Les combattants noirs dans la guerre d`Indépendance du

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Les combattants noirs dans la guerre d`Indépendance du
Les combattants noirs dans la guerre
d’Indépendance du Pérou :
les floués de l’histoire
Patricia Salinas
CRICCAL – Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
L
’incorporation des Noirs péruviens dans les armées pendant la guerre
d’Indé­pendance et les promesses de les affranchir qu’on leur a faites sont
principalement connues par les décrets de San Martín et de Bolívar et par les
témoignages présents dans les archives militaires, judiciaires et notariales.
Pour illustrer la participation des Noirs à la guerre d’Indépendance et le traitement qui a été le leur dans les deux camps, nous avons choisi pour leur lisibilité
quatre documents, parmi beaucoup d’autres, provenant de l’Archivo general de
la Nación, concernant quatre esclaves soldats et qui témoignent des parcours
militaires de deux d’entre eux incorporés dans les Reales Ejércitos et deux dans
l’Ejército Unido Libertador.
Du côté des Reales Ejércitos
Les armées espagnoles en Amérique comportaient un grand nombre de soldats
noirs et mulâtres dont le statut n’était pas toujours le même ; des esclaves étaient
recrutés, à côté de Noirs ou mulâtres libres.
Des troupes noires engagées dans le Alto-Perú depuis 1810
Le premier cas concernant les armées de la vice-royauté du Pérou est celui du
soldat Pedro Boza. Nous le trouvons dans le dossier de réclamation de son arriéré
de solde, constitué par sa veuve en 1818 1. Dans sa lettre au gouvernement, María
1 Archivo General de la Nación, Fondo GOBI 3 (Superior Gobierno), Legajo 118, Cuaderno 68, Año 1818,
folios 2, 4 et 5.
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del Carmen Gómez, l’épouse légitime, raconte que son mari, Pedro Boza, appartenait à la Primera compañía de Morenos de Lima, envoyée en 1810 dans le HautPérou contre les troupes de la Première Junte de Buenos Aires. Il y avait servi entre
1811 et 1814, année funeste où il avait été tué au combat.
Le dossier de la veuve contient sa lettre de demande, des documents notariés,
le témoignage de l’un des officiers, et le détail de la solde due à son défunt mari
pour en obtenir le paiement, soit 86,7 pesos, ainsi que leur acte de mariage qui
nous apprend que Pedro Boza était bien un esclave, propriété d’une dame dont il
portait le nom de famille, comme c’était fréquemment l’usage (Ascencio, 1984 :
43-91), et María del Carmen Gómez aussi (Archivo General de la Nación, ibid, folio
3). La demanderesse étant sans ressources, il est noté que les écritures ont été
payées par la Cofradía de la Piedad.
Pour certains, un service de plus de cinq ans
Le second parcours d’un soldat, realista malgré lui, est celui de Domingo Valera,
emprisonné comme esclave en fuite, après dénonciation de la veuve de son ancien
maître qui réclame sa propriété. Il écrit donc, en 1828, de sa cellule, une lettre à
un juge (Reyes Flores, 1985 : 39) où il raconte que son maître l’avait fait incorporer, en 1821, dans l’armée royaliste du général Rodil. Puis qu’après avoir déserté,
capturé par une autre unité royaliste, il avait été versé dans l’armée du général
Canterac, sous les ordres de qui il avait combattu à Jauja, Arequipa et Cusco.
De retour à Lima, probablement entre 1826 et 1828, il avait été arrêté et
emprisonné par le nouveau pouvoir comme soldat ennemi. Puis libéré de prison,
il avait donc à nouveau été détenu comme fugitif. Il demande à la justice sa
libération et son affranchissement, comme cela avait été promis en 1821 à tout
esclave incorporé, successivement, par les vice-rois Pezuela et La Serna. Le tribunal accepta ses arguments et le déclara définitivement libre.
L’incorporation des esclaves dans les troupes de ligne
Ces deux parcours d’hommes mis au service de l’armée coloniale confirment
plusieurs choses. Premièrement, comme les soldats Pedro Boza et Domingo Valera,
des esclaves ont été incorporés et ont joué un rôle dans les troupes royales.
Deuxièmement, ces incorporations ont été décidées par leurs maîtres. À partir de
1810, l’adhésion des propriétaires créoles à la cause royaliste s’est manifestée par
des dons d’argent, de chevaux, de bétail, de propriétés et d’esclaves, non seulement comme domestiques, mais comme soldats, pour contribuer ainsi à la lutte
pour la défense de la Couronne (Gutierrez, s.d.).
Troisièmement : les esclaves furent donnés à l’armée par leurs propriétaires,
mais aussi mobilisés par la vice-royauté. Après le débarquement de San Martín, le
vice-roi ordonna, par exemple, d’incorporer 1 500 esclaves des haciendas entre Ica
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et Carabayllo. Pour s’assurer leur fidélité, la vice-royauté avait promis aux esclaves
qui la servaient l’affranchissement au bout de cinq ans de service armé 2.
Les unités de Morenos et Pardos : une tradition
Rappelons que la présence de Noirs dans l’armée coloniale était d’ailleurs une
tradition qui remontait au temps de la Conquête. L’un des premiers soldats noirs
désigné sous son nom est « El Negro Guadalupe », cité par El Inca Garcilaso de
la Vega dans ses Comentarios reales 3. Et que tout au long de l’époque coloniale,
des soldats noirs on été présents dans toutes les actions armées et dans tous les
territoires hispano-américains (Tardieu, 2004 : 23).
De plus, dès 1806, anticipant la rébellion, dans sa réorganisation des forces
militaires, le vice-roi Abascal 4 avait créé de nouveaux corps de troupe et de miliciens, en particuliers des unités de Morenos et de Pardos (de Noirs esclaves et
d’hommes de couleurs libres).
En 1820, la vice-royauté du Pérou comptait ainsi une force armée en état de
combattre dont les effectifs totaux étaient d’environ 23 000 hommes (15 000 miliciens et 8 000 hommes de troupes de ligne, dont environ le quart était des Noirs).
La moitié de cette armée se trouvait le long de la côte, de Lima à Pisco, par crainte
d’un débarquement des troupes de San Martín en provenance du Chili.
Dans les troupes de ligne, l’infanterie était majoritaire, 8 000 hommes, répartis
en 6 régiments dont le bataillon des Morenos (600 hommes) et celui des Pardos
(1 400). Dans la cavalerie de 1 080 hommes, il y avait 80 cavaliers dans l’escadron
des Morenos et 150 dans celui des Pardos (Paz Soldán, 1868).
Du côté de l’Ejército Unido Libertador
Les deux documents, provenant des Archives et qui illustrent les parcours militaires de deux soldats noirs enrôlés dans les troupes indépendantistes sont deux
lettres de cession d’esclave adressées au gouvernement en 1823.
L’incorporation des esclaves fugitifs
La première lettre concerne l’esclave Pedro Carrillo, cédé au gouvernement,
en date du 12 mars 1823. Elle porte la signature de Victor Campos, « Americano,
2 Colección Documental de la Independencia del Perú, t. XXII, Documentación oficial española, vol. 2,
Lima, 1973, p. 72, cité par A. Reyes Flores, 1985 : 39.
3 Garcilaso de la Vega, el Inca, Comentarios reales, livre VII. El Negro Guadalupe commandait le premier
corps de soldats noirs pendant la rébellion de Francisco Hernández Girón, contre les nouvelles lois
imposées par la Couronne espagnole.
4 Voir Vargas Ezquerra, 2007, et Lagleyze, Mario, Manzano Lahoz, 1998 : 20-30.
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vecino y padre de familia en el partido de Chincha 5 ». Il demande que Pedro
Carrillo, de « casta morena », soit enrôlé et serve dans un régiment de ligne. Il
demande aussi que Pedro Carrillo, fugitif une première fois, emprisonné et envoyé
dans la « cuadrilla de cargadores de las Aduanas » de Lima, à nouveau fugitif, soit
appréhendé par la force publique au nom de l’État et incorporé dans une unité
régulière. Cet esclave, précise le maître, est plus doué pour le service des armes
que pour le service domestique.
Un impôt en nature
Le deuxième document est la lettre de donation de Domingo, elle aussi de
1823. Elle est écrite par Manuel Ibáñez Pacheco, citoyen de Lima 6, qui assure être
un « verdadero adicto a la causa de América » et qui propose au gouvernement un
troc : « la cesión libre y gratuita de un esclavo que sea incorporado en el batallón
de Cazadores », contre l’exonération du paiement de sa quote-part de 200 pesos
de l’impôt de 60 000 pesos demandé aux commerçants. En cas d‘acceptation, il
demande que Domingo, « cuyo valor no baja de 300 pesos », soit émancipé et serve
dans l’armée jusqu’à la totale pacification du pays.
Enrôlement volontaire et incorporations obligatoires en échange de la liberté
Ces deux dernières lettres nous montrent que chez les Libérateurs, comme
chez les partisans du camp royaliste, la cession d’esclaves à l’armée était une
pratique courante. Mais nous savons que dans le camp patriotique, l’enrôlement
volontaire des esclaves, en échange de l’émancipation a bien été la première
forme de recrutement militaire.
Dès le débarquement de San Martín, attirés donc par la promesse de liberté,
3 000 Noirs des deux sexes qui s’étaient échappés des haciendas de la région
se sont présentés immédiatement (Miller, 1928-1929 : 68, 270-271). Ceux qui
étaient aptes furent enrôlés dans les troupes libératrices, qui étaient composées
de 3 000 Colombiens et de 1 000 Argentins et Chiliens, dont près de la moitié
étaient des Noirs (Mörner, 1971 : 98). Au fur et à mesure de son avancée, l’armée
s’enrichit ainsi d’un millier de Péruviens : des Indiens recrutés de force (« pressés »,
disait-on alors) et des esclaves noirs, mais moins que ce qu’on attendait. Car
beaucoup des esclaves enfuis des haciendas ne se s’étaient pas enrôlés.
C’est pourquoi l’enrôlement volontaire en échange de l’affranchissement,
première forme de recrutement d’esclaves soldats dans l’armée de San Martín,
a été ensuite complété, puis remplacé par l’incorporation obligatoire (Tardieu
2004 : 41-42 et Oviedo, 1871-1872 : 250-254). Dans ses mémoires, le général
5 Archivo General de la Nación, Fondo Superior Gobierno, Legajo 38, Cuaderno 1443, Año 1823, foja 1.
6 Ibid.
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Miller, citant le cas de l’hacienda Cautaco, dans la région de Pisco, raconte que ce
domaine avait compté plus de 900 esclaves, mais que « habiendo tomado servicio
con ellos una porción, su número primitivo se había reducido mucho ». Il avait
incorporé à sa troupe de 500 fusiliers et de 80 cavaliers, dont une partie était
des Noirs, 30 esclaves volontaires, qui, en bonnets et ponchos écarlates, se firent
remarquer pour leur bravoure et reçurent le surnom de « Los infernales ». Il en
employa d’autres comme guides, éclaireurs ou agents de renseignement (Miller,
1928-1929 : 133, note 10 et Tardieu, 2004 : 25-26).
Le courage dont ont fait preuve les esclaves soldats de l’armée indépendantiste est à mettre en regard des terribles conditions de vie qui étaient les leurs
dans les haciendas sucrières et de leur espérance d’affranchissement. Ils n’avaient
plus rien à perdre (Tardieu, 2004 : 27-29).
Les décrets abolitionnistes de 1821
San Martín prit dans les semaines et les mois qui suivirent le débarquement,
comme il l’avait fait en Argentine et au Chili, certes par humanisme, mais surtout
par nécessité, une série de décrets abolitionnistes (Oviedo, 1871-1872, t. 13 : 250254) : « libertad de vientre » (12 août 1821), selon lequel dorénavant les enfants
de parents esclaves naîtraient libres, d’autres stipulaient la liberté immédiate pour
tous ceux qui combattaient les Espagnols, des poursuites contre les maîtres qui
empêchaient leurs esclaves de rallier le camp des Libérateurs, la liberté pour tout
esclave dont le maître espagnol retournait en Espagne, émancipation immédiate
de tout esclave en provenance de l’étranger, etc. Autant de mesures pour mobiliser
les esclaves et les Noirs, stimuler leur engagement dans les troupes libératrices ou
leur soutien à la cause de l’Indépendance (Rodriguez Pastor, 2005).
Mesures prises d’urgence parce que les Créoles péruviens, sauf quelques
patriotes convaincus, collaborent peu. La majorité soutiendra la vice-royauté sans
vraiment beaucoup s’engager et n’abandonnera le parti royaliste que lorsqu’il
deviendra évident que ses troupes ne pouvaient plus défendre ses intérêts (Bonilla,
Spalding, 1972 : 43, 53, 54, et 57).
Les Noirs : une nombreuse armée de réserve
Et nous savons que sur la côte péruvienne, les esclaves et les « castas »
(Mestizos, Zambos, Negros, Mulatos, Chinos libres) étaient très nombreux. Ils
étaient par rapport aux Créoles et aux Espagnols dans un rapport de 10 à 1 et, à
Lima, de plus de 30 à 1 (Gamero Esparza, 2006 : 52). En 1820, les esclaves sont un
peu plus de 40 000 dans le pays, plus de 30 000 sur la côte et environ 8 000 dans
la capitale (ibid. : 52 ; Tardieu, 2004 : 83 ; Flores Galindo, 1991 : 82).
Nous avons des difficultés aujourd’hui à nous imaginer ce que veut dire être
un esclave et la représentation qu’en avait un propriétaire. Un esclave n’était pas
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un être humain, mais une chose, une marchandise, un patrimoine (De Trazegnies,
2004). Comme on le sait bien, au moment où la guerre d‘Indépendance arrive au
Pérou, l’esclavage est de plus en plus contesté. Les révoltes, les fuites et les bandes
armées d’esclaves se multiplient 7 et, en Europe, grâce aux Lumières et à l’économie politique (celle d’Adam Smith, de Malthus ou de Ricardo), l’esclavage apparaît
de plus en plus comme un crime contre l’humanité et un système de production
archaïque et inefficace 8.
La promesse d’émancipation : une brèche dans le système esclavagiste et
racial
Les mesures de 1821 ont fait souffler un vent de liberté. Cet appel à l’incorporation contre la promesse d‘émancipation, dans les deux camps, avait ouvert
une brèche dans le système esclavagiste et racial, provoquant des fuites massives
d‘esclaves que ce soit pour s’enrôler ou pour se fondre dans la ville ou dans la
nature, et soulevé un tollé chez les propriétaires d’esclaves. Au point que certaines
haciendas perdirent jusqu’à 80 % de leur population servile. Le vice-roi Pezuela
pouvait écrire en 1821 : « La multitud de esclavos sin excepción está abiertamene
decidida por los rebeldes, de cuya manera esperan la libertad 9 ».
En ville, un exemple parmi d‘autres : le gérant de la boulangerie Copacabana,
à Lima, Juan Sobrero, en difficulté économique, écrit dans une requête que « sus
esclavos, unos se han huído y otros se han alistado en el ejército de la Patria 10 ».
Pour la campagne, le cahier de doléances de Domingo de Orúe, présenté au
Congrès en 1823, illustre bien ce que pensaient les hacendados victimes de l’enrôlement et de la fuite de leurs esclaves, perdant ainsi leur force de travail (Tardieu,
2004 : 47-48). Propriétaire de la fabrique sucrière Huayto, colonel nommé par
San Martín et député, Domingo de Orúe dénonce les décrets qui, selon lui, ont
ruiné l’agriculture. Ainsi, les propriétaires des vallées de Lima ont dû payer 17 000
pesos pour conserver les esclaves sélectionnés par l’armée, lui-même ayant payé
4 000 pesos (100 pesos par esclave). Il se plaint qu’une troupe armée lui ait enlevé
de force 114 Noirs, qu’une autre en ait exigé la totalité et, enfin, d’avoir été accusé,
par le controversé ministre de la Guerre, Bernardo Monteagudo, d’accueillir des
déserteurs. Ruiné et blessé par tant ingratitude, il demande l’autorisation de s’exiler pour quatre ans dans un pays libre d’Amérique.
7 http://www.cimarrones-peru.org/boletin24.htm (page consultée le 9 octobre 2012). Flores-Galindo,
A, présentation dans Tardieu, 2004 : 11, 13. Vilar, 1972 : 159.
8 Voir discours de Castelar, 1870 in de Cuéllar, 1913-1914, et Cronología: Esclavitud y trata del negro
en América, Antología del Ensayo Hispánico, http://www.ensayistas.org/antologia/XIXE/castelar/
esclavitud/c-esclavitud.htm (page consultée le 9 octobre 2012).
9 Colección Documental de la Independencia del Perú, t. XXII, Documentación oficial española, vol. 2,
Lima, 1973, p. 38.
10Archivo General de la Nación, Fondo Registro notarial Ignacio Ayllón, Prot. 37, Año 1821, foja 658.
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En 1823, devant les protestations grandissantes des propriétaires contre
l’émancipation et pour assurer les besoins de la guerre en hommes, le gouvernement décide que les esclaves ne pourront plus s’enrôler librement. Ils seront
désormais incorporés dans un service militaire obligatoire, après sélection. Les
propriétaires sont soumis à cette contribution patriotique, sous peine d’amendes
ou de paiement d’une rançon.
Les Noirs ont participé à toutes les batailles
Nous voyons que loin d’être un groupe minoritaire dans les forces belligérantes, les esclaves et les gens de couleur des « castas » ont participé à toutes les
batailles et constitué par moments le quart des effectifs, dans les troupes régulières et dans les groupes de guerrilleros.
Nous ignorons combien on été incorporés dans les troupes régulières ou dans
les montoneras (Macera, 1977 : 54), ni combien d’entre eux sont tombés au
combat, dans un camp ou dans l’autre. Une indication cependant : si l’on compare
les différences de la population de la capitale, entre 1820 et 1836, on voit que la
population servile a diminué de 32 % – dont 54 % pour les hommes – et la population indigène de 44 % (Tardieu, 2004 : 83). Ces réductions furent vraisemblablement causées à la fois par les mesures de libération et les nombreuses fuites,
mais aussi par les morts dans les différents combats entre 1810 et 1826, quand
les dernières troupes régulières espagnoles quittèrent le pays.
Les Noirs ont été trahis et les promesses non tenues
Les événements historiques n’allaient pas tarder à effacer ces acquis proprement révolutionnaires.
Les décrets de 1821 sont abrogés
Dès la victoire d’Ayacucho, toute une série de réglementations et de lois vont
peu à peu rogner, puis abroger les décrets abolitionnistes de 1821 (Oviedo, 18711872, t.13 : 250-254 et Archivo General de la Nación, colección Morawsky, Legajo
8, Cuaderno 196, 1823, fojas 2). Par exemple : l’établissement du Reglamento
interior de las haciendas de la costa, la limitation du bénéfice de l’émancipation
aux seuls soldats incorporés avant 1824, l’arrestation immédiate de tout esclave
à la demande de son maître, la rédaction du Reglamento de Policía para la capital
de la República y su provincia, qui interdit aux esclaves de circuler à cheval, de
consommer de l’alcool et de sortir sans billet signé par leur maître et établit un
livret obligatoire pour tout travailleur libre, signé par son patron et visé par le
lieutenant de police du district.
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Enfin, en 1839, la loi du Congrès de Huancayo, marquant ainsi la volonté politique de faire durer l’esclavage, abroge les décrets des 12 août et 24 novembre
1821 et repousse la sortie de tutelle des enfants d’esclaves nés libres à la naissance
jusqu’à l’âge de 50 ans, en leur interdisant, sauf en cas de sévices, de demander à
changer de maîtres (Tardieu, 2004 : 61-67).
Finalement, les soldats noirs ont été trahis. Les promesses des uns et des autres
n’ont pas été tenues. La realpolitik, la crise agricole et le système de production
esclavagiste ont eu raison de la justice. Les promesses faites ont été balayées par
le retour à l’ordre social, le rétablissement de l’économie de plantation et la satisfaction des demandes des classes possédantes lancées à la reconquête du pouvoir.
Les conséquences sociales de la frustration de liberté
Cette trahison et cette frustration de liberté ne pouvaient avoir que des conséquences sociales graves. Car, pour les esclaves soldats, mais aussi pour tous les
Noirs et pour les hommes de couleur libres la perspective avait changé. La guerre
avait appris aux esclaves et à la population noire en général que l’attitude de leurs
maîtres était contestable. Aussi, les comportements d’insoumission devinrent-ils
de plus en plus nombreux.
Lors d’un recensement judiciaire à l’hacienda Santa Beatriz, en 1821, après la
fuite de 32 esclaves (hommes, femmes ou enfants), l’hacendado déclarait que ses
esclaves « salían y entraban sin querer trabajar », se conduisant « con arrogancia,
con insulto y desenfreno » et une esclave admit devant le juge : « La ninguna reverencia y desacato con que regresamos después de servir la Patria 11 ».
Les uns ne virent pas d‘autre manière de protester que la fuite. Une fuite qui
conduisait à se fondre dans la population urbaine des « castas » ou à choisir la
délinquance les armes à la main 12. Les autres choisirent la voie légale : changer
de propriétaire, obtenir sa liberté devant la justice ou, après des années d’épargne,
l’acheter à son maître.
À mesure que l’ordre était rétabli et abrogés les décrets d’affranchissement,
beaucoup d‘esclaves repris par leurs maîtres s’enfuyaient à la première occasion.
Ces fuites désorganisaient le système de production esclavagiste dans les hacien­
das, elles avaient un effet d’érosion sur l’économie de plantations et sur le pouvoir
des propriétaires. La situation agricole devint telle que le Pérou dut importer du
sucre.
Un inventaire de 36 propriétés rurales dans la vallée de Surco, près de Lima,
montre que 26 d‘entre elles sont « acéfalas y abandonadas ». De même en ville,
11 Archivo General de la Nación, Causas criminales, Legajo 1, Cuaderno 196, Año 1805-1824, cité en note
2, p. 245, in AGUIRRE, 1995.
12Bandoleros, abigeos, y montoneros. Criminalidad y violencia en el Perú, siglos XVIII-XX, ouvrage collectif, 1990 : 144, 146.
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des esclaves artisans et domestiques disparaissent chaque jour, se fondant dans la
nombreuse population noire libre, et la crise économique oblige nombre de gens
peu fortunés, propriétaires d’un seul esclave, à lui remettre une lettre de vente
afin qu’il cherche lui-même un nouveau maître (Reyes Flores, 1985 : 32).
Le dilemme des esclaves soldats : dans la loi ou hors la loi
L’exemple très connu des Lasmanuelos de Christine Hünefeldt est éclairant
de la situation des esclaves soldats, après la guerre. Elle nous raconte que le père
enrôlé avec 60 autres esclaves, en 1821, dans l’armée royale, avant le débarquement de San Martín à Ica, ne rentra chez lui qu’en 1827, avec une blessure par
sabre, après six années de combat, sans lettre d’affranchissement, comme cela le
lui avait été promis. Comme sa femme n’avait pas assez d’argent pour acheter sa
liberté, il l’acheta lui-même à son maître, qui ne voulait plus de lui parce que physiquement diminué, en s’endettant auprès d’une métisse pour qui il dut travailler
jusqu’à sa mort.
Le fils, Manolo, qui avait fui son maître en 1821 et s’était intégré à une bande de
cimarrones, blessé dans un accrochage avec une troupe de montoneros patriotes,
se joignit à eux et combattit jusqu’en 1825, pensant gagner ainsi sa liberté. Mais
apprenant les annulations de décrets abolitionnistes, les montoneros se convertirent en bandoleros. Revenu à Lima et reconnu par son maître, il fut arrêté et
réclama en vain son affranchissement pour avoir servi la patrie pendant quatre
ans, jusqu’à ce qu’il achète enfin sa liberté en 1830 (Hünefeldt, 1992 : 37-40).
Montoneros et Bandoleros
Pour ceux qui entraient dans les bandes armées, soutenues localement par de
véritables réseaux logistiques, prendre les armes et rançonner étaient un mode
de subsistance, une révolte contre l’ordre social et parfois le moyen d’assouvir sa
vengeance (Aguirre, 1995 : 271). Ces groupes comptaient de 20 à 40 membres et
étaient dans leur grande majorité constitués de Negros, Mulatos y Zambos. Une
grande partie d’entre eux étaient des esclaves en fuite, des soldats trahis, des
« castas » libres qui, après avoir servi dans l’un des deux camps, travaillaient désormais pour leur propre compte (ouvrage collectif, 1990 : 157, 165-167, 177). De
nombreuses haciendas furent ainsi assiégées et leurs cultures ravagées jusqu’en
1854, date de l’abolition de l’esclavage.
Dans les livres de comptes de l’hacienda La Calera 13, on peut lire pour 1821 :
« En estos tiempos empezaron las calamidades de saqueos, ruinas y destrozo absoluto de todo ». La feuille est blanche pour 1822 et pour 1823 : « Año de calami-
13Archivo General de la Nación, Colección Moreyra, D 1-68-1769.
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dades, ruinas y destrucción general. Saqueo de montoneros y esclavos sostenidos
por el gobierno ». Pour 1825 : « Continuación de las mismas y mayores desgracias ».
Cette délinquance, issue de la liberté frustrée, ne manqua pas d’inquiéter les
gouvernements et tous ceux qui réclamaient le retour de l’ordre esclavagiste. La
peur d’un complot noir fut générale. Il y eut des arrestations et des exécutions,
sans qu’aucune preuve de sédition organisée, hors d’actions contestataires, ait
jamais été apportée (Gamero Esparza, 2006). Ainsi, en 1835, le chef montonero
León Escobar réussit avec sa bande armée le tour de force de prendre Lima et d’occuper quelques heures le fauteuil présidentiel au Palacio del Gobierno, Ricardo
Palma l’évoque dans une de ses traditions : « Un negro en el sillón presidencial »
(Tradiciones peruanas, t. VI, p. 88).
Épilogue : les floués de l’histoire de l’Indépendance
Les livres d’histoire ne disent presque rien des soldats noirs de la guerre
d’Indépendance et la plupart des essais écrits pendant l’ère républicaine et la
République aristocratique n’en disent pas davantage. Les Noirs et en particulier
les esclaves sont les oubliés de la guerre, enfouis dans quelques archives militaires
ou judiciaires.
Oubliés parce que les Créoles et les élites péruviennes ne pouvaient qu’être
seuls sur le devant de la scène patriotique. Parce que l’Espagne était leur patrie
perdue et le Pérou leur république, où l’abandon du système servile et de l’organisation coloniale était pour eux proprement inimaginable. Parce l’indépendance péruvienne et l’instauration de la république n’étaient pas une révolution,
et qu’au-delà de la rhétorique patriotique, elles n’ont pas changé grand-chose ni
socialement ni politiquement (Bonilla, Spalding, 1972 : 43, 53, 54, 57).
Parce que l’indépendance, du point de vue politique, fut une affaire de
« Blancs » et une affaire d’élite qui en remplaçait une autre. Parce que mettre
en évidence le rôle joué par les esclaves, par les Noirs, par les indigènes et par
les « castas », c’était aussi parler des promesses impossibles à tenir parce que les
Créoles ne pouvaient pas accepter le bouleversement social qu’elles impliquaient
et ne pouvaient pas concevoir une égalité avec des êtres qu’ils avaient jusque-là
traités comme des biens et comme des bêtes.
Parce que, comme le dit Frantz Fanon dans les dernières lignes de Peau noire,
masques blancs (Fanon, 1971 : 187) : « Le malheur de l’homme de couleur est
d’avoir été esclavagisé. Le malheur et l’inhumanité de l’homme Blanc sont d’avoir
tué l’homme quelque part. »
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Les combattants noirs dans la guerre d’Indépendance du Pérou
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