DISCUSIÓN SOBRE JORGE LUIS BORGES
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DISCUSIÓN SOBRE JORGE LUIS BORGES
Pierre Drieu la Rochelle DISCUSIÓN SOBRE JORGE LUIS BORGES « BORGES VAUT LE VOYAGE » Megáfono n° 11 – 1933 Borges est ceci, Borges est cela : on m’en a dit sur Borges à Buenos Aires ! D’aucuns m’ont confié qu’il était intellectuel. Ils se trompent de mot, ils veulent signifier qu’il est intelligent. Très intelligent. Les gens qui n’aiment pas l’intelligence emploient beaucoup ce mot : « intellectuel ». Mais nous nous ficherons d’eux et continuerons à apprécier les gens intelligents – pour leur rareté, leur vitalité et leur variété. Etre intelligent, c’est être vivant, après tout. On ne peut pas être intelligent sans être vivant ; quand on est intelligent, c’est qu’on est d’abord beaucoup d’autres choses. Avez-vous déjà vu un homme intelligent qui n’avait pas de cœur, pas de sens ? Si oui, c’est qu’il n’était pas intelligent. Ou bien on croit qu’un homme intelligent n’a ni cœur ni sens parce que les manifestations de son cœur et de ses sens sont subtiles et peuvent passer inaperçues. Jorge Luis Borges (1899 -1986) Vous êtes bien embêtés, messieurs les anti-intellectuels – parce que vous lisez « discusión », mais que vous êtes obligés de lire aussi les poèmes de Borges. Alors comment vous enlivrez-vous ? Continuerez-vous à dire : « trop intellectuel » ? Borges est une belle nature. Il est gai et triste, intelligent et sentimental, amoureux et privé de tout. Nullement conférencier, mais fort instruit. Capable aussi bien d’analyse que de lyrisme. Et pourquoi pas ? Cela vous étonne ? Borges, qui comprend tout, a pourtant des passions tranchantes. Il est tout passion, parce qu’il est intelligent. Un homme intelligent n’a pas peur de ses passions, et il les sert avec cette délicatesse, cette noblesse dans le parti pris qui le distingue du fanatique idiot. Borges écrit sur le mythe de l’enfer avec une apparente insensibilité qui ne peut tromper que les niais. Il sait très bien que cette chose qu’il nie a une lointaine racine réelle dans le cœur de l’homme, et son expérience de l’enfer transparaît à travers ses lignes vigoureusement incrédules. Un homme vraiment intelligent – ni sceptique ni fanatique – avec des opinions et derrière ces opinions une méditation qui en nuance secrètement l’expression la plus coupante ! C’est rassurant de penser que dans chaque pays il y a ainsi quelques hommes qui ont de la tête. Ce rare peuplement du monde justifie seul les voyages. Borges vaut le voyage. A bord de L’Atlantique, le 1er octobre 1932. Pierre Drieu la Rochelle Réponse à l’Enquête de MM. Breton et Eluard QUELLE A ÉTÉ LA RENCONTRE CAPITALE DE VOTRE VIE ? JUSQU’ À QUEL P OINT CETTE RENCONTRE VOUS A-T-ELLE DONNÉ, VOUS DONNE -T-ELLE L’IMPRESSION DU FORTUIT, DU NÉCESS AIRE ? Minotaure nos 3-4 – 1933 La rencontre de mon père et de ma mère. Je ne dis pas la rencontre de mon père avec ma mère. Mais la rencontre que moi j’ai faite avec mon père et avec ma mère, vers l’âge de cinq ans – âge qui étant le début de ma mémoire me paraît celui de ma conscience. J’aurais pu ne jamais les rencontrer, ne jamais les connaître. Je n’aurais pas moins été leur fils. Mais je suis le fils de beaucoup d’autres hommes et de beaucoup d’autres femmes. Ce qui me paraît fortuit, puisqu’évitable à la rigueur, c’est qu’entre tant de parents, ceux-ci se soient imposés à moi, aient écarté tous les autres. Je me serais beaucoup mieux arrangé avec eux tous, si aucun n’avait été là. J’en ai toujours appelé d’un aïeul inconnu, mon véritable géniteur, mon électeur et mon élu, à mon père qui tombe sur moi avec une puissance immédiate, usurpée, qui superpose les pouvoirs de l’éducation, de l’exemple (la magie noire de la présence) aux pouvoirs de l’hérédité et qui embrouillent les uns avec les autres. Pierre Drieu la Rochelle PARIS, VILLE D’EXILÉS Les Nouvelles Littéraires n° 537 – 28 janvier 1933 Nous lisons beaucoup de livres sur la Russie communiste et sur l’Italie fasciste. Nous n’en lirons jamais trop, car nous sommes bien ignorants de ce qui s’y passe ; et sans doute est-ce la seule chose que nous puissions faire pour le moment : lire des livres. Toute cette vieille Europe démocratique et parlementaire du Nord-Ouest – qui comprend l’Angleterre et la France, la Suisse et la Belgique, la Hollande et les Pays scandinaves – est encore assez solide : mais dans la mesure où elle est solide, elle est ignorante. Oui, ce serait déjà beaucoup de bien lire les livres qu’on publie sur Moscou et Rome. Les lire attentivement, sans préjugés, sans crainte ni dédain, en amorçant à ces lectures des méditations sur l’Histoire. L’Histoire n’est plus à la mode ; ni la petite Histoire ni la grande. On a beaucoup abusé en France, dans les grandes revues et dans les grands journaux, de la petite Histoire qui tient lieu au public de grande Histoire et qui écœure la jeunesse. Mais la grande Histoire est absolument nécessaire. Il y a une contradiction dangereuse entre les aspirations de la jeune génération préoccupée du social, de l’économique, et la forme de sa culture. Je vois beaucoup de jeunes hommes qui veulent choisir entre le maurrassisme et le marxisme et qui, pour nourrir leur délibération, n’ont que quelques lectures philosophiques dans la tête. Il faut refaire de l’Histoire : l’Histoire est une libération des forces tout comme la philosophie : et l’une est mauvaise sans l’autre. Sans philosophie, nul moyen de se dépêtrer dans la masse des faits, nul moyen de lutter contre le fatalisme et l’historicisme débilitant qu’engendre dans les esprits l’Histoire livrée à elle-même. Mais sans l’Histoire, on est à la merci des affirmations pragmatiques sur le passé que les intermédiaires entre la Pensée et l’Action, que les écrivains politiques, multiplient à plaisir. Les jeunes hommes d’aujourd’hui sont livrés, pieds et poings liés par leur ignorance historique, aux affirmations de détail, souvent extravagantes, des marxistes ou des maurrassiens. Or voilà quelle est la conséquence redoutable de cette situation : ils ne peuvent pas faire le tri entre les vérités profondes, vivantes, et celles qui ne sont qu’adventices. De là le manque de souplesse, de rebondissement chez les disciples. On vient de traduire un livre fort intelligent et fort généreux sur le fascisme : le Mussolini d’Antonio Aniante (1). Voilà un livre écrit par un écrivain, un intellectuel. La position que prend cet homme m’intéresse vivement car, après tant d’autres exemples qui nous viennent des quatre coins de l’horizon, elle illustre la seule solution au problème de la participation des intellectuels au social et au politique, la solution qu’impose toujours, tôt ou tard, la nécessité. Antonio Aniante nous explique qu’il est fasciste, qu’il l’a toujours été et qu’il le sera toujours. Et pourtant, il s’exile à Paris. Pourquoi ? Pour être un meilleur fasciste selon son état, c’est-à-dire un meilleur intellectuel fasciste, c’est-à-dire un homme qui critique et qui loue librement. Je l’ai toujours dit et je le répète ; et ce que je dis là-dessus a toujours été basé sur la réflexion de nombreux cas observés de tous les côtés : un véritable intellectuel est toujours un partisan, mais toujours un partisan exilé : toujours un homme de foi, mais toujours un hérétique. Dans l’histoire des peuples et des intellectuels, il ne peut y avoir qu’un court instant, une fois par siècle, cinq minutes par siècle, où un intellectuel se trouve d’accord avec un mouvement politique, dans le premier beau jour d’une révolution. Le reste du temps, ce ne sont que bisbilles et désaccords. De tous côtés, les meilleurs exemples nous le prouvent. Paris regorge d’intellectuels de tous les partis et de tous les pays qui aiment profondément les grandes causes, mais qui, par rapport aux expressions officielles de ces grandes causes, sont en rupture de ban plus ou moins déclarée. Il y a d’abord les écrivains nord-américains, qui aiment passionnément le destin américain, mais qui ne peuvent supporter ses manifestations immédiates et viennent en Europe pour écrire leurs romans sur l’Amérique ou leurs essais. Il y a les écrivains anglais, qui ne peuvent pas vivre à Londres. Il y a les Italiens, antifascistes ou fascistes. Les Russes, blancs ou rouges. Tous ces gens-là renouvellent une démarche qui est constante dans l’Histoire européenne. Descartes vit en Hollande, où il est d’ailleurs persécuté par des officiels protestants qui nourrissent contre lui les mêmes griefs que les officiels catholiques. Spinoza est exilé de la juiverie. Voltaire est à Ferney. On ne sait si Rousseau est un exilé genevois à Paris ou un exilé français en Suisse ; à un certain moment, il est, sur le territoire prussien, exilé de l’un et de l’autre climat. Les grands démocrates romantiques – Lamartine, Michelet, Hugo – sont exilés à l’intérieur ou à l’extérieur. Et pourtant, tous ces hommes-là sont bien prudents ; et les biographes n’osent pas assez relever dans leurs vies tous les actes astucieux ou toutes les abstentions qu’ils ont multipliés pour s’assurer la tranquillité physique. … Mais, si prudents qu’ils soient – alors même que leur devise à tous est celle même de Spinoza : canute – du moment qu’ils pensent, ils gênent et, en conséquence, sont gênés. Ils gênent et sont gênés des deux côtés à la fois. Ils gênent le pouvoir présent et ils gênent déjà le pouvoir futur. En principe, Voltaire ne se serait pas accommodé de la France de 1790, ni Rousseau de la France de 93, pas plus que l’un et l’autre ne s’accommodaient de la France de 1760. Il ne faut pas ricaner à cette pensée, et voir là le fait de trublions. Il faut être sérieux et voir là la manifestation du rôle profond de la littérature, qui sert de deux façons ce qu’on peut appeler en guise d’image le mouvement dialectique de l’Histoire, en facilitant par des postulations, des destructions et des constructions partielles le passage d’un moment à l’autre, de la thèse à l’antithèse, mais qui aussi ne cesse jamais d’embrasser les contradictions et réalise continuellement dans les parties suprêmes de chaque grande œuvre la synthèse de ces contradictions. De là l’aspect ambigu des Rousseau et des Voltaire, des Dostoïevski et des Tolstoï, dont on peut dire également qu’ils sont révolutionnaires et réactionnaires, qu’ils ont préparé et d’avance sapé les révolutions dont ils sont les précurseurs. De là aussi, et c’est ce qui m’intéresse ici, leur situation de gêneurs et de gênés. ____________________ (1) Antonio Aniante – de son véritable nom Antonio Rapisarda – est né à Catane en 1900. Poète, romancier, dramature, essayiste, il débute par le journalisme et collabore à la revue Novecento qu’animent Massimo Bontempelli et Cruzio Malaparte. Réalisme magique et futurisme influencent ses premiers écrits. Parmi ses principaux ouvrages traduits en français, citons : Gabriele d’Annunzio (Mercure de France – 1934), Vie et Aventures de Marco Polo (Mercure de France – 1934), Les Lys et les Chênes (Editions Universelles – 1951). Il est mort à Vintimille en 1983 (note A.D.L.R.). Pierre Drieu la Rochelle SIGNIFICATION SOCIALE – Hommage à François Mauriac – La Revue du Siècle n° 4 – juillet / août 1933 L’œuvre romanesque de François Mauriac forme un tableau social. On n’y voit certes pas toutes les classes de la société, on n’y voit même qu’une classe assez étroitement délimitée, mais cette classe-là, on la voit dans tout son comportement, dans ses gestes significatifs. Cette classe, c’est la bourgeoisie moyenne, et la bourgeoisie moyenne de province. Mauriac ne nous représente même pas toute la bourgeoisie moyenne. Il ne nous montre que dans un ou deux de ses romans la bourgeoisie moyenne à Paris, et c’est seulement une bourgeoisie récemment arrivée, qui garde de courtes attaches avec sa province et qui y retourne (Le Fleuve de Feu, Destins, Ce qui était perdu). De plus, il ne s’agit pas de plusieurs provinces, mais d’une seule ; et même pas de toute une province, le Bordelais, dans sa zone landaise. Cependant, cette bourgeoisie moyenne nous est souvent découverte dans ses parties les plus élevées qui touchent à la haute bourgeoisie où elle se mêle. Par là, nous atteignons franchement à la haute bourgeoisie – et à Bordeaux – et nous plongeons dans son sein même (Préséances, Le Nœud de Vipères). Quoi qu’il en soit, le terrain social de Mauriac reste très étroit et son étroitesse empêche évidemment d’appeler romancier social un homme qui n’a nullement montré la curiosité inépuisable d’un Balzac pour l’homme dans tous ses aspects immédiats et particuliers (il n’y a guère que les ouvriers dont Balzac ait à peine parlé) ou la volonté d’enquête large d’un Zola ou qui n’a point bénéficié d’une destinée mobile comme celle de Stendhal. Mais il est difficile à un écrivain de valeur, qui entre fortement dans l’humain, de ne pas nous ouvrir des vues au-delà de ce qu’il nous montre et, du reste, il y a bien des méthodes pour atteindre à la réalité sociale. La méthode descriptive et extensive qui est celle de Balzac et de Zola et qui, par un côté, est aussi celle de Stendhal, ne nous donne point après tout une satisfaction sûre. L’essentiel n’est peut-être pas toujours atteint – ou parfois nous l’atteignons trop tard, après des approximations si nombreuses et si lentes que le point le plus vif est flétri quand nous y arrivons. Par ses dissertations et aussi par l’accumulation des détails pittoresques, Balzac émousse d’avance l’impression vraiment décisive qu’aurait pu nous donner tel geste ingénu ou telle parole irréfléchie de ses personnages. Mais, Dieu merci, ce n’est point qu’un romancier social, c’est aussi un poète, un dramaturge, en sorte que souvent aussi ce geste révélateur, il le produit magnifique – et alors sont oubliés les costumes et les ameublements. Est-ce que le duel entre la duchesse de Langeais, dont les moyens ne sont plus que chrétiens, et son amant napoléonien qui a pour lui toutes les nobles indignations de la vie insultée ne nous en dit pas plus long sur la lutte des classes vers 1820 que le sévère réquisitoire sur les erreurs de la noblesse qui ouvre cette nouvelle ? Quant à Stendhal, si nous le chérissons tant, c’est qu’il échappe presque sans cesse aux inconvénients et aux insuffisances de la description ou de la nomenclature sociale. La psychologie toute nue, et mieux encore, le jaillissement lyrique et non commenté des âmes en dit donc souvent plus à un lecteur soucieux d’observation sociale que tout ce que le romancier peut avoir voulu préparer et élaborer pour la satisfaction de ce lecteur. Racine est un témoin de la cour de Saint-Simon. C’est ainsi que Mauriac, avec sa curiosité apparemment peu étendue, la discrétion de son commentaire, apporte pourtant, par la spontanéité de ses dons romanesques, un très important tribut à la connaissance de la société française de notre temps. Il ne fait que suggérer mais la source d’où nous viennent ses suggestions est tellement profonde ! Car Mauriac touche comme d’instinct à deux points extrêmement sensibles et significatifs de la vie d’une classe. Pour l’Histoire, son doigt restera à jamais fixé – et quel doigt aigu, sagace, cruel, inexorable – sur la jointure la plus secrète et qui, découverte, est la plus révélatrice, la jointure du sexe et de la religion. Comment un homme – ou une femme – réagit-il à l’appel sexuel et comment accorde-t-il ensuite le geste qui lui a été arraché à la représentation imagée qu’il se fait de l’univers ? Aucune question ne peut être aussi directe. Pourquoi ? Parce que nous obtenons-là, en conséquence, une réponse qui vient de la région profonde où la distinction que nous faisons communément du physique et du moral ne joue pas, étant soudain insuffisante. On touche là vraiment à la démarche spontanée de l’être. On s’aperçoit en regardant de près à ce point-là que sexualité et religion ne font qu’un et que l’une et l’autre sont des séries d’images étroitement intriguées qui expriment la même force – ou la même faiblesse. La faiblesse ou la force de la vie, à un certain moment, dans un certain lieu, dans un certain nœud de circonstances géographiques, historiques. « Dis-moi comment tu aimes et je te dirai quel est ton dieu. » Ou bien : « Dismoi quel est ton dieu, je te dirai comment tu aimes ». Et : « Te connaissant couché et à genoux, je pourrai certes jeter une vue singulièrement avertie sur la classe et la société au milieu de laquelle tu vis ». Mauriac, devant la matière sociale qui lui est donnée, se comporte selon un instinct qui le contraint à satisfaire aux deux premières de ces maximes. C’est pourquoi je dis que son tribut est tout à fait important par l’observation sociale. Car, à moi, observateur social, il me permet de le lire avec un considérable profit, selon la troisième maxime. Oui, les représentations religieuses ou philosophiques sont liées à la plus intime démarche de l’homme, à sa démarche sexuelle. Ne voyons pas là un rapport de cause à effet, mais une double manifestation primordiale. L’homme exprime d’abord sa fraîcheur ou sa sécheresse, sa bonne ou sa mauvaise santé, sa simplicité ou sa complexité, sa droiture ou son obliquité, dans son comportement amoureux. Et les lignes essentielles de sa religion enregistrent dans le même mouvement la constance de ce réflexe essentiel. Si l’homme se porte bien, son dieu se porte bien, et si le dieu se porte bien l’homme se porte bien. Regardez les beaux Christs virils qui sont à la façade de Reims ou de Bourges, regardez les Notre-Dame qui sont de si bonnes et fécondes mères. Voilà des dieux qui se portent bien, qui jaillissent d’une main ferme, d’une conscience droite, d’un sexe pur. Après cela, dans les bas-côtés, tous les abus peuvent tordre leur ornement superflu. L’arbre de vertu porte allègrement des fruits vénéneux par surabondance. Voilà les dieux de notre santé et de notre jeunesse. Voilà les dieux de la belle France drue de nos vrais grands siècles, de la France récemment issue du croisement des sangs germaniques et gaulois. Ces dieux-là n’ont rien à envier aux dieux grecs de la belle époque. Les uns et les autres sont issus de la même piété virile, de la même charité généreuse. Même religion païenne, même paganisme profondément religieux. Et derrière ces dieux – Christ ou Apollon – la même société vive et jeune, le même étagement de familles où la passion éclate certes (cf. les romans et fabliaux, tragédies et poèmes) mais ne tourne pas facilement en vices. Et bien ! aujourd’hui, sexe et religion battent de l’aile. Et nulle part on ne le voit mieux que dans l’œuvre de Mauriac. L’Europe a été païenne en son bon temps tout comme la Grèce ou Rome. Son christianisme a été païen et il n’est devenu… chrétien, dans ces derniers temps, que pour les mêmes raisons qui ont infléchi Grecs et Romains vieillis à se faire chrétiens. Notre christianisme est devenu une religion de décadence tout comme la religion de décadence des anciens est devenue chrétienne. Le sens du péché, certes, nos ancêtres l’avaient. Mais ce n’était pas le même qu’ont les personnages de Mauriac. Cette même horreur amoureuse de la chair qui est dans ses personnages se manifeste dans la bourgeoisie actuelle, soit par le spiritualisme exacerbé et fiévreux de certains convertis au catholicisme, soit par le matérialisme de servile contrepoint des communisants. Or, vraiment, cette horreur de la chair n’a rien de commun avec le sens de l’équilibre charnel qui est avéré par les chefs-d’œuvre en pierre de notre ancienne religion. Le sens du péché a toujours été dans l’homme, il y était avant le christianisme, il est en germe chez les stoïciens et les épicuriens. Et chez ceux-là déjà, il commence à raidir les visages avant de les tordre. Mais plus haut, les Grecs de l’époque tropique ont un sens viril du péché, le même que nous retrouvons chez nos ancêtres des cathédrales et des mystères. C’est le sens de la nécessité, le sens de l’enchaînement, le sens de la solidarité de tous les êtres pour le bien comme pour le mal. Ces anges qui entourent et désignent le mystère œdipéen d’Adam et d’Eve, ou la génération d’un dieu par une vierge, ou la séparation des bons et des mauvais au jugement dernier, ce sont de beaux adolescents qui sourient avec confiance. Ils sont illuminés par une foi terrestre dans les ressources infinies de la vie. Aussi peuvent-ils saluer les mystères effroyables qui sont inscrits dans la pierre devant eux. Ils n’en sont pas écrasés. Pas plus que les jeunes gens du Parthénon ne sont écrasés par les lourds secrets que rapportent d’Eleusis (1) les initiés. Mais il semble bien, aujourd’hui, à lire Mauriac, qu’après les fléchissements du XVe siècle (Imitation de Jésus-Christ), du XVIIe (Port-Royal), de la fin du XIXe (Symbolisme), il faut en inscrire un autre. Par la voix de Mauriac, toute une bourgeoisie qui se voit lépreuse donne au mot péché un sens hideux comme fit la bourgeoisie romaine de l’extrême décadence par l’organe de Saint-Augustin. Mauriac a jeté un regard déchirant sur l’état de santé de notre bourgeoisie provinciale. Cette bourgeoisie se porte mal. Sa mauvaise santé lui rend le désir aigre et nauséeux. Et elle exprime cette conjonction fâcheuse par une religion de la peur triste – ou une anti-religion de la fausse jactance. Voilà le fait – le fait que Mauriac nous montre avec cette acuité clinicienne qui était déjà celle des prêtres-médecins de l’Antiquité grecque. Aux observateurs sociaux d’en tirer des conclusions. Remarquez que Mauriac ne les tire pas lui-même. Somme toute, il laisse la porte ouverte aux interprétations les plus diverses. Voilà le véritable artiste qui prépare la matière aux politiques, mais qui leur laisse l’élaboration dernière. Il n’y a pas, à ma connaissance, de textes de Mauriac qui proposent une médication systématique et conséquente à la vaste sénilité qu’il nous dépeint. Et peut-être – en chrétien de la décadence – croit-il que l’homme est toujours aussi malade, que sa maladie est de vivre. Il ne le dira pas. Car l’Eglise dont il s’inspire ose rarement fermer tout à fait la porte aux espoirs terrestres de réformation ou de restauration, sinon de révolution. Elle l’ouvre même assez grande, cette porte, quand des coups de pied y sont donnés, par un Bonaparte ou un Mussolini. A la jeunesse politique d’inspirer sa méditation et sa violence de ce sombre tableau d’une bourgeoisie sournoise, rancie dans des désirs qui ne sont si bien refoulés que parce qu’ils sont faibles, avaricieuse, trembleuse, incapable visiblement de tout élan et de toute création. Le tableau que trace Mauriac est atroce et devrait susciter des épouvantes et des colères immenses. Lui-même parfois semble sur le point d’éclater. Il suffirait de retirer quelques pages du Nœud de Vipères pour faire de ce réquisitoire total une arme nue et libre qui pourrait être aussi bien ramassée par un communiste que par un national-socialiste, l’un ennemi ouvert, l’autre ennemi secret de la propriété. ____________________ (1) Ville d’Attique, au sud d’Athènes. Dans l’Antiquité, on y célébrait des mystères liés au culte de Déméter, déesse de la végétation et de la fertilité (note A.D.L.R.). Pierre Drieu la Rochelle Villes du Monde SOLITUDE DE BUENOS AIRES L’Intransigeant n° 19809 – 23 janvier 1934 J’ai passé quatre mois dans cette ville du bout du monde et j’ai beaucoup rêvé. Où peut-on mieux rêver qu’au bout du monde ? C’est bien le bout du monde, ce paysage d’horizon. On se promène dans cette ville comme un enfant qui aurait réalisé son rêve absurde et, ayant vraiment atteint l’horizon, verrait de près autour de lui cette chose plate, longue, tout en perspectives fuyantes que le lointain lui promettait. Buenos Aires, c’est la platitude, mais la platitude vertigineuse, grandiose. Une platitude qui n’en finit pas, qui toujours recommence. Dans la périphérie de cette ville qui s’étale plus largement que Londres, qui, avec ses deux millions et demi d’habitants, couvre une surface plus grande qu’une métropole de sept millions, chaque rue est après chaque rue un nouvel horizon. La terre est plate et, sur cette terre plate, des rues plates, droites, tirées au cordeau, bordées de maisons plates, sans étage. Cela commence dès l’arrivée. Vous vous croyez encore en pleine mer et vous êtes fort enfoncé dans un estuaire qui, à la hauteur de Buenos Aires, tient cent kilomètres de large. Et si vous ne voyez rien, ce n’est pas seulement que les côtes sont éloignées, mais basses aussi. Mais enfin vous approchez et la terre fait tout de même une épaisseur sur la mer. Et d’ailleurs l’orgueil est là pour fixer vos yeux. Par-dessus cette immense pellicule de maisons basses, on a construit trois ou quatre rangs de gratte-ciel – des gratte-ciel de douze, quinze étages : cela n’y change rien. Vous gardez votre impression de mirage ; vous croyez voir une ville qui hérisse ses faibles tours dans l’étirement d’une flaque d’eau, comme au désert. Car le mirage ne trahit pas l’horizontalité, et il ne vous promet pas de montagnes là où il n’y en a pas, désespérément pas. Vous débarquez et, après des kilomètres de quais, vous entrez soudain dans le cœur de la ville où se trouve votre hôtel. Au centre, c’est aussi la vieille Buenos Aires. Une Buenos Aires du XVIIIe, déjà tirée au cordeau comme n’importe quelle ville des deux Amériques ; mais une rue droite y retrouve un peu par l’étroitesse ce qu’elle a déjà perdu par la rectitude : de l’intimité. La rue la plus vivante, la plus fréquentée, la plus chérie des Argentins – Florida – est large comme la rue Duphot ou la rue Daunou. Donc, si vous restiez dans le cœur étroit et chaud de la ville, vous pourriez oublier l’impression première, nier le vertige que vous avez aperçu, pressenti, et qui vous attend. Mais si un beau jour vous sortez et partez à l’aventure, au loin, alors vous saurez ce que je veux dire. Je n’exagère pas, c’est Buenos Aires qui exagère. Cette exagération est une passion, une folie, un vertige. Dès mon arrivée, j’ai rencontré un poète argentin qui a tout de suite voulu me donner sa ville dans tout son excès, dans toute sa grandeur, dans tout son caractère. Georges-Louis Borges m’a fait prendre le métro. Nous avons mis le nez dehors à une station quelconque, vers minuit, et, sous une lune énorme et diluée, nous avons commencé d’errer dans cet immense labyrinthe rectiligne. Nous marchions comme sur une carte, sur une épure, sans repères humains. Nous étions en plein dans l’abstraction. Des avenues et des avenues, des rues et des rues. Ici, il n’y a pas de banlieue. Les quartiers excentriques, c’est déjà une banlieue perdue et noyée dans son propre désert. Tout cela semblait taillé à même le vide, car de chaque côté de ces voies trop larges et tellement longues, la lune écrasait des maisons imperceptibles. En effet, les Argentins continuent à construire des maisons comme à l’époque coloniale. Une façade percée d’une porte et deux fenêtres ; au-dessus, un balustre qui masque le toit en terrasse – et puis, c’est tout. Tout le monde dormait. Les cinémas étaient fermés, les cafés clignotaient. Seule, tous les deux ou trois kilomètres, veillait la clarté angoissante d’un petit lupanar. O faiblesse d’une ampoule électrique qui tremble et tinte, seule parmi le cauchemar de pierre d’une humanité anéantie sous la pierre. Mon poète marchait, marchait à grands pas fous. Il me promenait parmi son désespoir et son amour, car il aimait cette désolation dont il avait fait celle de son cœur. Enfin, après trois heures de cette ruée vers rien, nous arrivâmes sur un pont. Borges s’arrêta. Il avait fini par me trouver quelque chose qui palpitait encore au milieu de ces étendues inertes : un ruisseau qui gardait encore son nom et son murmure de l’époque coloniale, du bon vieux temps, du temps des choses vivantes. Il me regardait, souriant, satisfait. Nous nous connaissions depuis le matin, mais d’un bord à l’autre de l’Océan, d’un hémisphère à l’autre, nous avions rêvé sur les mêmes livres graves et sur les mêmes sottes de cinéma. Et alors il fut récompensé, parce que les poètes sont toujours récompensés vers trois heures du matin dans leurs quêtes qui défient la stérilité du monde. Miracle : nous entendîmes par-dessus le murmure timide du ruisseau le murmure plus hardi et plus sonore d’une guitare et, dans un petit cabaret, nous trouvâmes un prolétariat somnambule et qui se contait ses misères avec ferveur. Cependant, deux millions d’hommes dormaient. Deux millions d’Européens qui campaient là, nostalgiques. Cette ville-là, c’est bien le bout du monde, c’est bien le bout de l’horizon, puisque ceux qui l’habitent le croient. Au fond, ils se sentent exilés d’Europe. Cela me fait rêver aussi, cet immense campement étalé, cette immense ville improvisée, inachevée. Là campent deux millions d’Européens qui n’ont pas renoncé à leurs mauvaises raisons. Il y a une Amérique qui a été faite par l’amour – l’Amérique des Puritains dans le nord – et celle des Conquistadores dans le sud, qui sont venus, les premiers pour protéger leur foi, pour lire leur Bible tranquilles, les seconds pour répandre leur foi, pour que la messe fût dite aussi sous la Croix du Sud. Mais cette Amérique est oubliée, noyée dans une autre qui est venue sans foi, pour gagner de l’argent. J’ai donc beaucoup rêvé sur l’argent, en traînant dans ces interminables faubourgs où s’entassent des centaines de mille de millionnaires manqués. Ces Européens auront-ils pensé assez à l’argent dans les derniers siècles ! Ils ne sont pas venus pour retrouver la nature, perdue en Europe. Ils ne sont pas venus pour réaliser le rêve de Rousseau et se refaire simples et forts au milieu des champs. Ils sont venus pour faire de l’argent. Et voilà. C’est la crise, une fois de plus. Elle pèse sur deux millions et demi d’hommes dans cette ville qui est la capitale d’un pays grand comme l’Europe. Et dans cette immense campagne plate qui commence à la dernière maison de cette rue, brusquement, et qui va du Pôle Sud au Tropique, de l’Atlantique aux Andes, elle pèse sur huit autres millions d’hommes. Et encore, il y en a beaucoup de ces huit millions parqués dans d’autres grandes villes. Le blé, le bétail, il ne faut plus beaucoup d’hommes pour produire tout cela maintenant. Et il y en a encore trop, puisque ce qu’ils produisent ne se vend pas. Ce qui fait rêver ici, c’est que c’est toute l’Histoire de l’Europe. L’Histoire de l’Amérique, c’est l’Histoire de l’Europe. L’Europe a voulu de l’argent, alors elle a fait l’Amérique. Et l’Europe en Amérique est triste et déçue. Elle vit dans la laideur et la privation de l’esprit. Et l’or n’est plus que du papier. Et il y a des hommes qui mendient dans les rues. A la porte des Bourses neuves d’Amérique comme à la porte des vieilles Bourses d’Europe. Déception, humiliation. Communes à l’Amérique et à l’Europe… Et puis, en tout cas, c’est triste une grande ville moderne qui n’est que moderne. Il faut avoir vécu quelques mois dans une ville d’Amérique pour savoir le prix du passé. Imaginez qu’à Paris nous n’ayons plus que l’avenue des Champs-Elysées d’aujourd’hui, si laide, et les quartiers excentriques. L’avenue des Champs-Elysées sans l’Arc de Triomphe à un bout et le Louvre à l’autre. Ils nous tiennent chaud, nos ancêtres. Il y avait des moments où je me languissais. J’avais envie de voir un bel objet. Là, pas un musée. Il y a un pauvre musée où à part un Courbet ou un Manet, je ne me rappelle plus, très beau d’ailleurs, qui s’est échoué là par hasard, il n’y a rien. Des concerts où passent des troupes étrangères qui jouent Wagner, Debussy, Stravinsky. Oui, ils ont de la musique. Mais pas un théâtre. Alors, les cinémas... Mais à Paris, le cinéma a un arrière-plan. On s’amuse, on se monte la tête. Les snobs y voient des choses qui n’y sont pas. Mais là-bas, le cinéma, tout d’un coup, on voit ce que c’est. On se dit : c’est ça notre civilisation ! Je ne faisais pas mon malin. Je savais bien que ce n’est pas à nous, Européens d’aujourd’hui, plus qu’à eux, Américains, les belles choses qui sont dans nos musées, nos concerts, nos théâtres. Après tout, ces gens-là étaient encore en Europe quand on y faisait encore quelque chose. Ils ont droit comme nous à Notre-Dame et à Versailles – pas plus que nous, pas moins de nous. Une ville où il n’y a pas un beau monument. Dans les coins, quelques petites maisons jolies de l’époque coloniale, écrasées entre deux gratte-ciel, vouées à la pioche. Il n’y a même pas de nature dans cette ville. Pas de parc. Un parc, cette grande avenue où les arbres sont tristes, le long d’un chemin de fer ? Il y a un zoo, oui, mais où les étranges et charmants animaux d’Amérique sont aussi perdus qu’ils le sont à Anvers ou Amsterdam. Où aller… ? Que faire… ? Allons à la campagne. Elle est là, toute proche, immense. Oui, mais… D’abord, il n’y a pas de routes. Si vous prenez une auto, bientôt vous tombez dans les fondrières. Ils n’ont pas encore eu le temps ni l’argent de construire des routes. Et puis le pays est trop grand. Cela coûte cher de monter de toutes pièces, du jour au lendemain, une civilisation. On ne peut pas tout faire à la fois. On a construit des chemins de fer, c’est déjà beaucoup. Mais prenez le chemin de fer, débarquez au hasard à une station. Il n’y a pas d’hôtel, ou il n’est pas avenant. Et le village n’est pas avenant. Encore un campement. Tout pour le travail, le gain. La pampa, c’est la Beauce, mais sans clochers, sans vieilles maisons. Des bicoques jetées au croisement d’une route comme un campement d’aviation. Et puis, la campagne, ce ne sont pas des champs, des petits chemins, mais des grandes propriétés. Une propriété : cent kilomètres carrés, parfaitement plats, striés de fil de fer. Sur cette nature immense, profonde, il a été jeté un décor décevant. Mais cela n’y fait rien. Il y a là une beauté, une beauté austère, résistante. Et aussi atroce, dévorante. Là, la platitude montre sa grandeur. Après tout, la platitude, c’est la mer, vous pourriez naviguer dans ce vert, avec du vert par-dessus la tête et le ciel encore par-dessus. Alors vous connaîtriez la beauté de perdition de ce pays. La beauté de l’Argentine, c’est la beauté même de la solitude. Beauté terrible, devant laquelle la plupart reculent, la plupart des Argentins qui vivent dans les villes autour des cinémas. Il faudrait des mois et un cheval pour peu à peu vous apprivoiser à cette grandeur nue, sans appâts, qui s’offre à vous comme une femme sans fard, sans coquetterie, nullement éveillée, enfouie dans sa profondeur, qui dédaigne de vous prendre, qui veut être prise… Mais je rentre et je retourne au cinéma. Je m’enfouis dans le centre de la ville, là où les rues sont étroites. Des puits entre des maisons trop hautes pour elles, des rues sombres comme dans le vieux New York. J’ai lâché une histoire pour une autre, une rêverie pour une autre. Ici s’entasse une humanité qui a peur de prendre le métro, parce qu’elle sait qu’il faut en sortir, du métro, et que ce sera pour déboucher sur ces avenues sans fin. Ici, on s’entasse dans les bars, dans les cinémas. Ici l’on s’ennuie. Mais on désire pourtant. Oui, on désire le vague. Et le désir, en s’accumulant, retombe sur lui-même et fait une oppression. O désir lourd, perdu, triste, de l’Européen, de l’homme perdu dans cet immense comptoir engourdi, et tournant le dos désespérément une minute encore à cette nature où il faudra bien qu’il s’abandonne. Car, finalement, il faudra que l’Argentine renonce à la dépendance de l’Europe, aux grands profits, et se résigne à vivre sur elle-même. Ainsi elle sera obligée de se faire sa propre civilisation. Ce sera le salut de son âme, sortant de la crise, pour elle comme pour beaucoup de pays. Alors la beauté de la pampa rentrera dans Buenos Aires. Alors l’Argentine retrouvera son génie, le génie sauvage et doux, rude et délicat qu’elle commençait d’épanouir loin de l’Europe, avant l’arrivée des émigrants, et qu’elle cache maintenant dans les coins où frémit encore une guitare, où se carre un tango, où un homme triste caresse le cou d’un cheval. ____________________ ♦ Un extrait de cet article a été repris dans Sur les Ecrivains (Gallimard – 1964), avec la date erronée du 6 janvier 1934 (note A.D.L.R.). Pierre Drieu la Rochelle LA CONFUSION DANS LA NUIT Vu (numéro spécial hors-série) – 8 février 1934 Cet article est certainement le premier texte écrit par Drieu sur le 6 février 1934. Il est paru le 8 dans Vu, hebdomadaire créé en 1927 par Lucien Vogel, et dont Carlo Rim était le rédacteur en chef. Vogel était de religion israélite. Une émission de deux heures lui a été consacrée sur France-Culture il y a quelques années, avec de bons témoignages. Ces témoignages rappelaient qu’il avait publié un épais numéro spécial sur l’Italie, favorable au fascisme (témoignages de H. Bidou, L. Martin-Chauffier, M. Chadourne et R. Fernandez). Vogel publia aussi un numéro spécial de Vu intitulé « Ce que veulent les Croix de Feu » (entièrement rédigé par Georges Suarez) et une autre numéro sur l’U.R.S.S. où il prétendait – comme tant d’autres journalistes de l’époque – que « les prisonniers politiques de là-bas étaient fort bien traités ». Jean Bastier – Bulletin des Amis de Drieu la Rochelle n° 41 – mars 2001. Vers sept heures, je fais le tour de la rive gauche. Rien : des barrages de mobiles et d’agents immobiles, dans des rues désertes. Je prends un autobus qui par des détours m’amène à la Madeleine. J’enfile la rue Royale, foule dense mais vague, coins de police. En arrivant au coin du ministère de la Marine, je tombe sur une foule en furie : un homme, sur le toit d’une voiture, gît le ventre en l’air, ensanglanté, les bras en croix. Je m’avance sur la place : immenses remous. Des groupes arrivent portant quatre, cinq blessés. Blessures à la poitrine, au ventre. Au beau milieu flambe un autobus. Je continue d’avancer. « N’allez pas là-bas, ils tirent, les salauds ! » Pas un coup de feu. Une foule de jeunes hommes où se mélangent des bourgeois de tout acabit et de jeunes employés et ouvriers forme une sorte de demi-cercle tremblant, hagard, furieux, autour de la tête du pont. La tête de pont est massive. Rangées de cars, doublées de rangées de gardes à cheval, doublées de rangées de mobiles à pied. La foule avance, roule selon les caracoles de deux ou trois pelotons de chevaux qui agitent le rideau devant la tête de pont. Il y a un espace vide et lugubre tantôt plus large, tantôt plus étroit, entre la foule violente et faible et la police tassée et inquiète. Gros rassemblement au bas des Champs-Elysées, entre les deux chevaux de Marly. Barricade en travers de l’avenue. « Les anciens combattants sont au RondPoint. » Du côté de Clemenceau, de vastes groupes s’agitent. Autour des drapeaux, des hommes mûrs invectivent et se lamentent. Autour, des jeunes hommes attendent. Des petits-bourgeois et des bourgeois. « Nous n’avons pas d’ordres, pas de chefs. » Pas de police dans toute l’avenue. Il paraît qu’il y avait des communistes plus haut. Tout d’un coup, je m’aperçois qu’un cortège s’est formé et descend les ChampsElysées. Un groupe de drapeaux en tête, derrière deux banderoles : « Nous voulons une France propre et prospère ». Les vastes groupes où j’avais circulé sont devenus un flot qui coule. Un flot avec une écume. Il y a le milieu, serré, où les hommes se tiennent par le bras, et sur les trottoirs une frange épaisse de curieux et de timides. J’en vois qui passent deux à trois fois de suite de la timidité à l’audace, du trottoir à la chaussée. L’énorme masse – plusieurs milliers d’hommes – chantant La Marseillaise, la chantant bien d’ailleurs, s’engouffre dans la rue Royale et tourne dans la rue SaintHonoré. Les coins de police ne bougent pas. On marche sur l’Elysée. La foule se tasse et se serre dans la rue étroite. Cela devient sérieux. Un peloton de gardes à cheval arrive sabre au clair et charge en plein dans le milieu. Un passage se fait, puis se referme. Un cavalier désarçonné au coin de la rue Boissy-d’Anglas. La foule méchante se jette sur lui. Un type s’empare de son cheval, grimpe dessus et s’avance aux premiers rangs. L’Elysée est proche, la foule est dense. Je me trouve dans le quinzième rang. Je crois qu’il y a un moment peu croyable où l’Elysée l’a échappé belle. A ce moment-là, il n’y avait au coin de la rue de l’Elysée qu’un peloton à cheval et trois ou quatre rangs de mobiles. Si la foule avait poussé plus ferme, elle noyait ces trois ou quatre rangs et elle arrivait jusqu’à la porte de l’Elysée. Mais sans doute y avait-il des réserves cachées. En tout cas, comme la masse poussant ses drapeaux atteint à peu près l’édifice de L’Energie industrielle, les quatre rangs de mobiles se ruent à la matraque, suivis de gardes à cheval. Les vieux combattants sont bousillés. La foule reflue. Les mobiles rentrent comme dans du beurre et tapent sans arrêt. A gauche : les manifestants aux abords d e la place de la Concorde ; à droite : le fusilleur Daladier par Sennep ( Candide – 8 février 1934) Je suis pris d’une forte trouille. Nous sommes refoulés, nous portant les uns les autres, jusqu’à la rue d’Aguesseau où je m’engouffre avec d’autres. Quelques gardes nous suivent à pas lents, sans plus taper, jusqu’à la rue des Saussaies. Les fuyards se remettent, hurlent, sacrent, entourent leurs blessés. Les drapeaux sont en miettes. Les porte-drapeaux sont amochés. Il y a beaucoup de gens par ici qui s’en vont vers SaintAugustin, en hurlant des injures devant la Sûreté Générale silencieuse et anonyme. Je reviens vers la Madeleine. Nouvelles foules nerveuses, fugitives et toujours revenant acharnées à se risquer encore autour des pans de cavaliers, des grappes de mobiles qui sont le long des murs avec leurs paquets de bourguignottes luisants comme des devantures de citrouilles ou des bouillottes ménagères. La police et la foule se cherchent, s’évitent, se font peur. Les hommes viennent hurler : « Assassins » sous le nez des officiers de paix. On agite un mouchoir ensanglanté. On vend des journaux. Majorité de 360 voix à Daladier. On crie : « Ils ne disent pas le nombre de morts ». Des foules vont et viennent. Mais soudain c’est une énorme masse qui repart vers l’Opéra, la Madeleine. Eléments nouveaux. Toutes les classes confondues. Différents partis. Des groupes de communistes flanquent la colonne et crient : « Les Soviets partout ! A bas Chiappe ! » Ça me plaît. On arrive à la place de la Concorde. Mais ce qui était prévisible arrive. Ces vingt mille hommes se noient dans les espaces abstraits de la plus belle géométrie du monde. Le cercle hagard, tremblant, nerveux, se reforme autour de la tête de pont. Mais mon impression est beaucoup plus tragique que la première fois. La foule est plus mêlée, le sang qui a coulé fermente. La foule, tirée par son désir, vient lécher de bandes coureuses et frondeuses le bloc de la tête de pont – ce bloc qu’elle voudrait mordre. Dans un coin, vers l’Orangerie : un brasier où une sorte de forge populaire s’ébauche ; on y prépare des manières de tisons, des feux rouges et des feux grégeois. La foule désarmée gratte le bitume et en extrait de problématiques projectiles. « Demain, nous serons armés » crie-t-on de toutes parts. Devant le bloc du pont caracole un puissant escadron. Il s’élance et commence une galopade violente tout autour de la place. Des milliers de jeunes hommes bondissent de toutes parts. Je me rappelle les premiers Mai d’avant la guerre, place de la République. Je prends le vent. Je circule déguisé en azur parmi ces comités de casques, de sabres, de sabots. Cela devient un cirque, les cavalcades se succèdent. Aux sabots du dernier cheval, des voltiges de fuyards se transforment en poursuivants hurleurs qui jettent trois cailloux cruels. Des chevaux démontés galopent dans la nuit. Puis il y a eu un moment où tout s’est resserré autour de la tête de pont. Le demi-cercle devient menaçant, assiégeant. On apporte des jardins des bancs, des échelles, des débris. Une barricade se précise… Cela devient dangereux, cette barricade, et inquiétant. La tête de pont se resserre, fait boule et soudain éclate. Un autobus est pris d ’assaut par les manifestants Un énorme flot noir, luisant de bourguignottes, qui depuis un moment s’amassait un peu à droite du pont s’enveloppe d’un léger nuage… Les revolvers partent… Le flot noir s’élance, craquant de cent coups de pétards, et s’élance furieusement, dirigeant tout sur les Champs-Elysées ; serrant de près, je vois l’escadron brandissant ses sabres qui s’élance aussi. C’est une course gémissante à travers pelouses et bosquets. Les paquets de mobiles bondissent partout, tiraillent. Ils tirent bas ; je ne vois que deux blessés et deux ou trois balles claquent sur le bitume autour de moi. Je suis dans les allées, je crois que les chevaux n’iront pas entre les arbres. Je souffle. Mais une troupe de chevaux arrive du côté de Boissy-d’Anglas. Je me planque derrière un arbre, à genoux. Des cavaliers m’arrivent à droite et à gauche et me lancent leurs sabres. Je reçois un léger coup sur l’épaule, de très loin. Le type à casque me hurle son cri. Je repars jusqu’au Rond-Point. Les masses de mobiles suivent. Au Rond-Point, les fuyards furieux brûlent un autobus. La nuit, les espaces déserts dévorent peu à peu la foule qui s’en va, haineuse et revancharde. Pierre Drieu la Rochelle Réponse à l’Enquête de M. Gilbert Comte sur LE RAJEUNISSEMENT DE LA FRANCE La Grande Revue n° 3 – mars 1934 Je pense que désormais le fascisme est inévitable, à moins de se réfugier dans de vagues espoirs de lointaine Révolution, ce à quoi pour ma part je me refuse. Et cependant je reste « Européen » : je garde une entière fidélité (et non par souci artificiel de ne pas me démentir, mais par raison) aux idées essentielles que j’ai toujours défendues, critique du nationalisme, idée européenne. Mais j’ai acquis la conviction que le fascisme est une étape nécessaire de la destruction du capitalisme. Car le fascisme n’aide pas le capitalisme, contrairement à ce que croient les antifascistes, contrairement à ce que croient la plupart des gens qui se rallient au fascisme. Le fascisme apporte sans doute une aide momentanée à certaines catégories sociales, à certaines classes, mais en même temps, il les détache de leur support économique, dans la mesure même, d’ailleurs, où elles en sont déjà détachées. Le fascisme crée une civilisation de transition, dans laquelle le capitalisme tel qu’il a existé dans sa période de grande prospérité est amené à une destruction rapide. Je me considère comme socialiste depuis fort longtemps, mais je n’ai jamais été marxiste, et je suis éloigné encore de l’être depuis que j’ai davantage étudié le marxisme. Ce qui ne veut pas dire que je songe à nier l’importance de ce qu’il y a à y prendre. En fait, je retrouve rafraîchi et développé en moi l’élément qui s’y trouve depuis bien longtemps, depuis l’avant-guerre. J’entends un syndicalisme révolutionnaire, dont Sorel et Proudhon sont les initiateurs. Comme mon socialisme n’est pas marxiste, je vois dans le socialisme très souple du fascisme italien, de l’hitlérisme, peut-être du stalinisme, une ligne de conduite qui me paraît très acceptable. Je crois que le fascisme est un réformisme qui, n’étant pas engagé dans l’ornière parlementaire, donne de meilleurs résultats que le réformisme des partis socialistes de la IIe Internationale. Et sans doute je ne manque pas de voir le danger que présente ce réformisme, comme tout réformisme : danger qui serait d’altérer le régime que l’on veut entamer, de telle façon qu’on lui prête des forces au lieu de lui en retirer. Mais je crois qu’une Révolution est un mouvement fragile, qui demande à être constamment rechargé d’une nouvelle sévérité, et je crois qu’à l’intérieur du fascisme italien ou de l’hitlérisme, il y a de nouvelles vagues de jeunesse qui feront la relève de la vigilance socialiste dans le mouvement. Ou bien, si le système se sclérose trop vite, ces vagues de jeunesse reflueront vers un nouveau communisme, nouveau communisme qui va bientôt être pour l’Europe la seule ressource en dehors du fascisme. D’ailleurs, je vois dans le fascisme, du point de vue dialectique, un énorme avantage : il détruit le vieux socialisme de la IIe Internationale. Nous voyons un fascisme qui se développe un peu partout en Europe et qui pour l’instant à l’air de triompher. Fascisme qui, d’ailleurs, pour un grand nombre de pays qui n’avaient pas achevé leur évolution nationale, étaient une nécessité vitale. C’est sans doute un point de vue périmé pour les pays de l’Ouest européen, définitivement évolués, en tant qu’entités nationales. Mais je jette sur cet état de choses le regard que jettent les bolchevistes sur la diversité intérieure de leur Fédération de Républiques. Ceci dit, peut-être que le vieux monde européen qui n’est pas communiste n’a fait, à travers le fascisme, que reculer pour mieux sauter. S’il a brisé certaines contradictions du système capitaliste, ne va-t-il pas, à un certain moment, se trouver en face d’une de ces contradictions qui subsistent et sur laquelle il semble qu’il pourrait après tout achopper ? Je veux parler du nationalisme. Et, dans l’instant que ce vieux monde a l’air de se sauver au point de vue intérieur par un mouvement de redressement que je crois jusqu’à un certain point créateur, ne va-t-il pas se heurter à la guerre inévitable ? Peut-être. Mais, à mon point de vue d’homme qui combat depuis longtemps le nationalisme, qui le combat d’autant plus qu’il y reconnaît un fait très fort et très difficile à déraciner, ce danger de guerre me paraît une difficulté qui se présente, en tout état de cause, au travers du développement du socialisme européen. Je veux dire par là que je ne crois pas qu’il puisse y avoir une révolution communiste simultanée dans toute l’Europe et que, même au cas où il y aurait cette révolution simultanée, le fait national subsisterait et créerait de tragiques difficultés entre les différents pays soviétiques. Les peuples souffriront longtemps encore du vieux déterminisme géographique dont Marx n’a pas assez tenu compte. Je crois donc deux éventualités possibles. D’un part, victoire du fascisme et difficultés extérieures. Et alors, peut-être assisterons-nous à un renouveau de la Société des Nations ? Les fascismes essaieraient de se débrouiller comme l’ont fait les démocraties entre 1920 et 1930. Remarquons, d’ailleurs, que pour les fascismes, le nationalisme est une éthique intérieure plutôt qu’extérieure. De plus, les fascismes obéiraient sans doute plus facilement que les démocraties aux nécessités économiques et se décideraient à faire l’Union Européenne. L’on peut imaginer une Genève des fascismes. En même temps, sous l’action des diverses vagues de jeunesse, l’on arriverait à un état de choses valable, au moins pour un temps. D’autre part, il se peut que tout cela ne soit qu’une hypothèse entièrement erronée. Et ce sera la guerre. L’on admet généralement qu’une guerre mondiale amènerait le triomphe du communisme. Je n’en suis pas sûr, je croirais plus volontiers qu’après une telle déperdition d’énergie, l’Europe s’abandonnera à n’importe quelle hégémonie, économique ou politique… En résumé, je place mon espoir dans la continuation de la poussée socialiste à travers les fascismes. Pierre Drieu la Rochelle LA PARISIENNE Vu – 16 juin 1934 Je ne sais pas si l’on peut dire que les « femmes du monde » sont des Parisiennes, puisqu’elles ne sont jamais dans Paris. Etre dans Paris, c’est être partout à la fois dans Paris, dans ses quartiers chics et dans ses quartiers pauvres, dans ses quartiers intelligents et dans ses quartiers idiots, c’est marcher dans toutes ses rues et entrer dans toutes ses maisons, c’est connaître des gens de tous les bords, c’est aussi de s’y reconnaître dans la banlieue, parce que c’est salement Paris, la banlieue. C’est pourquoi je n’aime pas beaucoup les femmes du monde. J’en connais, mes meilleures et mes plus vieilles amies sont des « femmes du monde », je crois ; mais ce sont des femmes un peu déclassées par l’amour, la paresse ou une préférence un peu passionnée. Alors, ce ne sont plus des femmes du monde. Mais ce ne sont pas de vraies Parisiennes ; elles ont gardé la tare de leur origine. C’est pourquoi je les aime d’amitié, mais non pas d’amour. J’aime mieux les étrangères, ou alors les vraies Parisiennes. Qu’est-ce que c’est ? Elles peuvent être presque riches ou assez pauvres, mariées ou pas mariées, collées ou pas collées, travailler ou ne pas travailler. Mais elles sont bien façonnées à la vie. Elles connaissent le métro, les autobus, toutes les heures de la journée et de la nuit. Elles savent aussi bien ce que c’est que de ne rien faire ou de faire quelque chose. Elles savent le prix d’une heure de paresse, le matin, de la première cigarette, le soir. Elles savent le prix de l’argent, que c’est la liberté, l’amour, un enfant… Elle savent que l’amour, c’est un accident qui peut se prolonger. Les Parisiennes s’y connaissent très bien en amour ; il n’y a pas l’ombre d’un doute. Les ayant beaucoup trompées avec des étrangères, je puis bien le reconnaître aujourd’hui. Je ne connais guère que certaines Londoniennes qui puissent soutenir la comparaison. Les Parisiennes savent très bien que l’amour est fait de deux choses : la sensualité et la tendresse et que l’un des ingrédients est aussi indispensable que l’autre. Le dosage peut d’ailleurs varier à l’infini. Et ce n’est pas d’ailleurs une recette de cuisine. J’ai eu tort d’écrire : elles s’y connaissent. Non, cela leur est naturel. Elles ont besoin de l’amour sensuel et tendre. Les unes le cherchent, les autres l’attendent. Mais les unes et les autres sont capables de flairer et d’éviter les contrefaçons. Qu’elles soient honnêtes ou prostituées, elles sont pareilles sur ce chapitre. On voudrait, étant Parisien, être digne des Parisiennes. On ne l’est pas toujours, on l’est parfois. Il y a tout de même un assez bon nombre d’hommes à Paris qui méritent d’être l’amant ou le mari d’une Parisienne. Et peut-être après tout que si les Parisiennes sont de bonnes amoureuses, c’est grâce aux hommes. Je dis cela parce que je suis horriblement antiféministe, et un peu misogyne. D’ailleurs, y a beaucoup d’hommes qui y laissent leurs os : il faut beaucoup de temps à un homme pour former une femme, et après cela, c’est un autre qui en profite. Par bonheur, on a aussi celles qui ont été formées par les autres. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les Parisiennes sont très désintéressées. Quand elles pensent à l’argent, c’est à cause de l’amour. Elles lui demandent le moyen de rester ou de devenir jolies et au fond pas plus. Et les hommes comprennent cela qui se mettent à deux ou trois pour donner à l’une d’entre elles les moyens de les étonner. Il y a ainsi une immense classe moyenne où règne une sorte de communion de l’argent et de l’amour. Il y a aussi une immense classe où l’on est plus sévère et non moins gentil, et où l’amour règne plus âprement. Je suis persuadé, à la fin du compte, que Paris est la ville où il y a le plus de passions vraies, tragiques. Mais je ne parle pas du tragique des crimes passionnels, des coups de revolver. Cela, c’est le tragique qui est arraché aux individus par une dure et abominable passion sociale. Non, je parle du tragique quotidien. Une femme attend, touche, gagne un homme, le perd, le reprend, le reperd. Et pendant quelques mois, quelques années, des trésors de souffrance discrète sont doucement répandus. La vraie épreuve, où l’on voit si une femme est une Parisienne de la vraie espèce, de l’espèce qui connaît le travail et la paresse, le fromage, le vin rouge, le tabac, la campagne, les quartiers sans nom, c’est la vieillesse. La vraie Parisienne sait vieillir. Paris est rempli de vraies vieilles qui savent regarder les jeunes gens avec une tendre dignité et qui savent s’en aller sans bruit et sans cris vers la mort. Il y a des femmes qui savent renoncer à l’amour et montrer ainsi qu’elles en ont été dignes. Un jour, sans pleurer, elles cessent de mettre du rouge, elles cessent d’attendre. Savent-elles qu’il y a des hommes qui les regardent avec un regret poignant, une gratitude muette ? Il faudrait aussi parler de cette espèce de Parisienne, assez neuve : la jeune fille. Au fond, il n’y a des jeunes filles à Paris que depuis quelques années. Avant, elles étaient enfermées. Maintenant, elles sortent, elles travaillent, elles réfléchissent, elles se préparent avec une grande activité. Les hommes de demain auront de la chance. Nous parlerons peu des grues qui ont les mêmes inconvénients que les femmes du monde. Il y a beaucoup de prostituées qui ne sont pas des grues, qui ne songent pas à « arriver ». Je ne connais pas les ouvrières. Il y a des étrangères qui sont des Parisiennes. Il y a des Parisiennes qui sont si passionnément femmes qu’elles en deviennent presque des étrangères. Celles-ci sont rares et bien lourdes à porter. Pierre Drieu la Rochelle PARIS PART POUR LA GUERRE Les Annales politiques et littéraires n° 2507 – 3 août 1934 D’abord, j’avais voulu être cuirassier : bien qu’ayant deux centimètres de plus que la taille réglementaire (il faut être grand, mais pas trop grand !), j’avais obtenu la promesse d’être admis dans les escadrons tourangeaux. Cela, pour être corseté et coiffé de fer, porter crinière et montrer de longues cuisses rouges comme le beau jeune homme, cuirassier d’escorte que je vis plus tard étendu sur le champ de mort de Charleroi. Mais au dernier moment, dans ce décembre 1913 qui, voulant déjà plaire à Moloch, enfermait dans les casernes une première fournée d’enfants, j’avais renâclé devant des années dans une écurie de province et j’avais cédé à de capiteuses amitiés, amours, études. Donc, on m’avait cloîtré au plus près, dans la caserne de la Pépinière. Je n’avais pas songé que mon supplice, pour être raffiné, n’en serait que plus cruel. Eplucher les pommes à deux pas de l’Opéra, quand on s’imagine que c’est le centre de toute joie, est bien pire que de ressasser cette besogne utile à cent lieues ; pivoter entre la gare SaintLazare et Saint-Augustin vous donne le tournis ; être commandé de piquet d’incendie au moment où, les épaulettes gaillardement circonflexes, on s’en va dans ses gros souliers vers le cours de Bergson, c’est une des mille et une crevaisons de Tantale, vous rêvez d’un poulailler aux Ballets Russes : pas du tout, vous passez la nuit à l’entrée des appar- tements particuliers de M. Poincaré dans l’odeur fraternelle d’un garde républicain. En sorte que j’eus la jaunisse et demandai à passer dans les tirailleurs marocains… Je ne croyais pas si bien dire : un an après, j’usais la peau de mon ventre sur le sol turc. Ah ! tu veux de la couleur. En attendant, j’étais rempli de l’espoir le plus insensé, quand ce soir-là, rentrant à neuf heures moins deux dans ma chambrée au quatrième étage à la Pépinière, je pus crier : – Eh bien ! il paraît que c’est la guerre. Un grognement amer se leva dans la partie aristocratique du long dortoir : là où les mitrailleurs, tous Parisiens, tous mécanos, tous mariés (pour rester à Paris) faisaient bande à part. Tous se disant socialistes, mais étant bien plutôt anarchistes, leurs sentiments étaient mêlés : leur rage d’être soldats tournait à l’envie d’en découdre, mais mon enthousiasme de jeune bourgeois, blasé sur ses plaisirs de pistonné, leur faisait mal au cœur. Ce grognement, amorti par l’ironie savante des faubourgs et la prudence d’hommes mariés, se perdit dans l’immense ronflement de quarante Normands et Bretons qui pionçaient déjà dans un autre monde de meuglements et de remugle. Il faisait chaud, ces derniers jours de juillet, et dans la fenêtre ouverte, la rumeur de Paris, engluée dans la sueur du bitume, s’amoncelait comme le cérumen dans l’oreille. A plat sur ma couverture, je discutais encore vaguement avec les compères, quand tout à coup : « Tout le monde debout ! » Le sergent de semaine, vif Algérien, entrait en glissade et s’arrêtait pile sur les jarrets, devant mon lit : – Mon vieux, Jaurès a été assassiné ! Les mitrailleurs frissonnèrent, puis jurèrent tendrement : cependant que la paysannerie se soulevait grommelante et, saisissant un cuir dans l’étable, s’apercevait soudain, dans un gémissement épouvantable, que c’était le harnais de la guerre. J’avais entendu une fois Jaurès à la Chambre et j’avais été profondément touché par cet accent rustique, si bien que je m’étonnais de la sourde oreille de ces paysans. Puis je me rappelais une image dans un livre populaire du commandant Driant (1) où le lyrique paysan gisait ainsi dans le sang, au début d’une guerre. En tout cas j’eus soudain le sentiment que la fenêtre se débouchait et que toute la rumeur de Paris refluait, je ne savais où, vers le point du meurtre, laissant cette rue où, tout en reniflant mon pan- talon, je me penchais, vide, vide d’un vide qui m’effraya plus que les yeux de ma grandmère, morte six mois auparavant. Mais la mer s’en va, bientôt elle reflue. La foule est partie, déjà elle revient. Si vous voulez voir l’effet d’une baguette magique, vous n’avez qu’à regarder. Elle est transfigurée, ordonnée, costumée, ramassée dans une troupe. En effet, quel est ce bruit de marée sur les galets qui m’arrive du côté de Félix Potin ? Ce bruit de galets qui roulent, c’est la chute innombrable de la corne ferrée, ce sont les sabots, c’est la cavalerie en sabots. Ce sont justement les cuirassiers, non point ceux de Tours, mais ceux de Paris. Ils avancent, et ces centaures qui s’en vont en toute candeur antique, en toute candeur de beaux monstres enfantins, galoper vers les moulins fous de la mitrailleuse et du canon à tir rapide, ils n’iront pas loin, moins loin que dans mon œil halluciné de jeune historien qui aperçoit les époques chavirer les unes par-dessus les autres. Et je ne suis pas avec eux, et d’ailleurs je ne suis plus à la fenêtre, car, laissant leur ambulance, comme un lourd canon roulant sur le pavé des villes, monter derrière eux vers la gare de l’Est, je suis déjà dans l’escalier, dans la dégringolade de ma compagnie commandée de service. On nous envoya quelque part sur les boulevards. La foule tournoyait dans ses passions. Son premier mouvement est toujours de se jeter sur les meubles, les choses, dans son impuissance à atteindre les êtres. Elle saccageait les saucisses d’Appenrodt, ce soir-là. Mais je dois confondre un soir avec l’autre. Mes souvenirs de ces premières heures de l’événement sont confus comme le furent mes sensations d’enfant faible et imaginaire, rejeté soudain dans ses rêves livresques et ivre d’émerveillement. Les livres étaient donc vrais : j’allais mourir d’une balle au cœur au son du clairon sonnant la charge, dans l’air pur, sur la route large ? Ces rêves se rejetaient sur moi, pour m’exalter, m’arracher à l’ambiance muette de mes camarades obscurément angoissés qui recevaient de leurs entrailles des pressentiments plus concrets que les miens, des pressentiments anciens d’hommes qui avaient été déjà recrutés par les Louis, les Napoléons. Bien plus que pendant tout l’hiver précédent, le duel se rengagea entre le dérisoire terre à terre des soins où nous retombions et la folie d’exaltation qui me prenait d’être sur la scène, de me saisir de la fantasmagorie de la vie dans son remuement le plus massif et le plus bruyant, d’accueillir avec la provocante frivolité d’un jeune artiste aux flancs vierges, vierges du vicieux coup de pointe de la vie, cette immense ruée des cruautés et des souffrances. Ah ! Je crois que la vie des hommes ne sera toujours qu’une agonie sanglante et chaotique, mais encore faut-il le savoir quand on le dit. Je le disais sans vraie connaissance de la chair. Mon esprit n’était pas encore unifié avec ma chair dans l’épreuve. A partir de ce soir-là, nous ne dormions plus. Et je crois que je n’ai bien redormi qu’à l’hôpital – à Deauville, ma chère, et sans pistons –, vers la fin d’août. Pendant deux jours, on nous trimbala de garde en garde, de gare en gare. Nous gardâmes le tunnel de la gare Saint-Lazare, puis les aiguillages de la gare du Nord. Nous étions comme des petits ruisseaux qui chipotent avant de tomber dans la grande rivière. Nous voyions se précipiter et se croiser les premiers jets du flot, quand les écluses s’entrouvrent. A la gare du Nord, c’étaient des flots d’hommes du Nord qui passaient à l’Est et des flots d’hommes de l’Est qui passaient au Nord, enfin ce qu’on appelle une mobilisation. Depuis la manifestation Ferrer, je n’avais pas revu tout le peuple dans sa masse vivante et prenant le rythme épique. Les mêmes qui chantaient L’Internationale alors chantaient maintenant La Marseillaise. Cette Marseillaise-là me rappela celle que j’avais entendue dans les abominables cités houillères du pays noir, en Angleterre, psalmodiée par les grévistes qui tombaient sous les longs coups de matraque des policiers de deux mètres de haut – race à part. Ce flot d’hommes repris dans le rythme des grandes bagarres historiques, rythme de locomotive, heureux pour une heure de se déverser comme une seule chair de ce train pour remplir cet autre train en jetant aussitôt cinq cents visages aux portières. Quand nous rentrâmes à la Pépinière, tout était sens dessus dessous. Nous n’étions plus chez nous. L’armée du temps de paix était noyée dans l’armée du temps de guerre. Nos anciens étaient devenus des bleus comme nous devant la masse de réservistes qui avaient débarqué, furieux, mais d’autant plus hautains et prenant en main toute l’affaire. La province envahissait Paris : toute la Normandie et quelque peu de la Bretagne entraient ivres et arrogantes dans nos chambrées Second Empire. Et nous n’avions que le temps de plier nos lits et de répandre partout de la paille comme au Moyen Age, pour que tout ce monde rustique allongeât sa viande saoule. Pierre Dri eu la Rochelle en novemb re 1913 ; à droite : d essin ori ginal de Ma rga ret Le Sueur Ensuite, la caserne se transforma en un immense atelier d’habillement. On aurait dit les coulisses de quelque théâtre au répertoire chauvin. Partout, on se costumait, on s’équipait pour jouer la pièce de Déroulède. Et, dans le neuf, on était fabuleusement grotesque. On nageait dans le plein drap, le plein cuir, les métaux longtemps endormis sous la graisse d’armes. La mère patrie et la République, l’une dans l’autre, faisaient bien les choses. Quelle qualité : il faudrait des mois de rase-mottes et de barbelés pour user cet épais drap rouge ou bleu (en 1918, je voyais la camelote de ma division américaine, toute neuve comme nous quatre ans auparavant, s’effilocher au premier jour). Quant aux Allemands, ils ne nous verraient pas, car, pas si bêtes, nos chefs et gouvernants avaient prévu à temps les inconvénients de la gloriole dans une époque scientifique et tendant au gris, et ils coiffaient nos mitres rouges de petites housses bleues. Plus tard, nous passerions nos belles gamelles tintinnabulantes au noir de fumée. Enfin, nous serions parés – sauf le rouge des pantalons. Bref, précédé de plusieurs centimètres par la pointe de mon brodequin gauche, énorme, graisseux et puissamment revanchard, je passais la grille et, caporal suivi de son escouade, je m’avançais tout seul dans Paris. Etais-je pressé de montrer à un peuple extasié et mouillé de larmes nos frusques de bataille ? Sans doute, mais aussi j’allais relever la garde au ministère de la Marine. Le fait que j’étais en tenue de campagne n’échappa pas longtemps, Dieu merci, aux Parisiens qui, au nombre de cent mille, avec une forte proportion de l’élément féminin, m’emboîtèrent le pas. C’est ainsi que je connus la sensation rêvée par le général Boulanger. Je n’étais pas peu fier et ne me prenais pas pour un symbole d’un sou. On était fort impressionné par ma haute taille d’ancien cuirassier et étudiant d’Oxford, qui, contrastant avec le comportement rabougri de ma troupe, donnait bien l’idée torrentielle, arracheuse de brins d’herbes et de peupliers, de la levée en masse. Nous prîmes donc position en face de Maxim’s, d’où mes hommes furent promptement bombardés par une quantité de bouteilles pleines, pernods, mandarines et autres témoignages du communisme régnant. Cependant que la petite affiche, qui est maintenant sous sa grille, nous regardait toute fraîche, toute blanche, toute jeunette, entre ses cils noirs avec deux petits drapeaux sur le front : 4 août : République Française Mes copains n’y voyaient que du feu et moi, dans mon arrière-boutique, je retrouvais ma petite amie qui m’avait apporté le cadeau de mes noces avec la vie virile sous forme d’un magnifique couteau de l’armée suisse. Cette armée-là doit être armée jusqu’aux dents, à en juger par le moindre de ses outils. La petite voulait que j’en comptasse toutes les lames. Mal m’en prit, car, à la seconde, je me fendis le doit jusqu’à l’os et elle, idéale infirmière, dut me faire une poupée arrosée de ses pleurs. Mais tout cela n’était que répétition. Et le lendemain, nous partions. Nous partions tous ensemble comme un seul homme, tout le régiment. Cela n’alla pas sans peine. Car tous ces provinciaux à Paris avaient complètement perdu la tête et les Parisiens et Parisiennes déployaient une activité industrieuse pour leur offrir Capoue avant Cannes. Par toutes les fenêtres, des ficelles hissaient vers les gosiers braillards des bouteilles de tout degré et le corps de garde ne désemplissait pas de fausses fiancées, de fausses mères et même de fausses grands-mères. Enfin, le matin, caporaux et sergents, nous étions à peu près arrivés à sangler tout notre monde. Et l’on descendit pour ne plus remonter ce sacré escalier où, rentrant le soir à neuf heures moins deux, je pleurais depuis des mois sur la monotonie de mes jours. Le régiment – du moins un bataillon, les autres étant à Clichy et à Falaise, mais de cœur avec nous – se rangea dans la cour d’où l’on avait sorti tout un charroi de réquisition. Et alors, ce fut la remise du drapeau. Dans un silence soudain qui s’étendit de Saint-Lazare à Saint-Augustin, le colonel – qui devait mourir avec la plupart d’entre nous à la Marne – se haussa jusqu’à son cheval. Entre les quatre pattes, j’aperçus un ivrogne tombé sur le derrière, qui se croyait encore à Capoue ; cela ne m’empêcha pas de pleurer. Puis, vers une gare de banlieue, nous remontâmes le boulevard Malesherbes dans un délire de seins offerts, de pleurs, d’objurgations. Une des dernières images de la paix fut celle de Tristan Bernard, consterné, au bout de la rue Edouard Detaille, où habitaient aussi mes parents. ____________________ (1) Né en 1855, le lieutenant-colonel Driant trouva la mort lors des combats du Bois des Caures, le 22 février 1916. Gendre du général Boulanger, il avait été nommé en juillet 1899 chef de corps du 1er Bataillon de Chasseurs à pieds, caserné à Troyes. Promis aux plus hauts postes de la hiérarchie militaire, ses prises de position nationalistes, catholiques et antimaçonniques à la suite de l’Affaire des Fiches brisèrent ses ambitions légitimes. Il quitta l’armée en décembre 1905 pour se lancer en politique. Candidat de l’Action libérale dans la 3e circonscription de Nancy, Driant fut élu député en 1910. (Il sera réélu quatre ans plus tard.) Alors qu’il était encore militaire, Driant, sous le pseudonyme de « capitaine Danrit » aborda le roman d’anticipation. Il y développait les thèmes militaires les plus divers, écrivant près de trente romans en vingt-cinq ans. Parmi ses œuvres les plus célèbres, citons : La Guerre des Forteresses (1892), La Guerre fatale (1898), L’Invasion jaune (1905), La Révolution de Demain (1910), L’Invasion noire (1913) (note A.D.L.R.). Pierre Drieu la Rochelle LE PESSIMISME ET LES FRANÇAIS L’Europe Nouvelle n° 880 – 22 décembre 1934 Au moment du passage de Doumergue à Flandin (1), mon ami le radical exultait. Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. La République était sauvée, une fois de plus, et une fois de plus sans combat. La France n’avait qu’à trotter droit devant elle. Cet optimisme me scandalisait suffisamment, car il faisait litière de tous les aveux que les temps noirs de janvier et février avaient arrachés à mon vieil ami. Alors, il me concédait qu’il y avait quelque chose de pourri dans l’intime de notre vie et qu’il y fallait promptement remédier pour ne pas être surpris par la mort. Mais aujourd’hui, mon ami radical me scandalise beaucoup plus. Il est redevenu pessimiste, tranquillement. Il est redevenu pessimiste, non pas comme il l’était en janvier et en février, mais comme il l’était auparavant depuis des années. Ce pessimisme est paisible, définitif et satisfait. C’est un pessimisme qui fait dire dans les coins à n’importe quel responsable : « Qu’est-ce que vous voulez, mon cher ami, la France est un pays foutu. Ce peuple n’a plus aucun ressort. Vous voudriez le galvaniser ? Avec quoi ? Et puis enfin, ce régime, avec ses vieux petits bouts de liberté, est charmant. Avouez dans votre for intérieur – qui est sûrement aussi sordide que le mien – que vous l’aimez bien, ce vieux petit régime ». Donc, l’autre soir, tandis que je dînais chez mon ami radical, je l’entendis avec stupeur reprendre ses antiques propos. Il s’arrêta sur un grand bruit de vaisselle que je fis. – Qu’est-ce qui te prend ? me dit-il, surpris et aussitôt offusqué. – Alors, tu as déjà oublié ? Et Flandin ? Et la France qui n’a plus qu’à trotter droit devant elle ? Je bafouillais, étouffant de fureur. Mais il me réservait un coup encore plus fort. Ne comprenant rien à mes allusions, il enchaîna : – Je te dis que la France est foutue ; tu as vu le discours de Flandin ? Ce n’est pas l’appel d’un homme à d’autres hommes pour les empoigner et les passionner. Une conférence faite à des vieilles dames sur l’économie politique. Je tenais ma tête obstinément baissée, regardant cette assiette que je n’avais pas cassée. – Eh bien, quoi… ? Parle, me dit-il encore. Je me résignai ; et, d’une voix blanche, je murmurai : – Il y a huit jours, tu me disais que Flandin était jeune, grand, intelligent, énergique. Dans ton langage d’amateur parlementaire, ces épithètes ne pouvaient annoncer que cela : des conférences pour vieilles dames. Comment peux-tu t’attrister devant ce que tu as souhaité de revoir une centième fois ? Le père Doumergue était certes bien incapable de changer quoi que ce soit, mais il a suffi qu’il esquisse un de ces gestes saugrenus, fréquents chez les vieillards, pour que tu t’épouvantes et redemandes un Laval ou un Flandin. Tu as le Flandin et même tu as le Laval, tu devrais jubiler un peu plus longtemps. A gauche : Gaston Doumergu e (1863 -1937) ; à droite : Pierre-Etienn e Flandin (1889 -1958) Je le regardais, un doigt sur ma poche à venin. J’appuyai : – Je m’étais dit que tu ne mépriserais Flandin qu’au bout d’un mois et, dès son premier discours de dictateur antidictatorial, d’antiétatiste, d’anti-Doumergue doumerguisant, tu le fourres dans le même sac où je t’ai déjà vu jeter Daladier, ce grand silencieux, Chautemps, ce fin diplomate, Laval, qui avait une cravate blanche. Je ne voulais pas en dire davantage, mais je ricanais. – Mais mon vieux, ce n’est pas ma faute si les hommes me claquent dans la main. Alors, je donnai un grand coup de poing sur la table, et l’assiette se fendit enfin. – Si, c’est ta faute. Tu es radical, tu es franc-maçon (il me regarda avec stupeur, jamais je ne lui avais dit que je le savais). Tu es dans les affaires, tu tiens solidement au capitalisme et à la démocratie (à part ça, dans le privé, tu ne te distingues en rien de X… qui est dans la Fédération républicaine, de Y… qui aime lire L’Action Française, de Z… qui est de l’Alliance démocratique, ni d’ailleurs de V… qui aime plutôt lire Léon Blum que Charles Maurras). Enfin, tu es de ce milieu qui est à la jointure de la droite et de la gauche et qui tient dans ses mains tous ces hommes claqués. Tu n’as qu’à ouvrir les mains et les laisser tomber. Sans dire mot, il haussa les épaules d’un air navré et nous sortîmes de table. Un peu plus tard, tandis qu’il fumait son cigare, je revins à la charge : – Pourquoi les Flandin et les Daladier sont-ils décevants ? Parce qu’ils sont Français ou parce qu’ils sont parlementaires ? Parce qu’ils sont Français ou parce qu’ils sacrifient à un système qui est balayé de la surface de la terre ? Il faut que tu choisisses : entre un pessimisme français ou un mécontentement qui recommencera au moins Doumergue, Dieu me pardonne. – Comment ! Un pessimisme français ? – Oui, d’un côté, tu ne veux rien changer au régime actuel ; d’un autre côté, tu me dis que les Français ne sont plus bons à rien. Comme tu ne m’avoueras jamais que les Français ne sont plus bons à rien parce que tu ne veux rien changer au régime actuel, tu m’obliges à supposer que tu ne veux rien changer parce que les Français ne sont bons à rien. Donc pessimisme français. Les radicaux sont devenus aussi pessimistes que les gens de droite qui pleurent sur la France depuis la chute de Charles X. Ils sont aussi pessimistes parce qu’ils sont aussi conservateurs. Il se promenait dans son salon en haussant les épaules. Il finit par dire : – Tu es un fasciste. Je lui répondis : – Qu’est-ce que tu penses des tendances doumerguisantes qui se manifestent dans les plus récents propos de ton Flandin ? Dissoudra-t-il, ou sera-t-il dissous ? ____________________ (1) Président du Conseil au lendemain du 6 février 1934, Gaston Doumergue démissionna de ses fonctions le 8 novembre de la même année. Il fut remplacé par Pierre-Etienne Flandin, chef de file de la droite libérale. Le cabinet Flandin fut renversé en mai 1935 (note A.D.L.R.).