique. Cela s’explique, en partie, par sa position dans la société mexicaine ; il ne faut pas oublier qu’il appartient à une couche basse de celle-ci et qu’il habite dans un quartier défavorisé. D’autre part, le fait qu’il soit issu d’une famille cristera nous permet de constater son attachement aux valeurs à la fois catholiques et panistes, toutefois son désenchantement et sa rancœur envers l’Église catholique sont à relever. Enfin, bien qu’il ne pense pas possible, dans un proche avenir, que le catholicisme devienne la religion officielle du pays, il reste attaché au principe de séparation de l’État et de l’Église, ce qui l’éloigne de notre idéaltype. En revanche, suite aux réponses données à propos des « sujets sensibles », nous le voyons revenir très près du catholique traditionnaliste ou du « cristero déshérité ». N’oublions pas que les idéaltypes sont seulement des guides qui aident à la recherche et à l’analyse de la présente étude. 13) Rodrigo (Ministère des Affaires étrangers) Entre catholique traditionnel et néopaniste pragmatique : « L’Église peut et doit se prononcer sur des affaires politiques, ensuite c’est à chacun de savoir si on adhère ou pas à l’avis de l’Église » Le cas de Rodrigo attire notre attention car il se trouve à mi-chemin entre notre idéaltype du catholique traditionnel et de celui du néopaniste pragmatique. Originaire d’un des quartiers les moins favorisés de la banlieue de Mexico, titulaire d’une Licence en Relations Internationales de l’UNAM, tout son parcours scolaire s’est déroulé dans des écoles publiques. Sa famille a de faibles revenus et à son entrée en politique il est devenu le soutien principal de la maison. Rodrigo a deux traditions familiales qui parfois s’opposent : d’un côté sa famille maternelle qui est attachée au système priiste, qui est même militante du PRI : « Du côté de ma mère, la famille est priiste, mon grand-père a travaillé dans différents gouvernements priistes de la région, et pour eux, il était normal d’aller aux manifestations et meetings pour soutenir le PRI ». Observons que la famille montre son côté pragmatique et développe une logique de clientélisme éloigné de toute idéologie ; d’un autre, sa famille paternelle, plutôt paniste : « Il y a aussi le côté de mon père, mon grand-père qui parlait de politique, je me souviens qu’il parlait plutôt avec mon père et mes oncles, mais j’étais là et j’écoutais tout […]. Je me souviens qu’il parlait de Maquio, pour mon grand-père Maquio était quelqu’un de formidable, c’était un héros, je me souviens que je ne savais pas qui était 359 ce Maquio, mais j’imaginais quelqu’un de très important ».Et nous verrons plus tard que dans sa famille paternelle il y a quelques anciens combattants de la guerre cristera. Ainsi, au début, cette double tradition sèmera la confusion dans l’esprit de Rodrigo, et finalement il décidera de s’engager au PAN. À mesure que nous progressons dans l’entretien, nous constatons que du pragmatisme initial, Rodrigo se rapproche de plus en plus de l’idéaltype du catholique traditionnel, sans toutefois complètement le mettre de côté ; ceci pourrait expliquer son arrivée un peu tardive en politique. Parallèlement à cette histoire familiale nous devons ajouter que c’est l’école de cadres qui a joué un rôle important dans son engagement. « J’adore l’AJ, je pense que c’est une excellente école de cadres, un excellent espace de socialisation des jeunes, une école très bien organisée, avec des parcours qui donnent une formation dans tous les sens […]. Je pense qu’il faut potentialiser l’école de cadres pour la rendre accessible à plus de jeunes dans le pays ». Nous observerons dès lors que, bien que la branche maternelle de sa famille le décourage tout d’abord de faire de la politique et l’incite plutôt à être pragmatique et clientéliste : « Je pense que la famille de ma mère a une idée incorrecte de la politique, ou tout au moins du PAN, ainsi, au début ils me disaient ‘tu perds ton temps au PAN, si tu veux avoir un boulot, c’est mieux d’aller au PRI’. Je viens d’une famille très pauvre, dans un quartier où il est normal d’être priiste pour avoir des tickets-resto pour payer les tortillas […]. En fait, ils ont beaucoup fait pression pour essayer de me faire quitter la politique […]. Mais maintenant qu’ils voient que je deviens candidat adjoint à la mairie, que je suis représentant du PAN dans la région et que je commence à avoir des revenus, maintenant toute la famille me soutient ». Rodrigo décide de suivre la tradition paternelle paniste. Ainsi ses expériences ne semblent pas être nombreuses, en revanche elles sont intenses et vont l’attirer vers le parti : les souvenirs de discours tenus par son grand-père, l’impact de la première assemblée paniste à laquelle il a participée : «J’ai un oncle qui est militant actif dans le Michoacán, il est leader là-bas. Il m’a invité à participer à une assemblée juvénile dans le Michoacán, où j’ai été très touché de voir le nombre de jeunes qu’il y avait […]. Je me rappelle que, le soir avant l’assemblée, il y avait plein de jeunes très actifs dans les rues, en train de débattre, de parler, de discuter […] et pendant l’assemblée même les discussions et les débats m’ont montré qu’il n’est pas nécessaire d’être un adulte pour participer à la politique […]. À l’université, durant la première année, on nous a fait visiter la chambre des députés […]. Et dès le moment où je suis entré au Congrès, j’ai ressenti quelque chose, je ne peux pas l’expliquer mais c’était comme un appel, il y avait quelque chose qui m’attirait 360 beaucoup dans cet endroit […]. au point qu’une fois rentré chez moi, je me suis précipité sur Internet pour explorer les partis politiques, bien entendu surtout le PAN […]. Je pense que ma visite à la Chambre a marqué ma vie ». Ainsi son passage par l’école de cadres et une visite au Congrès mexicain. Il faut ajouter que le fait qu’il connaisse des personnalités a une importance sur sa décision. Enfin, nous voudrions attirer l’attention sur la description de sa communauté d’expérience générationnelle : Vicente Fox est un phénomène dans tous les sens du terme […]. Il est l’alternance ! Pour nous les panistes, il est le ‘leader total’ […].Fox est comme n’importe quel Mexicain : il parle le langage courant de la rue, il connaît les mœurs et traditions de la population […].Fox est le leader que le Mexique attendait depuis longtemps ». Pareil que la grande partie des panistes interviewés, le phénomène Fox a un lien direct avec l’engagement et le moment où ils décident de le faire. Malgré sa formation à l’école de cadres du PAN, Rodrigo ne maîtrise pas complètement ni l’idéologie ni la doctrine paniste, du moins dans le discours : « Le PAN est un outil de transformation, un outil pour aider le pays […]. Le PAN est donc une philosophie de la vie […].Le point de départ est l’individu et à partir de cela, le PAN base ses politiques et ses décisions ». Toutefois au fil de l’entretien, nous constatons qu’il s’approprie la doctrine et les principes du parti, surtout en ce qui concerne la doctrine sociale chrétienne au niveau international : « Je me suis beaucoup investi dans le domaine international du PAN, mais surtout dans le domaine de la doctrine sociale-chrétienne. À l’université, j’ai étudié les Relations Internationales. À l’université on apprend la vieille école, l’école du PRI, celle de la diplomatie à l’ancienne […] et quand j’ai connu la doctrine sociale-chrétienne, j’ai découvert qu’il y avait une autre façon de faire de la politique internationale sans trahir les principes nationalistes classiques etc. ». Observons que Rodrigo explique la façon comme était conçu la politique intérieure pendant la période de parti hégémonique, à savoir le clivage nationaliste au centre de tout. Dans le domaine de la politique il est conservateur, mais il pense que la gauche est aussi conservatrice dans plusieurs secteurs : « Il y a des principes de la gauche que je trouve vraiment intéressants, mais je ne suis quand même pas un gauchiste, je suis plutôt au centre et géopolitiquement parlant, je suis de centre-droit […]. Au PAN, il y a des personnes à droite, au centre et certains sont à gauche […]. Mais au PAN, on est plutôt dans le centre humaniste ». Dans le domaine économique, il revendique un libéralisme modéré et milite pour les certains valeurs nationalistes : « Je pars du fait que le Mexique n’a pas un projet de 361 nation, un projet clair qui nous permette d’observer vers où on peut aller […]. Je suis de l’avis de laisser les entreprises nationales et étrangères participer dans des domaines tels que l’exploitation des ressources naturelles dans le but de combattre la pauvreté. Il faudrait instaurer des principes pour avoir tout le bénéfice du côté de la population et pas seulement des entreprises et du gouvernement ».Ainsi nous pouvons avancer qu’il évolue entre l’idéaltype du néopaniste pragmatique et celui du catholique traditionnaliste : Sur le sujet de la guerre cristera, Rodrigo attire notre attention sur le fait qu’il appartient à une famille au passé cristero : « Je ne le connais pas profondément, mais ça m’intéresse parce que ma famille a été cristera […]. Je préfère ne pas approfondir sur le sujet parce que je n’ai pas tous les éléments pour en parler, je ne connais que le contexte, qui était marqué par l’intolérance religieuse du gouvernement envers l’Église catholique ». Observons cependant qu’il se limite à culpabiliser l’État pour avoir été intolérant, sans développer aucune analyse : « Ce que je peux déjà dire, c’est que le gouvernement a commis une grosse erreur en essayant de limiter la liberté de culte ». Il préfère se cacher derrière le manque d’information et le fait que l’épisode soit tabou pour l’histoire officielle : « Il faut dire aussi que le sujet est tabou dans l’enseignement de l’histoire du Mexique dans les écoles ». Cependant, nous pourrions avancer l’idée d’une autocensure. Il nous est alors difficile de situer Rodrigo ; heureusement les réponses qu’il fournit concernant la religion laissent entrevoir la trame que nous pourrions suivre : Rodrigo ne cache jamais son appartenance religieuse, sa foi et sa pratique du catholicisme. Lorsque nous abordons le sujet de la religion, il assume son importance dans sa vie privée mais pas l’importante qu’a celle-ci au sein du pays : « La religion est très importante dans la vie de chaque individu ; par exemple pour moi, il est impossible de séparer ma religion de ma vie, la politique incluse […], aujourd’hui, plus de 90% de la population est catholique dans le pays, donc c’est normal que les religieux parlent de politique,». Bien qu’il ne le dise pas clairement, Rodrigo considère aussi que les relations entre l’État et l’Église catholique peuvent être cordiale. Conscient de la situation, il s’éloigne de l’idéaltype du catholique traditionnel pour se rapprocher d’avantage du néopaniste pragmatique, notamment sur les sujets desquels le parti, ou lui-même, peuvent tirer profit : « L’Église ne peut que s’exprimer […]. Ensuite, si les politiciens profitent des paroles prononcées par l’Église pour se promouvoir, cela c’est une autre affaire ! [...] Mais l’Église peut et doit se prononcer sur des affaires politiques ; c’est à chacun de savoir si on adhère ou 362 pas à l’avis de l’Église ». Un discours assez libéral que cependant nous avançons cache un vrai discours engage envers le catholicisme À propos des « sujets sensibles », nous notons un discours plutôt pragmatique mais qui ne s’oppose pas à ses croyances ni à ses valeurs religieuses et partisanes. « Moi, Rodrigo, je suis contre le mariage des personnes du même sexe […]. Après, concernant les préférences sexuelles de chaque individu, je respecte le droit d’avoir une orientation sexuelle différente de la mienne […]. J’ai des amis et des amies homos, et ils sont chouettes, mais je ne peux pas être pour leur mariage, dans le sens juridique du mot ‘mariage’ ; je ne peux pas être d’accord parce que je ne peux pas dire si l’homosexualité est une chose bonne ou mauvaise pour quelqu’un… mais je pense que l’homosexualité n’est pas normale, autrement dit, l’homosexualité n’est pas naturelle, il n’y a pas de chiens ou de chats homos, par exemple ! » Comme la grande majorité des paniste Rodrigo fait appel au discours juridique pour développer son argumentation que finisse malgré tout avec un approchement à la vision de l’Église catholique. Par rapport à l’avortement : « Je suis complètement contre, je suis un radical sur ce sujet […]. Écoute, on sait qu’il y a un individu qui n’est pas encore né et qui n’a pas les moyens de se défendre, il ne peut pas dire ‘excuse-moi, je ne veux pas mourir’. Pour moi, le respect de la vie est fondamental depuis le moment de la conception jusqu’à celui de la mort. Je suis donc radical, je ne peux pas être pour le crime, c’est très irresponsable d’être pour, en plus c’est très égoïste ». Néanmoins il se dit radical et inébranlable sur ses positions ; il préfère donc développer les sujets avec la logique d’un catholique traditionnel. Ainsi, nous remarquons que Rodrigo se déplace entre l’idéaltype du néopaniste pragmatique et celui du catholique traditionnel ; le fait de se trouver au milieu de deux familles qui semblent être complètement opposées et avoir des avis divergents nous montre à quel point l’individu à dû s’adapter. Il essaie de se montrer tolérant tout en restant conservateur sur certains sujets. Il a bien assimilé la doctrine paniste à laquelle il s’attache aujourd’hui. Toutefois nous constatons chez lui son habilité à éluder quelques sujets pour lesquels il ne veut pas se compromettre en apportant son seul avis (cela le rapproche du pragmatisme et l’éloigne de la doctrine, par exemple lorsqu’il traite du sujet de la religion et qu’il tente de respecter la doctrine). Il se montre dès lors réaliste quant à l’impossibilité d’avoir un Mexique catholique officiel ; ce qui ne signifie pas une incapacité à trouver des accords entre les deux instances. Ainsi, nous plaçons Rodrigo à mi-chemin entre le néopaniste 363 pragmatique et le catholique traditionnel, ce qui peut sembler contradictoire mais qui est effectivement possible dans son cas, et pour le parti en soi. SECTION IV : LE PRAGMATISME Pour terminer cette partie nous allons nous attacher à une section de jeunes pragmatiques qui arrivent au PAN. Nous pourrons observer que les catégories ne fonctionnent pas forcément mais elles aident du moins à guider la recherche dans un premier temps. Cela explique et justifie aussi notre appel à bâtir des idéaltypes. 14) Marcela (Institut National d’Éducation pour les Adultes). Proche du néopaniste pragmatique : « Malheureusement, aujourd’hui il y a le boom des droits des homos, mais je pense que ce n’est pas le bon moment » Titulaire d’une Licence en Odontologie (Bac+5), originaire de la ville de Monterrey618, issue d’une famille de classe moyenne toujours sympathisante du PAN mais sans jamais militer ni adhérer. Sa famille est catholique pratiquante et très attachée à sa foi, elle dit ne pas avoir de liens avec la politique toutefois le père a travaillé pour l’administration locale et il a dû militer au PRI : « Mon père a fait parti d’un gouvernement du PRI, il a été fonctionnaire public dans un gouvernement du PRI ». C’est sa sœur, qui invitera Marcela au PAN : « D’abord, c’était ma sœur […]. Ensuite, elle m’a invitée à participer aux réunions des jeunes […]. À partir de ces réunions, je me suis impliquée de plus en plus ». Ainsi sa sœur est le premier membre de la famille à devenir paniste officiellement et Marcela la seconde. Notre interviewée reconnaît sa quasi nulle expérience en politique avant son arrivée au PAN : « Je ne m’étais jamais intéressée à la politique, j’avais une vie plutôt normale, et en fait je détestais la politique » ; cela explique que sa venue au parti peut sembler tardive si nous la comparons à celle des autres leaders auprès desquels nous avons réalisé notre enquête (vingt ans), même si elle souligne à plusieurs reprises sa sympathie pour le parti depuis toujours. Elle a suivi la totalité de son parcours scolaire dans des écoles publiques, depuis la maternelle jusqu’à l’Université Autonome de Nuevo León, mais étant toujours dans une situation sociale très confortable comme elle-même décrive : « Quand j’étais étudiante à l’université, ma vie allait très bien, tout semblait résolu, mais j’étais ignorante des autres réalités du pays […]. Dans notre 618 Une des particularités de la ville de Monterrey est son statut de ville frontalière sans se trouver à la frontière. Cela lui permet d’être l’une des plus riches du pays, avec un revenu moyen de 16 000 dollars annuels par habitant, quand la moyenne du pays est de 10 300 dollars annuels, données pour 2010. Cf., http://www.inegi.org.mx/sistemas/mexicocifras/default.aspx?ent=19, consulté le 25 août 2011. 364 société, la classe moyenne et la classe basse ne partagent rien […]. Nous nous sommes alors rendu compte que nous étions chanceux d’avoir une formation et une situation sociale confortable ». Malgré ce type de discours à partir des réponses qu’elle nous donne, nous constaterons qu’elle est très proche de l’idéaltype du néopaniste pragmatique. Nous notons que son arrivée au parti fait suite à une invitation de sa sœur619 qui lui a permis de connaître le PAN. Avant cela, elle n’a eu presque aucune expérience en politique, elle « détestait la politique », pour employer ses propres mots. Cependant ses premiers contacts dans une campagne politique lui firent prendre conscience de la situation du pays : « Le PAN m’a donc montré que c’était un parti plutôt démocrate lors de ces élections primaires où j’ai pu participer en soutenant un candidat ». Pour elle ce fut donc comme une espèce de réveil. Son passage par l’université publique lui avait déjà permis de connaître en détail le fonctionnement du système politique avec le parti hégémonique, elle explique de façon détaillé : « Le PRI est resté plus de soixante-dix ans au pouvoir grâce à la violence et à la corruption, c'est-à-dire que le PRI disait aux opposants : ‘tu as deux options : 1) entrer au système ; 2) te faire massacrer par nous […]. Quand j’étais à l’université, je suis odontologue, tout le monde savait que j’étais au PAN. Je suis tombée sur un cours que donnait une professeur proche du gouverneur priiste de l’époque qui a demandé à tout le groupe de faire une pratique professionnelle en accompagnant le gouverneur du PRI dans quelques écoles élémentaires pour amener le service d’odontologie aux enfants. Le gouverneur se présentait face à la presse comme ‘le sauveur gardien de la santé infantile’ […]. Le pire est que le professeur, qui savait que j’étais engagée dans la campagne du PAN, juste pour m’embêter m’a nommée ‘responsable du projet’ ; ainsi, j’étais obligée de participer et j’avais le double de travail que le reste du groupe, et pour finir elle a dit : ‘s’il y a quelqu’un qui n’est pas d’accord, pas de soucis […] mais cette personne peut commencer à faire les démarches pour redoubler l’année prochaine’ […]. Pour moi, c’était ultra fatigant de voir comment le système essayait de te démotiver si tu n’étais pas avec eux ; j’ai compris que toutes les histoires qui se racontent au PAN étaient vraies ». Cette expérience assez complexe pourrait expliquer deux choses : tout d’abord son éloignement et sa première 619 D’après Marcela, sa sœur travaille aujourd’hui pour une multinationale, bien qu’elle soit toujours militante active, la politique n’est plus sa principale activité. 365 déception de la politique, mais également le fait qu’elle pensait alors que le PAN n’était guère un parti « corrompu ». Marcela sera un des rares éléments panistes à ne pas maîtriser l’histoire du parti. « Je suis arrivée dans la politique grâce à ma sœur […]. Cela a plutôt été un processus de réflexion et d’apprentissage pendant la campagne […], sans m’en rendre compte ; j’étais déjà en train de travailler pour un parti politique et donc à ce moment-là, quand j’étais déjà dans le parti, j’ai décidé d’adhérer au PAN […]. Au PAN nous avons […] ce n’est pas un lien direct mais c’est vrai que nous partageons nombre des principes de la religion chrétienne, l’humanisme politique, la subsidiarité ». Ses connaissances sur son histoire se limitent plutôt aux dix ou vingt dernières années (1990-2006), pour elle, l’histoire est d’avantage l’histoire immédiate. En revanche, elle connaît bien les documents de base du PAN. Cependant, nous considérons qu’elle pourrait, sans aucun doute, militer au PAN (ou bien dans un autre parti). Nous mettons en avant cette hypothèse du fait de l’impression qu’elle donne d’être fatiguée de la doctrine du parti620 ; elle y fait elle-même référence, d’ailleurs elle est arrivée au parti suite à de bien précises circonstances : Très conservatrice dans le domaine de la morale, elle élabore en même temps une critique envers le parti : « (Je suis) Super conservatrice […]. On est conservateur parce que le parti fait très attention à la morale des militants, il forme moralement les panistes […]. Le PAN est très engagé envers la reproduction des valeurs traditionnelles, telles que le noyau familial, le catholicisme […]. Le PAN a peur de s’ouvrir à certains sujets ». Ainsi elle considère que le parti préfère parfois « vivre dans l’erreur », plutôt que de faire évoluer les choses : « Je pense que parfois les panistes ont besoin de discuter de sujets d’actualité et ils ne le font pas par peur de s’éloigner de leur doctrine ; de temps en temps, nous, les panistes, nous préférons rester dans l’erreur ». Dans le domaine de l’économie, elle se dit « ignorante » : « Nous ne maîtrisons pas le langage économique, le langage des nombres et des chiffres ; les économistes nous montrent donc des chiffres très positifs et ensuite un autre économiste qui montre les mêmes chiffres mais d’une façon négative. Je pense que nous n’avons pas les outils pour faire une bonne évaluation […]. Je ne peux pas parler en tant 620 Une fois l’entretien terminé et le magnétophone éteint, Marcela a fait un commentaire assez révélateur, je ne pourrais pas reproduire ses mots exacts et j’insiste sur le fait qu’elle a attendu le moment de l’extinction du magnétophone, mais j’ai retenu l’esprit de sa phrase : « Je pense que le PAN fait très bien son travail d’endoctriner ses cadres, mais parfois c’est fatigant de parler toujours des mêmes choses, ça me fatigue ! Mais bon je reconnais que la doctrine est très importante pour notre propre identité paniste ». 366 qu’experte ». Toutefois, nous pourrions interpréter cette ignorance comme une précaution qu’elle prend afin de ne pas prononcer des mots qui vont à l’encontre de l’esprit du parti. Dans le domaine politique, elle se montre ouverte mais elle ne précise jamais ses principes et croyances personnels : « Je pense qu’à la différence du PRI, où les candidats deviennent des demi-dieux, au PAN cela n’arrive pas, dès le plus jeune des militants jusqu’à l’ancien président du parti, tous ont le même poids pour s’exprimer ». Elle fait appel encore au cas du PRI pour différencier son parti et elle-même. Bien que ses réponses laissent entrevoir une certaine sympathie pour la démocratie libérale, qu’elle décrit surtout à l’intérieur du parti. L’épisode de la guerre cristera montre aussi un vide dans la formation de Marcela : « Je ne suis pas très bien informée sur le sujet […]. Je sais qu’il y a eu une lutte armée entre l’État et l’Église, et cela montre que l’Église doit rester éloignée des affaires politiques ». Ce qui est d’autant plus étonnant lorsque nous apprenons qu’il s’agit-là d’un sujet traité à l’école de cadres. Toutefois elle laisse entrevoir un éloignement envers l’Église catholique : « Je ne suis pas d’accord quand ils (les religieux) commencent à parler de tel ou tel candidat, même si c’est un paniste, comme cela arrive normalement […]. Malheureusement c’est une pratique qui existe et qui a toujours existe et le problème est que l’Église catholique a beaucoup d’influence sur les personnes […]. Mais d’après moi […] rendre à César ce qui appartient à César ». Dans cette logique, nous trouvons des contradictions dans son récit ; d’un côté, elle demande le maintien de relations respectueuses entre l’État et l’Église catholique –avec une séparation claire et bien définie entre le domaine public et le domaine privé– mais d’un autre côté elle considère le catholicisme comme vital pour tout individu, et parce que la plupart des Mexicains sont catholiques : « La plupart des Mexicains sont catholiques […]. Je pense que la religion est quelque chose de très important dans la vie de l’individu ». Elle revient encore sur l’influence de la religion et les dangers que cela représente pour un État laïque. Nous pourrions affirmer que Marcela défend les droits des croyants et de l’Église catholique dans un État laïque, « Je suis d’accord avec l’idée que les prêtres soient des promoteurs de la participation citoyenne ; j’ai été présente lors de messes où les prêtres et les archevêques ont parlé de l’importance d’aller voter ». Malheureusement pour nous, dans l’ensemble le récit évoqué par Marcela reste confus. Malgré tout, en ce qui concerne les « sujets sensibles », Marcela reste très attachée à ses croyances, aux valeurs du catholicisme et de la doctrine paniste ; par rapport au mariage gay elle constate : « Contre ! Je n’ai pas de problèmes avec les homos, je peux voir deux 367 femmes ou deux hommes s’embrasser sans me scandaliser. Mais je pense aussi que, dans notre société, nous ne sommes pas encore prêts pour donner les mêmes droits aux homos ; je pense que c’est un processus, un très long processus […]. Malheureusement, aujourd’hui il y a le boom des droits des homos ; je pense que ce n’est pas le bon moment, c’est comme pour le sujet des drogues, aujourd’hui il y a un boom pour réglementer l’utilisation des drogues, mais ce n’est pas le bon moment ». Elle justifie sa posture à partir des mœurs de la société, et considère, de façon étonnante à nous yeux, l’homosexualité comme une mode saisonnière, un discours assez employé par l’Église catholique. Quand on aborde le sujet de l’avortement : « Contre ! Je suis médecin, j’ai une formation dans le domaine de la santé et je peux dire avec autorité que l’avortement est un assassinat […]. Je ne suis pas fermée à ce que, dans certaines circonstances, l’avortement puisse avoir lieu, mais en principe je suis contre ».Elle n’argumente pas beaucoup sa position mais elle dit que de par sa condition de médecin (odontologue), elle affirme avoir l’autorité « scientifique » et morale pour s’opposer à de telles mesures, cependant elle se dit ouverte dans certaines circonstances que néanmoins elle n’explique pas. Nous pourrions dire que Marcela se rapproche et s’éloigne successivement de notre idéaltype du néopaniste pragmatique. Elle s’en rapproche dans le sens où elle connaît la doctrine du parti (et même son histoire) mais sans se l’approprier ; le fait que la famille ne soit que sympathisante du PAN a aussi une certaine influence sur sa position ; son arrivée tardive dans la politique ainsi que le moyen d’y parvenir (invitation de sa sœur) et sa façon de décider de devenir militante, la placent parfaitement dans l’idéaltype du néopaniste pragmatique. De même, son expérience inexistante en politique avant son arrivée au PAN, sa formation scolaire et la formation qu’elle a suivie à l’école de cadres la rapprochent d’avantage encore encore du néopaniste pragmatique. Enfin, ses positions sur la morale et à l’égard des « sujets sensibles » (mais aussi son attitude politique, plutôt démocratique), sont celles d’un néopaniste pragmatique. En revanche, nous constatons son manque de maîtrise du sujet de la guerre cristera, de l’histoire du parti, son discours confus et contradictoire sur les relations entre l’État et l’Église catholique, confusion également dans le domaine de l’économie ; tout cela l’éloigne de cet idéaltype qui doit normalement être un bon opérateur politique. Cependant, le fait que Marcela montre qu’elle ne trahira jamais son parti et considère le côté confessionnel comme l’une des nécessités essentielles de celui-ci, nous permet de la placer dans l’idéaltype du néopaniste pragmatique. 368 15) Artemisa (Ministère de l’Agriculture). La néopaniste pragmatique : « Une fois dans le bain du PAN et de la politique, j’ai dit : ‘me voilà, et je suis très bien ici !’ » Titulaire d’une Licence en droit à l’Université Autonome de Ciudad Juárez, originaire de cette même ville (Ciudad Juárez), Artemisa est issue d’une famille dont les parents sont séparés mais avec des revenus importants. Son père est militant et bureaucrate du PRI, laïque et agnostique comme nous pourrons constater plus tard : « Mon père est politicien, il est journaliste et toute sa vie il a écrit dans les journaux locaux et régionaux […], le PRI l’a coopté […]; mon père écrivait sur la politique et il est devenu un homme politique au PRI ». De son côté sa mère est engagée dans des mouvements citoyens et civiques, catholique croyante mais pas forcément pratiquante : « Je me rappelle que ma mère était plutôt dans la résistance civique avec Pancho Barrio, et elle m’expliquait pourquoi elle était là, pourquoi elle votait pour le PAN ». Dès lors, pour Artemisa la religion n’a pas joué un rôle primordial dans sa vie avant d’entrer au parti. Elle a suivi la totalité de son parcours scolaire dans le secteur public ; son arrivée au PAN a eu lieu à l’âge de dix-sept ans à un moment de contemporanéité assez important pour l’ensemble des jeunes panistes : « Quand j’avais dixsept ans, j’ai rencontré Fox et j’ai été séduite par lui, ha ha ! […] J’ai commencé plutôt comme une ‘bricoleuse’ ; en fait, j’étais adolescente et j’ai participé plutôt au niveau juvénile dans la campagne de Fox, en distribuant des affiches, de la publicité, un peu de tout, et voilà ! ». Elle dit être arrivée seule au parti mais nous constaterons au fil de l’entretien que ce sont divers événements qui la poussent vers le PAN. Nous observerons dès ses premières réponses qu’elle est proche de notre idéaltype du néopaniste pragmatique. Il est intéressant d’observer qu’elle arrive au PAN grâce à l’invitation, de la part d’un inconnu, à participer à la campagne présidentielle de Vicente Fox : « Quand je suis allée écouter Fox […], quelqu’un nous a demandé notre numéro de téléphone et quelques jours après, j’ai reçu un appel de la coordination régionale de la campagne pour savoir si j’étais intéressée pour y participer et j’ai dit alors : oui ». Nous pourrions penser à première vue que, pour elle, il s’agit de sa première expérience en politique, mais le fait que son père soit priiste et sa mère sympathisante du PAN nous laissent imaginer qu’elle avait déjà eu certains contacts avec le milieu politique : « Je me rappelle que pour les élections régionales, on avait toujours des discussions à table chez moi, c’était en 1986, j’étais une gamine ! » Sa façon de parler de ses parents est assez significative aussi, l’admiration qu’elle a pour sa mère et les différences d’opinion avec son père l’ont certainement influencée. Il faut signaler qu’elle fait 369 référence à une première expérience dans des associations juvéniles mais que pour elle cela ne représente rien : « Je faisais partie d’une association appelée ‘Jeunes pour Ciudad Juárez’ ; on organisait […], des choses simples mais importantes pour les jeunes, rien à voir avec la politique ». Ses réelles expériences politiques démarrent, finalement, avec son militantisme au sein du PAN : « C’était durant la campagne de Fox, à la fin de la campagne, on est allé à un foyer pour des enfants maltraités, et ce foyer a été fondé par un maire paniste […], il a réussi à changer la vie de quelques enfants qui n’étaient pas heureux ! […] je me suis dit : ‘je suis face à un exemple qu’il est possible de changer les choses !’, et j’ai compris que le PAN m’offrait également l’opportunité de changer quelque chose pour le bien-être commun » Et elle remarque son adaptation au milieu paniste. « Alors j’ai commencé à me mêler de plus en plus aux affaires du parti ; je pense que ça a été quelque chose de très naturel […]. C’est comme quand on se baigne dans la mer, on entre dans l’eau avec la peur de la température mais une fois qu’on est dedans, on est à l’aise, il en a été ainsi pour moi, une fois dans le bain du PAN et de la politique, j’ai dit : ‘me voilà, et je suis très bien ici !’ ». Le fait d’avoir entré au parti sans un vrai engagement idéologique et même sans avoir passé pour tous les exigences que nous avons vu le PAN demande à tous leurs militants actifs. Cela rendre complètement à Artemisa très proche de notre idéaltype pragmatique. Elle maîtrise assez bien la doctrine paniste au point de s’identifier profondément à elle : « Au PAN on reprend les principes de base de la démocratie chrétienne, le centre d’action est l’individu et son respect […], générer les conditions nécessaires pour le bon développement de l’individu, le développement matériel et spirituel, et on cherche aussi le bien-être commun qui est le but final du PAN ». Nous le verrons plus tard dans ses réponses, elle explique comment la doctrine l’a faite changer d’avis sur certains sujets, tels que la religion par exemple. En ce qui concerne l’histoire du PAN, elle considère ne pas la maîtriser assez bien mais elle essaie de combler son manque de connaissances en montrant qu’elle connaît l’histoire du parti de façon générale621 : « Je ne veux pas en parler [...] zut, je suis nulle ! […] Il a été fondé en 1939 par un groupe de jeunes universitaires préoccupés par la situation du pays à l’époque ».Cependant elle réaffirmera son engagement envers l’idéologie : « Je m’identifie profondément en l’idéologie, mais […] quand cela devient radical, je ne 621 Il faut dire que comme la plupart des interviewés panistes, Artemisa pensait initialement que l’entretien était une sorte d’examen ou de contrôle fait par le parti. Le fait de parler de l’histoire du parti « en général » face à son « ignorance partielle » de l’histoire du panisme national, montre aussi qu’elle préfère être considérée comme pragmatique plutôt qu’ignorante. 370 trouve plus ma place ». Ainsi elle s’identifie à la doctrine et même montre son éloignement des secteurs confessionnels mais malheureusement pour nous elle ne développe pas son argumentation. Assez modérée dans ses positions politiques, nous constatons qu’elle s’adapte aux circonstances du discours partisan ; ainsi, elle se rapproche beaucoup de l’idéaltype du néopaniste pragmatique. Dans le domaine de la morale, elle devient conservatrice, comme le demande le parti : « Je pense que le PAN essaie de garder des valeurs morales qui parfois vont contre la mode, ou contre une époque […].Il faut savoir donc garder quelques principes et valeurs morales dans la société ». Elle fait de même pour les sujets économiques elle se montre alors partisane du libre marché : Malheureusement l’État n’est pas compétitif […], quand l’État laisse le capital privé se mêler des affaires étatiques, il y a des profits pour tous et on devient plus compétitif ». Nous pourrions ici penser qu’elle se rapproche du néopaniste libéral mais, en réalité, nous notons clairement son pragmatisme qu’elle-même reconnaît. Elle aborde l’épisode de la guerre cristera à partir des droits des citoyens à pratiquer le culte ; pour elle le coupable reste donc toujours l’État mexicain : « Un moment de radicalisation qui a fait beaucoup de mal au pays […]. Quand le gouvernement a décidé d’interdire la religion […]. Quand on est croyant […] c’était un excès de la part de l’État, tout comme l’Église ne peut pas se mêler des affaires publiques, l’État ne peut pas contrôler tous les aspects personnels du citoyen, il ne peut pas interdire ses croyances, je pense donc que c’était un excès du gouvernement ».Observons aussi qu’elle fait remarquer sa défense de la séparation de l’État et des Églises. À propos des relations de l’État et de l’Église catholique, Artemisa défend les croyances et les droits des citoyens à avoir une religion : « Je pense que nous avons beaucoup de liberté pour nous exprimer à ce propos, même si on est majoritairement catholique, on est très tolérant envers les autres religions […]. Je pense que le Mexique est avant-gardiste sur ce sujet, parce qu’il existe d’autres pays où il faut suivre une religion étatique ». Cependant, elle admet que la situation du pays peut être variable d’un lieu à un autre et, grâce à cela, elle affirme qu’il faut maintenir la séparation entre les affaires de l’État et les affaires de l’Église : « Au moins dans le nord nous ne sommes pas des fanatiques catholiques comme dans d’autres endroits du Mexique ; dans le nord on est très tolérant à propos de la religion, tu peux être catholique, protestant, bouddhiste et tout le monde s’en fiche ! On demande le 371 respect de la loi, ensuite on s’en fiche de tes croyances ». Néanmoins pour elle, il existe des secteurs stratégiques dans lesquels les deux acteurs peuvent se comprendre pour le bien du pays, elle est donc plutôt pour une relation de réalisme et d’ouverture : « Je pense que l’Église catholique peut s’exprimer et même participer dans les affaires de culte, mais je pense qu’il faut qu’elle le fasse uniquement sur certains sujets […]. Je suis contre le fait de donner plus de pouvoir à l’Église ; je ne crois pas que l’Église ait le droit de se mêler des affaires étatiques ». Tout cela la rapproche assez de notre idéaltype du néopaniste pragmatique. Notre attention a aussi été attirée par le fait qu’elle parle de l’expérience de son chef afin de montrer que le PAN n’est pas forcément un parti catholique comme nous pourrions le penser : « Mon chef est mormon et paniste à la fois, il est mormon et il assume et tout le monde dans le PAN l’accepte. Il a été député et ensuite sénateur du PAN et contrairement aux croyances populaires, il a toujours été très respecté au sein du parti ». Bien que l’exemple montre par Artemisa laisse observer que le PAN n’est pas forcement un parti catholique ou chrétienne, il nous semble important à remarquer le fait que son patron est mal que bien un croyante. Artemisa signale également : « J’étais laïque, je suis devenue pourtant catholique il y a quelques années ». Elle n’explique plus pour quoi ou comment elle est devenue catholique croyante, mais nous avançons que son arrivée au PAN l’approche aussi à la religion. Elle continue avec son argumentation sur le sujet religieux et pour cela Artemisa s’appuie sur des faits historiques : « Il y a la version qui dit que l’Église profitait de sa participation à la politique, qui était excessive […], c’était un problème au niveau mondial que l’Église avait concentré