L`Espagne au miroir du roman (1525

Transcripción

L`Espagne au miroir du roman (1525
L’Espagne au miroir du roman (1525-1608)
Véronique DUCHÉ-GAVET
Université de Pau et des Pays de l’Adour (France)
Reprenant à mon tour la formule que Stendhal a empruntée à Saint Réal : « Un
roman : c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin »1, je voudrais aujourd’hui
observer comment l’Espagne apparaît dans le miroir que lui tend le roman au XVIe
siècle. Je restreindrai cependant mon analyse au reflet que la littérature française a
donné de l’Espagne à travers son propre roman, traduit de l’espagnol en français.
Si elle est d’abord dédaignée, voire rejetée, l’Espagne romanesque finit
cependant, à l’aube du classicisme français, par être adulée et imitée. C’est ce que je
montrerai en parcourant le siècle, du roman sentimental au roman picaresque, en
passant par le roman de chevalerie2.
Pourtant le XVIe siècle ne paraît guère propice à un échange franco-espagnol,
fût-il littéraire. En effet, depuis le début des Guerres d’Italie, les monarchies espagnole
et française entretiennent des relations conflictuelles, qu’attise la rivalité personnelle
entre Charles Quint et François 1er3. Néanmoins de nombreux romans espagnols
franchissent les Pyrénées et trouvent en France des lecteurs passionnés.
1 L’hispanité gommée
Un traducteur peu scrupuleux peut gommer les allusions à l’Espagne, en un geste plus
politique que stylistique ou littéraire. C’est le cas de Nicolas Herberay des Essarts,
« commissaire ordinaire de l’artillerie du roi », qui prend fait et cause pour son
souverain François 1er et retouche les ouvrages qu’il traduit, de façon à exalter la
monarchie des Valois.
Ainsi l’Espagne n’apparaît pas dans la version française du Tractado de amores
de Arnalte y Lucenda, de Diego de San Pedro, parue en 1539 sous le titre L’amant mal
traicté de s’amye. Seul le privilège mentionne une origine étrangère : « naguieres
traduict de langaige Espagnol en langaige Françoys »4. Si le Tractado de amores était
adressé aux dames de la cour de Castille, et comportait un panégyrique de la reine
Isabelle, dans la traduction d’Herberay des Essarts, le Roi et la Reine sont anonymes et
le long poème encomiastique est supprimé. Le roman devient donc un roman a-
1
Stendhal, Le Rouge et le Noir, chap. XIII.
Le cadre de cet exposé ne me permet pas d’aborder le roman pastoral.
3
« La trajectoire de ces relations conflictuelles débute avec les guerres d’Italie, se radicalise ensuite avec
la rivalité personnelle entre Charles Quint et François 1er pour culminer dans la seconde moitié du siècle,
quand Philippe II se décide à intervenir directement dans les guerres de Religion françaises et tente
d’imposer une solution espagnole à la crise dynastique ouverte par l’assassinat d’Henri III. » (Amalric,
2003 : 141)
4
L’édition de 1546 en fera mention dès le titre, modifié par rapport à l’édition princeps : Petit traité de
Arnalte et Lucenda autresfois traduit de langue espaignole en la françoyse et intitulé l’amant mal traité
de s’amye, par le seigneur des Essarts, Nicolas de Herberay.
2
L’Espagne au miroir du roman (1525-1608), pp. 157-165
historique, proche du mythe5 : l’action se déroule à Thèbes, sous le règne du roi
Cadmos6.
Un indice cependant pourrait rappeler l’Espagne : le goût pour les « inventions » ou
« devises ». Composées d’une image (la invención proprement dite) et d’un texte ( la
letra de invención), elles sont inscrites sur des bâtiments, ou arborées par l’amant sur
son costume, comme celle qu’Arnalte a brodée sur son manteau :
Cestuy dolent plus que l’homme
Qui meurt, et Mort ne l’assomme :
Vivant sans soy : car en mourant,
La mort le fuyt, qu’il va querant.7
Malgré tout le roman ressortit au genre « érotico-chevaleresque »8, et ne
renferme aucun stéréotype particulier dans le portrait des héros qui permît de situer
l’action dans un contexte géographique particulier9.
2 L’hispanité travestie
Cependant ce gommage de l’hispanité dans les traductions des novelas
sentimentales n’est parfois pas du fait du traducteur. La genèse du texte permet de
comprendre par exemple pourquoi l’Espagne est effacée de la traduction française de
Grisel y Mirabella de Juan de Flores. En effet le Jugement d’amour (1529) est fondé sur
une version italienne du roman de Flores, celle de Lelio Aletiphilo, Historia de Aurelio
e Isabella, publiée pour la première fois en 1521. Ainsi s’expliquent le changement de
nom des héros : Grisel et Mirabella deviennent Aurelio et Isabelle, Braçayda devient
Hortensia, Torrellas Affranio. Ce changement n’est pour autant pas seulement
anecdotique. En effet, le personnage de Torrellas renvoie à un personnage réel, Pedro
Torrellas, le représentant de la littérature misogyne, auteur vers 1450 du célèbre
Maldezir de mugeres. Affranio en est un avatar affadi, vidé de sa substance. Privé de
son personnage-clef, le roman de Juan de Flores acquiert donc une tonalité … italienne.
Les deux traductions suivantes du Grisel y Mirabella10, fondées pourtant sur le texte
espagnol, ne rétabliront pas les noms choisis par Juan de Flores, et conserveront cette
touche italienne.
Mais parfois l’italianisation du texte est voulue par le traducteur. L’Italie semble
fournir un cadre romanesque plus propice à la matière amoureuse, attirant davantage le
lecteur. Peut-être aussi ce cadre conforte-t-il le rêve d’Italie que caressent alors les
5
Le même cadre mythique se retrouve dans une autre novela sentimental, la Complainte que fait un
Amant contre Amour et sa Dame (1554), version française de Quexa y aviso contra Amor (1548) de Juan
de Segura.
6
Au prix bien sûr d’anachronismes flagrants !
7
Petit traité, 2004 : 39. (« Este triste mas que hombre / que muere porque no muere / bivira quanto
biviere / sin su nombre. »)
8
Pascual de Gayangos proposait l’étiquette « novela caballeresca-sentimental » alors que Marcelino
Menéndez y Pelayo lui préférait celle de « novela erótico-sentimental ».
9
On n’y relève pas « les stéréotypes de l’Espagnol cruel, de l’Espagnol orgueilleux, produits de la culture
française, nés de l’histoire, c’est-à-dire de conjonctures politiques précises, puis repris, orchestrés par la
ltitérature discursive ou de fiction, sous toutes ses formes, […] du XVIe siècle au XXe […] ». (Pageaux,
2003 : 40)
10
Publiées à partir de 1546, puis 1556.
158
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souverains français. Ainsi de la Penitencia de amor, de Pedro Manuel de Urrea, dans la
version française qu’en donne René Bertaut de la Grise, la Penitence d’amour. Le
traducteur ajoute un cadre spatio-temporel de son cru ; l’histoire se déroule alors en
Italie, dans le Piémont, pendant les Guerres d’Italie :
Argument de l’œuvre
Le douxiesme de novembre M.CCCCC.XXX. retournant d’ung voyage Dytalie à
l’endroict de Parme tirant à Rochebiancque apres mon maistre qui s’en alloit à
Pesquiton et Millan, droict dudict Rochebianque rencontray un gentilhomme Italien.11
Il francise les noms des héros : « Darino » et « Finoya » deviennent « Lancelot »
et « Lucresse » etc.. Plusieurs digressions contribuent à accentuer les caractéristiques
françaises. Ainsi Lancelot est un véritable french lover, il a beaucoup de charme aux
yeux de Lucresse, qui apprécie « ses gracieusetez et affabilitez » et surtout son accent
français, comme la jeune fille l’avoue à son amie : « et me plaist beaucoup son langaige
ytalien y meslant du Françoys, mais comme vous scavez ceste nation la est si audatieuse
avecques tant de graces et gentillesses qu’il est bien difficile d’y resister ».
Bertaut de la Grise va jusqu’à modifier totalement le dénouement du roman de
Urrea, et opère une sorte de collage littéraire, en empruntant plusieurs scènes à un autre
roman sentimental anonyme, la Question de amor12. Il rapporte ainsi les fêtes données à
l’occasion du mariage des amants, en prenant soin de faire des huit protagonistes
espagnols des seigneurs français et italiens. Ainsi la tenue de Flamiano, l’un des héros
de la Question de amor, devient celle du « conte de Bellefort », un noble français
participant aux joutes.
3 L’Espagne dévaluée
Faisant figure d’exception parmi le corpus des romans sentimentaux, le Debat
des deux gentilzhommes (1541), traduit de l’anonyme Question de amor, non seulement
affirme haut et fort dès la préface être traduit de l’espagnol, mais porte nettement la
trace de l’hispanité. Ainsi l’action se déroule à la cour du Vice-roi de Naples, royaume
alors détenu par la Couronne d’Aragon, même si les villes se cachent sous des noms
fantaisistes, comme « Thodomir », « Noplesano » ou « Valdeane ». Un poète espagnol
est cité à plusieurs reprises, « Guarsisauches », c’est-à-dire Garci Sánchez de Badajoz,
mentionné en tant que « martyr de l’amour » et auquel le héros Vasquiran se compare.
Mais cette coloration espagnole est souvent dévaluée. En effet, l’action prend
place dans un contexte historique douloureux et évoque la bataille de Ravenne, qui
opposa en 1512 les troupes françaises aux troupes de la Sainte Ligue, et vit la victoire
11
Penitence d’amour, 2007 : 1. «(Argumento - Hubo un cavallero llamado Darino, hijo de Galmano y de
Volisa, el qual andando un día solo a cavallo, passeando llegó a un castillo y casa fuerte en muy gentil
asentamiento puesto. Vio a la ventana a Fynoya, muy gentil dama, hija de Nertano y de Solona […].)
12
La Question de amor ne sera entièrement traduite en français qu’en 1541, sous le titre Debat des deux
gentilzhommes espaignolz. (Voir plus loin.) Bertaut de la Grise emprunte également à une autre novela
sentimental, le Grisel y Mirabella de Juan de Flores.
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des premières13. La bravoure des Français lors de la « cruelle bataille » est
particulièrement soulignée dans la version française.
De plus le traducteur insiste sur les différences culturelles qui existent entre
France et Espagne, et refuse ainsi de traduire plusieurs passages, comme la description
d’un « triumphe » :
Et fault entendre que toutes les dames qui devoient aller à la chasse, s’accoustrerent de
leurs couleurs avec escripteaulx pour declairer la signifiance d’icelles […]. Mais pour
n’estre privé, les dames de France accoustrées en cette sorte […] ay bien voulu laisser la
narration de ce triumphe, mesmement pource qu’il ne faict pas beaucoup à nostre
propos basti […]. (ff 22 r°-v°)
Il supprime également la narration d’un spectacle de joutes, ou même encore une
longue « bergerie » jouée par Flamyan et ses amis, et peu conforme aux goûts littéraires
spécifiquement français :
Mais passons oultre et remettons ces querelles et exclamations tragedieuses à la
cerymonie des Espaignolz, Car aussi le blason des couleurs est aultre en Espaigne que
au pays de France : Et le jeu des eaues n’a aulcun propre terme Françoys à tout le moins
que le sache pour n’estre point en usage. (f° 45 r°)
Mais cette rivalité politico-littéraire éclate de façon plus nette encore dans le
roman de chevalerie traduit de l’espagnol, notamment dans la série des Amadís de
Gaula, initiée par Garci Rodríguez de Montalvo. C’est Nicolas Herberay des Essarts qui
– après avoir livré le Petit Traité de Arnalte et Lucenda – en fut le premier traducteur
français. De 1540 à 1548, il fit paraître les huit premiers livres d’Amadis de Gaule, avec
un succès non démenti. Mais son souci de surpasser l’original espagnol est sensible dès
le livre Premier. Le dizain qui ouvre le volume, dû à la plume du poète officiel de la
cour, Mellin de Saint Gelais, donne le ton :
Qui vouldra veoir maintes lances briser,
Harnois froisser, escuz tailler et fendre,
Qui vouldra veoir l’amant amour priser,
Et par amour les combatz entreprendre,
Viegne Amadis visiter et entendre
Que des Essars par diligent ouvraige
A retourné en son premier langaige,
Et soit certain qu’Espagne en cest affaire,
Cognoistra bien que France a l’advantage
Au bien parler autant comme au bien faire.14
Le traducteur Herberay suit la trace de Mellin de Saint Gelais dans son
« Prologue du translateur », adressé à Charles « Duc d'Orleans et d'Angoulesme, second
13
La bataille de Ravenne (11 avril 1512) opposa les Français aux membres de la Sainte Ligue (Venise,
l’Aragon, les Cantons suisses puis l’Angleterre). Les pertes furent énormes : environ 14000 soldats
français et 6000 soldats espagnols. Malgré la victoire française sur les troupes espagnoles et pontificales,
obtenue grâce aux exploits de Bayard et du jeune Gaston de Foix qui dirigeait les combats, les Français
durent évacuer le Nord de l’Italie. Le Debat des deux gentilzhommes raconte donc la bataille du point de
vue du vaincu, de l’Espagne.
14
C’est nous qui soulignons (Amadis de Gaule – Livre I, 2006 : 2).
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filz du Roy » et précise son projet : revendiquant l’origine française d’Amadis – « estant
Amadis Gaulois, & non Espaignol » –, il prend le parti de restaurer le texte en en
éliminant par exemple les Consiliaria, ces derniers lui semblant « sermons mal propres
à la matiere dont parle l’histoire »15. Sa traduction s’affranchit donc du texte espagnol,
Herberay trouvant bon de « [s]e delivrer de la commune superstition des translateurs,
mesmement que ce n’est matiere où soit requise si scrupuleuse observance ».
La rivalité franco-espagnole est encore sensible dans le Cinqiesme Livre
d’Amadis, publié en 1544, où l’une des pièces liminaires, écrite par « Un amy du
seigneur des Essars », revient sur ce sujet :
Preux Chevaliers François, qui desirez sçavoir
Ce, que faire vous peult los immortel avoir:
Il vous convient sur tous aultres livres eslire
Le livre d’Amadis, si vous en voulez lire.
Non celuy qui d’Espaigne aultresfois est issu:
Mais celuy que la France a, nagueres tissu.
Car comme le soleil toute clarté surpasse,
A bien parler aussi, France l’Espaigne passe,
Et la grace qui est au François translateur,
Fait oublier le nom de l’Espaignol autheur.
Ayant si tresbien sceu son oeuvre contrefaire,
Qu’on ne pourroit juger lequel a voulu faire,
Ou bien le premier trait comme estant imparfait,
Par decentes couleurs rendre entier et parfait:
Ou du tout l’effaçant, un aultre ait voulu peindre,
Pour son nom faire luyre, et l’Espaignol esteindre.16
Ce mouvement dépréciatif envers l’Espagne s’inverse toutefois dans le courant
de la seconde moitié du siècle.
4 L’hispanité revendiquée
Déjà la Prison d’amour de Diego de San Pedro, la première novela sentimental à
avoir été traduite en français, mettait en scène un narrateur résolument espagnol.
Étranger à la cour de « Macedone », où se déroule l’action, il divertit par ses récits
espagnols la princesse Laureole : « je luy contoy des choses merveilleuses
d’Espaigne », affirme-t-il. Ce statut d’étranger lui vaut d’ailleurs l’impunité : « Si tu
estois de Macedone comme tu es d’Espaigne », le menace la princesse, « ton propos et
15
« […] ay prins plaisir à le communicquer par translation(soubz vostre auctorité) à ceulx qui
n’entenderont le langaige Espagnol, pour faire revivre la renommée d’Amadis (laquelle par l’injure et
antiquité du temps, estoit estaincte en ceste nostre France), et aussi pource qu’il est tout certain qu’il fut
premier mis en nostre langue Françoyse, estant Amadis Gaulois, & non Espaignol. Et qu’ainsi soit j’en ay
trouvé encores quelque reste d’ung vieil livre escript à la main en langaige Picard, sur lequel j’estime que
les Espagnolz ont fait leur traduction, non pas du tout suyvant le vray original, comme l’on pourra veoir
par cestuy, car ilz en ont obmis en d’aulcuns endroictz, et augmenté aux aultres: Parquoy suppliant à leur
obmission, elle se trouvera en ce livre, dens lequel je n’ay voulu coucher la plus part de leur dicte
augmentation, qu’ilz nomment en leur langaige Consiliaria, qui vault autant à dire au nostre, comme advis
ou conseil, me semblans telz sermons mal propres à la matiere dont parle l’histoire […] » (Amadis de
Gaule – Livre I, 2006 : 4).
16
C’est nous qui soulignons (Amadis de Gaule – Livre V, 2006 : 5).
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ta vie fineroient en un mesme temps »17. Résolument castillan, le narrateur-personnage
cite en exemple des femmes vertueuses issues « de la Castillane nation » :
Dame Marie Coronel en qui commença la lignee des Coronelz, […]. Dame Isabel qui
fut mere du maistre de Calatrava, don Rodrigo Tellezgiron, et des deux contes de
Ureuna, don Alphonse et don Jehan […]. Dame Marigarcie la beate, estant nee à Tolette
du plus grand lignage de toute la cité […].18
La version bilingue accentuera, en 1552, le côté hispanisant du roman.
De surcroît le souci constant de l’honneur, perceptible chez Leriano comme chez
Laureole, les deux héros, semble s’affirmer comme un stéréotype dont la fortune
littéraire sera abondante.
Cette recherche de l’exotisme romanesque, du dépaysement, à la fois
géographique et social, voire moral, est surtout sensible dans le roman que l’on ne
tardera pas à appeler picaresque19.
La première traduction en français de la Vida de Lazarillo avait paru en 1560,
quelques années après les trois premières éditions connues du texte espagnol. D’autres
éditions suivent, dont le titre met en exergue l’exotisme du contenu : L’Histoire
plaisante et facétieuse du Lazare de Tormes Espagnol. En laquelle on peult
recongnoistre bonne partie des meurs, vie et conditions des Espagnolz. Le lecteur se
délecte des facétieuses aventures de Lazare, parcourant avec lui l’Espagne de Tormes à
Tolède, et découvrant un monde interlope et fascinant.
L’intérêt pour ce genre romanesque nouveau ne se dément pas, puisque quelques
décennies plus tard, en 1600, le lecteur français réserve un excellent accueil aux
aventures de Guzman d’Alfarache, rapportées par Mateo Alemán. La rapidité de la
traduction en témoigne : le Guzmán de Alfarache avait paru l’année précédente à
Madrid. Le voyage en Espagne du lecteur se prolonge alors, de Saint-Jean d’Alfarache à
Barcelone, en passant par Tolède et Madrid, et toutes les couches de la société sont
visitées.
Loin d’être gommée par le traducteur, l’Espagne est alors exhibée, voire rêvée.
5 L’Espagne rêvée
À la fin du siècle en effet, la situation historique a bien changé. Les rivalités
franco-espagnoles ont tendance à s’émousser. Une vague d’hispanophilie commence à
submerger la France.
Naît alors un rêve d’Espagne, mais d’une Espagne abolie, l’Espagne à un âge
d’or, sous le règne des Rois Catholiques. Et c’est la vogue du roman mauresque, qui
met en scène Grenade, dernier bastion de la domination arabe en Espagne, et où
subsistent les vestiges d’une civilisation raffinée20.
17
La prison d’amour, 2006 : 19.
Idem, pp. 145-146.
19
Le substantif pícaro ne s’imposera en Espagne qu’à la fin du XVIe siècle pour désigner les marginaux
errants ou oisifs dans les grandes villes. L’adjectif picaresque n’apparaîtra qu’en 1835 dans la langue
française.
20
Peut-être cette Espagne idéalisée sert-elle de contrepoint à l’image négative de l’empire espagnol, telle
qu’elle avait jusqu’alors prévalu.
18
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L’un des chapitres du Guzman d’Alfarache notamment, intitulé « l'Histoire de
deux Amoureux Ozmin & Daraxa, selon qu'ils la racomterent »21, exerça une influence
certaine sur les imaginations22 – on sait ce que la Zaïde de Madame de Lafayette doit à
cette histoire d’Osmin et Darache. Cadre, costumes, personnages : tout fait rêver le
lecteur français.
Sans doute est-ce à travers le roman pastoral la Diana de Montemayor que le
récit de l’Abencerraje s’est introduit en France23. Mais c’est surtout l’œuvre de Ginés
Pérez de Hita, Guerras Civiles de Granada, traduite en 1608 sous le titre L’Histoire des
Guerres Civiles de Grenade, qui enflamma l’imaginaire français. Bravoure
chevaleresque, sentiment de l’honneur, défense de la foi, galanterie amoureuse,
magnificence et générosité: tous les ingrédients étaient rassemblés pour faire de cette
Espagne un cadre romanesque exceptionnel. L’engouement pour l’Espagne
« grenadine » est très fort, et Chateaubriand s’en souviendra en écrivant, au début du
XIXe siècle, les Aventures du dernier des Abencérages.
La littérature maurophile constitue donc le prélude de cette mode qui, au XVIIe
siècle, viendra d’Espagne.
6 Conclusion
Le roman traduit de l’espagnol au XVIe siècle forme ainsi un excellent
révélateur de la situation politique. De la rivalité entre François 1er et Charles Quint, à
l’hispanophilie sous Louis XIII, il réfracte une image évolutive de l’Espagne. Le goût
pour la langue espagnole, manifesté par les éditions plurilingues, le goût pour la culture
et la civilisation espagnoles se lisent dans le roman. C’est sans doute ce qui autorise
Cervantès à affirmer: « En France, personne, homme ou femme, ne manque d’apprendre
le castillan »24.
Bibliografía
Œuvres étudiées
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SAN PEDRO Diego de (2004). Petit traité de Arnalte et Lucenda, éd. V. Duché-Gavet, Paris:
Champion, coll. « Textes de la Renaissance », Série « Sources espagnoles ».
21
Il s’agit du chapitre VIII.
J. Cascón Marcos relativise cependant le rôle joué par ce récit dans l’expansion de la littérature
mauresque : « Il semble […] qu’Ozmín y Daraja n’a pas dû contribuer de façon importante à enrichir la
matière de Grenade dans la littérature française, même si la lecture du récit a laissé des traces […]. » (J.
Cascón Marcos, 2003 : 290)
23
La Diana de Montemayor fut traduite en français dès 1578, mais la première édition qui comporte
l’histoire d’Abindarráez serait celle de 1592, avec une traduction réalisée par N. Collin et G. Chappuys.
24
Cervantes Saavedra, Miguel de, Les Épreuves et travaux de Persilès et Sigismunda, in Oeuvres
romanesques complètes, II, publ. sous la dir. de J. Canavaggio ; trad. de l'espagnol et annoté par C.
Allaigre, J. Canavaggio et J.-M. Pelorson (2001). Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade (« En
Francia, ni varon ni mujer deja de aprender la lengua castellana »).
22
163
L’Espagne au miroir du roman (1525-1608), pp. 157-165
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FLORES Juan de (1548) Histoire d’Aurelio et d’Isabelle, fille du roy d’Escoce, en laquelle est
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doibvent fuyr de complaire par trop aux pourchatz des hommes et importunitez qui leur
sont faictes soubz couleur de service, dont elles se trouvent ou trompées ou infames de
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espouse ou aultrement. Paris: Denis Janot Pour Jean Longis et Vincent Sertenas.
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Paris: Denis Janot.
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Bideaux. Paris: Champion, coll. « Textes de la Renaissance », Série « Romans de
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Arnould et V. Duché-Gavet. Paris: Champion, coll. « Textes de la Renaissance », Série
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164
Véronique DUCHÉ-GAVET
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Ensem- /ble plusieurs choses sin- / gulieres a la louenge des Dames. Paris: Antoine
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Espaignol & François, pour ceulx qui vouldront apprendre l’un par l’autre. Paris:
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terribles avantures à lui avenues en divers lieux. Livre fort plaisant et delectable,
auquel sont decris maints actes notables et propos facetieux, au plaisir et contentement
d’un chacun, traduit nouvellement d’Espagnol en Françoys par I.G. de L.. Lyon: Jean
Saugrain.
9) ALEMAN Mateo (1599). [Primera parte de] Guzmán de Alfarache. Madrid: Várez de
Castro.
ALEMAN Mateo (1600). Guzman d’Alfarache, divisé en trois livres. Par Mathieu Aleman,
Espagnol. Faict François, Par Gabriel Chappuys, Secretaire Interprete du Roy. Paris:
Nicolas et Pierre Bonfons.
10) PEREZ DE HITA Ginès (1595). Guerras Civiles de Granada. Zaragoza
PEREZ DE HITA Ginès (1606). Guerras Civiles de Granada. Paris.
PEREZ DE HITA Ginès (1608). L’Histoire des Guerres Civiles de Grenade. Traduite
d’Espagnol en François. Paris: Toussaint Du Bray.
Œuvres critiques
AMALRIC Jean-Pierre (2003). « La France encerclée par l’Espagne impériale », in L’Histoire
de l’Espagne dans la littérature française, dir. par M. Boixareu et R. Lefere, 141-144.
Paris : Champion.
CASCON MARCOS Jesús (2003). « Matière de Grenade et littérature maurophile », in
L’Histoire de l’Espagne dans la littérature française, dir. par M. Boixareu et R. Lefere,
287-303. Paris : Champion.
DUCHÉ-GAVET Véronique (2006, à paraître). « Si du mont Pyrenée / N’eussent passé le haut
fais … - Recherches sur les romans sentimentaux traduits de l’espagnol en France au
XVIe siècle (1525-1554) ». Paris : Champion.
PAGEAUX Daniel-Henri (2003). « Les relations entre la France et l’Espagne. Survols et
perspectives », in L’Histoire de l’Espagne dans la littérature française, dir. par M.
Boixareu et R. Lefere, 39-48. Paris : Champion.
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