UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL THÈSE
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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL THÈSE
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL L’INFLUENCE DE LA CONFIANCE SUR LES PROCESSUS D’APPRENTISSAGE DANS UNE ÉQUIPE DE TRAVAIL THÈSE PRÉSENTÉE COMME EXIGENCE PARTIELLE DU DOCTORAT EN ADMINISTRATION PAR Mme LOURDES ADRIANA DIAZ-BERRIO DÖRING DÉCEMBRE 2003 1 REMERCIEMENTS Cette thèse n’aurait pas pu être réalisée sans l’intervention de plusieurs personnes qui ont contribué d’une manière directe ou indirecte à ce que ce projet aboutisse. Je remercie mes co-directeurs de recherche Madame Ann Langley Ph.D. Directrice du Programme du doctorat en Administration à HEC Montréal et Monsieur Roland Foucher Ph. D., professeur à l’Université du Québec à Montréal. Je remercie Madame Langley notamment pour son orientation toujours respectueuse, son travail minutieux et attentif et ses réflexions précises et pertinentes. Elle a compris ma perspective tout en orientant le cheminement de cette recherche. Je remercie particulièrement Mr Roland Foucher Ph.D., pour son soutien et l’intérêt qu’il a porté à mon travail qui se sont manifestés par le temps qu’il a consacré avec patience et persévérance à la discussion et la lecture des différentes versions de cette recherche. Ses apports ont amélioré la qualité, la cohérence et la profondeur de mon travail. Je remercie aussi Mr Richard Déry Ph.D. pour son suivi dans la première phase de la recherche et Mme Céline Bareil Ph.D., membre du Comité de phase III, pour ses commentaires judicieux et opportuns. Tous les deux sont professeurs, en administration à HEC Montréal. Je remercie aussi Mr Jorge Niosi Ph.D. et Mr Gilles Simard Ph.D. Je remercie Mme Micheline Charron qui avec sa sagesse et son expérience, a été une ressource toujours inspirante. Je remercie mes compagnons au doctorat qui m’ont encouragée par leur présence et leur exemple de travail soutenu. Je ne donnerai pas leurs noms de peur d’en oublier quelques un mais je les apprécie profondément. Un remerciement tout particulier s’adresse à Mme Amparo Jimenez, professeure à l’Université du Québec à Montréal qui a toujours été disponible pour moi en tant qu’amie et chercheuse rigoureuse. Valérie Lehman pour son amitié sincère et pour sa confiance et tous mes autres amis à Montréal qui m’ont accompagnée et encouragée, Cécile Bécotte, Claude Alain, Suzanne et François Larivière, Nicole Lafontaine et Guy Chagnon, Chantale Coulombe et Sylvie Latraversse. Pour le soutien économique je remercie: Au Mexique, l’Ambassade Mexicaine, le Consejo Nacional de Ciencia y Tecnologia (CONACYT) et le Departement « Producción Económica » de l’Université Universidad Autonoma Metropolitana Xochimilco (UAM-X.); Au Québec, le Programme des bourses du Ministère de l’Éducation, le Programme du Doctorat en Administration et la Chaire en Gestion des Compétences de l’Université du Québec à Montréal et le Doctorat en Administration de HEC de Montréal. Je veux remercier toutes les personnes impliquées dans le cas étudié qui m’ont ouvert une perspective nouvelle et fascinante pour moi, qui ont généreusement donné de leur temps pour les entrevues et qui ont accepté que j’observe leur travail. Je remercie ma famille pour le soutien, l’encouragement et l’exemple qu’elle a toujours su me donner. Arturo Lara pour son apport économique et sa présence au près de nos enfants. Finalement je remercie tout spécialement Natalia et Esteban Lara Diaz-Berrio pour leur compréhension et patience et pour tout ce qu’ils m’apprennent et me partagent à chaque jour. 2 TABLE DES MATIÈRES LISTE DES FIGURES…..…………………………………………….……………...12 LISTE DES TABLEAUX…………………………………………………………….13 RÉSUMÉ……..………………………………………………………………………14 CHAPITRE I PROBLÉMATIQUE…….…………………………………………………..………..16 1.1. Introduction……………………………………………………………………...16 1.2. Contenu du document…………………………………………………………...18 1.3. Contributions de la recherche…………………………………………………...20 1.3.1. Par rapport à la littérature..……………………………………………….21 1.3.2. Par rapport à la théorie ...………………………………………………...21 1.3.3. Pour son application pratique...…………………………………………..21 CHAPITRE II RECENSION DES ÉCRITS……………………………………………………….... 23 2.1. Recension des écrits sur l’apprentissage………..……………………………… 23 2.1.1. Les typologies de la littérature sur l’apprentissage et diversité des problématiques abordées………………………………………………...23 2.1.2. Le concept de Situated Learning ou « apprentissage situé »….…………27 2.1.3. L’apprentissage dans les équipes…..……………………………….…... 28 2.2. Recension des écrits sur la confiance....…………………………………………33 2.2.1. Des définitions de la confiance...……...…………………………………33 2.2.2. Ses fonctions...…………………………………………………………...38 2.2.3. Ses bases…………………………………………………………………39 2.2.4. Sa dynamique …………………………………………………………..40 2.2.5. La méfiance et sa dynamique…...………………………………………..41 3 2.2.6. La confiance en soi..…………………………………………………..…42 2.3. Recension des écrits sur la sécurité psychologique et la confiance dans une équipe de travail………….……………………………………………………..43 2.3.1. Définitions..……………………………………………………………...45 2.3.2. Comportements qui produisent et renforcent la sécurité dans l’équipe…46 2.3.3. Les liens entre la sécurité et l’apprentissage des membres de l’équipe…48 2.3.4. L’apprentissage en équipe et la confiance………………………….…...49 2.4. Proposition d’un cadre conceptuel préliminaire……………………………….. 52 2.4.1. Les assises théoriques du concept d’apprentissage………………...…….52 2.4.2. Le concept d’apprentissage………………………………………………54 2.4.3. Le concept d’interdépendance……………………………………………54 2.4.4. Le concept de confiance………………………………………………….55 2.4.5. Le concept de méfiance..………………………………………………..56 2.4.6. Les relations entre ces concepts…………………………………………59 CHAPITRE III MÉTHODOLOGIE………………………………………………………………… 63 3.1. Notre choix méthodologique…………………………………………………... 63 3.2. Notre choix du cas………………………………………………………………65 3.2.1. Les conditions d’accès au terrain...…………………………………..…..65 3.2.2. Les caractéristiques de l’équipe………………………………………….66 3.2.3. La nature de la tâche….………………………………………………….69 3.2.4. La durée de la tâche…...…………………………………………………70 3.2.5. Les possibilités de réalisations des apprentissages……………………....70 3.3. Les sources de l’information..………………………………………………….. 71 3.3.1. L’observation…………………………………………………………….71 3.3.2. La prise de notes…………………………………………………………73 3.3.3. Les entrevues…………………………………………………………….75 3.4. L’analyse de l’information…..……………………………………………….….76 4 3.4.1. La stratégie d’analyse……...……………………………………………...76 3.4.2. La description……………………………………………………………..77 3.4.3. La réduction des données et la construction de codes d’analyse…………77 3.5. La validité de la recherche….………………...………………………………....78 3.5.1. L’engagement prolongé………………………………………………….78 3.5.2. La persistance de l’observation…………………………………………..81 3.5.3. La triangulation..…………………………………………………………81 3.5.4. La discussion avec des personnes qui ont fourni de l’information...…….81 3.5.5. Les sources supplémentaires de validation de la recherche….……….….81 CHAPITRE IV ANALYSE DU POINT DE DÉPART……………………………………………….84 4.1. Introduction……………………………………………………………….……..84 4.2. Description………………………………………………………………………86 4.2.1. La formation de l’équipe de travail...……………………………………86 4.2.2. Le groupe québécois …………………………………………………….88 4.2.3. Le groupe mexicain………………………………………………………94 4.2.4. La pièce et le processus de son écriture………………………………….97 4.3. Analyse……………………………………………………………………….…98 4.3.1. Le sous groupe québécois…..…………………………………………….99 4.3.2. La compagnie mexicaine…...…………………………………………..101 4.3.3. La formation de l’équipe………………………………………………...102 4.3.4. Les aspects prometteurs………...……………………………………….104 4.3.5. Les risques auxquels ce montage est exposé…………………….……...108 4.4. Conclusion……………………………………………………………………..116 5 CHAPITRE V ANALYSE DE L’ÉTAPE 1…..…………………………………………………….119 5.1. Introduction...…………………………………………………………………..119 5.2. Définition des étapes…………...…………………………………………..…..119 5.3. Description d’une journée représentative de la première étape .…...……..…….12 5.3.1. La préparation au travail…..……………………………………………..13 5.3.2. Le travail dans l’avant midi……..……………………………………….14 5.3.3. La scène de Pierre et de sa mère……..…………………………………..15 5.3.4. La scène de Jean et de Marie Laure en voiture…………………………..16 5.3.5. La pause du dîner..……….………………………………………………17 5.3.6. Le travail en après-midi……...…………………………………………..18 5.3.7. La fin de la journée...…………..……………………………………...…19 5.4. Analyse de la journée décrite et d’autres faits importants de cette étape.……...130 5.4.1. Les stratégies de direction du metteur en scène……………...………....132 5.4.2. L’intégration de l’équipe...………………………………………….…..134 5.5. Types d’apprentissages...………………………………………………………137 5.5.1. Les apprentissages des acteurs reliés à la mémorisation du texte………138 5.5.2. Les apprentissages des acteurs reliés au sens du texte………..….…….139 5.5.3. Les apprentissages reliés à la dynamique de l’équipe…………….…….140 5.6. Les façons de réaliser ces apprentissages…………………………………...…141 5.6.1. Comment les acteurs apprennent en lien avec le texte…..……………..143 5.6.2. Comment les acteurs apprennent avec la construction du sens…...……144 5.6.3. Comment les membres de l’équipe apprennent sur sa dynamique.....…147 5.7. Les liens entre la confiance et l’apprentissage…………………………………151 5.8. Les risques propres à cette étape...……………………………………………..155 5.8.1. Les risques par rapport aux ajustements au cours de cette étape…..…...156 5.8.2. Les différents ajustements qui impliquent des apprentissages…...……..157 5.9. Les aspects prometteurs de cette étape…...………………...…………………..165 5.9.1. Une pression de temps relativement faible………...…………………..166 6 5.9.2. Un niveau d’interdépendance pas encore très élevée……………….…167 5.10. Conclusions…………………………………………………………………167 CHAPITRE VI ANALYSE DE L’ÉTAPE 2...………………………………………………………166 6.1. Introduction……………………………………………………………………167 6.2. Description d’une journée représentative de la deuxième étape …………….. 167 6.2.1. La préparation au travail………………………………………………..168 6.2.2. L’improvisation………………………………………………………….167 6.2.3. Les notes ………...……………………………………………………...168 6.2.4. La scène de la mère et Pierre…..………………………………………..169 6.2.5. La fin de la journée…...…………………………………………………170 6.3. Analyse de la journée décrite et d’autres événements importants……………..172 6.3.1. Le changement d’espace de travail et de ses implications………………175 6.3.2. Les apprentissages que les membres de cette équipe réalisent………….175 6.3.3. Les manières de réaliser ces apprentissages……………………………..178 6.3.4. Les aspects prometteurs….…………………………………………….. 186 6.3.5. Les aspects de risque…....……………………………………………….193 6.4. Conclusion……………………………………………………………………..201 CHAPITRE VII ANALYSE DE L’ÉTAPE 3……………………………………………………….. 205 7.1. Introduction……………………………………………………………………205 7.2. Description d’une journée représentative de la troisième étape….……………205 7.2.1. La préparation au travail…..……………………………………………204 7.2.2. La répétition de la dernière scène….…………………………………....205 7.2.3. La répétition générale..………………………………………………….206 7.3. Analyse de la journée décrite et d’autres événements importants ….…………209 7 7.3.1. Les apprentissages que les acteurs réalisent…..……………………..211 7.3.2. Les manières de réaliser ces apprentissages ………………..………..211 7.3.3. Les aspects prometteurs….…………………………………………..214 7.3.4. Les aspects de risque..………………………………………………..218 7.4. Conclusion……………………………………………………………………..237 CHAPITRE VIII LE POINT D’ARRIVÉE. LA FIN DU MONTAGE ET LES ÉVÉNEMENTS POSTÉRIEURS………….. ………………………………………………………..240 8.1. Introduction……………………………………………………………………240 8.2. Description…………………………………………………………………….240 8.2.1. Le soir de la Première….……………………………………………….240 8.2.2. Les activités organisées par l’équipe….………………………………..242 8.2.3. La suite du projet……………………………………………………….243 8.3. Conclusion...…………………………………………………………………..244 CHAPITRE IX LE CADRE CONCEPTUEL PRÉLIMINAIRE ET L’ANALYSE DE L’INFLUENCE DE LA CONFIANCE SUR LES APPRENTISSAGES DE CETTE ÉQUIPE……..245 9.1. Introduction…………………………………………………………………….245 9.2. Le concept d’interdépendance…………………………………………………245 9.3. Les dimensions de l’évolution d’un groupe……………………………………247 9.3.1. La dimension affective………………………………………………….247 9.3.2. La dimension du pouvoir……………………………………………….248 9.3.3. La dimension de la tâche………………………………………………. 248 9.3.4. L’intérêt du modèle……………………………………………………..249 9.4. Les types d’apprentissages et leurs liens avec la confiance……………………249 9.4.1. La classification des apprentissages……………………………………. 249 8 9.4.2. Les apprentissages reliés à la mémorisation du texte..…………………..249 9.4.3. Les apprentissages reliés à la construction du sens des scènes..………...252 9.4.4. Les apprentissages reliés à la dynamique de l’équipe…….……………..257 9.4.5. Les apprentissages reliés à la construction de l’unité de la pièce……….261 9.5. La pertinence du cadre conceptuel préliminaire..……………………………...264 9.6. Conclusion..………………………………………………………………….. 265 CHAPITRE X PROPOSITION D’UN NOUVEAU CADRE CONCEPTUEL INCLUANT DE NOUVEAUX ÉLÉMENTS…………..………………………………………….….266 10.1. Introduction………………………………………………………………….. 266 10.2. La pression du temps………………………………………………………....266 10.2.1. L’apport de Gersick…..……………………………………………...267 10.2.2. La pression du temps au cours la première étape…….………..……..269 10.2.3. La pression du temps au cours de la deuxième étape…………….…..270 10.2.4. La pression du temps au cours de la troisième étape……………...…272 10.2.5. Analyse des effets de la pression du temps sur l’apprentissage……..273 10.3. Le comportement du leader...…………………………………………………279 10.3.1. L’influence du comportement du leader.…………………………….279 10.3.2. Les perceptions du comportements du leader…..……..……………..280 10.3.3. Le leader vu comme « un centre de gravité »………………… ….…281 10.3.4. La capacité du leader d’exprimer son approbation………………..…282 10.3.5. L’ouverture à l’exploration de nouvelles options de jeu………….…283 10.3.6. Le respect des différences des acteurs..……………………………...283 10.3.7. L’attitude du leader face aux erreurs..……………………………….285 10.4. Les comportements des autres membres de l’équipe………………….……...287 10.5. L’intégration de l’équipe……………………………………………………...293 10.6. Les leçons que nous avons tirées de l’étude de ce cas……………………… 296 9 10.6.1. Les leçons sur l’apprentissage des membre de l’équipe...………..….296 10.6.2. Les leçons sur la dynamique de la confiance, ses bases, sa fragilité...297 10.7. Conclusion…………………………………………………………………....303 CHAPITRE XI CONCLUSIONS………………………………………………. …………………...305 11.1. Introduction………………………………………………………………. ….305 11.2. Les phases de la recherche...……………………………………………….…305 11.2.1. Le point de départ….…………………………………………………305 11.2.2. Les difficultés rencontrées et les solutions proposées…………..……306 11.3. La démarche d’analyse suivie...………………………………………………307 11.4. Les apprentissages réalisés à travers la recherche ….……………………...…309 11.4.1. L’influence de la confiance sur l’apprentissage..…….………………309 11.4.2. Les apprentissages sur la dynamique de la confiance………………..310 11.4.3. Les aspects paradoxaux de la confiance……………………………...312 11.4.4. Les éléments qui dépendent du contexte……………………………..313 11.5. L’applicabilité de cette recherche à d’autres cas…………………………….. 314 11.5.1. Les aspects particuliers à ce cas…….………………………………..315 11.5.2. Les aspects de ce cas qui peuvent se retrouver dans d’autres cas……317 11.5.3. Les cas où il est improbable d’appliquer les leçons tirées de ce cas…318 11.6. Les limites de la recherche….………………………………………………...322 11.7. Réflexion finale……………………………………………………………….323 ANEXE ……………………………………………………………………………..325 BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………………..327 10 LISTE DES FIGURES Figure Page 2.1 Le cadre conceptuel préliminaire……………………………..62 4.1 Relations entre les membres au point de départ……………. .114 5.1 Relations entre les membres à la fin de l’étape1 ….…………136 6.1 Relations entre les membres à la fin de l’étape 2…………….199 7.1 Relations entre les membres à la fin de l’étape 3…………….215 10.1 Le nouveau cadre conceptuel …..…………………………...292 11 LISTE DES TABLEAUX Tableau Page 4.1. Les aspects prometteurs et de risque au point de départ………115 6.1 Les aspects prometteurs et de risque de l’étape deux…………...200 7.1 Les caractéristiques des trois étapes………..……………………233 7.2 Le processus d’intégration de l’équipe dans les trois étapes...…..235 7.3 Les apprentissages dans les trois étapes…………………………236 9.1 Les liens entre la confiance et l’apprentissage..…………………263 12 Résumé Le but de cette recherche a été de savoir si la confiance influençait l’apprentissage des membres d’une équipe de travail et si cette influence variait selon le degré d’interdépendance qui se produit entre ces personnes en fonction de la tâche à réaliser. Pour atteindre ce but nous avons réalisée une revue de la littérature dans les deux domaines, celui de l’apprentissage organisationnel et celui de la confiance dans les organisations. Cette revue s’est avérée très enrichissante mais nous avons constaté un manque dans le sens que peu d’auteurs traitent du lien entre apprentissage et confiance. Un des auteurs qui se penchent sur ce sujet est Edmondson (1999, 2002) qui explique les différences entre les équipes qui apprennent et celle qui ne le font pas. La revue de la littérature nous a permis de comprendre que les individus apprennent dans l’interaction et dans le contexte d’une pratique. Sur le plan de la confiance nous avons décidé d’analyser fondamentalement la confiance interpersonnelle et la confiance dans une équipe, nous servant du concept de sécurité psychologique. La théorie qui nous a semblée la plus adéquate à partir de cette considération est la théorie de l’«Apprentissage Situé», (Duguid et Brown, 1998; Lave et Wenger, 1991; Gherardi et coll., 1996) en regard des caractéristique suivantes: 1) Elle conçoit la personne qui apprend dans une dimension plus ample que d’autres théories de l’apprentissage qui contemplent presque exclusivement le plan intellectuel, alors que cette théorie considère la personne dans ses dimensions cognitives, émotives, culturelles, corporelles et relationnelles; 2) L’apprentissage se réalise dans le contexte d’une pratique donnée; 3) et à travers l’interaction des personnes engagés dans le contexte de cette pratique. Le choix du cas que nous avons étudié a répondu à cette conception de l’apprentissage met l’interaction au premier plan, c’est pourquoi nous avons suivi une équipe qui devait monter une pièce de théâtre et où les apprentissages étaient observables, l’interaction était constante et le degré d’interdépendance était élevé. Suivant une méthodologie qualitative la cueillette des données a été faite principalement à partir de l’observation de type ethnographique pour être analysée selon une méthodologie inspirée de la « Théorie Ancrée » (Grounded Theory) (Strauss et Corbin, 1990). Notre démarche d’analyse des données a été de distinguer trois étapes différentes du processus, observant des changements concernant l’intensité de l’interdépendance, les apprentissages réalisés par les membres de l’équipe, les divers moyens de les réaliser et l’influence de la confiance sur ces manières d’apprendre. Parmi les résultats atteints se trouve le fait que l’influence de la confiance sur l’apprentissage varie selon les types d’apprentissages, et selon d’autres éléments qui ont été déterminants dans ce cas et qui se retrouvent souvent dans d’autres équipes de travail dans les organisations: la pression du temps, le comportement du leader et l’intégration de l’équipe. 13 CHAPITRE I PROBLÉMATIQUE Concerted Action Concerted Action. I think the greatest success is the collective success. I often get visual pictures- Like a bowl of soup. It depends on the ingredients that go into the soupthat gives it taste. You see what everyone has to offer- that makes the best soup. It makes it taste good. (Cité par Glide well et coll.,1998) 1.1. Introduction Certains apprentissages réalisés par les organisations se produisent dans les équipes de travail. Pour cette raison, des auteurs tels que Crossan, Lane et White (1999), Moreland, Argote et Krsihnan (1998), Argote (1999), Lave et Wenger (1991), Weick et Roberts, (1993) se sont attardés à comprendre les caractéristiques de l’interaction qui au sein des équipes pourraient donner lieu à des apprentissages divers. Les caractéristiques de cette interaction (Johnson et Johnson, 1998) dépendent de la nature des tâches à accomplir et du degré d’interdépendance qui existe entre les membres de 14 l’équipe. Par ailleurs, les processus d'apprentissage peuvent être influencés positivement ou négativement par différents facteurs qui jouent sur l’interaction interpersonnelle (Edmonson, 1999; 2002). Imaginons la situation de deux équipes de travail, l' équipe « A » et l'équipe « B ». Dans les deux cas, les personnes ont un certain potentiel similaire de créativité, d'imagination et de capacité d'apprendre; elles sont curieuses, elles ont énormément de questions à poser, elles ont des inquiétudes, l'envie de connaître, de savoir. Pour le leader de l'équipe A, la « discipline » est très importante et commettre des erreurs est grave. Ce leader impose, à partir de sa vision, des normes de conduite, il exige des manières « correctes » de répondre, d'agir, il sait d’avance quelles sont les réponses «acceptables», il établit des critères rigides d'évaluation du travail. Supposons qu'il applique des pénalités diverses lorsque les membres de son équipe ne répondent pas exactement à ses attentes, mais aussi que son comportement soit imprévisible et explosif et que, de plus, parfois, ses propos soient humiliants envers ceux qui ne respectent pas ses règles. Il expose les « erreurs » des uns, devant les autres, pour leur « donner l'exemple ». Il peut contrôler par la peur qu'il inspire. Les personnes s'adapteront, obéiront, car elles auront peur et s'efforceront de répondre comme le leader l'attend. Elles se conformeront le plus possible à sa volonté. Le leader lui, sera satisfait de son « bon travail » lorsqu' il se fera à sa manière. Dans l’équipe B, le leader pense que la créativité et la participation sont importantes, il propose des activités pour encourager les personnes à s’exprimer, pour qu’elles puissent proposer des manières de travailler. Mais ce leader ne demande aucune discipline dans le groupe où le désordre et la confusion commencent à régner. Les membres de l'équipe ne le perçoivent pas comme une autorité; faute de limites, ils sont dans une grande insécurité. Ils ressentent un manque flagrant de clarté et de direction. Dans ces deux cas, paradoxalement, les leaders croient bien agir pour favoriser l'apprentissage; mais dans les deux, nous aboutissons à des difficultés pour faire confiance et pour apprendre. Quels sont les problèmes inhérents à l’un et l’autre des exemples? Est-ce efficace de punir les erreurs pour montrer les manières de travailler? Est-ce préférable de donner une grande liberté aux personnes pour qu'elles puissent s'exprimer? Ces exemples sont donnés afin d’illustrer l’entrée en jeu d’une série de facteurs touchant la réussite en termes d'apprentissage au sein d’une équipe de travail. Parmi les facteurs qui influencent ainsi les 15 possibilités de l'apprentissage, nous porterons plus particulièrement notre attention sur la confiance. Pour ce faire, il est pertinent de comprendre comment cette confiance émerge et quels éléments contribuent à sa consolidation. Nous tenterons de comprendre les raisons par lesquelles elle coexiste avec la méfiance. Par conséquent, dans la présente recherche, il sera question aussi de considérer l’équilibre entre la confiance et la méfiance comme un des facteurs de la réussite dans l’apprentissage (Lewicki, McAllister et Bies, 1998; Deutsch, 1960). Selon la littérature, cet équilibre peut encourager, faciliter, limiter ou empêcher l’apprentissage dans les équipes de travail (Golembiewski et Mc Conkie, 1975; Meyerson, Weick et Kramer, 1996). À cet égard, nous postulons que plus le travail d'une équipe requiert un degré élevé d'interdépendance, plus la confiance prend une place importante en tant qu’enjeu clef (Sheppard et Sherman, 1998). Notre recherche propose de répondre à la question suivante: comment la confiance influence-t-elle les apprentissages des membres d'une équipe de travail lors de la réalisation d’une tâche donnée? Pour répondre à cette question, nous recourons à une étude de cas ethnographique d'une équipe qui, à cause de la tâche qu’elle doit accomplir, représente un exemple d'une interdépendance élevée et même extrême; la tâche en question est le montage d'une pièce de théâtre. Il s’agit d’un cas extrême aussi en raison de la présence d'autres éléments reliés à la confiance: le risque et la vulnérabilité. La confiance, ici, peut être perçue comme un moyen de compenser ces risques et cet état de vulnérabilité lequel prend des proportions considérables à cause de l’exposition des acteurs à la vue d'un public. 1.2. Contenu du document Comme point de départ, nous réalisons une recension des écrits portant sur les principaux concepts en lien avec la réflexion proposée: d’une part, l'apprentissage et, en particulier, celui qui a lieu dans les équipes, d’autre part, la confiance selon ses dimensions de 16 confiance en soi, de confiance dans les relations interpersonnelles et de confiance dans une équipe, ce qui nous ramène à la notion de sécurité psychologique d'une équipe. Ayant analysé les concepts clefs tels que l’apprentissage, la confiance et l’interdépendance, nous élaborons un cadre théorique préliminaire où sont suggérées les principales relations entre eux. Par la suite, nous expliquons la méthodologie choisie et sa pertinence en regard du cas analysé. Nous étudions une équipe de travail précise pour comprendre l’évolution de son processus en termes des apprentissages que les membres de cette équipe réalisent, des moyens qu’ils se donnent pour atteindre ces apprentissages et des liens entre ces apprentissages et la confiance qui existe entre les membres de cette équipe, formée par des artistes qui montent une pièce de théâtre. Leur tâche implique une interaction interpersonnelle constante et intense et une évolution de leur travail rapide et visible. Notre démarche d’analyse nous permet de distinguer des changements dans les manières de travailler, dans l’intégration de l’équipe et dans les résultats obtenus en termes de la tâche à réaliser. Pour une meilleure compréhension du cas, nous présenterons au lecteur un chapitre explicatif sur la formation de l’équipe de travail en remontant aux relations qui en sont à son origine. Ensuite, nous analyserons le processus du montage de cette pièce en distinguant trois étapes différentes, chacune étant l’objet d’un chapitre. Ces étapes se distinguent par la présence de nouveaux éléments qui interviennent progressivement de manière de plus en plus importante, comme dans le cas de la pression du temps et du niveau d’interdépendance que le travail demande. Ainsi nous comparerons la progression et les changements de l’apprentissage, de la confiance et de la relation entre les deux. Pour que le lecteur comprenne mieux ce qui caractérise chacune des étapes, nous décrirons les activités principales d’une journée représentative de chacune d’elles. En donnant un exemple d’une journée de travail de cette étape, la description vise à fournir une idée plus précise des tâches de l’équipe à ce moment. Nous observons aussi l’évolution des relations entre ses membres; par conséquent, notre attention porte aussi sur les échanges en dehors des séances de répétition. Nous considérons les interactions avant le début du travail, pendant les pauses, ou après la journée de travail parce que ces interactions influencent également le travail de l’équipe. Dans ces chapitres nous identifions des aspects prometteurs et des aspects de risque. Les premiers sont des facteurs que nous estimons 17 favorables à la réalisation de la tâche et des apprentissages nécessaires et les deuxièmes sont les défis à relever pour que ceci soit possible. Dans la dernière partie, dédiée à la discussion des résultats, nous proposons deux chapitres. Le premier traite des liens entre l’apprentissage et la confiance. Il se base sur l’analyse des trois étapes de travail, qui correspondent, la première au début du processus, la deuxième à sa continuation et à la troisième à la conclusion de ce montage et il se structure en fonction de trois aspects qui attirent notre attention: les différents apprentissages réalisés par les membres de cette équipe, les moyens par lesquels ils réussissent à le faire et le rôle que la confiance joue dans ces apprentissage. Le deuxième chapitre de discussion introduit de nouveaux éléments qui nous ont semblé essentiels pour la compréhension du lien entre apprentissage et confiance et propose un nouveau cadre conceptuel qui tient compte de ces aspects qui n’avaient pas été pris en compte dès le début mais qui sont se sont avérés fondamentaux après l’analyse. Finalement, dans nos conclusions, nous réfléchissons sur l’applicabilité des résultats de cette recherche à d’autres cas de travail en équipe où des caractéristiques semblables pourraient se présenter. 1.3. Contributions de la recherche Cette recherche apporte différentes contributions à plusieurs égards. Sans prétendre répondre à toutes les questions suscitées par notre sujet qui est très riche, nous offrons, sur un terrain relativement peu exploré par la littérature, un éclairage nouveau aux plans théorique, méthodologique et vraisemblablement aussi pratique. 1.3.1. Par rapport à la littérature À la lumière de notre recension des écrits, nous pensons que notre recherche vient combler un manque parce que, si nous avons trouvé un grand nombre de textes sur la confiance et un autre ensemble important de travaux sur l'apprentissage dans un contexte 18 organisationnel, nous n’avons repéré, en revanche, que peu de textes analysant le lien entre les deux, soit l'apprentissage dans un contexte organisationnel et la confiance. Nous estimons que l'importance de ce sujet mérite qu'on lui porte davantage attention. Malgré quelques apports nouveaux, nous notons, que déjà en 1975, ce besoin avait été souligné: « Overall limitations of existing research notwithstanding, trust seems to have profound effects on learning and development whether in interpersonal encounters, in groups or in large organizations » (Golembiewski et McConkie, 1975). De plus, tant pour la problématique de la confiance que pour celle de l'apprentissage, nous constatons l'existence d'un nombre relativement réduit d’études empiriques par rapport à la pléthore d’approches théoriques écrites. Notre propre recherche comporte tant une partie théorique qu’une autre empirique, toutes les deux jugées importantes. 1.3.2. Par rapport à la théorie La notion d' « apprentissage situé » et le corps théorique qui lui est associé, ont été employés pour analyser certains aspects de l'apprentissage, cependant parmi les textes que nous avons lus nous n’avons trouvé aucun qui explicitement traite la question de la confiance et de son rôle dans l’apprentissage. Cette lacune a attiré notre attention particulièrement parce que l’approche de l’ « apprentissage situé » considère que l'interaction joue un rôle central pour produire de nouveaux apprentissages, tant chez les personnes qui ont peu d’expérience, comme chez celles qui connaissent déjà bien leur travail. Il nous semble clair que certaines caractéristiques de l’interaction peuvent dépendre de la confiance existante dans les relations interpersonnelles. Du point de vue méthodologique, cette étude qualitative repose sur un cadre conceptuel préliminaire inspiré de la littérature, pour adopter ensuite une approche de « théorisation ancrée » afin de faire ressortir les différents types d'apprentissages se produisant chez les membres de l’équipe de travail étudiée et de mettre en évidence certains des liens qui existent entre l’apprentissage et la confiance. L'analyse des données permettra, entre autres, d'identifier des sources de la confiance fréquemment mentionnées dans la littérature, mais 19 aussi d'autres sources qui pourraient ressortir à la suite de l’analyse des données même si elles n’ont pas encore été rapportées dans la littérature. En fait, l’originalité de notre étude provient, en partie, de la prise en compte de l’aspect dynamique des concepts étudiés et, d’un autre côté, de l’accent sur les liens entre la confiance et l’apprentissage. Pettigrew (1990, p.271) signale que, pour entreprendre une analyse temporelle, il est indispensable de cerner la signification du temps: « Time sets a frame of reference for what changes are seen and how those changes are explained ». L'élément temporel, ici, joue sur trois plans au moins. D’abord, les observations des interactions en face à face, en temps réel, permettent de rendre compte de la manière dont se réalise l'apprentissage dans l'interaction et de l'influence de la confiance dans les relations entre les membres de l’équipe. Deuxièmement, considérant que cette équipe est soumise à une pression due à l’échéancier du montage de la pièce, nous explorerons le rôle de cette pression sur les apprentissages à réaliser. Le temps est également l’un des facteurs qui agit sur le degré d'interdépendance des membres du groupe. Pour nous, ces aspects influencent l'importance que la confiance peut avoir, mais ils seront expliqués plus en détail par la suite. 1.3.3. Pour son application pratique Pour ce qui est de l’utilité de notre étude dans la pratique, nous pensons qu'il est possible de faire un rapprochement entre des situations d'apprentissage en équipe dans des contextes organisationnels et le cas que nous avons analysé. D'un côté, la démarche que nous proposerons pourrait être reprise, c'est-à-dire qu’à partir d'une analyse de la tâche, il serait possible d'identifier les apprentissages concrets entrant en jeu dans la réalisation de cette tâche précise et, par conséquent, de comprendre quel est le degré d’interdépendance. Une fois cet aspect défini, il sera plus clair de noter en quoi la confiance influence pareils apprentissages. D'un autre côté, notre cadre théorique est assez adaptable pour étudier des situations de travail en équipe indépendamment de la nature de leur tâche ou de l'importance du degré d'interdépendance car l’essentiel dans ce cadre théorique a trait aux relations entre les concepts. Ces relations nous semblent avoir une certaine validité explicative, en général, quelle que soit la situation propre à chaque équipe. 20 Ainsi, l'étude de ce cas devrait nous permettre de tirer des leçons sur les façons de favoriser l'apprentissage, utiles pour d’autres équipes similaires au sein desquelles la réalisation des tâches impliquerait une interdépendance importante. 21 CHAPITRE II RECENSION DES ÉCRITS 2.1. Recension des écrits sur l'apprentissage La littérature ici passée en revue inclut premièrement quelques textes sur l’apprentissage organisationnel. Deuxièmement, nous présentons des travaux sur la problématique de la confiance; les concepts de confiance en soi et de sécurité psychologique ainsi que de la confiance au sein d’une équipe de travail. 2.1.1. Les typologies de la littérature sur l'apprentissage et diversité des problématiques abordées La littérature sur l’apprentissage organisationnel, parue durant les dernières années, est de plus en plus abondante et variée. Cependant, il est fréquent que les auteurs proposent des définitions divergentes de l’apprentissage et de la personne, en tant que sujet de cet apprentissage. Naturellement, les questions soulevées par eux ne sont pas les mêmes. Elles changent selon les points de vue adoptés. Dans cette diversité, un grand nombre de chercheurs ont analysé différents aspects du phénomène de l’apprentissage en contexte organisationnel. Argyris et Schön (1978) ont distingué plusieurs types d'apprentissages qui supposent la capacité d'identifier des erreurs et de les corriger: le single-loop learning, le dooble-loop learning et le deutero learning, chacun des trois opérant à différents niveaux. Le premier type d'apprentissage, est surtout adaptatif, porte sur les activités et les comportements; le deuxième, agissant plus en profondeur, peut mener à prendre conscience des cadres de référence en vertu 22 desquels nous agissons. Il suppose une remise en question du système et répond au besoin de comprendre l'origine des erreurs agissant sur les compétences spécifiques à l'organisation et à ses routines (Dodgson,1993). Quant au troisième type d'apprentissage signalé par Argyris et Schön (1978), il conduit à la possibilité d'apprendre sur notre façon d'apprendre (« learning about learning ») et implique que nous soyons capables de reconnaître nos erreurs et de les corriger au niveau du contexte organisationnel et des systèmes de croyances sur lesquels ce contexte se fonde. Le deutero learning peut aboutir à la formulation de nouvelles stratégies d'apprentissage. Une autre contribution importante de ces auteurs porte sur la tendance des individus à adopter des comportements défensifs sans s’en rendre compte, malgré le fait que ces comportements ont pour conséquence de limiter leur capacité d'apprendre. D’autres auteurs ont fait des apports de grande valeur pour comprendre comment l’apprentissage se produit. Par exemple, Nonaka et Takeuchi (1995) ont proposé une explication du processus de création de la connaissance dans l’organisation, à partir des concepts de connaissance tacite et explicite et de leurs possibles transformations. Dixon (1994), d’un autre côté, décrit son idée du cycle d’apprentissage où les individus construisent des cartes mentales qu’ils modifient selon leurs expériences. Les études, dans leur ensemble, ont tendance à être fragmentées dans leurs orientations. Easterby-Smith (1997) explique qu’en effet, les conceptions et les préoccupations sur lesquelles se fondent les différentes perspectives varient considérablement à cause de leurs disciplines de référence. Ce sont aussi des manières différentes de poser les questions qui influencent les résultats des réflexions. Selon Cook et Brown (1999) il est nécessaire de distinguer entre la connaissance que l’on possède et l’action de connaître, à savoir celle qui permet une interaction entre le sujet qui connaît et le monde. Spender (1994, 1996) signale que les difficultés proviennent aussi de l’erreur qui consiste à ne pas identifier des types de connaissance de nature différente. Cette multiplicité d’approches risque de donner l’impression qu’une partie de la connaissance sur l’apprentissage dans le contexte organisationnel est difficilement cumulative (Tsang,1997) parce qu’il y a peu de cadres théoriques communs, ce qui rend difficile le regroupement du travail réalisé. Pour avoir une vue d’ensemble, nous pouvons nous référer à des typologies ou des recensions des écrits sur le sujet de l’apprentissage organisationnel comme en ont réalisé 23 Shrivastava (1983), Huber (1991), Dodgson (1993), Miller (1996) et Leavy (1998), qui situent le concept d’apprentissage dans le champ de la stratégie exclusivement. Parmi les différentes typologies de l’apprentissage étudiés, nous avons surtout retenu celle de Miller (1996), car l’un de ses avantages est d’offrir des points de repère assez clairs. Miller classe les apports sur l’apprentissage organisationnel à l’aide d’un schéma de quatre pôles situés sur deux axes. Le premier axe regroupe les perspectives de l'apprentissage en fonction de deux dimensions: volontarisme versus déterminisme, alors que le second incorpore les aspects: méthode versus émergence. De plus, le premier axe classe les auteurs selon le degré de déterminisme qui joue sur l’apprentissage, que les restrictions soient dues à des facteurs cognitifs, politiques ou relatifs à des limites de ressources; le second, lui, fait état, d’une part des visions de l’apprentissage où les décideurs sont conçus comme des acteurs rationnels, capables d’agir à partir d'une analyse de l’information sur les coûts et les opportunités, tandis que de l’autre coté, il situe les perspectives qui expliquent l’apprentissage comme une activité plus spontanée et intuitive, tenant compte aussi des instincts et des impressions. À partir de cette dernière grille, Miller construit six catégories elles-mêmes subdivisées en deux : l’apprentissage méthodique, qui comprend trois types d’apprentissages soit analytique (Andrews, 1971; Ansoff, 1965), expérimental (March et Simon, 1958) et structurel (Nelson et Winter, 1982), et l’apprentissage émergent également composé de trois types: synthétique (Miller, 1990; Mintzberg, 1989), interactif (Cohen, March et Olsen, 1972) et institutionnel (Selznick, 1957). Sans reprendre ici toutes les explications que l’auteur offre pour différencier chaque catégorie, nous énumérons certaines caractéristiques qui nous semblent utiles pour distinguer ces types d’apprentissages. L’apprentissage analytique se produit à travers l’évaluation d’informations, surtout quantitatives, à l’interne et à l’externe de l’organisation. Ce courant, représenté entre autres par Ackoff (1971), met l’emphase sur la logique déductive, le calcul et l’optimisation. Les résultats de cet apprentissage peuvent, à un moment donné, être intégrés à des plans détaillés, à des programmes et à des routines. L’apprentissage synthétique, lui, permet de rassembler des informations diverses et de les faire converger en se débarrassant des détails superflus (Prahalad et Hamel, 1990). L’une de ses particularités est de concevoir l’organisation comme une configuration dynamique où 24 les cercles vicieux, les opportunités émergentes et les changements signalant des défis majeurs sont des phénomènes qui peuvent être relativement bien compris (Senge, 1990). De son côté, l’apprentissage expérimental est plus spontané (Huber, 1991; Quinn, 1980) et se produit plus fréquemment lorsque l’organisation cherche à faire des améliorations qui se traduisent par des adaptations ou des renouvellements; cependant il donne lieu à des connaissances locales, fragmentées et plus difficiles à intégrer que celles qui résultent des autres modes d’apprentissage. L’apprentissage interactif est la catégorie qui intègre la vision de l’«apprentissage situé». Nous l’aborderons plus en détail dans la section ainsi intitulée, l’interaction étant au cœur de cette conceptualisation de l’apprentissage. Il s’agit, selon Miller, d’un type d’apprentissage plus inductif et intuitif qui se produit en contact avec la pratique; il correspond à « l’apprentissage sur le tas » (learning-by-doing), souvent associé à l’apprentissage des individus ou d’un département, lorsqu’ils travaillent en fonction d’objectifs locaux (Cyert et March, 1963; March et Olsen, 1976). Enfin ce dernier type d’apprentissage repose, en bonne mesure, sur l’échange de l’information et sur les processus de négociation. Il peut contribuer à la collaboration entre les personnes engagées dans le processus et influencer leurs manières de penser. L’apprentissage structurel, tacite et explicite, est principalement transmis à travers les routines (Nelson et Winter, 1982), lesquelles sont un des résultats de l’apprentissage analytique : celles-ci codifient les manières de réaliser les tâches. Elles servent aussi à contrôler l’information que les personnes reçoivent et influencent l’interprétation que les cadres feront de cette information. Malheureusement, elles sont susceptibles de conduire à l’inertie, à une vision limitée (« tunnel vision ») et à la rigidité, car elles renforcent les habitudes et la répétition et limitent les possibilités de vivre de nouvelles expériences. L’apprentissage institutionnel est un processus organisationnel inductif et émergent d’adoption de valeurs, d’idéologies et de pratiques qui se diffusent amplement à travers les rôles modèles, les rituels, les procédures spéciales, le vocabulaire employé (Scott, 1995; Clegg, 1989). La typologie proposée par Miller nous permet d’avoir des références pour situer la conception de l’apprentissage que nous avons adoptée par rapport à des conceptions distinctes de l’apprentissage. En outre, elle nous aide à comprendre la nature de ces différences, par 25 exemple, à propos des sujets de l’apprentissage. Les auteurs qui ont pour point de départ théorique l'apprentissage analytique, voient ceux-ci comme fondamentalement rationnels et capables d’interpréter l’information objectivement, ce qui n’est pas le cas dans « l’apprentissage situé ». Les différentes catégories proposées par Miller associent les types d’apprentissage à des dimensions telles que l’individu, le groupe, l’organisation ou les relations interorganisationnelles. Par exemple, l’apprentissage institutionnel tend à se produire dans l’ensemble de l’organisation, comparativement à l’apprentissage interactif qui semble plus naturellement rattaché à la dimension du groupe ou du département. Cela ne signifie pas que ce dernier apprentissage ne peut pas influencer l’organisation, mais, lorsque cette influence se produit, elle commence à partir du groupe et se transmet vers le reste de l’organisation, tandis que, dans l’apprentissage institutionnel, on observe un mouvement inverse. Cette comparaison entre les différentes perspectives de l’apprentissage nous a permis d’identifier des particularités, des limites, et des avantages de la conception que nous avons décidé d’adopter et qui nous semble réunir les caractéristiques les plus appropriées pour répondre à notre question de recherche. La typologie ici présentée nous rappelle le caractère relatif de la conception de l’«apprentissage situé», une option d’aborder l’apprentissage, parmi d’autres qui, évidemment, ont aussi leurs qualités. Nous expliquerons sur quels critères nous nous sommes basée pour choisir ce courant théorique. 2.1.2 Le concept de situated learning ou « apprentissage situé » Pour bâtir le cadre théorique de notre recherche, nous avons porté notre attention principalement sur un ensemble de textes qui partagent la notion du situated learning ou « apprentissage situé ». Cette perspective est adoptée par une série d’auteurs apparentés au plan théorique : Duguid et Brown, 1998, 1991; Chaiklin et Lave, 1993; Araujo, 1998; Gherardi, Nicolini et Odella, 1996; Lave, 1993; Lave et Wengner, 1991; Nicolini, Davide et Meznar, 1995; Nicolini et Meznar, 1995; Easterby-Smith, Snell et Gherardi, 1998; Gherardi, 1999. Leurs textes s’appuient, à la base, sur une notion commune de l’apprentissage, même s’ils abordent des problématiques variées. Selon Cook et Brown (1999), il est nécessaire de 26 distinguer entre la connaissance, que l’on possède, et l’action de connaître, à savoir ce qui permet une interaction entre le sujet connaissant et le monde. Comparée à d’autres perspectives théoriques, celle-ci implique une conception plus large de la personne qui apprend, et cela rejoint notre idée de l’apprentissage. De notre point de vue, la personne apprend en fonction non seulement de ses capacités intellectuelles mais aussi, dans un sens plus global, des caractéristiques personnelles telles que son émotivité et ses intuitions, son corps et sa capacité créative, de même que sa dimension sociale, laquelle implique son appartenance ou ses appartenances à une ou à plusieurs communautés définies par une pratique. Lave et Wenger (1991, p.53) définissent l’apprentissage en fonction des habiletés qu’il permet et ils insistent sur l’importance du contexte relationnel où il a lieu: « Learning implies becoming able to be involved in new activities, to perform new tasks and functions, to master new understandings. Activities, tasks, functions and understandings do not exist in isolation, they are part of a broader systems of relations in which they have meaning ». Une autre définition de l'apprentissage souligne l’importance de l’interaction: « Learning, in short, takes place among and through other people » (Gherardi et coll., 1998). L'apprentissage résulte alors de la combinaison de l'observation, de la communication verbale et non verbale, ainsi que de l'activité physique. Nous désirons insister sur la dimension sociale de l'apprentissage. Dans la perspective de l' « apprentissage situé », le langage occupe une place centrale, intimement associé au déroulement d'une pratique située dans un contexte défini. Le langage est même un des moyens de modifier cette pratique à travers des actions comme demander, discuter, proposer ou soutenir des façons nouvelles d'agir par rapport à cette pratique. C'est pourquoi notre premier choix de définition nous semble devoir être complété par la suivante: « Learning is not conceived as a way of coming to know the world, but as a way of becoming part of the social world » (Gherardi,Nicolini et Odella,1998, p.276). Bien qu’un peu générale, cette seconde définition présente à nos yeux l'avantage de privilégier l'importance des relations qui se tissent à travers la pratique (Lave et Wenger,1991). Le but de l'apprentissage, mis en relief par cette perspective, est l'appartenance au monde et non pas seulement sa compréhension. 27 2.1.3. L’apprentissage dans les équipes Après avoir parcouru la littérature sur l’apprentissage en équipe dans un cadre organisationnel, nous avons distingué principalement deux types de textes. Les premiers renvoient à des travaux empiriques, dont le contenu théorique est prédominant, comme on le verra dans les exemples donnés. Le deuxième groupe de textes se distingue parce que les auteurs concernés étudient en profondeur un cas empirique et construisent, à partir des résultats de leur analyse, des explications théoriques probablement applicables à d’autres cas. 2.1.3.1. Contributions conceptuelles Crossan, Lane et White (1999) expliquent le rôle que l’apprentissage joue dans le renouvellement stratégique et suggèrent un cadre théorique nouveau. Selon eux, peu de modèles intègrent les dimensions de l’apprentissage individuel, groupal et organisationnel. Ils expliquent l’articulation entre ces trois dimensions à partir des processus sociaux et psychologiques. Ils les nomment: développer l’intuition (intuiting en anglais), interpréter, intégrer et institutionnaliser. Ce qui nous semble attirant dans leur article est la place qu’occupe la construction des compréhensions partagées et l’ajustement mutuel. Le dialogue et l’action conjointe sont ici des éléments clefs. Par conséquent, il apparaît possible d’établir des rapprochements entre cette perspective et celle de l’ « apprentissage situé », car même si les termes employés ne sont pas pareils, nous retrouvons, au cœur de la discussion, des éléments similaires, vus, ici aussi, comme fondamentaux. Weick et Roberts (1993) accordent une importance particulière au rôle du dialogue dans le travail et l’apprentissage en équipe et explorent le concept de collective mind repris par Klimoski et Mohammed (1994), qui se penchent notamment sur la question du sens partagé et soulignent le caractère social de l’apprentissage. L’interprétation, qui suppose la construction de compréhensions partagées, précède l’apprentissage et l’action. Ces auteurs soulignent l’importance de la capacité de se mettre d’accord, mais aussi celle d’être en désaccord et d’exprimer les différences d’opinion. Une autre explication de l’apprentissage dans un contexte organisationnel est celle d’Argote (2000). Pour elle, l’apprentissage en équipe implique un processus implicite ou 28 explicite, à travers lequel les membres d’une équipe: 1) partagent, 2) engendrent, 3) évaluent, et 4) combinent les connaissances. Ces apports sont importants car ils mettent l’accent sur l’importance de la communication et du dialogue pour l’apprentissage, ils parlent de l’apprentissage comme phénomène relié intimement à l’interaction sociale des individus, à l’idée d’une création du sens qui se produit dans un échange. Ce sont des éléments qui reviennent dans la conception de « l’apprentissage situé ». 2.1.3.2. Contributions empiriques Les textes suivants contribuent à mieux expliquer certains aspects concrets de l’apprentissage en équipe. Ils donnent aussi des exemples de pratiques collectives qui favorisent l’apprentissage. Par exemple, le fait de « raconter des histoires » (story telling) pour construire du sens et transmettre des leçons tirées des expériences de travail, sont des pratiques présentes aussi dans le cas que nous étudions. Nous avons choisi ces textes principalement parce qu’ils illustrent certaines facettes de l’interdépendance même si ces auteurs ne mentionnent pas ce terme. Un exemple pertinent de ce type de techniciens qui réparent des machines travaux est celui de Orr (1990) sur des à photocopier. Ces employés partagent un type d’apprentissage social adapté au contexte précis où s’inscrit leur pratique. En effet, si le service d’entretien des machines présente des difficultés sur le plan technique évidemment, il comporte d’autres défis simultanément comme ceux de la relation entre les employés qui assurent le service de réparation et les usagers de ces machines. Les usagers ont recours aux techniciens non seulement lorsque les machines tombent en panne mais aussi parce que, comme clients, ils n’ont pas toujours nécessairement une compréhension suffisante du fonctionnement des machines ni des manuels qui devraient le leur expliquer. Et pour que le client soit satisfait du service, il doit pouvoir se sentir en contrôle, comme disent les techniciens: « Don’t fix the machine; fix the customer! ». La logique du partage de l’information est aussi basée sur le fait que l’entretien des machines est assuré par plusieurs techniciens offrant leurs services à tour de rôle. Cette 29 situation produit l’interdépendance entre les techniciens affectés au service d'une même photocopieuse. En effet, l’alternance du travail des techniciens sur une même machine les rend interdépendants mais leur donne, du même coup, la possibilité d'échanger sur des interprétations plus variées de la problématique de cette machine précise, au départ et par la suite, de leur pratique en général. Ainsi s’accroît leur compréhension de la problématique globale à laquelle ils font face et se raffine leur capacité de répondre plus aisément aux nombreux facteurs imprévisibles liés à l’insertion des machines dans des contextes sociaux variés. Certains types de pannes sont usuels et assez connus; en revanche, d’autres failles sont rares et peu fréquentes. Les techniciens doivent être capables de résoudre les unes aussi bien que les autres, mais, au départ, il leur faut faire un diagnostic juste. Ce sont les expériences racontées et entendues qui donnent parfois accès à un apprentissage venant spontanément combler des manques que leur formation purement technique ne pouvait pas prévoir, par exemple pour élaborer correctement ces diagnostics. Le fait que les techniciens établissent des contacts divers entre eux les rend capables de savoir lequel parmi eux détient l’information requise à un moment donné. Cette possibilité fait contrepoids aux éventuelles situations d’imprévisibilité et d’ambiguïté qui se présentent souvent dans leur travail. Orr ne mentionne pas le terme d’interdépendance mais pourtant elle contribue à expliquer la nécessité chez les techniciens de« conter » leurs expériences aux collègues, donnant lieu ainsi à une culture commune. Un autre cas illustratif de l’apprentissage en équipe, fournit par Cook et Yanow (1993), est celui d’une entreprise de fabrication de flûtes, reconnues dans le monde pour leur excellente qualité. Au centre de leur réflexion se trouve le concept de culture organisationnelle, basé sur la création d’un sens partagé intersubjectivement par les personnes engagées dans une même pratique. Cette culture s’exprime par leur langage et leurs actions. Dans le texte de ces auteurs, le concept d’interdépendance n’est pas explicitement introduit, mais il est tout de même très présent. En effet, une interdépendance élevée est sousjacente dans leur description des caractéristiques du processus de fabrication de ces flûtes tant renommées; les membres de l’atelier interviennent à plusieurs, selon des étapes déterminées, pour fabriquer une seule flûte, et personne ne fabrique une flûte entière. Le résultat du travail de l’un devient la base pour le travail de l’autre et dans ce passage des flûtes, d’une personne à l’autre, chacun réalise une sorte de « contrôle de qualité », inscrit implicitement, dans le 30 processus même de la fabrication. Les personnes qui travaillent ensemble ont appris à s’adapter à l’équipe et à développer une connaissance tacite et explicite de leur pratique portant, entre autres, sur les ajustements nécessaires pour être capables, à chaque étape, de « sentir » et de « voir » si les flûtes sont conformes aux standards de qualité bien connus de tous, malgré que chacune des flûtes soit une pièce unique, ressemblant aux autres, sans jamais être identique. Leurs connaissances tacites et explicites permettent un travail d’une grande finesse et d’une précision extrême. Les auteurs soulignent que leur capacité de répondre à ces exigences n’a pas été acquise individuellement par les membres de cet atelier. Leur connaissance est non seulement créée collectivement, elle est aussi possédée de la même manière. Elle se manifeste dans l’interaction qui a lieu en fonction de la fabrication des flûtes. L’intégration des apprentis se fait en fonction de la pratique et des positions où ils peuvent se rendre compte de leurs erreurs et les corriger grâce à l’échange verbal et non verbal qu’ils ont avec des personnes plus expérimentées. Ce texte nous donne un exemple d’une communauté de pratique même si les auteurs ne se servent pas de ce terme mais ils donnent un excellent exemple d’apprentissage incorporé dans un contexte où les résultats dépendront, en bonne mesure, de l’efficacité des interactions entre les différents travailleurs engagés dans cette pratique. À partir d’une réflexion inspirée par ces textes, il est possible d’identifier que l’interdépendance se manifeste de manières différentes, selon les tâches effectuées et les types d’apprentissages qui se produisent au cours de la pratique propre à chaque équipe et de comparer des exemples. Dans le cas des techniciens, vu que différentes personnes sont responsables des mêmes machines, à des moments différents, il leur faut mettre en mots leurs expériences pour pouvoir les partager sous forme d’ « histoires ». Il y a un côté anecdotique dans leurs récits, car l’information ne concerne pas uniquement l’aspect technique des machines mais aussi les relations entre celles-ci et leurs utilisateurs et probablement aussi des relations entre les techniciens et les usagers. Il est possible d’établir une ressemblance entre l’exemple des techniciens responsables de la réparation de machines à photocopier et les experts de la fabrication des flûtes dans le sens que, dans ces deux cas, l’intervention de plusieurs personnes est requise, soit pour assurer la continuité du service sur une machine ou pour fabriquer une flûte. Les 31 connaissances de ces personnes, de manière interdépendante, jouent un rôle précis, correspondant à différentes parties d’un même processus. Cependant notons une grande différence entre ces deux exemples: tandis que les techniciens partagent leurs expériences à travers d’ « histoires », (c’est à dire en discutant et échangeant ensemble sur le travail) sur les expériences qu’ils ont avec leurs clients et les solutions qu’ils apportent aux divers problèmes qu’ils envisagent en lien avec une même machine mais à différents moments, les fabricants de flûtes, eux, travaillent ensemble, sur une seule flûte, mais au même moment, donc la connaissance se transmet, d’une personne à une autre, surtout de manière tacite. Ainsi, il semblerait plus important pour les fabricants de flûtes de « sentir », de « voir » et de « percevoir » que de raconter et d’écouter comme dans le cas des techniciens. Ce que nous notons est qu’à chaque fois, la transmission des connaissances se produit d’une manière cohérente en regard d’un contexte propre à chaque pratique et prend donc la forme qui correspond le mieux aux besoins d’apprentissage que cette pratique requiert. Aucun des deux textes cités ne mentionne la confiance. Cependant, elle nous apparaît comme un élément qui joue favorablement sur les différents types d’apprentissage. Dans le premier, il est clair que, pour pouvoir parler de ses expériences, la personne a besoin de s’ouvrir, de se livrer aux autres; elle le fera d’autant mieux si elle se sait respectée, si elle se sait entendue, si elle estime que l’information qu’elle partagera favorise la collaboration. Ce genre de comportements et de croyances dépend, selon nous, au moins en partie, du degré de confiance existant dans les relations entre les techniciens. Dans l’autre texte, on voit des apprentis formés au contact de personnes plus expérimentées dans le métier. Les moins expérimentés ont besoin de se sentir autorisés à observer, à toucher ou à poser des questions pour pouvoir apprendre. Pour ces apprentis, c’est important aussi de savoir qu’il y a une disponibilité de la part des personnes plus anciennes dans cette pratique pour accepter de faire face à leur manque d’expérience et aux risques des erreurs qu’ils sont susceptibles de commettre. Nous croyons que ce contact entre personnes ayant des niveaux de connaissances différents demande un certain degré de confiance de part et d’autre tant pour transmettre l’expérience que pour la recevoir. Les exemples tirés de ces textes ont une grande valeur, à nos yeux car, dans l'équipe de travail que nous avons observée, comme nous le verrons par la suite, ces deux manières d'apprendre sont présentes. Le metteur en scène raconte souvent des « histoires », afin d’ 32 expliquer aux acteurs ses attentes par rapport au sens d'une scène, ou encore pour clarifier la logique d'un personnage dans une situation précise. Mais l'apprentissage tacite est également une composante fondamentale du processus, puisque le metteur en scène se sert de son propre corps pour expliquer avec plus d’exactitude le sens qu’il donne aux actions des personnages dans la logique du contexte de chaque scène. L’apprentissage tacite pour les acteurs passe beaucoup par le fait qu’ils sont souvent dans un état d'observation et d'écoute d'eux-mêmes, du travail des autres et des indications du metteur en scène et ils apprennent en jouant. Cela signifie que, dans le cas étudié, nous voyons comment l’apprentissage se produit au contact de la pratique. Les acteurs, même quand ils ont une assez longue expérience du théâtre, se retrouvent toujours, à chaque nouveau montage, dans une position où il est nécessaire de réaliser de nouveaux apprentissages. 2.2. Recension des écrits sur la confiance 2.2.1. Des définitions de la confiance Récemment, le sujet de la confiance dans les organisations et dans les relations interorganisationnelles a été plus amplement traité par un plus grand nombre d’auteurs, mais l’intérêt porté à la confiance n’est pas nouveau. Il y a plus d’une trentaine d’années, Deutsch (1962) et Zand (1972) ont fait des apports importants et, plus tard, Williamson (1985) a élaboré, dans le champ de l’économie, une théorie des coûts de transaction où l’opportunisme apparaît comme l’une des préoccupations principales: faire confiance signifie alors d’accepter de s’exposer au risque d’opportunisme. Après avoir analysé les possibles définitions de la confiance, une partie des textes sur cette problématique peut être regroupée selon les trois aspects suivants: les fonctions de la confiance; ses sources ou ses bases; sa dynamique, à savoir ce qui touche à son émergence et ses changements au cours de l’évolution des relations. Nous compléterons notre étude de ces trois aspects par une réflexion sur le concept de méfiance. 33 Pour commencer par le plus simple, nous avons examiné la définition que donne le dictionnaire Larousse (2001) du mot « confiance »: « Sentiment de sécurité d’une personne qui se fie à quelqu’un ou à quelque chose ». Un des problèmes posés par cette définition consiste dans l'emploi du verbe « se fier » qui, en fait, signifie « faire confiance », ce qui rend l'explication incomplète selon nous. Pour définir l’expression « Avoir confiance en soi », le dictionnaire indique: « Être assuré de ses possibilités » (Larouse, 2001). Dans le cadre des sciences de la gestion plus spécifiquement, la confiance a été analysée selon trois points de vue différents: a) celui de la personne qui fait confiance à une autre (Sitkin, Burt et Camerer 1998; Mcknight et Chevrany 1998); b) celui de la personne à qui on fait confiance (traitée par Barber (1983), Butler (1991), Lyons et Métha (1997), Holmes et Rempel, (1989) et Gabarro, (1978). La langue anglaise employant deux mots différents pour distinguer deux positions : celle du « trustor », la personne qui fait confiance, et « trustee », la personne en qui on a confiance; c) celui d’une relation où deux personnes se font confiance mutuellement (Gambetta, 1988; Granovetter, 1985; Koening, 1999). Bellemare et Brian (1999) parlent également d’une confiance interpersonnelle située explicitement dans le contexte de l’organisation, où la notion de pouvoir est très clairement présente. Il convient également de spécifier deux autres concepts essentiels: d) la confiance en soi, et e) la notion de sécurité psychologique qui inclut la confiance, présente dans l’ensemble des relations entre les membres d’une équipe de travail. La confiance en soi est importante dans le cadre de cette recherche parce que même si notre attention porte surtout sur les relations interpersonnelles et la dimension de l’équipe, la confiance en soi est en lien avec la perception que chaque individu a de lui même, de ses habiletés, de ses compétences, de ses faiblesses. Cette confiance peut influencer sa manière d’établir des relations avec les autres, de travailler et d’apprendre. Le concept de sécurité psychologique concerne le niveau de l’équipe, la relation entre ce concept et l’apprentissage sera analysée plus en détail par la suite en raison de son influence sur l’apprentissage. Nous étudierons ces perspectives à tour de rôle ci-après. 34 2.2.1.1. La confiance dans la perspective de la personne qui fait confiance à une autre Dans la perspective de la personne qui fait confiance à une autre: « Accepted vulnerability to another’s possible but non expected ill will (or lack of good will) toward one" (Baier, 1986, p. 235) apparaît comme une définition assez compatible avec notre point de vue. Selon cette position, la notion de propension à faire confiance est au centre de la réflexion et conditionne le degré jusqu’où la personne fait effectivement confiance. Mais faitelle confiance selon sa volonté uniquement ou selon sa capacité qui ne dépend pas seulement de sa volonté mais aussi de ses possibilités? Boon et Holmes (1991) suggèrent que c’est davantage une question de capacité qu’une décision prise volontairement. Cette question n’a pas une seule réponse possible. En effet, les avis varient. Cependant, que ce soit une question de volonté exclusivement ou plutôt de capacité à faire confiance, la propension en cause sera déterminée par des éléments tels que les traits de la personnalité, l’histoire familiale, les expériences passées, les croyances et les conditions du contexte. Ces caractéristiques influenceront la perception et l’interprétation de la personne concernant un ensemble de facteurs décisifs: les risques de faire confiance, sa propre vulnérabilité, les conditions de sa situation. Les plus susceptibles de contribuer à rendre les personnes enclines à faire confiance, selon Johnson (1996), sont le degré de familiarité et de prévisibilité relative d’une situation donnée dont elles connaissent, au moins en partie « les règles du jeu ». Selon McKnight et al. (1998), la disposition à faire confiance est basée sur un ensemble de facteurs relatifs à: 1) la personnalité, 2) l’ institutionnel, 3) la cognition. La possibilité de faire confiance dépendra des perceptions de chacun. On comprend que, dans une même équipe, certains membres fassent confiance à la même personne plus facilement que d'autres; par exemple, au leader de cette équipe (Shoorman et coll., 1996). 2.2.1.2. La confiance dans la perspective de la personne à qui on fait confiance 35 Selon la perspective de la personne à qui on fait confiance, l’élément déterminant est celui des caractéristiques de la personne à qui faire confiance et du degré de fiabilité qu’inspirent aux autres ses comportements. Les conditions qui rendent une personne fiable peuvent se regrouper en trois catégories: i) celles qui touchent aux habiletés et aux compétences de la personne; ii) celles qui concernent ses intentions; iii) celles qui renvoient à ses qualités morales. Whitener et coll. (1998), de leur côté, dressent une liste assez exhaustive des facteurs influençant la perception que les employés ont de la fiabilité de leurs supérieurs: 1) Behavorial consistency; 2) Behavorial integrity, comportement qui implique de dire la vérité et de tenir ses promesses; 3) Sharing delegation of control; 4) Communication (acuracy, explanations and openess; 5) Demonstration of concern. comportement qui montre que l'on se soucie de l'autre, par exemple en manifestant de la considération et de la sensibilité pour les besoins et les intérêts des employés, en agissant dans un sens qui protège leurs intérêts et en évitant de les exploiter dans le but d'obtenir un bénéfice personnel. Ces trois types de conditions sont importantes, elles ne sont pas substituables entre elles, c’est-à-dire qu’une des trois, seule en l’absence des deux autres, n’est pas suffisante (Meyer et coll. 1995). Au plan des compétences, la personne à qui on fait confiance doit être perçue comme capable d'assumer les tâches susceptibles de lui être confiées. Son aptitude à les réaliser efficacement peut être prouvée de différentes manières, soit parce qu’on la connaît personnellement, ou de réputation ou à travers des « signes visibles » (tels que ses diplômes ou des travaux accomplis au préalable). Mais, parfois, les personnes peuvent faire confiance à quelqu’un en se basant principalement sur ses intuitions lors d’une première rencontre. La décision de faire confiance est alors surtout basée sur une impression causée par l’apparence physique de l’autre. Au plan de ses intentions, pour inspirer confiance, une personne doit démontrer sa bonne volonté, ne pas chercher à faire du mal aux personnes qui lui font confiance. Il lui faut donc adopter certains principes moraux, comme l’intégrité, le sens de la justice, la disponibilité. Des listes de ces qualités ont été élaborées, discutées et employées par plusieurs auteurs (Gabarro, 1978, Jennings 1971, Buttler, 1991); elles comprennent parfois jusqu'à neuf 36 conditions (discrétion, intégrité, sens de la justice, ouverture, cohérence, réceptivité, disponibilité, respect des promesses, loyauté). Sitkin et Roth (1993) donnent une définition de la confiance qui tient compte des aspects ici mentionnés: « Trust is a belief in a person’s competence to perform a specific task under specific circunstances ». Nous reviendrons un peu sur ces aspects lorsque nous toucherons à la question des bases de la confiance. 2.2.1.3. Définition de la confiance interpersonnelle La confiance dans une relation entre deux personnes, fait l’objet de prises de positions assez variées et parfois divergentes. Apparemment, il va de soi que la confiance y soit mutuelle et réciproque, mais, en réfléchissant davantage, il apparaît qu’il serait indispensable de préciser le type de relation dont il s’agit avant de soutenir cette affirmation. Il se peut que les personnes concernées se trouvent dans des positions inégales, comme dans la relation superviseur/supervisé, où les rapports ne sont pas sur un même pied d’égalité (Aebacher, 2000). Un des principaux paramètres pour évaluer le type de relation est celui de la dépendance. Plusieurs cas sont possibles: que les deux personnes soient peu dépendantes l’une de l’autre, qu’une personne soit plus dépendante que l’autre, qu’elles soient interdépendantes c'est à dire chacune dépendante de l'autre, selon une proportion variant de faible à extrêmement élevée. Selon Boon et Holmes (1991), plus l’interdépendance sera élevée, plus la confiance sera un enjeu central dans la relation. Sheppard et Sherman (1998) proposent un modèle où sont examinées ces possibilités et expliquées leurs conséquences en termes de risques associés. Les trois perspectives qui donnent lieu à ces définitions, peuvent devenir complémentaires. Elles enrichissent notre notion de confiance lorsque nous tenons compte de l’apport de chacune. Notre position, inspirée de Nooteboom (2002), est que cette notion se comprend plus exactement en tenant compte de certaines limites, fixées selon les quatre aspects suivants: 1) quelqu’un fait confiance à quelqu’un d’autre 2) pour réaliser quelque 37 chose, 3) en fonction des conditions liées au contexte de l’action, ce qui inclut 4) la dynamique de l’interaction. C’est surtout la considération du contexte qui est fondamentale car le contexte influence fortement les possibilités de faire confiance, déterminé qu’il est par des structures et des normes économiques, sociales et organisationnelles (Granovetter, 1985). Gambetta met également en lumière le fait que la confiance dépend non pas uniquement de la prédisposition à faire confiance, mais aussi beaucoup des circonstances objectives qui conditionnent les risques associés à la décision de faire confiance dans chaque situation. Les quatre éléments mentionnés ci-haut, reviennent dans la formulation du concept de « confiance optimale »: « Knowing whom to trust, how much to trust them and with respect to what matters » (Wicks et coll.,1999, p.103). Ce concept de « confiance optimal » repose sur la croyance qu'il est possible de savoir avec certitude à qui faire confiance et jusqu'à quel point. Cette possibilité pourrait nous séduire...intellectuellement pour un moment, suggérant un monde (conçu par des économistes peut-être? ) où, hypothétiquement, l’on parviendrait à calculer exactement quel est le « bon » degré de confiance à faire. Mais Gambetta (1988), adoptant une position plus humble et considérablement plus réaliste, nous a déjà averti que, le besoin de faire confiance est une option qui implique des risques parce que nous manquons d'informations complètes ou « parfaites ». La présence de l'incertitude étant inévitable, c'est d'ailleurs cette inévitabilité de l’incertitude qui rend la confiance nécessaire. Cet auteur explique: «The condition of ignorance or uncertainty about other people's behaviour is central to the notion of trust. It is related to the limits of our capacity ever to achieve a full knowledge of others, their motives, their responses to endogenous as well as exogenous changes. Trust is a tentative and intrinsically fragile response to our ignorance, a way of coping with 'the limits of our foresight', hardly ever located at the top end of the probability distribution » (Gambetta, 1988, p.218). 2.2.2. Ses fonctions 38 Sur le thème des fonctions de la confiance, nombre d’auteurs s’entendent pour admettre que la présence de la confiance est déterminante dans les relations sociales (Dasgputa, 1988; Sabel, 1993; Tyler et Kramer, 1996; Leane et Von Buren III, 1999; Harrisson, 1999). Sabel (1993) estime que la confiance est un élément constitutif de toutes les relations sociales; d’après Dasgputa (1988), sa présence ou son absence influence ce qui peut être fait. Leana et Von Burren III (1999) expliquent qu’elle contribue à la stabilité des relations. Une autre série d’auteurs (Luhman, 1980; Gambetta, 1988; Jones et Georges,1998; Barber; 1983) la considèrent comme un moyen de mieux vivre des situations reliées à l’incertitude en général où entrent en jeu le comportement de l’autre, le risque, la vulnérabilité, la complexité. Aux yeux de Heimer (1976), elle constitue un moyen pour les acteurs sociaux de faire face à l’incertitude et à la vulnérabilité. Jones et Georges (1998) ont une conception semblable, mais eux portent davantage leur attention sur les possibilités de gestion de l’incertitude et du risque ainsi que les gains issus de la collaboration qu’encourage la confiance. 2.2.3. Ses bases Le thème des bases de la confiance a été abordé à plusieurs reprises (Lewicki et Bunker, 1996; McAllister,1995; Nooteboom, 2002). Zucker (1986) va jusqu'à parler d’un « mode de production de la confiance ». Selon elle, la confiance en général est basée sur des règles sociales « justes » et des « droits » acceptés par chacun des participants à un échange. Elle indique que la confiance repose sur trois bases: 1) les échanges réalisés par le passé, 2) les caractéristiques des personnes impliquées dans cette relation 3) et les structures sociales. Elle distingue donc les sources de confiance suivantes: a) le processus où la confiance se fonde sur l'expérience des échanges passés; b) la personne, ce qui signifie que la confiance se base sur des similarités entre les personnes participant à cette relation, comme un bagage culturel semblable et donc partagé. c) les institutions où la confiance est liée à des mécanismes formels comme ceux qui s’inscrivent dans le cadre d'une profession. 39 Les échanges passés, selon Dagsputa (1988) et Boon et Holmes (1991), jouent aussi un rôle, permettant de parler de réciprocité dans les relations. C’est également à travers l’expérience des échanges passés que se bâtit la réputation, qui influence les décisions de faire ou de ne pas confiance. (Lorentz,1996 ; Orléans,1994 et Williamson, 1993). McAllister (1995) distingue deux types de bases de la confiance: i) cognitives et ii) émotives. Les premières tiennent à ce que l’on sait de la personne à qui l’on pense faire confiance, concernant ses compétences et sa capacité d’agir conformément aux attentes de la personne qui s'est fiée à elle. De telles bases impliquent des jugements portant sur des « signaux visibles » qui attestent la compétence (Beaudry, 1994) à savoir des diplômes, l’appartenance à un ordre professionnel, des accomplissements antérieurs. Les bases émotives, quant à elles, dépendent des liens émotifs entre les personnes et permettent de savoir qu’il existe une véritable préoccupation pour le bien-être de l’autre personne. 2.2.4. Sa dynamique Un ensemble d’auteurs (Hardin, 1995; Holmes et Rempel, 1989; Worshel, 1986; Tyler et Kramer,1999; Rempel, Holmes et Zanna, 1985) proposent différentes manières d’expliquer les changements que subit la confiance. Bellemare et Brian (1999) identifient des facteurs qui jouent sur ces modifications; ils mentionnent par exemple les mouvements des acteurs sociaux, les enjeux, les luttes de pouvoir, les développements techniques. La perspective de Lewicki et Bunker (1999) nous semble particulièrement éclairante: selon eux, l’évolution de la confiance s’explique par les changements du degré d’importance des bases de cette confiance. Ils nourrissent une réflexion sur les bases de la confiance qu’ils intègrent à l’analyse de sa possible évolution. Au début d'une relation, la confiance sera basée sur un calcul des risques associés à la décision de faire confiance et des pertes qui pourraient résulter du fait de ne pas faire confiance, calcul réalisé à partir de certaines informations disponibles. Par la suite, la confiance va progressivement s’appuyer sur une connaissance plus stable au fur et a mesure que les gens en arrivent à se connaître mieux. Dans une étape plus avancée de la relation, la confiance peut commencer à reposer sur l’apparition d’une empathie entre les deux personnes et une identification au plan de leurs aspirations, buts et valeurs. Plus 40 la relation évolue dans cette direction, plus cette dernière identification peut être forte. Un élément central pour que cette dynamique se produise consiste dans l’existence d’une communication régulière. Selon l'évolution de la relation, on assiste à une sorte de recadrage de la confiance. Whorchel (1986), Tyler et Kramer (1999), Rempel, Holmes et Zanna (1985), affirment que la construction de la confiance peut être lente et qu’elle vise à réduire en partie l’incertitude. D’après Jones et Georges (1998), et Barber (1983), la confiance se construit en tenant compte des dimensions morales, cognitives et émotives des personnes qui sont en relation. Cependant, Meyerson, Weick et Kramer (1996), de même que Jones et Georges (1998) s’interrogent sur le phénomène de la confiance paradoxalement présente dès le début de certaines relations entre des personnes qui ne se connaissent pas encore directement (sauf pour quelques références provenant de la réputation). En pareil cas, disent les auteurs, la disposition ou la propension à faire confiance, joue un rôle explicatif important en plus de celui des exigences de la tâche, qui supposent, dans certains cas particuliers, un besoin relativement urgent de faire confiance. Dans ce même questionnement sur la dynamique de la confiance s’inscrivent des réflexions enrichissantes sur la fragilité et la perte de la confiance (Baier, 1986; Karpik, 1996; Nooteboom et Berger, 1997). 2.2.5. La méfiance et sa dynamique Parmi les auteurs qui ont réfléchi à la méfiance, les avis sont partagés, ce qui suscite des discussions fréquentes. Certains soutiennent que la confiance et la méfiance sont des contraires, alors que d'autres les perçoivent comme deux phénomènes complémentaires pouvant coexister simultanément. Golembiewski et McConkie (1975) remettent en question la vision de la confiance comme essentiellement « bonne », alors que la méfiance est perçue comme « mauvaise ». Naturellement, il est plus courant de trouver d’abord des arguments en faveur des bénéfices d’une conception positive de la confiance, par exemple dans le travail de Mattos 41 Janzack (1999) où la confiance dans les cadres moyens contribue à la création et à la transmission des connaissances dans les organisations. Et pour citer un auteur traitant des désavantages de la méfiance dans un cas où la méfiance apparaît comme «mauvaise», rappelons que Zand (1972) affirme que la présence de méfiance nuit à l’apprentissage, aux sentiments d’appartenance, à la satisfaction face à la capacité de résolution de problèmes. Selon Kramer, Brewer et Hanna (1996), la méfiance dans les rapports risque d’attirer davantage de méfiance, en vertu d’un effet d’autorenforcement. Weick (1988) cite le cas connu aux États Unis d’un incendie de forêt où les pompiers qui devaient combattre le feu ont périt dans une situation où s’ils avaient, à ce moment précis, fait plus confiance à leur supérieur et suivi ses ordres, ils auraient augmenté leurs chances de survivre mais les ordres qui leur ont été données leur semblaient illogiques et ne leur inspiraient pas confiance: ils devaient lâcher leurs outils pour être plus légers, pouvoir courir et se mettre à l’abri mais cet ordre, incompris, en ce moment, pour eux, n’a pas été suivi et cela a eu des conséquences dramatiques. La plupart parmi eux ont péri alors que probablement, ils auraient survécu, s’ils avaient obéit ces indications. Il s’agissait d’une situation extrême où un manque de confiance a fait, pour ces hommes, la différence entre la vie et la mort. L'argumentation de Golembiewski et McConkie (1975) comporte cependant des éléments intéressants pour comprendre le fonctionnement dynamique de la méfiance. La possibilité de faire confiance est influencée par la perception subjective de la réalité, mais elle varie aussi selon la disposition des personnes à faire confiance. Celles qui ont tendance à être plus méfiantes ont une perception plus élevée du risque relationnel, elles ont plus de difficulté à s’ouvrir aux autres et, quand elles le font, elles ont tendance à établir une plus grande distance dans leurs relations. Une des manières de réduire la proximité consiste à limiter la fréquence de la communication et à en appauvrir sa qualité. Selon ces auteurs, la communication des personnes méfiantes semblerait plus évasive, ambiguë, teintée d’agressivité et portée sur les plaintes. Ces personnes auraient aussi plus de difficulté à accepter les situations d’interdépendance. Évaluant leurs habilités à influencer les autres comme faibles, elles ont tendance à se sentir facilement contrôlées. Cet ensemble de perceptions les mène à décider de prendre moins de risques dans leurs relations, se rendant ainsi prisonnières d’un cercle qui se 42 répète: « As sender becomes defensive, or hostile, or non-communicative, clearly he also joins receiver in inducing low trust. This is the essence of spiral reinforcement » (Golembiewski et McConkie,1975, p.139). Étant donné leurs comportements envers les autres, les personnes méfiantes, d'un côté, se trouvent coupées d’une partie de l’information, et de l'autre, elles jugent relativement peu crédible l’information qu’elles reçoivent. Pareilles personnes ont tendance à adopter des stratégies pour maintenir une façade sous laquelle cacher leur vulnérabilité et préfèrent se sentir en contrôle. Leurs comportements défensifs exigent d’elles de détourner une partie de leur attention et les rendent moins dignes de confiance aux yeux des autres, qui peuvent percevoir chez elles un certain manque d’honnêteté dû à leurs craintes de mettre à découvert leur fragilité. Si jamais ces personnes se décident à prendre des risques pour faire confiance et s’il arrive que les conséquences de leur décision ne leur soient pas tellement favorables en fonction de leurs attentes, elles ressortiront de cette expérience renforcées dans leurs croyances en faveur de la méfiance. Cette explication du fonctionnement auto-renforcateur des comportements de méfiance selon un enchaînement causal situe la confiance comme une attitude qui exclut la méfiance; mais pour d’autres auteurs, les personnes ne sont pas uniquement méfiantes ou confiantes, elles peuvent être en même temps, méfiantes pour certaines choses dans certaines conditions, et confiantes dans des situations différentes et pour d’autres choses. Luhman, (1979), Lewicki et Mcallister, (1998) défendent l’idée que la méfiance ne devrait pas être considérée négativement. D’après eux, la méfiance n’est pas le contraire de la confiance, mais plutôt son complément puisque les deux coexistent. Barber (1983), Deutsch (1973) et Hardin (1993) insistent même sur des aspects positifs de la méfiance, dans certaines situations évidemment. Selon eux, la présence de la méfiance nous rend, en règle générale, plus éveillés et prudents. Par ailleurs, la méfiance remplit aussi des fonctions utiles comme celle de réduire l'incertitude ou de protéger contre des possibles excès de confiance qui risqueraient d'exposer la personne à des abus de confiance (Berman et Jones 1999). Ce que nous retenons après avoir pris en considération les apports des auteurs mentionnés peut être résumé de la manière suivante: 43 1) La confiance n’est pas une question abstraite; au contraire, elle peut être mieux comprise quand nous connaissons le contexte précis où elle apparaît. Ainsi, il est important de savoir quelles sont ses limites en répondant aux questions: qui fait confiance à qui? pour faire quoi? et dans quelles circonstances? 2) La confiance dans les relations interpersonnelles dépend des perceptions et de la subjectivité des deux sujets, lesquels ont simultanément pour rôles de faire confiance à l’autre et d’être digne de la confiance de l’autre. 3) La confiance et la méfiance peuvent coexister dans une même relation puisque les relations ont plusieurs facettes. 4) Les deux aspects sont dynamiques; ils sont influencés par le temps, les enjeux des relations, les comportements et le sens qui est construit dans l’interaction. 5) Dans la logique des dynamiques de la confiance et de la méfiance, il y a des mécanismes d’auto renforcement qui peuvent contribuer à les faire augmenter dans le temps. 6) Ces mécanismes d’auto renforcement, cependant, n’impliquent pas qu’il ne puisse pas y avoir des changements, parfois brusques ou inattendus comme la perte de la confiance en quelqu’un par suite d’une action perçue comme un abus de confiance ou comme une trahison; la méfiance, elle aussi, comme nous l’indiquent les résultats de cette recherche, peut être modifiée à la suite d’une communication qui clarifie des malentendus ou lorsque certains conflits sont réglés de manière positive. 2.2.6. La confiance en soi Nous analysons ici le concept de confiance en soi parce que nous estimons qu'il s'agit d' un élément qui influence la confiance dans les relations interpersonnelles. Lorsqu’une personne a confiance en elle, il est plus probable que sa prédisposition à faire confiance soit élevée et que les personnes avec qui elle entre en relation la perçoivent comme une personne qui est digne de confiance. Reprenons les propos de Nooteboom sur cette relation entre confiance en soi et la confiance interpersonnelle: « We allow for an effect of self-confidence an agent who is confident of his or her own value will be more trusting than one who is difident: the agent will perceive a smaller probability of loss » (Nooteboom, 1997, p.320). 44 La confiance en soi fait partie du concept de soi. L’Écuyer (1994) suggère une définition. Dans sa version la plus simple, le concept de soi renvoie à la façon dont la personne se perçoit à différents points de vue, à savoir ses traits personnels, incluant ses caractéristiques corporelles, de même que sa conception de ses rôles et de ses valeurs. Cependant, la perception de soi repose sur un système dynamique, multidimensionnel et complexe qui a la capacité de se modifier en fonction des besoins d’adaptation. Ce système inclut des aspects divers: - l’aspect émotionnel ou affectif, qui est probablement l’une des composantes les plus importantes - l’aspect social, qui renvoie au fait que l’auto perception se produit dans un contexte relationnel, - l’aspect cognitif. La confiance en soi présente ces mêmes composantes émotives, sociales et cognitives. Dans la réflexion de Solomon et Flores (2001) sur la confiance en soi, nous retrouvons certains de ces éléments. Ces auteurs expliquent, par exemple, l’aspect dynamique de la confiance en soi, qu’ils considèrent comme une habileté acquise dans un apprentissage, à travers le temps, dans les relations aux autres et aussi dans la relation à soi. La première relation déterminante est celle que le bébé a avec la personne qui prend soin de lui, généralement sa mère (Erikson,1965). C’est la capacité de cette personne de répondre avec amour à l’ensemble des besoins du nouveau-né qui va créer chez le nourrisson sa perception du monde. Ainsi, il le ressentira, soit comme un endroit où il peut se sentir en sécurité, donnant naissance chez lui au sentiment de « confiance de base », soit, au contraire, comme un endroit où il doit se méfier, car son environnement comporte des aspects menaçants. La confiance en soi est le résultat de la confiance que l’on se fait à soi-même, par rapport à son corps, à son langage corporel, à ses impulsions, à ses émotions, à sa capacité d’auto contrôle, à ses humeurs, à son intelligence et à sa sensibilité. Nous nous faisons confiance pour savoir que nous sommes capables d’agir d’une certaine manière dans une certaine circonstance. Selon Solomon et Flores (2001), la confiance en soi n’implique aucunement de ne pas avoir des peurs ou de ressentir de l’anxiété, car la confiance est 45 justement l’une des possibles réponses à ces incertitudes. D’après eux, faire confiance à notre propre corps est la forme première de la confiance de base. Cette réflexion convient à notre idée de la confiance en soi, mais, pour qu’elle soit plus complète, nous ajouterions que la confiance en soi implique aussi de faire confiance à ses intuitions (Goldberg, 1994) et que le niveau de confiance en soi change en fonction des conditions du contexte dans lequel nous nous situons. 2.3. Recension des écrits sur la sécurité psychologique et la confiance dans une équipe de travail 2.3.1. Définition du concept de sécurité psychologique Tel que nous l’avions expliqué, la confiance interpersonnelle se produit dans un contexte donné. Dans le cadre de la présente recherche, ce contexte se définit par l’équipe de travail. Selon les situations, le contexte est défini par les autres instances dans lesquelles cette équipe est inscrite, comme le département et l’organisation. Par ailleurs, cette équipe possède des caractéristiques qui résultent du comportement de ses membres et qui la rendent plus ou moins adéquate pour l’émergence et l’approfondissement de la confiance. Ces caractéristiques peuvent s'avérer propices ou non à l’émergence, à l’évolution et probablement à la consolidation de la confiance. Le concept de sécurité psychologique, proposé par Edmonson (1999, p.354), inclut celui de confiance. Voici sa définition: « it describes a team climate characterized by interpersonal trust and mutual respect in which people are confortable being themselves », elle ajoute que les croyances seront, la plupart du temps, tacites. Cette définition implique la présence de la confiance interpersonnelle au sein de l’équipe mais ce concept va encore plus loin, en supposant que le respect entre les membres existe et leur permet d’être eux-mêmes. 2.3.2. Comportements qui produisent et renforcent la sécurité psychologique dans l’équipe 46 Edmondson (2002) estime que la sécurité psychologique a des effets très marquants sur les possibilités d’apprentissage d’une équipe de travail, dans un contexte organisationnel. Un degré élevé de sécurité psychologique favorable à l’apprentissage permet aux membres d’une équipe d’éprouver une sécurité suffisante pour prendre les risques associés à leur apprentissage. La sécurité psychologique dans une équipe donnée peut être favorisée par l’évitement de certains comportements de la part de chaque membre au profit d’autres plus adéquats. Parmi les comportements à éviter se trouvent ceux qui risquent de provoquer des sentiments de honte, de rejet ou d’inaptitude (De Gaulejac, 1995). Ces comportements sont variés et incluent toutes formes de manque de respect, depuis la manière de communiquer, l’expression de critiques excessives ou blessantes, des conduites trop autoritaires ou injustes jusqu'à une intolérance excessive aux erreurs. Par contre, les comportements favorables à la création d’une sécurité psychologique sont ceux qui démontrent que l’interaction entre les membres de l’équipe se fait dans le respect de l’autre et que la possibilité d’entretenir une communication authentique existe. Ces comportements reposent sur des valeurs qui ne sont pas toujours mentionnées explicitement et sur une connaissance tacite acquise dans la pratique et dans l’interaction reliée à une cette pratique. Selon Edmondson, un élément qui influence fortement la sécurité psychologique est le type de leadership exercé au sein de l’équipe, qu’il soit assuré par une ou plusieurs personnes, formellement ou de façon informelle. Whitner et coll. (1998, p.516) décrivent quels sont les comportements qui rendent le leader digne de confiance; ceux-ci ont été mentionnés dans la partie qui traite de la définition de la confiance, au regard de la personne à qui l’on fait confiance. Il est important que les actes du leader soient cohérents avec son discours: « Five categories of behavior capture the variety of factors that influence employees perceptions of managerial thurstworthiness: 1) Behavorial consistency, 2) Behavorial integrity, 3) Sharing and delegation of control, 4) Communication (e.g. accuracy, explanations and openness), and, demonstration of concern ». Richard (1995) compare trois types de leadership, l’autocratique, le démocratique et le laisser-faire, le deuxième provoquant, selon lui, des réactions dans le groupe, décrites par la suite, comme étant préférables à celles que déclenchent les deux autres types de leadership: 47 Il y a eu des échanges plus spontanés et plus égalitaires, émissions de suggestions, meilleure qualité du travail, motivation accrue pour la tâche et pour les compagnons. La créativité est plus grande. Rapports entre les membres : demande d’attention et d’approbation entre les membres, félicitations mutuelles, dépendance de certains camarades, sentiments d’appartenance, coopération, communication entre les membres, peu de compétition, suggestions mutuelles portant sur l’action. Nous pensons que les réactions énumérées sont favorables à l’émergence de la confiance. Cependant, nous voulons revenir sur les conséquences pratiques et symboliques d’un des comportements du leader, en particulier celui qui touche à l’un des enjeux les plus délicats: sa disponibilité à partager et à déléguer le contrôle. Le contrôle peut être, au moins, de trois types: 1) un contrôle simple qui est direct et personnel, 2) un contrôle technologique qui émerge à partir des contraintes imposées par la technologie employée et 3) un contrôle plus impersonnel, de type bureaucratique (Baker, 1993). Sur le plan pratique, le partage du contrôle ou les actions qui constituent des formes de délégation du pouvoir ont pour conséquence que les employés, ayant alors un certain pouvoir sur la prise des décisions qui les concernent directement, sont en mesure de protéger leurs propres intérêts, du moins dans une certaine limite. En outre, sur le plan symbolique, un partage du contrôle signifie, pour les employés, que leurs opinions peuvent être écoutées et prises en considération, ce qui représente une sorte de marque de reconnaissance à leur égard (Whitner et coll.,1998). Lorsque le leader adopte une attitude de soutien, l’esprit d’initiative des employés au travail s’en trouve renforcé. (Costigan et coll., 1998). Quand il n’adopte pas des réponses défensives face aux questions et aux défis, les membres de son équipe peuvent trouver que l’environnement leur donne de la sécurité. 2.3.3. Le lien entre la sécurité psychologique et l’apprentissage des membres de l’équipe Selon les résultats des recherches d’Edmondson, dans les cas où la sécurité psychologique existe, les membres d’une équipe peuvent se permettre d’être relativement vulnérables, ce qui se traduit par des comportements comme le relâchement de leurs 48 défenses, donc une ouverture accrue à l’expérience de l’échange avec les autres. Par exemple, il sera possible de croire que le fait de commettre une erreur ne risque pas de provoquer le rejet de ses co-équipiers envers la personne qui a commis la faute ou l’erreur. Cette sécurité psychologique offre l’occasion aux membres de l’équipe de se concentrer davantage sur leur apprentissage, vu qu’ils ne sont pas obligés de se préoccuper continuellement des possibles réactions des autres membres de l’équipe. Nous faisons allusion ici à des réactions embarrassantes du style critiquer durement, désapprouver ou réprimander l’autre. La tranquillité que les membres de l’équipe peuvent ressentir, par rapport à l’éventualité de ces situations menaçantes, est fondamentale. Elle se traduit par une plus grande liberté d’acceptation des risques associés à des comportements favorables à l’apprentissage: solliciter une rétroaction (feedback), partager de l’information, demander de l’aide, parler ouvertement de ses erreurs, admettre l’existence de problèmes et discuter de leurs solutions, oser essayer de choses nouvelles (experimenting). Tous ces comportements sont propices à l’apprentissage, mais, ils placent les personnes face à des risques tel que celui de « perdre la face », dans le sens de se mettre à découvert devant autrui, montrant leurs aspects qu’elles préfèrent cacher, de peur de sembler incompétentes, ignorantes, dépendantes, insuffisantes. Mais lorsque nous sommes capables de ne pas porter des jugements négatifs, c’est en reconnaissant nos incapacités, notre ignorance de certaines choses, nos besoins d’aide ou nos limites que nous accédons à la conscience du fait qu’il y a des choses que nous avons besoin d’apprendre (Edmondson, 1999; 2000). Cette sécurité psychologique sera essentielle à une intégration des différents apports des membres d'une équipe: « Individuals with different points of view are able to sythesize the diverse perspectives as a result of the high level of trust and respect they have for others points of view », écrit Edmonson. Cette révision des concepts de confiance en soi et de sécurité psychologique nous fournit des éléments supplémentaires pour enrichir notre compréhension de la confiance. Il est fort probable qu’il existe un lien entre confiance en soi et confiance interpersonnelle parce que les personnes ayant une confiance en elles relativement forte sont aussi perçues par leur entourage comme étant plus dignes de la confiance d’autrui. En toute logique également, les personnes qui ont plus facilement confiance en elles, auront aussi une plus grande disposition à faire confiance aux autres. D’un autre côté, lorsque les relations entre des personnes se situent dans le cadre d’une dynamique de groupe, si cette dynamique se 49 produit dans un contexte où règne la sécurité psychologique, la confiance aura plus de chances de naître et de se consolider rapidement. 2.3.4. L'apprentissage en équipe et la confiance À l’issue de notre recherche bibliographique, nous avons trouvé qu'un nombre relativement important de textes analysait divers thèmes en lien avec l'apprentissage des équipes en contexte organisationnel. D'un autre côté, nous avons aussi découvert une littérature assez abondante sur la problématique de la confiance. Souvent, il y est question de son influence sur la collaboration. Gambetta (1988) par exemple se demande si la confiance serait une condition nécessaire à la collaboration ou bien, à l’opposé, un de ses résultats. Par ailleurs, nous avons trouvé peu de textes qui étudiaient le rôle que la confiance peut jouer dans le processus d'apprentissage des équipes en contexte organisationnel. Nous voulons reprendre Edmondson qui a abordé sérieusement ce sujet. 2.3.4.1. Une étude sur le lien entre apprentissage et sécurité psychologique dans les équipes Edmondson (1999) analyse certaines conditions favorables à l’apprentissage dans une équipe de travail. L’objectif de son étude est de clarifier comment s'établissent les liens entre la sécurité psychologique et l’efficacité de l’équipe. Elle approfondit sa réflexion en introduisant, au cœur de son analyse, le concept de sécurité psychologique (qui inclut celui de la confiance interpersonnelle) afin de comprendre les conditions dans lesquelles les membres d’une équipe peuvent prendre certains risques associés à l’apprentissage. Voici la définition de la sécurité psychologique que donne Edmondson (1999, p.354): « Team psychological safety is definied as a shared belief that the team is safe for interpersonal risk taking. For the most part, this belief tends to be tacit –taken for granted and not given direct attention either by individuals or by the team as a whole.(…) Team psychological safety involves but goes beyond interpersonal trust; it describes team climate characterized by interpersonal trust and mutual respect in which people are confortable being temselves». Sa conception de 50 l’apprentissage au sein d'une équipe est celle d’un processus de réflexion et d’action caractérisé par des comportements précis, lesquels se traduisent par des actions comme poser des questions, solliciter une rétroaction, faire des expériences, réfléchir sur les résultats, et discuter sur les erreurs et les résultats inattendus. En outre, la recherche d’Edmondson (1999) teste une série d’hypothèses dans sa partie empirique, réalisée auprès de différentes équipes de travail en milieu organisationnel. Ses entrevues et ses observations font l'objet d'une analyse qualitative, tandis qu'une analyse quantitative sert à traiter l'information obtenue par voie de questionnaires. À partir des résultats obtenus, une classification des différentes équipes de travail est proposée; celle-ci les situe comme « élevées » ou « faibles » quant à leurs comportements d’apprentissage. Parmi les équipes classifiées « élevées », l’insécurité est réduite grâce à leur accès à l’information et au style de leadership. Le leader soutient ses membres et évite d’être trop autoritaire, se montrant capable lui-même de prendre des risques, si cela est nécessaire pour pouvoir apprendre. La première force de cette recherche est d’étudier des équipes dans des organisations et non pas dans un contexte expérimental comme le serait celui d'un laboratoire. Son second point fort réside dans l’emploi des méthodes quantitative et qualitative afin de mieux traiter l'information. Nous lui adressons cependant une critique touchant la pertinence de comparer entre elles des équipes très différentes, puisque leurs tâches concernaient aussi bien les ventes que la gestion, la production et l’élaboration de projets. Nous supposons, par ailleurs, que l’interdépendance était présente dans chaque équipe mais nous ignorons si elle l’était de façon également importante dans chacune. Cette question nous semble mériter une attention particulière dans la mesure où nous croyons que le degré d’influence de la sécurité psychologique sur l’apprentissage dans une équipe peut varier en fonction du degré d’interdépendance dans cette équipe. La comparaison des résultats obtenus pour chaque équipe pourrait être limitée dans le sens qu'une part des différences s'expliquerait non seulement en fonction de la sécurité psychologique, mais aussi par la diversité des tâches et des fonctionnements, trop dissemblables d’une équipe à l’autre. 51 Néanmoins, l’étude en question apporte beaucoup de lumière sur la relation entre l’apprentissage en équipe et la confiance même si nous savons que le concept de sécurité psychologique est plus large que celui de confiance interpersonnelle. 2.3.4.2. Une recherche pour expliquer certaines différences entre les équipes qui apprennent et celles qui ne réussissent pas à apprendre Edmondson réalise en 2002 une deuxième étude sur la relation entre l’apprentissage en équipe et la confiance, dont l'échantillonnage se compose de douze équipes de travail œuvrant dans des entreprises manufacturières. Cette recherche répond à la demande d'une compagnie de produits alimentaires voulant avoir plus d’information sur l’efficacité du travail de ses équipes. Pour le chercheur, l’objectif était d’expliquer pourquoi, dans un même contexte organisationnel, certaines équipes sont capables d’apprendre et de changer, alors que d’autres restent aux prises avec les mêmes comportements, sans pouvoir les modifier. Les premières équipes sont plus disposées à réfléchir et à s’engager dans de nouvelles avenues qui servent les buts de l’organisation, alors que les deuxièmes, au contraire, ne parviennent ni à réfléchir sur leur fonctionnement, ni à changer. Au plus, elles démontrent une certaine capacité de réflexion, mais ne réussissent pas à changer; en somme, elles apprennent peu ou pas du tout. L’auteur explique que la cause de ces différences tient au fait que les membres des équipes en difficulté d'apprentissage perçoivent le risque interpersonnel comme étant plus élevé, ce qui se traduit par un besoin plus important de s’auto -protéger et limite les possibilités de discuter ouvertement des problématiques. Du point de vue théorique, l’étude d'Edmondson (2002) repose sur la conception que l’organisation apprend à travers les actions et les interactions entre les membres de ses équipes, considérées dans leurs apports entre eux ou avec des personnes n'appartenant pas à l'équipe. D’après l'auteure, l'apprentissage se produit lorsqu'on partage l'information, quand l’équipe obtient des rétroactions, réfléchit sur des accomplissements concernant des objectifs précis, telle la qualité de ses services, et peut faire des changements pour améliorer son travail. L'apprentissage réalisé se mesurera à la capacité de l'équipe à recadrer une situation, à acquérir de nouvelles habiletés et à résoudre des problèmes ambigus. 52 La méthodologie de cette recherche a un aspect qualitatif, une partie des données provient de l’observation directe des réunions de travail et des entrevues réalisées auprès des cadres supérieurs et moyens de l'entreprise, des ingénieurs, des travailleurs de la production et de différents pourvoyeurs de services. Quant à l’aspect quantitatif, des questionnaires administrés lors des entrevues traitaient des buts, de la nature de la tâche, de l’organisation du travail dans l’équipe et des différents défis auxquels elle faisait face. Une des forces de l'étude d'Edmondson (2002) est l’obtention de résultats montrant que ni le type d’équipe, ni sa structure ne sont associés à sa démarche d’apprentissage, alors que les facteurs les plus décisifs pour l’explication de ses possibilités d’apprentissage sont le pouvoir et la perception du risque interpersonnel. Certains membres des équipes sélectionnées reconnaissent avoir peur de s’exprimer librement, par exemple, quand il s'agit de communiquer des désaccords aux leader. Ils admettent aussi redouter de commettre des erreurs devant le groupe. Par conséquente, la crainte de paraître inefficaces aux yeux des autres empêchant certains employés de partager leurs idées, les rendent incapables de définir de nouvelles perspectives pour les mener à changer. Cette peur explique ici pourquoi, dans une certaine mesure, les processus de réflexion collectives ayant été inhibés, les chances de réaliser un apprentissage diminuent ou disparaissent. Quant aux limites de l'étude, nous partageons l'avis de l'auteure qui les associe au manque d'information suffisante, sur le comportement des leaders et sur l'interdépendance que la tâche à accomplir implique parmi les membres des équipes. La lecture des textes portant sur la relation entre l'apprentissage dans les équipes et la sécurité psychologique perçue par les membres de chaque équipe, nous confirme qu'effectivement, le fait de mieux comprendre ce lien pourrait contribuer à expliquer pourquoi certaines équipes parviennent à apprendre tandis que d'autres semblent se heurter à une impossibilité plus ou moins grande de déployer leur potentiel. 2.4. La proposition d’un cadre conceptuel préliminaire Dans le présent cadre conceptuel, nous décrivons les trois concepts de base qui orientent notre recherche: l’apprentissage, l’interdépendance et la confiance. Nous fournissons 53 d’abord une définition de ces concepts dont nous nous inspirons ensuite pour expliquer les relations que nous prévoyons entre eux dans le cadre de notre recherche. 2.4.1. Les assises théoriques du concept d’apprentissage Notre conception de l'apprentissage s'inscrit dans le courrant du «situated learning» qui prend ses racines dans l'interactionisme. Selon cette vision, c'est seulement à travers le processus de l'acquisition d'un langage, dans le cadre de l'interaction avec autrui, que des personnes peuvent commencer à acquérir des connaissances (Pruss, 1996). À partir de l'acquisition de connaissances, à travers l'interaction, en appliquant ces connaissances dans un «contexte situé», il devient possible de formuler des pensées, d'avoir des expériences uniques et de développer la créativité. Ce cadre conceptuel donne une place centrale à l'intersubjectivité et s'appuie sur un ensemble de postulats ci-après définis: 1) Au lieu de prétendre qu'il existe une «réalité objective» unique, notre perspective s'appuie sur l'idée que les personnes construisent un sens à travers l'interaction, ce qui forme leur vision du monde, susceptible d'être partagée par d'autres personnes en contact avec le même contexte. La prise en considération de ce contexte est ce qui permet de comprendre le sens de la participation de chacun. 2) Les personnes concernées, à travers leurs interactions avec les autres, acquièrent la capacité de prendre conscience d'elles mêmes et de suivre des lignes de conduite en accord avec cette prise de conscience. Cette capacité est la réflexivité. 3) Les comportements s'organisent autour d'activités diverses. 4) L'activité en groupe implique la négociation. Des activités telles que la collaboration, la compétition, la résolution de conflits et les compromis sont centrales pour comprendre l'interaction. 5) Les personnes ne s'associent pas aux autres sur des bases aléatoires; au contraire, elles se regroupent en tenant compte de leur identité qui explique leurs préférences et leurs choix d'activités en fonction du sens qu'elles leur donnent. 54 6) L'intersubjectivité, les visions particulières du monde, la réflexivité, l'activité, l'échange négocié et le choix des relations sont des notions qui prennent leur sens à partir des processus dans lesquels elles s'inscrivent. Elles ne peuvent être comprises que dans le contexte dynamique du changement continu. Ces postulats entraînent des conséquences sur le plan des approches méthodologiques pertinentes pour étudier des phénomènes tels que l'apprentissage dans des équipes de travail (Pruss, 1996). 2.4.2. Le concept d'apprentissage Le concept d'apprentissage provenant du courant théorique qu'on appelle «situated learning», terme que nous traduisons par l'expression d'«apprentissage situé», se fonde sur les considérations de l'interactionisme énumérées ci-dessus (Lave et Wanger,1991; Lave, 1993; Duguid et Brown; Gherardi, Nicolini et Odella, 1998). Dynamique, ce concept tient compte du caractère pluridimensionnel de la personne qui apprend. Pour apprendre, ce ne sont pas seulement les capacités cognitives qui sont sollicitées, mais aussi la dimension émotive, intuitive, corporelle, spirituelle, l'histoire de la personne et son expérience de vie (Crossan, Lane et White, 1999; Gherardi, 1999). Selon cette approche, l’apprentissage se produit dans le contexte d'une pratique ayant un cadre précis et à travers des interactions caractérisées par une combinaison d'observations, de communication verbale et non verbale, ainsi que d'activité physique (Gherardi, Nicolini et Odella, 1998). La pratique, en tant qu'ensemble d'actions accomplies au quotidien, offre aux individus des occasions de partager des expériences. Ce partage leur sert à construire un sens négocié à partir de leurs compréhensions respectives, mises en commun à travers le langage. Le dialogue et l'action réalisée en commun sont des éléments essentiels pour atteindre des compréhensions partagées. L'apprentissage, dans cette optique, contribue à la formation et à la transformation de l'identité des sujets engagés dans l'interaction. 55 Quant à la pratique, elle n’existe pas comme abstraction puisqu'elle est basée sur les relations de participation mutuelle, de personnes ayant une activité en commun. La participation doit être regardée comme un processus autant individuel que social qui combine des actions telles que faire, parler, penser, sentir et appartenir où interviennent toutes les dimensions de la personne, c’est-à-dire le corps, l’intellect, les émotions et les relations sociales (Wenger 1998). Selon sa nature, la tâche impliquera un degré d’interdépendance plus ou moins important entre les membres de l’équipe de travail et démontrera, par conséquence, un certain type d'interactions. 2.4.3. Le concept d'interdépendance L'interdépendance peut se produire à des niveaux différents, entre des pays, des régions, des organisations, des groupes d'une même organisation ou entre des individus, deux ou plusieurs. L'intensité de l'interdépendance peut varier aussi, allant de faible à très forte selon les objectifs partagés et les enjeux des relations. En fait, dans notre analyse de cas, nous nous demandons si les variations de l'interdépendance entraînent des conséquences sur l'importance de l'influence de la confiance sur l'apprentissage. Une interdépendance élevée implique aussi que des besoins plus grands de travailler en fonction d'un même objectif que lorsque l’interdépendance est plus faible (Sheppard et Sherman, 1998). Plus l'interdépendance est élevée, plus il sera difficile de distinguer séparément les contributions de chacun des individus impliqués (Drazin et al., 1999). L’interdépendance entre les personnes d’un groupe fait référence à l'étendue du lien entre les résultats obtenus par un individu donné et les actions des autres membres de son groupe (Deutsch, 1962). Dans notre cas, nous traitons de l'interdépendance entre les membres d'une équipe de travail. Celle-ci peut être axée sur la collaboration ou, au contraire, sur la compétitivité (Johnson et Johnson, 1998, p.11): « When a situation is structured cooperatively, individuals’goal achievements are positively correlated; individuals perceive that they can reach their goals if and only if the others in their group also reach their goals ». Lorsque l’interdépendance s'oriente vers la collaboration, nous pouvons parler d’une interaction visant 56 la promotion, car les membres de l’équipe agissent de façon à promouvoir le succès des autres, adoptant des comportements tels que recevoir et demander de l'aide, échanger et partager des ressources et de l’information, donner et recevoir une rétroaction sur l'exécution des tâches et sur les comportements relatifs au travail en équipe, influencer le comportement et la réflexion des autres et être influencé par eux. En revanche, l'interdépendance orientée vers la compétence, entre membres d'un même groupe, crée des oppositions, les individus pouvant se mettre des obstacles les uns aux autres dans le but d'obtenir un succès personnel. Selon Johnson et Johnson (1998), la collaboration axée sur la coopération a des effets positifs sur l’apprentissage, à savoir: 1) une disposition à entreprendre des tâche difficiles et à persévérer malgré les difficultés; une conception du travail orienté vers l’accomplissement des buts; 2) la capacité de retenir ce qui est appris plus longtemps; 3) un raisonnement plus élevé, une pensée critique, l’emploi de meilleures stratégies de réflexion; 4) une pensée créatrice; 5) une plus grande facilité à transposer ce qui est appris dans une situation donnée à d’autres situations. 6) des attitudes positives envers la tâche à réaliser et une motivation plus élevée à le faire. Ces auteurs, comparant les conséquences de ces deux types d’interdépendance, estiment que l’interdépendance axée sur la collaboration présente des avantages considérables comme celui de permettre aux étudiants de construire et maintenir la confiance, communiquer effectivement et résoudre les conflits de manière positive (Johnson et Johnson,1998). Cependant, à nos yeux, les deux possibilités de collaborer ou d’entrer en compétition, ne sont ni deux situations qui s’excluent mutuellement, ni deux états stables; elles peuvent alterner entre ces comportements ou des situations ambivalentes ou encore coexister de manière simultanée. Comme le signale Gambetta (1988, p.215) , il s’agit de la combinaison de deux types de comportements: «The problem, stated in very general terms, seems to be one of finding the optimal mixture of cooperation and competition rather than deciding at which extreme to converge. Cooperation and competition are not necessarily alternatives; they do coexist » (Gambetta, 1988). Selon la dynamique de l’équipe, les comportements oscillent 57 entre les deux extrêmes, la collaboration ou la compétition, pour différentes raisons: ce ne sont peut-être pas tous les membres de l’équipe qui ont une perception très claire du fait que la réussite de chacun dépend de celle de l’ensemble; ou alors les membres de l’équipe peuvent avoir des habiletés sociales insuffisantes pour être capables de collaborer ou bien encore certains individus peuvent vouloir se faire remarquer pour leur apport personnel. Enfin, il est possible aussi que le degré de confiance dans les interrelations des membres du groupe ne soit pas suffisant pour leur permettre d’adopter des comportements de collaboration. En analysant des étudiants, Johnson et Johnson (1998, p.28) considèrent la confiance comme une condition, parmi d’autres, pour que cette collaboration soit possible: « To coordinate efforts to achieve mutual goals, students must: 1) get to know and trust each other, 2) communicate accurately and unambiguously, 3) accept and support each other, and 4) solve conflicts constructively ». Lorsque l'interdépendance est élevée, les conversations permettent de partager des conceptions qui ont du sens dans le contexte d’une pratique donnée (Gherardi, 1999), ce qui fait émerger, dans le groupe, une pensée collective se traduisant par une manière nouvelle (et différente de celle que les personnes adoptent individuellement) d'attribuer du sens aux expériences partagées, entre autres (Weick et Roberts, 1993). Logiquement, dans ces cas, la communication aussi joue un plus grand rôle, tandis que la capacité et la disponibilité à écouter l'autre prennent une place centrale. Justement l'écoute est une des qualités que les metteurs en scène apprécient le plus chez les acteurs dans la mesure où ceux-ci ne captent pas seulement des mots, mais écoutent au sens large, avec toute leur présence (Mnouchkine, 1998). Dans la présente recherche, nous nous efforçons à comprendre les formes que prend l'interdépendance dans le contexte du théâtre où celle-ci devient extrême du fait que le jeu incorpore des éléments comme la présence des acteurs, leurs relations au texte, leurs énergies, leurs constructions et interprétations des personnages, leurs mouvements, tout cela dans un espace partagé où se construisent, collectivement, le rythme de la pièce et l'intensité du jeu. Cette situation oblige les acteurs à se soutenir mutuellement (Benedetti, 1997). S’il y a interdépendance ici, c’est que tant l’auteur que le metteur en scène et les acteurs cherchent à communiquer avec le public; de plus, le metteur en scène a besoin du travail des acteurs pour créer une vision de la pièce de théâtre et pour la communiquer, alors que les acteurs ont 58 besoin du metteur en scène pour leur donner des indications individuelles tout en contribuant à construire une unité et une vue d'ensemble de leur travail commun. Étant donné que notre conception tient compte du rôle du temps, nous allons porter notre attention également sur les changements que l'interdépendance subira au fur et à mesure du déroulement du processus. 2.4.4. Le concept de confiance Dans le cadre de cette recherche, la confiance apparaît, selon nous, comme un élément dynamique et susceptible d’influencer l’apprentissage. Cet élément agit sur plusieurs plans: l'émotif, le cognitif et le comportemental. La confiance, vue ainsi, est autant un résultat des relations interpersonnelles qu'un facteur déterminant de celles-ci. Elle peut être comprise selon au moins trois perspectives: Celle de la personne qui fait confiance à une autre, celle de la personne à qui on fait confiance, et celle des deux personnes qui se font confiance mutuellement. Dans la perspective de la personne qui fait confiance à une autre, d’un côté, le facteur décisif est l' évaluation de la probabilité que la personne à qui elle va faire confiance ne va pas trahir cette confiance (Gambetta, 1988). D'un autre côté, cependant, nous croyons que sa possibilité de faire confiance dépend aussi d’autres éléments échappant à sa volonté, reliés à sa personnalité et à ses expériences passées, par exemple. Ces éléments déterminent sa perception des risques auxquels elle s’expose, de sa propre vulnérabilité, de la sécurité psychologique dans son équipe. Parmi les expériences passées, nous nous sommes intéressés particulièrement à savoir si certains acteurs connaissaient le metteur en scène auparavant, s’ils avaient déjà travaillé avec lui et si oui, comment ils avaient vécu l'expérience. Dans la perspective de la personne à qui l'on fait confiance, notre attention porte sur la manière de percevoir la personne à qui on fait confiance. Ce que nous pourrons observer ici, ce sont les comportements concrets par lesquels ces caractéristiques se manifestent dans l’interaction entre les membres de l'équipe. Les acteurs ont chacun des manières différentes de se représenter les qualités du metteur en scène en terme de ses compétences, de ses intentions et de ses qualités morales. De 59 même, le metteur en scène trouve chez les acteurs différentes qualités professionnelles et personnelles sur lesquelles il se base pour leur faire confiance en sachant que finalement le jeu et la réussite ou l’échec de la pièce dépendront d’eux. Nous nous servirons de l’analyse de nos observations et du matériel provenant des entrevues pour réunir des indices susceptibles de nous aider à comprendre la façon dont les acteurs perçoivent le metteur en scène au plan de sa fiabilité. Celle-ci s'évaluera, lorsqu'il s'agit de compétence en partie, à travers les « signes visibles » (Beaudry,1999) ou soit, dans ce cas, des pièces de théâtre montées par ce metteur en scène auparavant et que les acteurs auraient pu voir. Ils connaissent aussi sa réputation, dans le milieu du théâtre. Dans la littérature, il est question des intentions, idée reprise dans le concept de bienveillance, un autre des éléments de la fiabilité. Il existe enfin un troisième, touchant aux aspects relationnels. Comme la disponibilité par exemple. Sur ce plan se situent des comportements du metteur en scène que les acteurs peuvent noter tels que la qualité de sa présence pendant les séances de répétition. Dans la perspective de deux personnes se faisant confiance mutuellement, on retrouve les éléments mentionnés dans les paragraphes précédents, auxquels s'ajoutent les caractéristiques de la communication, indice apportant des informations importantes. Lewicki et Bunker (1998) parlent ainsi de l’importance de la transparence dans la communication. 2.4.5. Le concept de méfiance McAllister et Bies (1998) soutiennent que la confiance et la méfiance loin d'être des phénomènes opposés, sont complémentaires. Elles coexistent donc simultanément parce qu'une même relation comporte plusieurs facettes et différents niveaux rendant compte de l'existence d'enjeux divers (Bellemare et Brian, 1996). Autrement dit, il est possible de faire confiance à une personne pour certaines choses selon certaines circonstances et de ne pas faire confiance à cette même personne pour d’autres choses et dans d’autres circonstances. Tant la confiance que la méfiance contribuent à réduire la complexité et l'incertitude. La méfiance incite les personnes à évaluer les risques qu'elles sont prêtes à courir en se basant, par exemple, sur certaines «preuves» de la fiabilité des personnes envers qui elles prennent des engagements. De ce point de vue, la personne devra aussi être attentive à certains signaux 60 pour limiter ainsi sa vulnérabilité. La méfiance, envisagée sous cet angle, perd sa connotation négative du moment qu’elle remplit également une fonction utile, celle de se protéger et de se responsabiliser davantage, tout en prenant plus conscience des risques à courir (Barber, 1983; Hardin, 1996). C'est en réalité à partir d'une logique contextuelle qu'il serait possible de juger jusqu’à quel point et à l’intérieur de quelles limites la méfiance est encore bénéfique (Deutsch, 1973). 2.4.6. Les relations entre ces concepts Dans un premier temps, il est nécessaire de comprendre la nature de la tâche que l’équipe de travail a pour but d’accomplir. Il convient pour y arriver de considérer ce que sa réalisation suppose pour l’équipe dans son ensemble, en termes d’exigences précises, mais aussi ce qu’elle implique pour chacun des participants, selon les fonctions et les rôles qu’ils assument. Dans le cadre de la présente recherche, nous décrivons ce que le travail de création représente de particulier pour les acteurs, pour le metteur en scène, pour l’auteur de la pièce ou pour les concepteurs. Bien que ces personnes travaillent ensemble afin d'aboutir au montage d’une même pièce de théâtre, comme dans les exemples précédents de la réparation des machines à photocopier ou pour la fabrication de flûtes, elles n’aborderont pas la tâche de la même manière, car leurs apports sont différents et complémentaires. Cependant, même si la tâche est de monter une pièce de théâtre, cette tâche peut être découpée en sous-unités, soit des tâches plus petites se traduisant par des actions concrètes, appelées à changer tout au long du processus. Souvent, ces sous-tâches évoluent, devenant plus complexes au fur et à mesure qu’elles impliqueront la participation d’un nombre plus important de personnes, une plus grande précision dans la coordination du travail par rapport à la durée des actions et à la façon de les réaliser. Ajoutons qu'à cause de l’aspect cumulatif de ce travail, au fur et à mesure du déroulement du processus, chaque membre de l’équipe doit accomplir des tâches qui intègrent, de manière simultanée, de plus en plus d’éléments, et la coordination avec les co-équipiers devient aussi plus complexe. À partir de cette compréhension, il est possible d’expliquer que 61 le degré d’interdépendance entre les membres de l’équipe de travail ait tendance à augmenter en fonction de la progression du travail. Cette évolution de la tâche, à cause de ses conséquences sur l’intensité de l’interdépendance, fait de la confiance un enjeu encore plus critique pour la réussite de l’apprentissage. Lorsque l'interdépendance est faible, l’apprentissage peut se produire sans que la confiance existante n’influe sensiblement sur celui-ci. Au contraire, si l’interdépendance augmente, la difficulté ou la facilité de l’apprentissage sera en bonne partie liée aux caractéristiques de la confiance sur des plans divers: i) la confiance en soi, au plan individuel, ii) la confiance interpersonnelle, au plan de l'équipe, dans les relations «horizontales», comme entre acteurs et «verticales», comme entre les acteurs et le metteur en scène qui assume une partie du leadership dans la conduite du travail et, finalement iii) la sécurité psychologique régnant dans cette équipe, au plan collectif. Nous inspirant de ce modèle, nous cherchons à suivre le processus de travail de cette équipe à travers des étapes distinctes où il sera possible de déterminer les variations de l’interdépendance. Une fois les changements identifiés, nous pourrons noter s’ ils entraînent des conséquences sur l’apprentissage et la confiance. À gauche dans une boîte séparée, nous représentons la relation entre les comportements des participants et leurs perceptions de la confiance et de la méfiance à plusieurs niveaux: confiance en soi, confiance interpersonnelle et dans l’équipe. Les flèches vont des comportements vers les perceptions et dans le sens contraire aussi indiquant, d’un côté, que les comportements des membres de l’équipe influencent comment ils seront perçus par leurs co-équipiers. D’un autre côté, cela signifie que selon la perception que les membres de l’équipe auront ils adopteront ou modifieront leurs comportements. Nous pensons plus particulièrement aux comportements qui favorisent l’apprentissage tels que poser des questions, donner son avis, proposer des idées, faire des expériences nouvelles, demander de l’aide et de la rétroaction. Ce sont des comportements qui impliquent des risques divers pour la personne qui décide de les adopter et c’est pour cette raison qu’ils dépendent en partie de la perception de la confiance. Les risques dont nous parlons est celui de se tromper, de commettre des erreurs, de recevoir des réponses négatives ou des critique Notre proposition principale est que l’importance de la confiance, en termes de son influence sur l’apprentissage (le rendant plus ou moins difficile et plus ou moins bon) , 62 augmentera selon le niveau d’interdépendance qui existera entre les membres de l’équipe, due aux exigences des tâches que l’équipe devra réaliser. Le réseau de relations entre les concepts qui sous-tend notre recherche est illustré dans la figure 2.1. 63 CHAPITRE III MÉTHODOLOGIE 3.1. Notre choix méthodologique Selon les paradigmes positivistes, la science sociale viserait à expliquer « la réalité » telle qu’elle existe « objectivement ». La présente recherche s’appuie plutôt sur le paradigme constructiviste de la science sociale, basé sur l’idée qu’il n’existe pas « une seule réalité objective » et « extérieure » aux sujets. Ce paradigme accepte la relativité, autrement dit, la coexistence « de réalités multiples, différentes et subjectivement construites par les sujets » à partir de leur vision du monde et de leur situation sociale (Guba et Lincoln, 1994). La recherche qualitative s’oriente vers des compréhensions approfondies tirées d'un riche corpus d’informations riches, contextualisées et détaillés et non d’une « réalité objective et extérieure aux sujets ». Le but de notre recherche sera d’analyser des perceptions que les individus ont de leurs expériences, à la lumière d’un paradigme constructiviste et à l’aide d’une méthodologie qualitative, position impliquant nécessairement la prise en compte de leur subjectivité. Conformément à cette perspective, nous voulons comprendre de quelle façon la perception de la confiance dans les relations entre les membres d’une équipe donnée influencera leurs apprentissages. Pour évaluer perception de la confiance et apprentissages en contexte, nous portons notre attention sur ce que les personnes expriment et sur les interactions qui ont lieu entre elles, au cours de la réalisation de leur tâche. Notre choix de procéder ainsi s'appuie sur le fait que, selon nos définitions conceptuelles, la confiance se manifeste par des comportements et l'apprentissage, à cause de son caractère social, se produit à travers l'interaction, dans le contexte d'une pratique. Par rapport à la méthodologie quantitative, une méthodologie qualitative présente des avantages considérables pour comprendre la perception que les personnes ont de leur expérience. L'un de ces avantages est la possibilité de tenir compte du contexte et d’enrichir la 64 compréhension de l’information qui en provient. Il s'agit d' un atout essentiel parce que le sens de la plupart des concepts que nous analysons dépend de la logique contextuelle. Selon Guba et Lincoln (1994),le comportement humain ne peut pas être compris si on ne tient pas compte du sens et des propos que les acteurs attribuent à leurs actions. Autre avantage, la flexibilité de cette méthodologie rend possible un aller retour entre les données et la théorie. Ce va et vient entre le cadre conceptuel et l'information recueillie permet de remanier les questions et les problèmes posés au départ. En effet,: « This process and logic of inquiry requires the researcher to define the problem of study and be constantly open to its redefinition based on information collected in the field » (Jorgensen, 1989). Dans le cas de notre recherche en particulier, nous avions élaboré, avant d’aller sur le terrain, un cadre conceptuel conçu fondamentalement pour s’adapter à un large éventail de cas réels tout en gardant sa pertinence et son utilité, un cadre capable, selon nous, d'orienter des observations sur des terrains différents sans se révéler ni étroit, ni limitatif. En ce qui nous concerne, cette conceptualisation préliminaire a été utile, car elle a guidé nos observations, mais ne nous a pas empêchée de rester ouverte aux variations du degré d'interdépendance, aux apprentissages réalisés à plusieurs égard et aux types de manifestations de la confiance. La méthodologie qualitative se révèle donc d'une grande souplesse, permettant de modifier, tout au long de la recherche, certains aspects du cadre théorique si, à la lumière de l’analyse des données, ce besoin se fait sentir. Tel peut être le cas dans la mesure où la compréhension des phénomènes se clarifie progressivement au contact du terrain et de sa complexité. Il y a des constats qui s'imposent seulement là, obligeant alors le chercheur à revoir certains aspects du cadre théorique. Par ailleurs, notre objectif reste le même: comprendre comment les perceptions de la confiance et de la méfiance influencent l’apprentissage dans le contexte d’une équipe où, à cause de la nature de la tâche, l’interdépendance est élevée. 3.2. Notre choix du cas 65 Le cas choisi nous a semblé approprié en fonction des critères suivants: les conditions d’accès au terrain, les caractéristiques de l’équipe de travail, la nature de la tâche, la durée du projet de travail, les possibilités de réalisation d'apprentissages. 3.2.1. Les conditions d’accès au terrain Un lien d’amitié indirect nous a aidé à obtenir un premier rendez-vous auprès d’un membre de l'équipe: l’auteur de la pièce. De plus, grâce à sa relation étroite avec le metteur en scène, les conditions d’acceptation de notre présence dans la salle de répétition ont été excellentes. En effet, le metteur en scène n’a pas fixé de limites de temps à notre observation. Autorisée à assister à tout le processus de travail, nous pouvions donc observer des phénomènes qui se produisaient en temps réel et prendre simultanément des notes. La seule restriction que nous avons dû respecter a été celle des entretiens privés entre le metteur en scène et l’auteur. Ceux-ci n’étaient même pas ouverts aux acteurs. Par ailleurs, la relation que nous avons construite avec les acteurs a été une source clef d’information, car eux, peu à peu, nous ont volontairement inclus dans leurs activités en dehors des heures de travail, par exemple lors d'une visite de la pyramide de Tepoztlan ou d’une soirée de théâtre, pour assister à une pièce où jouait un des acteurs de cette équipe. Lors de ces rencontres, ils ont fait preuve d'une ouverture montrant une grande disponibilité à partager, avec nous volontairement, des appréciations diverses, et des commentaires personnels sur le déroulement du travail. Nous apprécions que les conditions d’accès au terrain aient été exceptionnellement favorables pour nous, étant donné que les metteurs en scène et les acteurs sont souvent réticents à accepter des observateurs. Ces réticences sont bien compréhensibles du moment que les répétitions exigent une grande intimité et que le degré de concentration requis est considérable. Souvent, les metteurs en scène craignent qu’un regard extérieur ne nuise au maintien de ces conditions d’intimité et de concentration, car un observateur devient pour les acteurs une sorte de « premier public », à un stade du travail créatif où ils ne doivent pas encore se préoccuper des réactions que leur jeu provoque chez celui qui les regarde, sauf évidement s'il s'agit du metteur en scène. 66 3.2.2. Les caractéristiques de l’équipe La composition de l'équipe choisie est de nature à permettre de comparer des résultats du fait de la richesse que représente son hétérogénéité sur plusieurs plans: 1) le degré de participation de ses membres, 2) l’origine culturelle, 3) l’ancienneté des relations, 4) le type de contrat qui sous-tend ces relations, 5) la disposition à faire confiance. 3.2.2.1. Le degré de participation des membres de l’équipe Cette équipe est composée de 15 personnes mais l’attention que nous avons portée à chacune varie selon son degré de participation au projet et sa manière d’interagir. Les six acteurs, le metteur en scène et l'auteur de la pièce (même si ce dernier n'était pas présent tout le temps) forment le sous-groupe, de personnes qui travaillent le plus longtemps ensemble dans une interaction très constante et intense. C'est l’interaction parmi les huit membres de ce sous-groupe, qui fera l’objet principal de notre observation et de notre recherche. En effet, nous les avons suivis pendant presque deux mois, assistant à la majorité de leurs séances de répétition et réalisant au moins une entrevue avec chacun, voire deux avec la plupart. Un deuxième degré de participation est celui des membres de l'équipe qui font partie du projet mais qui interviennent d'une manière plus discontinue et plus indirecte, à soit, les producteurs, un de chacune des deux compagnies concernées, et les deux assistants du metteur en scène qui alternaient leur présence ou qui parfois étaient absents. Ces quatre personnes ne sont pas toujours présentes dans la salle de répétition, bien que leur participation se fasse plus constante vers la fin du montage où il y a plus de travail pour eux. Leur manière d’interagir présente des caractéristiques différentes: elles communiquent entre elles et aussi beaucoup avec le metteur en scène, mais ces rencontres ont lieu surtout en dehors du temps des répétitions. Ceci représente une limite à notre observation, car ils se réunissent parfois, avec le metteur en scène le soir, chez lui, de sorte que nous ne sommes pas en mesure d'observer leur interaction. Nous avons réalisé une seule entrevue auprès d’eux, sauf dans le cas du producteur québécois qui était aussi l'éclairagiste. Il nous a accordé deux entrevues. 67 Finalement, à un troisième niveau de participation, se retrouvent les autres membres de l'équipe, c'est-à-dire les concepteurs des costumes, du son, de l'éclairage, de la scénographie. Leur contribution était sans doute importante, mais ils n'avaient pas besoin de maintenir une interaction constante et directe avec les autres membres de l'équipe, sauf dans des moments précis comme celui de l’essayage des costumes. Ils venaient, seulement de temps en temps, consulter le metteur en scène et, d'autre part, ils se maintenaient en contact avec les producteurs pour régler des questions budgétaires. Nous n’avons pas considéré nécessaire de leur demander des entrevues, mais nous avons eu des conversations informelles avec eux. Par ailleurs, nous avons eu soin de noter qu' ils assistaient souvent de manière libre et volontaire à des séances de répétition et, à leur manière, ils s'intégraient à l'équipe jouant, en quelque sorte, un rôle de soutien moral pour les acteurs et le metteur en scène. Ce rôle a été plus clair dans les jours qui précédaient la première où la tension grandissait. 3.2.2.2. Les différences culturelles Cette équipe de travail s’est formée à partir d’un accord de collaboration de deux compagnies de théâtre, l'une mexicaine, l’autre québécoise. Les six québécois confèrent à l’équipe son caractère interculturel, dimension qui n’a pas fait l’objet principal de notre attention mais qui a entraîné des besoins supplémentaires en termes des apprentissages à réaliser et des adaptations nécessaires de part et d’autre. 3.2.2.3. L'ancienneté des relations Nous avons ici un éventail assez représentatif de relations en terme de leur durée, certaines sont récentes, d’autres d’une duré moyenne et ancienne. En effet, il y a dans l’équipe des personnes qui viennent de faire connaissance récemment, dans le cadre de la réalisation de ce projet seulement, d’autres ont travaillé ensemble à plusieurs reprises dans le cadre d’autres projets et finalement, les autres ont fondé conjointement une compagnie, elles ont tissé des liens d’amitié et de travail intenses et continus pendant une période d'environ dix 68 ans. Selon nous, cette diversité de relations représente une grande richesse au sens où elle nous permettra d’analyser des caractéristiques de la confiance qui sont en lien avec les différences que ces relations présentent à cause de leur histoire. Et à partir de cette comparaison, nous pouvons établir des rapprochements avec différentes positions théoriques: comme celles qui mentionnent le « paradoxe » de la confiance se produisant, dans certains contextes, presque instantanément et celles qui soutiennent que la confiance prend du temps à se construire. 3.2.2.4. Le type de contrat Dans cette équipe, les contrats qui donnent lieu aux relations sont aussi différents. Un type de contrat a été conclu dans le cadre d’un projet de coproduction entre les compagnies québécoise et mexicaine, établissant par là une relation plus « horizontale » entre le groupe des acteurs québécois et le metteur en scène, partenaires à parts égales dans un projet où chacune des compagnies a fourni des fonds et des idées. D’un autre côté, la relation entre les acteurs mexicains et le metteur en scène est fondée sur un contrat similaire à celui du type employé/ employeur, qui produit une relation plus « verticale » car le metteur en scène et les autres membres de sa compagnie engagent les acteurs et payent leur travail selon le projet dont il s’agit. Ces différences pourraient influencer la confiance dans les relations interpersonnelles, point qui sera repris lors de l’analyse des données. 3.2.2.5. La disposition à faire confiance. Dans la mesure où toute équipe regroupe des personnalités variées, la disposition de chaque membre à faire confiance variera également. Il conviendra donc de ne pas l’oublier au moment de l’analyse de certains comportements. 69 Notre description des caractéristiques de l’équipe se terminant sur ce dernier aspect, nous poursuivons notre exposé des critères qui ont guidé notre choix du cas. 3.2.3. La nature de la tâche Les conséquences diverses liées à la nature de la tâche à accomplir rendent pertinent le choix de ce cas pour répondre à notre question de recherche. Elles peuvent se manifester au moins sur les plans suivants: l’interdépendance, élevée dès le départ mais aussi variable tout au long du processus, les apprentissages réalisés, la présence de risques et les modalités de l’interaction entre les membres de l’équipe. Parmi les conséquences, l’une des principales, qui nous semble découler directement de la nature de la tâche, est qu’elle exige toujours un degré d’interdépendance élevé mais variable, particulièrement dans les relations des acteurs entre eux et des acteurs avec le metteur en scène. Ce qui nous permet de dire qu’il s’agit d’un cas extrême en termes d’interdépendance. Dans ce sens, nous espérons que certaines des leçons tirées de notre étude seront applicables à la compréhension d’une problématique semblable dans le cadre d’autres cas de travail en équipe où l’interdépendance est très élevée, sans que la tâche à accomplir soit la même pour autant. La variabilité de l’interdépendance, selon notre perception de la problématique de l’influence de la confiance sur l’apprentissage, est un élément clef. Ainsi, un degré élevé, d’un côté, suscite un besoin plus fort d’interagir davantage et, de l’autre, fait de la confiance un enjeu beaucoup plus critique. Rappelons à cet égard ce qu’écrit Eisenhardt (1989) citant Pettigrew à propos du choix des cas: « As Pettigrew (1988, p.537) noted, given the limited number of cases which can usually be studied, it makes sense to choose cases such as extreme situations and polar types in which the process of interest is « transparently observable ». Une autre caractéristique cruciale rattachée à la tâche concerne les apprentissages qu’elle permet de réaliser. Étant donné qu’il s’agit d’une création artistique collective, elle suppose un déploiement de créativité qui permet des apprentissages, tacites et explicites, individuels et collectifs. Une autre particularité de la réalisation de cette tâche concerne ses implications du point de vue des risques pour les membres de l’équipe. Les acteurs font souvent mention de 70 leurs perceptions de ces risques. Ils l’expriment de différentes manières, mais ils sont conscients de se sentir vulnérables dans la position ou les met leur travail. C’est un travail qui, selon eux a les caractéristiques suivantes: « il se fait à la vue des autres ( c’est-à-dire, ici, à la vue, au moins des autres membres de l’équipe) même lorsqu’il n’est pas encore en état d’être fini ». Les acteurs comparent cette situation à celle d’un écrivain qui montrerait ses brouillons aux lecteurs avant de se trouver au stade de sa dernière version. Leurs erreurs ou leurs difficultés sont toujours visibles pour autrui. De plus, tant les acteurs que le metteur en scène travaillent dans l’incertitude que suppose la recherche créative; ils ne savent pas exactement quel sera le résultat final de leur effort, car le théâtre est un art en mouvement, évoluant de jour en jour. Ils disent se sentir « en état de déséquilibre », « la peau à vif », « comme sur des sables mouvants ». Ils ont conscience de travailler avec leurs émotions, et de les montrer à travers les personnages qu’ils représentent. Une autre caractéristique de cette tâche, est qu’elle se réalise à partir de l’interaction en face à face. Même si chaque acteur apprend son texte seul, le jeu se fait avec l’autre et la pièce se monte uniquement grâce à la participation de tous. La modalité d'interaction en face à face donne au chercheur l’occasion d’observer toute la communication non verbale, de noter certains comportements, de constater des attitudes, d’écouter des échanges verbaux. Toutes ces possibilités rendent la dynamique de l’interaction en équipe et, en particulier les phénomènes à étudier, plus visibles, comparés à des circonstances où une partie importante des communications sont écrites. En pareil cas, les réactions seraient plus difficiles à identifier. 3.2.4. La durée de la tâche Ce projet avait une durée, déterminée à l’avance, de presque deux mois, ce qui nous a permis de suivre de très près le travail, pratiquement depuis son début jusqu'à la fin, et aussi d’en voir son aboutissement. Pendant ce temps, il était possible de distinguer des étapes différentes pouvant être traitées comme des sous-unités en vue d’échantillonner des variations dans les phénomènes étudiés. 71 3.2.5. Les possibilités de réalisation des apprentissages Si nous mentionnons ce critère de choix en dernier, cela ne signifie aucunement qu’il soit moins important. Au contraire! Il s’agit d’un aspect fondamental, car ce travail de type artistique et créatif produit des apprentissages constants et immédiats et nous permet de l’observer tant dans sa dimension de processus que dans celle des résultats qu’il produit. Cependant, la codification des comportements qui nous permettent de distinguer quels sont ces apprentissages et par quels moyens ils sont réalisés, fera l’objet de l’étape suivante de ce travail. 3.3. Les sources d'information Nos données proviennent de quatre sources principales: 1) l’observation directe des séances de travail et d'autres rencontres informelles entre les membres de l’équipe; 2) les entrevues semi structurées; 3) l' analyse documentaire, cette dernière source d’information ayant un poids relatif moins grand parce qu’il s’agit seulement de quelques documents produits par la compagnie québécoise et d’articles de journaux; 4) le matériel filmé. Pendant les premières journées, une personne, invitée par la compagnie québécoise, filmait le travail des répétitions. Par la suite, nous avons eu accès aux cassettes vidéos portant sur une dizaine d’heures de répétition et quelques entretiens informels tenus en dehors des « heures de travail », ces conversations pouvaient concerner ou non le montage, mais dans les deux cas, elles apportaient des éléments enrichissants. Ainsi avons-nous été en mesure de décrire plus en détail le travail dans sa première phase. Lincoln et Guba, (1985, p.313) soulignent des avantages de cette démarche: 72 « Videotaping recording and cenematography, provide the means for “capturing and holding episodes of classroom life” that could later be examined at leisure and compared to the critiques that had been developed from all the data collected. The recorded materials provide a kind of benchmark against which later data analyses and interpretations(the critiques) could be tested for adequacy ». Ainsi il est possible de noter des nuances plus subtiles des comportements. 3.3.1. L'observation 3.3.1.1. Ses avantages L'observation non participante présente des avantages par rapport à d'autres méthodes. Elle permet au chercheur d'avoir un aperçu global du contexte dans lequel se situent les personnes qui apprennent. Elle lui donne également l’occasion, par sa présence sur le terrain, de se familiariser avec des nuances et des subtilités de ce contexte. Cette expérience directe joint les avantages d’une perspective d'ensemble et d’une vision détaillée des interrelations entre les phénomènes sous observation. Cette démarche s'utilise le plus souvent lorsque la recherche vise à saisir le point de vue des individus vivant des situations que le chercheur veut comprendre et expliquer. Ainsi peut-on dire que: « The world of everyday life as viewed from the standpoint of insiders is the fundamental reality described by participant observation » (Jorgensen 1989, p.14). Par ailleurs, l'observation elle-même permet au chercheur de décrire et de comprendre des phénomènes qui ne seraient probablement pas identifiés au moyen de méthodes plus indirectes comme l'administration de questionnaires. Elle lui ouvre aussi la possibilité de vérifier le degré de congruence entre les propos tenus par les personnes en entrevue et lors d’entretiens informels et ce qui s’observe dans les faits. « Direct observation provides access to group processes and can confront the researcher with discrepancies between what people have said in interview and casual conversation, and what they actually do », comme le dit Pettigrew (1990, p.277). 73 3.3.1.2. Sa durée Notre observation a commencé le 5 juin 2001, une semaine après que l'équipe de travail se soit réunie pour commencer le montage de la pièce. Elle s’est prolongée jusqu'au 24 juillet 2001, quelques jours après la première représentation, le 19 juillet, pour tenir compte des réunions de travail postérieures, notamment de celles qui avaient pour but de supprimer certaines parties de la pièce et pour réduire sa durée. De fait, l'observation a pris fin juste après une visite de l'équipe des pyramides qui se trouvent à une heure de la ville de Mexico. Une partie de l'observation avait lieu pendant les séances de répétition dont l’horaire variait selon les jours de la semaine. Les lundi, mercredi et vendredi, celles-ci se tenaient de 15 heures à 20 heures approximativement, tandis que les mardi, jeudi et samedi, de 10 à 18 heures. L’autre partie se faisait en dehors des séances de répétition, lors de certaines activités sociales organisées par l'équipe. À l’approche de la date de la première, les horaires ont changé, car l'intensité du travail augmentait, rendant le processus plus imprévisible à cause de l’urgence de finir le montage. 3.3.1.3. Ses objectifs L'observation visait les objectifs énumérés ci-après: 1) identifier certains indices de la confiance à partir de ses manifestations, comportements ou affirmations. 2) constater la réalisation d’apprentissages. 3) suivre les activités de l'équipe de travail et rester assez proche des membres de cette équipe pendant tout le temps que durerait le processus, prendre des notes sur ce qui serait vu et entendu. 74 4) arriver sur le terrain avec une attitude d'ouverture, mais sans que cela signifie l’absence de cadre théorique comme base et référence pour savoir à quels aspects donner la priorité pendant l'observation, par rapport à d'autres moins intéressants pour nous. 5) chercher ensuite à décrire et à comprendre les interactions entre les membres de l’équipe étudiée et les apprentissages qui en résultent. 3.3.2. La prise de notes Au début, en arrivant sur le terrain, nous avions l’impression qu’il se passait tellement de choses importantes en même temps que nous avions du mal à suivre et, surtout, il nous était difficile de prendre des notes vraiment systématiques. Cette sensation était aussi due au fait que, comme observatrice, nous éprouvions d’abord le besoin de comprendre le contexte où nous étions. Nous avons commencé assez vite à faire l’apprentissage devant nous mener à une certaine compréhension de la logique du contexte, étape importante pour acquérir une certaine « connaissance tacite », un certain sens de la logique propre à ce contexte particulier et nouveau. À partir de cela, il est devenu plus facile d’établir un contact plus enrichissant avec l’information que nous allions obtenir par la suite. Cette progression dans notre compréhension se manifestait dans nos notes. Peu à peu, nous avons été capables d’écrire plus systématiquement le contenu des échanges, dans le plus grand détail possible. Lorsqu’on tient compte du contexte, la connaissance tacite joue un rôle fondamental pour la construction du sens. Après avoir passé un certain temps sur le terrain, nous avons pu mieux comprendre certaines situations. C’est ainsi, selon les mêmes auteurs, que le chercheur peut s’assurer de parvenir à une compréhension plus profonde des phénomènes qu’il prétend analyser, car disent-ils: « Social scientists share with societal members some or all of these features of tacit knowledge, those aspects of commun sense that provide the deep rules and deep substantive or cultural background critical for understanding any specific utterance or act » (Altheide et Johnson, 1998). En fait, plusieurs auteurs insistent sur l’importance, pour le chercheur, de saisir, dans la mesure du possible, la logique du contexte où se situe sa recherche. 75 Notre prise de notes s’est effectuée de deux manières principales, soit simultanément au déroulement des événements dans la salle de répétition, soit postérieurement, lorsque cela était plus convenable comme dans le cas de conversations informelles imprévues qui pouvaient surgir spontanément à différents moments de la journée. Les notes portaient sur deux plans: celui des échanges verbaux et celui de l’interaction non verbale. Les sujets généraux traités, les comportements des personnes, leur façons d’être en relation étaient consignés selon notre perception et notre interprétation des tensions, de l’ambiance et des signes corporels. Ainsi portions-nous une attention tant au contenu, ce qui était dit explicitement, l’implicite étant exprimé par la manière comme on le disait. Dans ce cas-là, nous en transcrivions la teneur après coup. Parfois, en même temps que nous décrivions ce qui se passait autour de nous, nous notions nos réflexions personnelles par rapport à ce que ces situations provoquaient chez nous comme réactions ou questionnements. Ce matériel nous inspirait pour formuler les entrevues. Parfois ces notes était écrites plus tard ou, sinon, nous enregistrions sur magnétophone quelques impressions ou commentaires sur la journée. Cette façon de procéder s’est avérée utile pour assurer un certain suivi de nos réactions personnelles et nous inciter à une analyse plus créative. Elle nous a également permis de mieux prendre conscience de l’influence de nos biais personnels sur notre manière d’observer. Guba et Lincoln (1985, p.327) expliquent le rôle de ces notes, semblables à un journal personnel, en ces termes: « That technique is the reflexive journal, a kind of diary in which the investigator on a daily basis, or as needed, records a variety of information about self and method. With respect to the self, the reflexive journal might be thought as providing the same kind of data about the human instrument that is often provided about the pencil-and-paper or brass instruments used in conventional studies ». 3.3.3. Les entrevues La première entrevue, réalisée auprès de chaque membre de l’équipe, a eu lieu vers le début du processus du montage et, la deuxième, vers la fin ou même plusieurs jours après la fin de l'observation. Les entrevues réalisées au début du montage portaient sur les relations entre les personnes de l’équipe. Nous leur demandions de nous parler d’eux et de leur parcours 76 artistique et sur comment ils s’étaient connus. Ils nous parlaient du début de leurs relations, des événements marquants dans ces relations et des changements qui étaient survenus, surtout lorsqu’il s’agissait de relations longues et significatives. Cela nous permettait de nous informer aussi sur la formation de deux compagnies de théâtre. Lors de la deuxième série d’entrevues, nous avions déjà une base plus solide, grâce à nos observations pour savoir sur quels aspects de ce montage les interroger, par exemple sur ce qui semblait problématique ou ce qu’ils aimaient le plus. Donc cette deuxième série d’entrevues portait plus sur comment ils se sentaient en travaillant sur ce montage en ce qui concernait leur propre travail, les relations avec leurs camarades et avec le metteur en scène et les apprentissages réalisés. Pour plus de précisions sur les entrevues, nous renvoyons le lecteur en annexe. Les entrevues, dans leur ensemble, ont atteint le nombre de 20. Elles étaient d’une durée variable allant de 20 minutes, la plus courte, jusqu'à deux heures et demie la plus longue. 3.3.3.1. Leurs objectifs Le but de nos entrevues était de comprendre comment les membres de l’équipe donnaient du sens à leur expérience de participation à ce projet. Nous accordions une importance très particulière à la perspective que les membres de l'équipe de travail avaient de leur propre réalité et sur leur vision de leur compagnons. Une emphase particulière avait été mise spontanément sur leur expérience du travail avec ce metteur en scène. Cette information était de nature à nous faire comprendre leur vision de leur expérience et la logique de leurs actions et de leurs comportements. Or l'entrevue nous semblait un des principaux moyens pour obtenir cette information. L'objectif des premières entrevues auprès des six acteurs était d’abord de créer une confiance vis-à-vis de la chercheuse et, ensuite, d’établir un rapport interpersonnel plus direct, pour ensuite recueillir des informations sur la façon dont les comédiens expliquaient et comprenaient leur engagement dans la carrière théâtrale. Dans ce sens, des questions sur leur trajectoire professionnelle nous permettaient de les connaître mieux sans nous aventurer trop sur un terrain qui pourrait leur sembler menaçant. 77 3.3.3.2. Leur type Étant donné notre intérêt pour la manière dont les sujets vivent leur propres expériences, nous avons élaboré des entrevues semi-structurées. Ce type d'entrevues facilite un échange plus riche puisqu'il garantit aux répondants une plus grande liberté d'expression à propos de leurs perspectives et de leurs relations avec leurs co-équipiers. Nous avons pu avoir deux entrevues avec quatre acteurs, avec le metteur en scène et avec le producteur québécois. Avec la productrice mexicaine et l’auteur de la pièce, nous en avons eu seulement une. Ces seize entrevues en profondeur ont été faites à différents moments au cours du montage mais dans les cas où il a été possible d’en avoir deux, la première a été faite au début et la seconde à la fin. Cependant, toutes suivaient un objectif et cherchaient à intégrer des points de vues différents sur les mêmes questions, vues à partir de l'expérience propre à chacun. La majorité d’entre elles ont été enregistrées pour nous donner la possibilité d’en analyser postérieurement leur contenu dans tout le détail. Logiquement, dans les cas où l’enregistrement n'était pas possible pour différentes raisons, il a fallu prendre des notes à la suite des rencontres. Du point de vue des questions posées, les entrevues réalisées auprès du metteur en scène et auprès de l’auteur étaient différentes entre elles et de celles des acteurs. 3.4. L’analyse de l’information 3.4.1. La stratégie d'analyse La stratégie adoptée pour l'analyse des données consiste d’abord à proposer une description de la manière de travailler de l’équipe et ensuite à distinguer trois étapes différentes dans le processus afin de faire ressortir une variabilité à l'interne du cas. Le critère pour établir une distinction entre ses trois étapes se base sur la présence de nouveaux éléments qui interviennent dans le processus, modifiant la dynamique du travail de l’équipe. La variabilité d’une étape à la suivante, nous apparaît en termes des tâches à accomplir, des 78 apprentissages nécessaires pour la réalisation de ces tâches, de l’interdépendance de plus en plus intense, et du niveau croissant de complexité. L’un de nos objectifs est, en effet, l'explication des changements qui se produisent au plan de l’interdépendance, de la confiance et des apprentissages. Selon la théorie ancrée, le recours à des comparaisons aide à y parvenir dans la mesure où la spécification des différences et les ressemblances entre les catégories et à l’interne de ces mêmes catégories es au cœur de la théorie ancrée. (Strauss and Corbin, 1990). Dans notre cas, nous chercherons à comprendre si le rôle de la confiance varie tout au long du processus que nous analysons, en utilisant la méthode définie par ces auteurs qui ajoutent ce qui suit: « To capture process analytically, one must show the evolving nature of events by noting why and how action/interaction-in the form of events, doings, or happenings- will change, stay the same, or regress, why there is progression of events or what enables continuity of a line of action/interaction, in the face of changing conditions, and with what consequences » (Strauss and Corbin, 1990, p.144.) 3.4.2. La description Inspirée de la recherche ethnographique et suivant un exemple précis tiré de la démarche de Wenger (2001), nous décrirons en détails la pratique de ce groupe, pour l’analyser par la suite en fonction d’un cadre théorique. À partir du suivi d'une journée d'une employée, Wenger fournit des informations pour que le lecteur puisse comprendre le contexte dans lequel s’inscrivent les concepts qu’il analyse. Notre description comporte deux parties similaires. Nous distinguons trois étapes différentes dans ce processus et pour chacune d’elles nous partons de la description d’une journée de travail représentative. La description tient compte de l’ensemble des interactions observées, qu’elles se passent pendant les moments de répétition ou dans les autres moments de la journée où les membres de l’équipe partagent du temps ensemble. 79 3.4.3. La réduction des données et la construction de codes d'analyse Nous regrouperons les données obtenues en catégories qui obéissent aux aspects étudiés, tels que les tâches, les apprentissages réalisés, les manières de réaliser ces apprentissages entre autres. Cette procédure se fonde sur le motif suivant: «Axial coding puts those data back together in new ways by making conections between a category and its subcategories » (Strauss and Corbin,1990). Le concept de tâche nous permettra de distinguer des actions et de les organiser en fonction de la logique de la responsabilité de chaque membre de l'équipe, qu’il s’agisse des acteurs, du metteur en scène ou des autres membres. Comprendre le travail du comédien impliquera de noter ses actions; par exemple, recevoir l’information, l’intégrer, construire un personnage et exprimer des émotions. Nous identifierons les sources de l’information qu’il reçoit de façon variable en fonction de sa provenance. L'ensemble des actions considérées ici supposent des interactions avec les autres membres de l'équipe. Pour traiter du concept d'apprentissage à travers une analyse détaillée du matériel, nous distinguerons différents types d'apprentissages, ceux des acteurs, ceux du metteur en scène et ceux des membres de l'équipe en général. Dans le cas des acteurs, il s’agira d’apprentissages reliés au texte ou encore à la construction du sens selon l'interprétation que le metteur en scène propose. Pour l'ensemble de l'équipe, ce seront plutôt des apprentissages reliés à la dynamique de l'équipe. Ces distinctions nous permettront de voir de quelles manières les apprentissages sont réalisés. Le matériel obtenu des entrevues et des observations sera codé systématiquement afin de repérer les incidents pertinents pour fournir de l’information sur l’évolution de la confiance et de l’apprentissage. Le concept de confiance, lui aussi, sera étudié à l’aide de catégories, à savoir la confiance en soi et la confiance dans les relations interpersonnelles. Nous chercherons ensuite à trouver des liens entre les apprentissages et la confiance. 3.5. La validité de la recherche 80 Selon Lincoln et Guba (1985), plusieurs moyens contribuent à assurer la crédibilité d’une recherche: un engagement prolongé, l’observation persistante, la triangulation et d’autres activités de validation. 3.5.1. L'engagement prolongé Cette expression signifie que le chercheur investit assez de temps pour apprendre la « culture »de ses sujets d’observation et pour bâtir la confiance avec eux. Dans la présente recherche, notre engagement, a, pensons-nous, été prolongé en fonction de trois critères: 1) le temps requis pour que l’équipe réalise sa tâche, 2) le temps nécessaire pour faire un certain apprentissage de la « culture » de l’équipe observée et 3) la construction de la confiance dans les relations avec les personnes. 3.5.1.1. La duré de l'engagement en fonction du temps requis pour la réalisation de la tâche Nous n’avons pas pu assister à la première semaine où le montage de la pièce avait commencé car il nous a fallu attendre, pendant quelques jours, le consentement du metteur en scène à notre présence aux répétitions. Cependant, à partir du moment où nous avons obtenu son acceptation et celle des autres membres de l’équipe, nous avons assisté chaque jour aux répétitions, sauf quelques rares exceptions: par exemple ceci a été impossible lors d’un changement de lieu et d’horaire dont nous n'avions pas été informée. Nous avons donc suivi le travail de cette équipe, ainsi qu’une partie de ses activités en dehors des répétitions, jusqu'à la fin du processus du montage qui, officiellement, correspondait au jour de la première représentation. En réalité, nous avons continué à assister aux rencontres du groupe, dans les semaines suivantes à leur première, et nous avons maintenu le contact avec ses membres. Quelques conversations informelles importantes entre nous ont même eu lieu plusieurs mois après la fin des représentations de la pièce. 81 3.5.1.2. Engagement prolongé en fonction du temps nécessaire pour faire un certain apprentissage de la « culture » des membres de l’équipe En termes d’apprentissage de la culture de l’équipe observée, effectivement, le temps a joué un rôle essentiel à notre compréhension. C’était la première fois que nous avions l’occasion d’être en contact avec ce type de travail sur lequel nous n’avions reçu absolument aucun type d’indication ou d’orientation préalable. Le metteur en scène s’était limité à nous communiquer les horaires de travail et à nous souhaiter de ne pas trop nous ennuyer, (car cela "était toujours la même chose", selon lui). Le fait de ne pas connaître le travail théâtral avait, pour notre observation, des avantages et des inconvénients. Du côté des désavantages, mentionnons qu’au début, nous ne pouvions comprendre ni les enjeux, ni les objectifs visés, ni les moyens que les membres de l’équipe se donnaient en vue d’atteindre ces objectifs. Tout était nouveau pour nous. Nous n’avions aucun point de comparaison. Pourquoi, au début de chaque séance y avait-il tellement de « temps perdu »? Selon quels critères le metteur en scène décidait-il qu’une scène était assez bonne? Comment les acteurs pouvaient-ils proposer leurs idées? Une foule de choses soulevaient des questions pour nous car elles nous semblaient confuses, incompréhensibles, ambiguës. Plus tard nous avions pu au moins en partie à ces questions en comprenant l’importance du temps alloué au réchauffement des acteurs, le besoin d’atteindre un ton vrai et convainquant dans les scènes et les manières dont l’acteur apporte de nouvelles idées à travers son jeu. Mais notre regard, neuf, avait aussi pour avantage de ne pas nous encombrer de préjugés ni d’attentes précises. Sauf pour ce qui est de la référence à notre cadre théorique élaboré au préalable, notre esprit était le plus ouvert possible : nous n’avions pas d’idées préconçues concernant l’expérience d’observation du montage d’une pièce de théâtre. 3.5.1.3. La durée de l'engagement en fonction du temps nécessaire pour construire une confiance entre nous et les membres de l’équipe 82 Relativement à la confiance à bâtir entre nous et les membres de l’équipe, nous avons eu des expériences un peu particulières selon les personnes. Par exemple, nous avons noté au début que le metteur en scène, même s’il avait accepté notre assistance aux répétitions, espérait nous voir partir en quelques jours. Il ne semblait pas croire au sérieux de notre observation ou peut être était-il inconfortable dans la position de se faire observer par quelqu’un, dans son travail, alors que lui même le définissait comme un «travail d'observation». Il devenait un observateur observé. Mais lorsqu’il a constaté que nous assistions aux séances de travail avec la même régularité que les autres membres de l’équipe et que nous restions aussi tard qu’eux, il a commencé à nous adresser peu à peu la parole, sans toutefois se départir de sa réserve envers nous. Cependant son attitude s’est modifiée, au point qu’il a finalement accepté de partager des informations importantes avec nous, surtout vers la fin du processus, le stress de la première étant un peu moins présent. Nos relations avec d’autres membres de l’équipe se sont construites un peu plus facilement, car ils faisaient preuve d’une plus grande ouverture que le metteur en scène. Notamment, l’auteur de la pièce a partagé avec nous des réflexions intéressantes. Il nous avait fait part de certaines de ses craintes, de ses attentes, de ses soucis par rapport à la pièce. Ces attitudes se manifestant par des degré d’ouverture différents s’expliquent probablement par la personnalité propre à chacun mais, en général, ce qui probablement a influencé positivement la perception que les membres de l’équipe avaient de nous a été justement la constance et la qualité de notre présence sur le terrain. Le temps que nous consacrions à l’observation et notre manière de nous impliquer montrait un authentique respect envers leur travail. Créer un rapport plus étroit avec les personnes auxquelles nous voulions demander plus tard de l'information était important car lorsque les membres d'une équipe se sentent à l'aise avec le chercheur, il est plus probable qu'ils soient disponibles à collaborer avec lui, à lui fournir des informations ayant une valeur pour eux et donc aussi pour le chercheur, tant pendant les entrevues qu'il sollicite que, spontanément, dans les échanges qui surviennent durant la journée. En fait, le type de relation ainsi construite avec les personnes qui interagissent sur le terrain est un aspect clef car lorsque la confiance s'installe, l’ouverture et le partage ont plus de chances de se produire. Puisque la collaboration avec le chercheur est volontaire, dans ces cas, les répondants sentent que l'information sera traitée d'une manière éthique, c'est-à-dire qu’elle restera anonyme et confidentielle. 83 3.5.2. La persistance de l'observation Pour ce qui est de la persistance de l’observation, il convient de la distinguer de l’engagement prolongé, car les deux se ressemblent, bien que leurs buts soient différents. Lincoln et Guba (1985, p. 304.) expliquent: « If the purpose of prolonged engagement is to render the inquirer open to multiple influences-the mutual sharpers and contextual factors- that impinge upon the phenomenon being studied, the purpose of persistent observation is to identify those characteristics and elements in the situation that are most relevant to the problem or issue being pursued and focusing on them in detail. If prolonged engagement provides scope, persistent observation provides depth ». Dans le cas de notre recherche, nous avions souvent l’impression que le travail était toujours semblable et qu’apparemment, rien de neuf ne pouvant plus arriver. Cependant, le fait de continuer à assister, jour après jour, aux séances de travail, nous a aidé à être moins superficielle dans nos observations, à aiguiser notre sensibilité au point de noter des petites différences, parfois assez subtiles, et à réunir une information de plus en plus exacte et détaillée. Nous sommes devenue capable, lorsque quelque chose d’inhabituel se produisait, de le reconnaître. 3.5.3. La triangulation La triangulation est un autre des moyens pour rendre crédible une recherche. Denzin (1978) identifie les modes de triangulation basés sur les éléments suivants: le recours à plusieurs sources, les méthodes, les chercheurs ou les théories. Le but de ce procédé est de profiter des différents avantages et particularités de plusieurs méthodes pour cueillir les données (Pettigrew, 1990). Dans notre cas, la triangulation n’a été possible que par le recours à différentes méthodes de cueillette de l’information: les entrevues, l’observation, les conversations informelles, les documents écrits, le matériel filmé. 84 3.5.4. La discussion avec des personnes qui ont fourni de l’information Lincoln et Guba (p. 314, 1985) expliquent que la crédibilité de la recherche peut s’établir de plusieurs manières, une d’elles est particulièrement avantageuse, il s’agit de la technique du « Member chek ». Reprenons leur idée à ce sujet: «The member check, whereby data, analytic categories, interpretations and conclusions are tested with members of those stakeholding groups from whom the data where originally collected, is the most crucial technique for establishing credibility. If the investigator is to be able to purport that his or her reconstructions are recognizable to audience members as adequate representations of their own (and multiple realities, it is essential that they be given the opportunity to react to them ». Dans le cas de notre recherche, nous avons donné à lire aux acteurs les chapitres de notre thèse qui les concernaient plus directement. Ils nous alors donné leur avis sur nos observations et sur notre analyse. Leur lecture a été le point de départ de conversations enrichissantes qui, à partir de leur regard critique, nous ont permis d’être plus clairs, de nuancer certaines de nos perceptions ou de compléter des informations à partir de leur suggestions. D’un autre côté, tout au long du processus une vérification se faisait de manière informelle dans des échanges assez spontanés où nous confirmions certaines de nos impressions à travers des commentaires provenant des membres de l’équipe. 3.5.5. Les sources supplémentaires de validation de la recherche Notre démarche pour valider notre processus de recherche a été de soumettre nos réflexions préliminaires à la discussion avec nos directeurs de recherche afin de remettre en question notre mode de travail tout au long du processus de la recherche améliorant la rigueur de notre analyse, du point de vue de notre perspective de travail et de la méthodologie suivie. 85 Lincoln et Guba (1985) appellent cette démarche « Peer debriefing ». Selon eux, avoir ces discutions d’analyse du processus de la recherche a les avantages suivants : Ces discussions 1) Aident le chercheur à connaître ses biais et à le rendre conscient du rôle qu’ils jouent, 2) permettent de tester des hypothèses qui surgissent de la réflexion qui va dans une direction ou une autre, 3) contribuent à prouver si la séquence de la méthodologie est pertinente et, 4) finalement, donnent au chercheur l’opportunité pour clarifier ses émotions et ses sentiments qui pourraient l’empêcher d’avoir des jugements justes. Les auteurs parlent aussi des qualités des personnes qui peuvent jouer le rôle d’interlocuteur du chercheur dans ces cas (Lincoln et Guba, 1985, p. 309): « The debriefer should be someone prepared to take the role seriously, playing the devil’s advocate even when it becomes apparent that to do so produces pain for the inquirer ». 86 CHAPITRE IV ANALYSE DU POINT DE DÉPART 4.1 Introduction Dans ce chapitre, nous donnons un aperçu de cette équipe avant le commencement du travail. Nous identifions, à partir de sa formation, des difficultés et des aspects positifs présents dès le début. Pour cela, nous examinons des propos des membres de l’équipe, recueillis lors des entrevues initiales, qui nous ont éclairé sur les problèmes auxquels cette équipe aurait à faire face, tout au long du processus du montage mais aussi sur les ressources à partir desquelles elle compterait atteindre ses objectifs. Les changements qui se présenteront dans les étapes suivantes pourront mieux être compris dans le contexte que cette première évaluation propose. Notre objectif général est de comprendre comment la confiance présente dans les relations interpersonnelles influence les apprentissages des membres de cette équipe. Pour cela, il est nécessaire d’évaluer cette confiance. La confiance existe-t-elle dans les relations qui durent depuis un certain nombre d’années? Existe-t-elle dans les relations qui viennent de se construire? Une première manière de répondre à ces questions est de regarder quelles sont les bases de cette confiance et d’analyser comment elles évoluent en fonction de la durée des relations et de leur qualité. La qualité des relations est en lien avec le sens que ces relations ont. Elle se manifeste par leur profondeur et leur intensité. Est-ce que ce sont des relations uniquement professionnelles ou bien différence entre ces deux possibilités? sont-elles devenues amicales aussi? Quelle est la 87 Une deuxième manière d’évaluer la confiance est de tenir compte de certains comportements ou événements qui peuvent servir comme indicateurs de sa présence et de son importance. Nous serons en mesure de les identifier à partir de nos observations. Nous proposons de distinguer le sous groupe qui travaille selon un niveau d’interdépendance plus élevé comme c’est le cas des six acteurs et du metteur en scène qui passent plus de temps ensemble pour répéter. Ce sous groupe fera l’objet de la plupart de nos observations. Les autres sept membres de l’équipe se présentent dans la salle de répétition de manière plus discontinue, ils se réunissent avec le metteur en scène des lieux et des horaires différents qui nous rend impossible l’observation leurs interactions. Nous constatons surtout le résultat de leur travail. Cependant, parmi ces sept membres, l’auteur de la pièce et les producteurs ont des rôles clefs et nous en parlerons plus en détail par la suite. Ce sous groupe est donc formé par les autres membres qui travaillent dans une interdépendance relativement moins importante: les concepteurs, les producteurs, les assistants du metteur en scène et l’auteur de la pièce. Que nous dit la littérature sur les bases de la confiance? Lewicki et Bunker (1999) expliquent que ces bases changent selon la durée des relations. Au début de ces dernières, la confiance se base sur des calculs du risque et du bénéfice de faire ou de ne pas faire confiance mais, quand le temps passe, elle se base, progressivement, sur la connaissance que les personnes ont des autres. Cette connaissance provient de l’information obtenue sur les personnes. Parce que, plus nous connaissons une personne, plus son comportement devient prévisible pour nous. Selon Buttler (1991), la familiarité et la prévisibilité se développent avec le temps et sont deux des caractéristiques qui rendent plus fiable une personne aux yeux des autres. Le fait d’avoir plus d’information ouvre la possibilité de mieux savoir pour quelles tâches et dans quelles circonstances nous pouvons faire confiance à une personne précise. Comme Nooteboom (2002) mentionne, la confiance n’est pas une question abstraite mais circonscrite par le contexte. L’information que nous pouvons obtenir des personnes provient de différentes sources. Une des plus importantes est, naturellement, notre propre expérience d’interaction avec cette personne. Nous la connaissons, non seulement à travers ce qu’elle dit, mais surtout à partir de ses actions, ses attitudes. L’ensemble de ses comportements nous renseigne et également le langage non verbal. Lorsqu’une relation entre deux personnes est longue, elle offre de nombreuses occasions d’ interaction, dans des circonstances différentes. 88 Lorsque les relations commencent, les personnes ont moins d’information provenant de l’interaction directe. Elles peuvent cependant en avoir en provenance d’autres sources, comme à travers des opinions entendues ou à travers les accomplissements et la réputation. Meyerson, Weick et Kramer (1996) ont justement analysé le cas d’une équipe où l’existence de la confiance reposait sur ces points et aussi sur le besoin de réaliser une tâche en très peu de temps. La confiance alors se base sur ces informations indirectes, sur des « signes visibles » de la fiabilité, des diplômes ou autres accomplissements ayant une valeur sociale comme l’étudient Lewicki et Bunker (1996). L’ information indirecte permet de connaître, en partie, les personnes et résulte un bon point de départ, mais l’information la plus valable pour chacun s’obtient directement, à travers le contact personnel. Par conséquent, nous proposons une description de cette équipe de travail où nous tiendrons compte de la durée des relations entre ses membres pour comprendre sur quelles bases est fondée la confiance qui peut exister dans leurs relations interpersonnelles. Nous observerons aussi des indicateurs de la confiance qui se manifestent à travers leurs actions, telles les décisions prises au départ, comme le premier voyage des membres de la compagnie québécoise au Mexique pour rencontrer le metteur en scène et commencer à établir des bases pour la coproduction. Dans un premier temps, nous décrivons l’équipe de travail et les principales caractéristiques de son projet. Dans un deuxième, nous revenons sur certains points pour analyser s'ils représentent des difficultés ou bien des facteurs qui peuvent contribuer à l’existence de la confiance dans les relations entre les membres de cette équipe et faciliter les apprentissages à réaliser. Pour avoir une perspective de l’ensemble des membres de l’équipe nous suggérons au lecteur de référer au tableau 4.1. qui donne une vue d’ensemble. 89 90 4.2. Description 4.2.1 La formation de l’équipe de travail 4.2.1.1. Les premiers contacts entre les deux compagnies L’équipe de travail que nous observerons est née dans le cadre d’un contrat de coproduction entre deux petites compagnies de théâtre: une québécoise et une mexicaine. En plus, chacune de ces compagnies a invité à se joindre à ce projet des personnes en fonction des tâches à réaliser. L’équipe comprend, en tout, 14 membres. À cause de leurs tâches, la participation des membres de l’équipe varie. Dans cette section nous partons de l’information obtenue dans les entrevues pour reconstruire le cheminement suivi par chacune des deux compagnies. Nous avons eu plus d’information provenant des membres québécois car les entrevues avec eux ont été plus longues, malheureusement les membres mexicains avaient moins de disponibilité de temps à cause de leur emploi du temps plus chargé. Deux acteurs de la compagnie québécoise avaient monté, quelques années plus tôt, une pièce avec le metteur en scène, et l’ auteur de la compagnie mexicaine. Leur noms sont Julio et Juan Cristobal, respectivement. Deux hommes passionnés de théâtre, extrêmement créatifs qui ont réalisés plusieurs projets ensemble auparavant. Les acteurs québécois avaient apprécié le travail dans le cadre de cette rencontre. Cela a constitué une expérience favorable qui, pour ce montage, devient une des bases de la confiance. Lucie, une des actrices de la compagnie québécoise, parle de cette expérience: Nous, nous avons travaillé avant avec Julio. C’était notre premier metteur en scène en tant que compagnie. Le lien a été très fort. Il y avait eu des difficultés, mais plus entre nous…C’était notre première année comme compagnie…le projet (celui de la compagnie québécoise) était encore vague…on commençait à se connaître, dans la même maison, avec peu d’argent. Elle explique comment les membres de sa compagnie avaient pensé à travailler avec ce metteur en scène: Quand on a connu le metteur en scène, il était très jeune. Moi, je l’ai trouvé super intéressant. J’avais beaucoup insisté sur le fait que si nous étions des acteurs, il 91 nous fallait avoir un metteur en scène, on travaillait en collectif et c’était très dur. On est de bons acteurs, mais la seule chose qui va faire la bonne recette est d’avoir un bon metteur en scène. On avait gardé contact avec Julio. Mélissa aussi nous avait donné sa version de la rencontre avec Julio, un artiste reconnu qui est le metteur en scène de la compagnie de théâtre mexicaine: Moi j’avais rencontré Julio en 1995, j’avais vu jouer sa pièce. En 1996 il venait faire une résidence à Montréal et moi j’avais un contrat pour l’Europe. Un ami mexicain m’avait dit que Julio était là et qu’il cherchait une jeune compagnie. Mon ami a dit: « Il a besoin, tout de suite, d’embarquer avec une équipe ». Il était là, moi j’ai dit: « Oui! C’est super intéressant! ». J’avais vu sa pièce sur Joyce, c’est le premier spectacle que j’ai vu de lui. Là, je l’ai rencontré, ça a été tellement le fun comme rencontre! Puis moi, je lui ai dit: « Je trouve que c’est génial! Il faut que tu rencontres les autres ( elle parle des autres membres de sa compagnie) et puis… si tu les aimes… ». Ils se sont rencontrés et ils ont monté un spectacle. Moi, je suis partie en Europe et eux ils ont travaillé avec Julio. C’est le premier spectacle professionnel de notre compagnie. La compagnie québécoise a proposé au metteur en scène l’idée de cette coproduction parce qu’ils ont eu cette bonne expérience préalable et qu’ils aiment son travail; en plus, il est membre d’une compagnie de théâtre mexicaine. Chacune des compagnies avait contribué avec 50% du budget pour ce montage. Les trois acteurs québécois ont fait un voyage de préparation pour ce projet, Mélissa en parle: Ça fait un an et demi à peu près qu’on a commencé à contacter Julio, avant qu’on se sente d’aplomb et qu’on dise ça y est, c’est bon, c’est vrai, là on fait le projet. L’an dernier, au mois de février ou mars on a dit: « Bon, mais si on veut que ça avance, il faut qu’on aille au Mexique, ça fait qu’on est venus les trois, avec un organisme canadien qui soutient la jeunesse. On a eu trois billets d’avion plus un peu d’argent. C’est grâce à ça qu’on le fait, sans argent on ne peut rien faire,(…) …bon tout ça pour te dire qu’on est venus ici et Julio nous a présentés plusieurs acteurs, pas juste ces trois là, il y en avait six, une autre fille, Maria. Ça a été génial! Julio nous connaissait déjà un peu, fait qu’il a choisit des gens qui pouvaient travailler bien avec nous, des acteurs que lui considérait très forts et qui pouvaient, d’une façon ou d’une autre, se fondre à nos désirs de faire du théâtre contemporain… du théâtre un peu physique…de la recherche. Donc il a pris des gens forts physiquement, il a pris un ensemble de choses, mais la première rencontre a déjà été très belle, pour moi en tous cas. Mauricio est magnifique, malgré qu’il est très jeune, il a vingt quatre ans je pense, il est très mature, Maria était adorable…on a vécu treize jours très intenses, on a fait quelques ateliers, on a vu beaucoup de théâtre…Julio nous a emmenés, on a vu je 92 pense que huit pièces en treize jours, et deux films. Il disait : « Vous venez au Mexique? Alors profitez! » Après ce premier voyage au Mexique, la rencontre suivante a eu lieu à Montréal. À ce moment là, la question de la composition de l’équipe était déjà définie. Pour observer la dynamique de l’interaction qui aura lieu tout au long des répétitions, nous décrirons chacune de ces deux compagnies et les relations avec les personnes qui se joignent à elles. 4.2.2. Le groupe québécois. La compagnie de théâtre québécoise est composée de quatre personnes, deux acteurs, Jean et Roland (ce dernier se trouve en Russie, et ne participe pas à ce montage) et deux actrices, Mélissa et Lucie. Les personnes invitées du côté québécois sont au nombre de trois: Alain, l’éclairagiste qui est en même temps le producteur, Mattieu, le responsable du son, et Valérie, une photographe qui avait filmé des répétitions et des entretiens informels pendant son séjour de dix jours. Les relations entre les trois membres de la compagnie sont très longues; par contre, celles qui existent avec les concepteurs sont très récentes puisqu’ils travaillent pour la première fois avec eux. Alain, le concepteur de l’éclairage et producteur, parle l’espagnol avec un peu de difficulté mais Mattieu, le concepteur du son, ne le parle presque pas. Valérie, qui filme le processus, se trouve dans un cas un peu particulier; elle est indépendante du reste de l’équipe. La compagnie québécoise se définit elle même en ces termes: C’est une compagnie de théâtre et de création fondée en 1995 qui s’inscrit dans une démarche de recherche formelle et dramaturgique. Elle crée des échanges et des collaborations avec des artistes d’ici et d’ailleurs dans une volonté de repousser les frontières des traditions théâtrales, de langues, de couleurs, de situations économiques. Par ces rencontres, cette compagnie, cherche à favoriser l’émergence d’un langage théâtral renouvelé. L’influence de l’aspect interculturel est déjà présente à cause de l’histoire des membres de la compagnie. Mélissa, péruvienne d’origine mais habitant à Montréal depuis son enfance, parle très bien l’espagnol. Lucie, qui parle bien l’espagnol est française et 93 canadienne; elle a passé une partie de sa vie en France et une autre au Canada, habitant Montréal depuis quelques années seulement. Jean est québécois et grand voyageur, il parle peu l’espagnol, il le comprend un peu plus. Mélissa nous parle de ces caractéristiques des membres de la compagnie: Je pense qu’il a des choses qui nous réunissent, Je pense que c’est notre différence étrangement…ça. Peut être qu’on était moins conscients à l’époque que maintenant. Le fait que Roland, était un « globe trotter », oui il était suisse belge, il a vécu en France, il a vécu en Angleterre. Moi, je venais du Pérou, là j’étais au Québec, j’ai une double identité, j’ai deux langues, j’ai deux cultures, j’ai deux côtés, puis je me sens parfois très nord américaine et parfois profondément latine, dans ma façon d’être avec les gens. Moi je dis toujours bonjour à tout le monde, au Québec. Je n’ai pas de correspondance et c’est ça qui a été important quand je suis allée au Pérou. C’est que je retrouvais mon peuple, je retrouvais ma culture… Lucie, double culture, Jean déraciné total avec le Québec est sa difficulté d’enracinement, difficulté d’identité. Il avait voyagé, Il avait habité en Europe pour un bout de temps. Je pense qu’on s’est reconnus, on avait ça en commun, d’abord et avant tout, on était de nulle part. Donc, le théâtre, pour nous, très vite c’était ça, c’était mettre ces choses là ensemble. 4.2.2.1. La rencontre de Mélissa et Jean Mélissa et Jean se sont rencontrés au début des leurs études de théâtre, il y a une dizaine d’années. Mélissa a trente quatre ans et Jean en a trente trois. Leur relation est étroite, ils se connaissent depuis longtemps. Mélissa commente dans son entrevue: Tout de suite quand on a commencé l’école il y avait déjà cette attirance artistique, humaine et même physique moi je pense… au départ…je pense …bon en ce qui me concerne. Tout de suite on a trippé, on est devenus amis, on se mettait ensemble à l’école, dans certaines équipes. Il y avait un cours qui s’appelait « l’atelier libre » où l’on pouvait se ramasser, en dehors, on pouvait se mélanger avec ceux des trois années et on pouvait faire du théâtre. C’était un atelier libre pour favoriser la création, la créativité et les professeurs venaient voir nos spectacles il y en avait trois par année je pense… ou quatre… Puis, ils nous donnaient des notes et ils s’en servaient pour évaluer les élèves. Des fois il y avait des élèves qui n’allaient pas si bien dans le cadre scolaire et qui réussissaient bien dans cet atelier et ça a été déterminant pour moi parce que je pense que j’ai fait tous les ateliers avec jean, tous! C’était évident! On a fait des choses qui étaient très belles et d’autres qui étaient des flops mais pour nous, c’était le début d’un travail en commun. Je pense que le rêve de fonder une compagnie est né là et ce n’étais pas 94 facile.(…) C’était mon ami, Jean, c’était le début d’une amitié forte, d’une complicité artistique, d’un amour de la création. Sur le plan du jeu, ils se connaissent grâce aux expériences de travail partagé. Jean nous parle de son appréciation de Mélissa comme partenaire sur la scène: «J’aime beaucoup jouer avec Mélissa. Elle est généreuse. Elle donne wouaou! Je ne sens pas qu’elle pense à elle….je ne sais pas comment te dire…Je sens qu’elle m’envoie des choses! ». Mélissa et Jean, en plus de travailler ensemble souvent, se sont donné du soutien, tout au long de leurs années d’études ainsi que dans des moments difficiles. Par exemple, lorsque Mélissa a eu un accident relativement grave, Jean est resté proche d’elle pendant cette période: Il y a eu des choses qui nous ont rapprochés. En première année, on courrait après un taxi, c’était l’hiver, j’étais super fatiguée, très, très fatiguée, c’était après un atelier justement, j’étais épuisée. Je n’ai pas regardé et je me suis fait frapper par une auto, Jean a vu l’accident et il a eu très peur, il est devenu fou, il croyait que j’étais morte! On est allé à l’hôpital… quand j’étais mieux il m’a emmenée chez lui et il s’occupait de moi. Quelque temps après cet accident, ils ont décidé de partager un appartement. Un autre événement marquant pour leur relation est survenu lorsque Mélissa a traversé des difficultés en lien avec la menace d’être expulsée du programme d’études à cause d’une faute qu’elle avait commise. La faute n’était pas si grave mais le directeur était intransigeant sur ce point et Jean a donné du soutien à Mélissa face à l’autorité, en la défendant même au risque de se faire expulser lui aussi. 4.2.2.2. La rencontre de Mélissa et Jean avec Lucie et Roland Une fois leur formation au Conservatoire finie, ils ont rencontré Lucie et Roland, il y a cinq ans environ, au cours d’un atelier de théâtre organisé par des professeurs russes, qu’ils suivaient tous les deux, Lucie a trente ans, elle est française, elle nous explique que, dès le premier contact, entre elle Mélissa et Jean, des points communs étaient évidents: On s'est identifié d'abord parce qu'on était des francophones et des étrangers. Moi je me rappelle qu'on s'est rapprochés par la culture et la façon de voir le théâtre, différente de celle des américains… Le théâtre est pour moi quelque chose de spirituel dans le sens que 95 c’est un art. Ce n’est pas seulement un moyen de faire de l’argent. Les russes le voient comme un art. Ils disent: « Si tu veux devenir un bon acteur, sois une bonne personne ». Pour les américains c’est une technique que tu développes et c’est pour avoir du succès avec le public. Ce n’est pas la recherche d’une vision, sentir qu’il a quelque chose de plus grand, tandis que pour moi ce n’est pas une religion mais c’est proche. Pour les américains le théâtre c’est du « entertainement ». Cette vision existe au Canada mais en Europe et au Québec il y a aussi l’idée d’apporter quelque chose de plus, les gens peuvent comprendre d’autres choses. Nous avec les russes nous avions des liens dans ce sens ". Mélissa aussi a eu une forte impression de cette rencontre: « En 1993 on avait rencontré Lucie et Roland à Boston et on avait bien trippé, on avait dit: « Oui, on devrait fonder une compagnie! On devrait se revoir! » Mélissa et Jean, un peu après, ont invité Lucie comme colocataire chez eux, et un peu après ils lui ont commencé à discuter de leur projet de formation d'une compagnie de théâtre. 4.2.2.3. Le processus de formation de la compagnie québécoise Lucie nous a expliqué ce qui a contribué, de son point de vue, à prendre la décision de former une compagnie: Un professeur nous a beaucoup parlé des troupes et il voulait continuer la tradition de Stanislavski et ils se sont préoccupés des suivantes générations…On a senti quelque chose de très fort, qu’on travaillait dans la même philosophie et qu’on cherchait la même chose. Et je pense que c’est ça….À la base Mélissa et Jean avaient parlé de ce projet de faire une compagnie. Après on a habité ensemble et à cette époque on s’est dit « On va monter une compagnie, on définissait les paramètres »…Je me disais que j’avais de la chance, les moments de création étaient très bons, surtout au début. Mais la formation de la compagnie a été mouvementée. Mélissa, qui considère qu’elle et Jean sont les moteurs de cette initiative, au départ, avait invité onze personnes à se joindre à eux. C’étaient des personnes qu’elle avait connue au cours de sa formation et à travers son expérience professionnelle, notamment lors d’un projet très grand qui réunissait cinquante acteurs en même temps. Cependant, la vision que ces autres personnes avaient ne correspondait pas totalement à ce que eux, Jean et Mélissa voulaient, et après quelque temps, une sélection s’est produite. Finalement, les quatre membres principaux sont restés. Mélissa nous parle de ces situations: 96 Il y a eu un ménage naturel qui s’est fait à ce moment là. Il y a eu des gens avec qui je me suis dit: « Ces gens, je ne travaillerais jamais plus avec eux ». Ils commençaient déjà à être pollués par la télévision, pollués par des habitudes de « Star System » alors que nous, ce qu’on voulait, c’était de fonder une famille. On écrivait, en même temps, Jean et moi la définition de la compagnie. On écrivait un manifeste presque! Les éléments importants pour moi. Nous lui avions demandé quelle était, selon elle, la différence principale entre les personnes qui sont restées dans la compagnie et celles qui étaient parties, elle avait répondu: Le niveau d’engagement n’était pas le même. L’engagement de Lucie, de Roland, de Jean et le mien était total. C’était un engagement à 300%! Je pense que c’est beaucoup ça qui a défini. D’ailleurs, les autres ne sont plus là et nous, qu’est ce qu’on avait? On avait vécu l’été aux États-Unis, on avait vécu un été ensemble qui était très fort à cause de la rencontre avec les maîtres russes. C’était déterminant, puis on avait aussi une vision. C’était déterminant dans la vision du théâtre, la vision, comment on voyait le théâtre. Qu’est ce qu’on voulait faire, on voulait bouger la façon dont on explorait, les autres non. Les autres étaient plus déjà dans un carcan d’un théâtre institutionnel: « Oui je fais mon métier… » Et c’est très respectable, moimême j’étais dedans! Moi je suis la personne dans l’ensemble qui a le plus travaillé à l’extérieur, qui a fait les deux, je suis partie en tournée, j’ai fait de la télé… j’ai fait de tout. Moi j’étais un hybride, eux c’étaient des purs, Lucie, Jean, Roland c’étaient des purs de durs. Lucie aussi est partie à Toronto mais qu’est ce qui a déterminé ce noyau a été le degré d’engagement, la façon de voir le théâtre. L’engagement de fonder une compagnie de théâtre, a aussi exigé des acteurs qu’ils assument des responsabilités plus variées que celles qu’ils avaient eues avant comme acteurs. À titre d’exemple, nous pouvons parler de la création du spectacle Migrations I présenté à Montréal. 4.2.2.4. Le projet Migrations. Le montage de Migration I fait partie d’un projet plus ample: « Migrations », un ensemble de coproductions dans plusieurs pays comme le Mali, la Russie et le Mexique, cinq phases, chacune correspondant à une pièce de théâtre. Un document, rédigé par les membres de la compagnie québécoise, l’explique: « Le projet Migrations est la déclinaison d’un même 97 thème vu par des artistes de différentes cultures et traditions théâtrales. Il comporte cinq volets; chacun est traité comme une création indépendante et fait l’objet d’une production et d’un financement autonomes partagé par les coproducteurs ». La première étape, dont nous allons parler, est la seule qui n’est pas une coproduction et s’est passée à Montréal. Comme la réalisation de ce spectacle a été assurée uniquement par cette compagnie, les acteurs ont réalisé l’ensemble des tâches du spectacle. La deuxième phase, « Migrations II », correspondait à la coproduction avec le Mexique. Pour la réalisation de Migrations I, les trois membres de la compagnie québécoise avaient assuré, simultanément, les rôles d’auteur, de metteur en scène et d’acteur. Ils avaient aussi fait la promotion de ce spectacle et avaient trouvé des solutions à toutes les questions administratives associées à ce projet. Par exemple, pour ce qui est du financement du projet, Mélissa explique: « Pour Migration I, on a commencé à faire des demandes de subventions pour la première fois on a commencé à faire de vraies demandes de subvention au gouvernement puis on en a eues, donc, on a créé Migrations I avec des budgets ». Cependant leur situation économique n’était pas facile et ils ont été déficitaires. La réalisation de ce projet pour cette compagnie a été une expérience enrichissante d’apprentissage sur plusieurs plans mais elle a aussi impliqué, pour chacun des membres, de traverser des épreuves difficiles. Mélissa nous partage son expérience: Quand on faissait Migrations I, Lucie a souffert humainement, artistiquement, elle se plaignait: Zut! Vous prenez des décisions ensemble (en parlant de Mélissa et Jean) » et je pense qu’elle avait raison… on avait beaucoup de mal…à… c’était une dynamique qui était là, et puis des caractères aussi. Jean et moi, on a des caractères de feu. Et d’ailleurs on s’engueule, moi j’ai des problèmes avec Jean depuis… environs 99, depuis le processus de création de Migrations I qui a été difficile. Jean voulait lâcher la compagnie, il a failli arrêter, Lucie a été très importante, elle lui a parlé, le groupe est devenu plus fort, on réussi à récupérer Jean, on a réussi à terminer Migrations I, c’est un projet où on a eu beaucoup de mal, on a eu mal. J’ai eu mal artistiquement, Jean qui était mon meilleur ami et toutes ces années d’études, toutes ces années de complicité…Tout d’un coup, Jean me disait: « Je n’aime pas ton travail, je n’aime pas ce que tu fais, je n’ai pas aimé la pièce africaine! » C’est terrible pour 98 moi, si lui ne crois pas en moi, c’est désastreux mais moi à un moment donné j’ai dit: « Je veux travailler avec des gens qui m’aiment, je crois en ce que je fais, je ne suis pas ni la princesse avec du talent à 300% mais j’ai du talent, j’aime ce que je fais, si toi tu n’y crois plus: Va te faire chier! » Tu comprends? À un moment donné, j’ai repris mon souffle, dans une répétition très importante où Jean était particulièrement violent verbalement, moi j’ai pleuré, j’ai crié: « C’est fini, c’est fini, qu’il me respecte! Ou je travaille dans le respect et le plaisir, ou je ne travaille plus! » Là, Jean a compris, là on a évolué, ça a été des moments… Ouf! T’imagines? Qu’est ce qui fait une compagnie? Il me semble que c’est difficile de créer la cohésion, je pense que.. je compare souvent à un couple, il a des forces de cohésion, qui est ce que je t’ai dit qui nous rassemblait et il a des forces de rupture. À un moment donné on était trop dans la cohésion, on voulait amoindrir les différences. Justement, pourquoi Jean disait: « Je n’aime pas ce que tu fais! » Il voulait que je sois comme lui… ou moi, à un moment donné, je voulait que tout le monde fasse ce que moi j’avais envie de faire. Ou chacun notre tour, tout d’un coup, on n’acceptait pas. 4.2.3. Le groupe mexicain. Cette compagnie de théâtre existe depuis plus de dix ans et a réalisé au moins une quinzaine de productions méritant plusieurs prix. Ses membres actuels sont Julio, le metteur en scène, de trente huit ans, Juan Cristobal, l’auteur de la pièce, et Béatrice, tous les deux âgés de trente sept ans. La compagnie comprend un quatrième membre mais que nous ne connaissons pas parce qu’il ne participe pas à ce projet. Il y avait avant un autre membre fondateur très important avant mais qui est décédé. Pour avoir un aperçu de cette compagnie, nous référons à un article publié par le metteur en scène, dans la revue de théâtre « Cuadernos de teatro, 2001 »: Nous nous définissons comme un groupe de professionnels du théâtre. Une compagnie petite par sa structure et ambitieuse par ses propositions esthétiques. Une proposition jeune et renouvelée. Nous voulons courir tous les risques et commettre 99 tous les péchés. De n’importe quelle autre manière, cette complicité n’aurait pas de sens. 4.2.3.1. Les relations entre les membres fondateurs de cette compagnie Les relations entre les membres de cette compagnie sont étroites. Nous n’avons pas eu accès à une information détaillée de leur histoire, mais nous savons que Béatrice, la productrice, n’avait pas au départ, une formation en théâtre. Elle en avait une en architecture mais elle était mariée à un des membres de cette compagnie et donc elle avait un contact étroit avec leur travail. Dans sa relation de travail avec le metteur en scène, elle a peu á peu réussi à gagner sa confiance et une place où elle peut participer davantage. Elle nous raconte: « Moi j’assiste le metteur en scène mais il a fallu que j’attende quatre ans, avant qu’il accepte mes commentaires sur la mise en scène et que je puisse parler aux acteurs ». Présentement, elle habite juste à l’étage supérieur de chez Julio et elle travaille dans les bureaux du théâtre dont Juan Cristobal est directeur. Nous avons noté aussi la qualité de la relation entre le metteur en scène et l’auteur de la pièce. Chacun manifestait un grand respect pour leur travail respectif, comme ils nous l’on mentionné dans les entrevues, mais, en plus, ils maintiennent une amitié, qui se traduit clairement, entre autres, par un plaisir visible de travailler ensemble qui les a conduit à fonder ensemble une compagnie qui crée depuis plus de douze ans. Dès qu’ils se rencontrent, nous avons l’impression qu’ils sont contents juste du fait de se retrouver et de partager encore l’expérience de créer ensemble un autre projet. Julio et Juan Cristobal ont une grande passion pour le théâtre, ce qui donne un sens plus grand à leur relation. Le théâtre occupe une place primordiale dans leur vie. Par exemple, le metteur en scène, Julio, enseigne dans une école de théâtre. Mais son activité principale est la mise en scène qui occupe tout son temps car il s’organise pour avoir toujours de nouveaux projets. De plus, le fait de s’investir dans de nouveaux projets ne l’empêche pas de rester proche des pièces qui sont déjà montées parce qu’il continue à assister aux représentations et donne encore de la rétroaction aux acteurs. Il semble penser toujours à ce qui peut encore être amélioré dans ses pièces. Parfois il arrive que plusieurs pièces qu’il a montées se jouent simultanément en ville. Contrairement à ce qui se passe normalement à Montréal, à Mexico, si 100 une pièce remporte du succès, elle peut rester plus longtemps que prévu à l’affiche. L’auteur, comédien lui même, en plus de se consacrer à écrire des pièces, occupe le poste de directeur d’un théâtre important et anime un programme culturel de télévision sur le théâtre, la danse et les arts de la scène en général. 4.2.3.2. Les relations avec les acteurs invités pour ce projet. Cette compagnie invite des acteurs et des concepteurs différents selon les besoins des montages. Claudia, Pablo et Mauricio sont les trois acteurs qui font partie du projet. Le cas de Mauricio, le plus jeune des acteurs, qui est agé de vingt quatre ans, est un peu particulier car il travaille depuis cinq ans déjà avec cette compagnie mexicaine. En revanche, Pablo et Claudia sont invités pour la première fois à participer à la compagnie mais eux ont déjà travaillé ensemble, deux fois. Cependant Pablo avait eu auparavant un contrat avec la compagnie en tant qu’instructeur pour faire l’entraînement physique des acteurs dans une autre pièce de théâtre. Claudia aussi avait eu un contact préalable avec l’auteur car elle a joué dans deux autres de ses pièces. La dernière de ces pièces a une histoire particulière dont l’auteur nous avait parlé. Cinq actrices sont venues le voir en lui demandant d’écrire une pièce à partir de certaines idées qu’elles avaient. Claudia était parmi ces cinq actrices. Entre autres, elles voulaient que les rôles soient équilibrées quant à leur importance. L’idée que l’auteur leur a proposée, leur a plu et répondait bien à leurs attentes. D’un autre côté, Claudia nous a dit qu’elle est amie de Béatrice. Pablo a vingt sept ans et Claudia en a vingt huit. Les concepteurs sont Luis, le responsable du décor et Juan, le créateur des costumes. Xochitl et Pedro sont des élèves de Julio de l’école de théâtre où il enseigne et et pour ce meontage ils collaborent avec lui comme ses assistants. 4.2.4. La pièce et le processus de son écriture 101 Cette pièce a été écrite spécialement pour ces acteurs, trois hommes et trois femmes. Le projet avait commencé à Montréal, par une rencontre entre les acteurs, l’auteur et le metteur en scène, pendant environ deux semaines. Le matériel qui a servi de base pour écrire cette pièce provenait des exercices d’improvisation réalisés alors, quelques mois avant d'avoir la deuxième rencontre, cette fois pour le montage, à Mexico. Les acteurs québécois expliquent la finalité de cette première rencontre comme équipe, structurée sous forme d’atelier: « Cet atelier a permis au collectif d’exploiter les propositions de l’auteur, de les expérimenter avec le metteur en scène et les acteurs et de les valider devant un public cible. L’objectif de l’atelier était de définir la ligne directrice et le canevas de Migration 2 ». À leur retour au Mexique, l’auteur et le metteur en scène avaient travaillé sur l’écriture de la pièce. L’auteur raconte: « J’ai travaillé de très près avec le metteur en scène…nous l’avons presque écrite ensemble même si moi j’ai écrit le 80 pour cent de la pièce mais nous avions des idées assez précises de comment faire…Il fallait que tous les personnages aient une histoire, un conflit et une résolution ». Analysant le contenu de la pièce nous constatons qu’elle se base sur des fragments d’histoires personnelles d’une dizaine de personnages, chacun cherchant des éléments de réponse aux questions que leur vie leur pose au moment où la pièce a lieu. Voyons comment l’auteur explique la thématique de la pièce: Dans cette pièce nous suivons le personnage qui s’appelle Paul Graham, habitant du nord, qui un jour décide de tout abandonner pour entreprendre –accident? Destin?- un voyage à travers le centre de la ville de Mexico. L’action se passe en une seule nuit, une longue et obscure nuit dans les vieilles rues d’une ville qui relâche ses fantômes, ses criminels et ses victimes innocentes. Paul rencontrera sur son chemin une galerie de personnages qui, tout comme lui, vivent sur le fil du rasoir. Certains d’entre eux sont sur le point de prendre une décision qui changera leur vie, mais il y en a d’autres qui reviennent de leurs abîmes, dans lesquels se sont eux mêmes jetés il y longtemps : une jeune fille de quinze ans qui s’est enfuie de la maison lui demandera de l’aide, un sans-emploi essaiera une dernière action désespérée, une religieuse nordaméricaine s’obstinera à arracher une photographie aux échos de la nuit, pendant qu’une prostituée française ne veut que voir la journée arriver à sa fin. Combien d’autres personnages peuvent-ils apparaître en une nuit pour jouer avec le destin d’un homme? A la fin, Paul ne sera déjà plus le même et il devra prendre la décision la plus importante de sa vie...qui d’ailleurs ne vaut rien. 102 Quatre acteurs ont des rôles doubles; ils jouent donc deux personnages différents. Comme plusieurs histoires se déroulent simultanément, la pièce est relativement compliquée avec ses trente deux scènes. Le premier acte de la pièce est situé à Montréal, jusqu’au moment où le personnage principal décide de s’en aller au Mexique. À partir de ce moment là, presque toutes les scènes ont lieu à Mexico, ce qui justifie que les langues parlées dans la pièce sont le français, l’espagnol et l’anglais. Dans la pièce aussi les trois langues sont présentes, de plusieurs manières: il y a différents types de scènes, des scènes entièrement en français, des scènes entièrement en espagnol, des scènes en espagnol et anglais, des scènes en espagnol avec un peu de français. Naturellement les scènes en français sont jouées par les Québécois mais eux jouent aussi en espagnol et en anglais. Le metteur en scène explique les critères employés pour le choix des langues: Nous cherchons l’utilisation des trois langues en donnant la priorité au fait scénique, c’est à dire à l’action: il est important que le langage soit compris par l’autre personnage comme élément fondamental pour que le développement du conflit scénique, c’est à dire pour que l’action avance. Pour que la rencontre aie lieu. Si les personnages réussissent (ou non) à communiquer…ce que le spectateur devra comprendre c’est la situation, et non pas notre langue. 4.3. Analyse Nous analyserons le point de départ du montage que réalisera cette équipe en tenant compte des éléments qui influencent la création de la confiance dans les relations interpersonnelles. Ensuite nous soulignerons des aspects prometteurs ainsi que les risques qui pourraient se présenter au cours du montage. Ces difficultés pourraient jouer sur la confiance ou sur l’apprentissage des membres de l’équipe. 4.3.1. Le sous groupe québécois 103 Selon la définition de la compagnie donnée par ses propres membres, le goût du risque est assumé sous la forme d’une recherche acheminée vers la rencontre avec d’autres cultures et des artistes « d’ailleurs ». L’aspect important qui nous semble implicite est leur ouverture à d’autres ou à la créativité exprimée par l’idée d’un « langage théâtral renouvelé ». Ce goût du risque se traduit par leur intention de réaliser des projets interculturels malgré les complications qui peuvent en résulter. Les membres de la compagnie québécoise rencontrent, à travers ces projets, des manières différentes de créer, ce qui les stimule car ils découvrent de nouvelles possibilités. Pour la compagnie québécoise ce désir de rencontre nous semble provenir d’ une approximation à leur identité, une sorte de recherche de nouvelles réponses face à des expériences de vie marquantes comme le fait d’immigrer jeune dans une autre culture. À l’origine de la formation de cette compagnie se trouve la relation entre Mélissa et Jean. Nous analyserons son évolution en termes de la création de la confiance à travers différents moments de la relation. Le premier aspect qui semble avoir une grande importance en tant que base de la confiance est la connaissance de l’autre qu’ils ont atteinte grâce à des expériences partagées. Le fait de se retrouver dans le cadre de leur formation professionnelle leur a permis de passer beaucoup de temps ensemble et de se connaître dans des circonstances diverses. De plus, pendant ces années de formation, ils ont partagé non seulement des cours réguliers, mais aussi un espace où leur participation de nature volontaire, favorisait particulièrement leur créativité. Ainsi, très vite ils ont commencé à jouer et à créer ensemble. Naturellement, ils se sont alors connus davantage sur le plan artistique. Du point de vue de la dynamique de la confiance, lorsque les personnes peuvent se connaître elles deviennent plus prévisibles l’une pour l’autre et cela donne une information plus complète pour savoir pour quelles choses les personnes sont fiables et dans quelles conditions. Mais la confiance qui existe entre Mélissa et Jean est aussi basée sur la perception de la compétence de l’autre car ils voient, chacun dans l’autre, un bon acteur. Ils respectent le talent de l’autre, donc leur perception de la compétence de l’autre est très favorable. Il y a eu aussi des événements particuliers qui ont consolidé la confiance dans leur relation. Mélissa a commenté que le comportement de Jean, lors de son accident ou quand elle risquait de perdre le droit de finir sa formation, lui a permis de confirmer qu’elle pouvait 104 lui faire confiance comme ami, dans des situations critiques. Cet épisode a été marquant positivement pour leur relation. En effet, Mélissa et Jean ont par la suite décidé de devenir colocataires et cette nouvelle situation les a favorisé qu’ils se connaissent mieux sur le plan humain. En outre, il y a eu aussi, dans cette relation, une forte identification en termes d’objectifs à atteindre et d’une vision du théâtre similaire et partagée. Nous mentionnons cette identification et cette vision partagée à la fin de notre énumération des bases de la confiance mais cela ne signifie pas que cet aspect soit devenu important seulement après quelques années; au contraire, il a été présent probablement dès le commencement de la relation. Cependant, leur vision du théâtre a aussi évolué au contact des influences importantes comme celle des maîtres russes qui les a fortement marqués. Le programme avec les professeurs russes ne faisait plus partie de leur formation mais ils avaient décidé d’aller ensemble aux États-Unis suivre ce cours. Et justement, dans ce nouvel espace de formation, Mélissa et Jean ont rencontré les deux autres membres, Lucie et Roland, avec qui ils fonderaient leur compagnie un peu après. Selon l’entrevue de Lucie, la confiance entre les quatre est basée, en premier lieu, sur une identification produite dans le contexte de cette rencontre avec les russes aux États-Unis, où ces acteurs francophones étaient en minorité dans un groupe majoritaire d’anglophones. La vision du théâtre de Lucie et des trois autres acteurs se définissait d’abord en opposition à celle des participants américains. Les bases de la confiance, dans la relation entre Mélissa et Jean d’un côté, et Lucie et Roland de l’autre, sont au départ, en lien avec cette identification qui s'est produite relativement vite, encore plus prononcée, probablement aussi à cause du contexte où elle a eu lieu. Le contexte de cette rencontre a été déterminant car l’influence des maîtres russes marquerait fortement ces acteurs. À travers ce contact, leur activité artistique prenait plus de sens; en même temps, cet atelier leur fournissait des éléments supplémentaires pour voir plus clairement quels pouvaient être les avantages de fonder une compagnie. Dans son entrevue, Mélissa nous avait expliqué qu’elle avait l’idée de la compagnie depuis ses premières années à l’école de théâtre, mais ce désir, au début, lui semblait plus un « rêve lointain » qu’un projet réalisable. À partir de cette expérience avec les russes, l’idée de la formation de la compagnie avait pris plus de force. 105 Il a fallu attendre un peu de temps encore pour que le projet soit plus mûr et que les circonstances soient plus adéquates, mais la volonté de fonder la compagnie a abouti à l’intégration d’une première tentative d’équipe de onze personnes. Le projet était de monter un spectacle inspiré d’une oeuvre littéraire connue. Mais comme il était trop compliqué et ambitieux, il n’a pas réussi. Cependant, les cinq mois de travail pour réaliser ce projet qui n’a pas abouti, ont servi à déterminer quelles personnes avaient la disponibilité et la capacité pour créer réellement la compagnie. Parmi les onze personnes qui avaient participé à ce projet de création collective, seulement quatre étaient assez convaincus, comparés aux autres personnes qui n’avaient pas fait ce choix, pour s’engager à fond dans un tel projet. C’étaient précisément, Mélissa, Jean, Lucie et Roland, les quatre personnes qui avaient vécu l’atelier avec les russes et qui partageaient des valeurs semblables concernant le théâtre. Par la suite, l’engagement de constituer une compagnie a eu un effet formateur et unificateur pour eux comme comédiens et aussi comme équipe de travail. Cependant leur force a été mise à l’épreuve à plusieurs occasions. Par exemple lors du montage du spectacle « Migrations I », la relation entre Mélissa et Jean a traversé une période critique, ils ont eu besoin de fixer de nouvelles limites. Malgré que la confiance interpersonnelle existait, il y avait probablement des problèmes qu’ils n’avaient pas été capables de résoudre. Mélissa avait eu, avant de commencer le projet « Migrations I », un contrat pour travailler dans une coproduction avec le Mali et Jean après, pendant le montage pour « Migrations I » avait critiqué ce travail mais d’une manière désagréable. Ils avaient vécu de fortes tensions qui avaient mis en doute la possibilité de continuer ce montage. Cependant, ils avaient trouvé des solutions à ces conflits et leur relation avait pu continuer. Dans ce cas concret, il y a eu des moments où chacun remettait en question son désir de poursuivre ce projet et même de continuer à travailler ensemble. 4.3.2. La compagnie mexicaine En lisant la définition que la compagnie mexicaine donne d’elle même, nous notons un certain goût du risque. Ses membres écrivent textuellement : « …nous voulons courir tous 106 les risques et commettre tous les péchés » et ils ajoutent que c’est cette disposition qui donne du sens à leur complicité. Les relations interpersonnelles dans cette compagnie sont aussi marquées par l’existence d’une confiance qui s’est construite, peu à peu, au cours des années et des expériences de travail partagé. Béatrice nous avait expliqué comment elle avait attendu plusieurs années avant que Julio accepte sa participation pour formuler des commentaires adressés aux acteurs. Cette compagnie mexicaine, réalise surtout des projets au Mexique mais elle aussi ouverte à l’échange. Une des preuves de cette volonté de rencontre est que le metteur en scène de la compagnie mexicaine est allé à Montréal en 1995 pour y faire une résidence et développer un projet. Cette volonté d’aller vers une autre culture est présente dans les deux compagnies mais elle a des raisons et des expressions différentes dans chacune d’elles. Pour les mexicains, l’intention qui les motive semble différente à celle des Québécois, ils veulent probablement connaître comment se fait le théâtre ailleurs et avoir accès à d’autres perspectives de la vie. En ce qui concerne la relation entre Julio et Juan Cristobal, nous pouvons apprécier que la confiance qui existe entre eux celle-ci est importante et elle se base sur une reconnaissance de la compétence de l’autre, sur des expériences passées de travail en commun et sur leur manière de s’engager dans des activités reliées au théâtre. En les écoutant parler et en les observant agir, nous notons, chez chacun d’eux, un plaisir et une passion évidents pour réaliser différentes activités reliées au théâtre. 4.3.3. La formation de l’équipe La construction de la confiance dans les relations entre les membres des deux compagnies et avec les acteurs mexicains invités à se joindre au projet a été également un processus où nous distinguons différentes étapes. Comme point de départ du processus, nous considérons le moment où les acteurs québécois ont vu une première pièce de théâtre mise en scène par Julio. Il s’agissait d’une adaptation de Juan Cristobal à un texte de Joyce qui les a impressionné fortement : ils ont apprécié son utilisation du corps, son sens esthétique et son style théâtrale en général. 107 Pour les acteurs québécois, l’occasion de travailler avec des membres de cette compagnie mexicaine s’est présentée une année plus tard, lorsque Julio réalisait un stage à Montréal. Comme Mélissa avait un contrat en Europe, elle a dû quitter mais Lucie et Jean ont accepté de participer à un court projet avec Julio. C’était la première fois qu’ils travaillaient ensemble mais c’était aussi la première fois que les acteurs québécois, organisés comme compagnie, avaient un metteur en scène, Julio a donc été leur premier metteur en scène. Cette situation a permis à Julio de connaître aussi le travail et la capacité de ces acteurs et elle leur a fourni l’occasion de se rendre compte comment Julio travaillait avec eux. À partir de cette expérience a surgi le désir de travailler ensemble à nouveau dans l’avenir et la confiance a commencé à se créer, basée sur le perception de la compétence de l’autre, sur les affinités personnelles et sur des aspirations partagées. Un autre projet de collaboration plus long demanderait des conditions propices et cela impliquerait des efforts soutenus pendant plus longtemps. Nous savons que, du côté de la compagnie québécoise, un pas important dans la démarche pour élaborer un projet conjoint, a été leur premier voyage à Mexico où l’entente de coproduction a pu être discutée. Julio leur a présenté des acteurs mexicains, de possibles candidats à s’intégrer au projet. Par la suite il a y eu des changements car certains de ces acteurs n’ont pas pu continuer. La confiance qui existait jusqu’à ce moment était basée sur la perception de la compétence, mais ce voyage a servi, aussi pour que la confiance se fonde aussi sur la perception de la disponibilité de l’autre. Les uns ont donné des preuves de cette disponibilité en entreprenant le voyage, et les autres par la qualité de leur accueil. Nous le constatons lorsque, dans son entrevue, Mélissa raconte le voyage que les trois acteurs québécois ont réalisé à Mexico. Ces jours passés à Mexico ont été qualifiés d’ « intenses » et Mélisa, Lucie et Jean ont apprécié la disponibilité du metteur en scène pour passer du temps avec eux. Ils ont vu ensemble plusieurs pièces de théâtre et de films intéressants et cela a probablement ouvert entre eux un espace de communication et de partage et leur a permis de se connaître davantage sur le plan humain et artistique. Ce voyage a mis en évidence la volonté qui existait des deux côtés pour réaliser ce projet malgré les difficultés qu’il représentait, surtout sur le plan financier. Quelques mois plus tard se produisait la deuxième rencontre, cette fois « plus officielle ». Celle-ci rassemblait les six acteurs, le metteur en scène et l’auteur, à Montréal. Ainsi le projet démarrait sous la modalité d’un atelier, d’une durée courte mais intense, pour 108 créer du matériel qui servirait à écrire la pièce que les acteurs joueraient ultérieurement. Le choix des acteurs invités par la compagnie mexicaine était bien défini à ce moment là et le cadre de l’atelier permettait à tous de passer du temps ensemble pour se connaître un peu. La confiance qui surgissait se basait aussi sur la connaissance de l’autre. Mais la perception de la compétence était encore un élément essentiel. Du point de vue de la confiance qui pouvait se créer dans les nouvelles relations, cette visite à Montréal avait eu aussi l’avantage de permettre au Québécois de recevoir les Mexicains chez eux. Pour épargner de l’argent, les visiteurs avaient été hébergés chez les Québécois et cela avait aidé pour qu’ils se connaissent davantage, ce qui nous semble particulièrement important dans le cas des relations très récentes comme celles qui existaient entre les acteurs mexicains et les acteurs québécois. Le fait de se connaître est un des éléments que la littérature mentionne souvent parmi les bases de la confiance. Ce voyage a donné aux membres mexicains de l'équipe l'opportunité de vivre aussi une expérience de déplacement, de dépaysement et de contact avec cette autre culture. Ils ont aussi pris un peu conscience des adaptations qui viennent en contre partie de cette situation. Le metteur en scène avait parlé de son expérience à Montréal: "J'avais tellement froid que je sentais que je ne pouvais même pas penser!" La rencontre avait eu lieu au mois de novembre qui n’est pas tout de même tellement froid mais le metteur en scène, avait été sensible au changement de climat. Cette expérience a même eu un impact dans un des passages de la pièce où un des personnages mentionne le froid et ses effets sur les émotions des personnes. Pour donner au lecteur une idée plus exacte de la situation des relations entre les membres de l’équipe, nous l’illustrons dans la figure 4.1. où nous représentons les personnes de cette équipe en mettant en évidence la distance qui existait entre elles, lors du point de départ du montage. Il y avait des liens qui avaient permis une entente entre des membres de deux compagnies mais nous observions aussi une distance entre les acteurs québécois et les acteurs mexicains était visible, nous avons voulu représenter ces liens et cette distance entre les personnes dans la figure 4.1. 109 110 4.3.4. Les aspects prometteurs À partir de l’information obtenue jusqu’à ce stade, nous identifions des aspects qui semblent prometteurs en termes des possibilités de réussite de ce projet et des apprentissages qui peuvent se produire. Ces aspects prometteurs sont en lien avec des caractéristiques favorables de la compagnie québécoise, de la compagnie mexicaine, du texte de la pièce et de la relation entre ces deux compagnies. Dans la section suivante, nous signalons des aspects de risque qui sont également présents. Ces aspects prometteurs et de risques sont énumérés dans le tableau 4.2. 4.3.4.1. Les aspects prometteurs concernant la compagnie québécoise Les acteurs de la compagnie québécoise ont une formation solide, de l’expérience professionnelle accumulée, le désir d’aller rencontrer une culture différente à la leur mais, en plus, ils ont l’avantage d’avoir une histoire partagée entre eux. Une historie qui les rend complices et amis et qui signifie qu’ils peuvent se donner du soutien et s’aider entre eux. Ils se connaissent beaucoup et savent quelles sont les forces et les faiblesses de chacun. Grâce à ces liens qui existent entre eux, nous pensons qu’ils sont capables de mieux s’adapter aux situations du séjour à Mexico et de donner plus comme artistes. Pour les acteurs mexicains, le travail avec des acteurs québécois est prometteur car ils peuvent apprendre de leur manière de jouer étant donné que les acteurs québécois sont plus âgés que les Mexicains et, même si la langue est différente, ils peuvent porter une attention particulière à leur jeu et cela peut les inspirer. 111 4.3.4.2. Les aspects prometteurs en lien avec la compagnie mexicaine Les membres de la compagnie mexicaine ont aussi une expérience de plus de douze ans de création sans interruption, un talent qui est reconnu et l’avantage de travailler ensemble depuis longtemps, ce qui leur donne une grande assurance. Mais une des différences importantes entre la compagnie mexicaine et la québécoise est que les membres de la compagnie mexicaine ne sont pas des acteurs mais ont d’autres rôles en tant que professionnels du théâtre; un est metteur en scène, un autre est auteur et un troisième est responsable de la production. Par conséquent, ils peuvent engager des acteurs différents selon les besoins des montages. Avec certains, ils maintiennent une relation assez longue comme avec Mauricio qu’ils connaissent depuis cinq ans déjà; avec d’autres, la relation s’établit seulement pour le temps d’un montage. Le nombre d’acteurs avec lesquels ils travaillent varie aussi : ils ont travaillé parfois avec deux acteurs seulement ou avec trois, quatre ou plus. Ainsi, ils ont une assez grande expérience et de la liberté pour choisir les personnes avec qui ils veulent travailler. De plus, les membres de cette compagnie ont des revenus relativement stables car ils occupent des postes dans des institutions qui sont en lien avec le théâtre. Cela leur donne, en plus d’une sécurité relative, des ressources et des contacts utiles. La compagnie mexicaine, créé depuis plus longtemps, en tant que compagnie a réalisé plusieurs montages; certains sont de grands succès, comme une pièce qui est une adaptation de Juan Cristobal à un texte de Joyce. Pour les participants québécois, le projet du montage de la pièce de théâtre en coproduction avec la compagnie mexicaine, tel qu'il a été conçu, leur offre une sécurité relative car ils ont confiance dans le travail des partenaires qu’ils ont choisi depuis longtemps et avec qui les relations sont satisfaisantes. Ce metteur en scène est une personne qu’ils apprécient, du point de vue artistique et humain. Si nous anticipons un peu sur le déroulement du travail, un aspect prometteur est relié aux possibilités que la relation entre Julio et Juan Cristobal représente; en effet, pendant le processus de son écriture, le metteur en scène et l’auteur ont travaillé ensemble. Cela permet au metteur en scène de bien connaître le texte et, à l’auteur, de pouvoir échanger avec lui aussi des idées sur la mise en scène, au fur et à mesure qu’évolue le montage. La possibilité de cet échange d’idées restera-t-elle ouverte pendant tout le temps que dure le montage? À cause de 112 la relation étroite et amicale qui existe entre Julio et Juan Cristobal, nous nous attendons à une réponse affirmative mais il pourrait y avoir des surprises. 4.3.4.3. Les aspects prometteurs concernant la relation entre les deux compagnies Parmi les aspects qui nous semblent positifs se trouve le fait que ces deux compagnies maintiennent des contacts depuis quelques années, qu’elles ont travaillé ensemble et qu’elles ont apprécié cette expérience. La communication entretenue a aidé à consolider le projet actuel et le travail accompli constitue une expérience passée positive. De la communication entre les deux compagnies a surgi une équipe assez bien équilibrée en termes du nombre de personnes participantes car la compagnie québécoise a contribué non seulement avec la moitié des acteurs mais aussi avec deux des concepteurs, celui du son et celui de l’éclairage. Pour analyser la relation entre les deux compagnies, nous prenons comme référence des comportements ou des actions qui représentent pour nous des indices de la confiance existante. Ces indices de la confiance se manifestent de plusieurs manières. La volonté d’apporter du temps, de l’énergie et les ressources économiques nécessaires à la réalisation de cette pièce est un des premiers indices de l’existence de la confiance car cela implique un effort considérable, de part et d’autre, en plus d’une planification, une communication et une coordination entretenues bien à l’avance. L'ouverture à la rencontre de la part de chacune des deux compagnies et de chacune des personnes en particulier, est un autre des indices que la confiance existe entre les personnes des deux sous groupes, dès le début du processus du montage de la pièce. Cette confiance est basée sur la perception des compétences des membres de la compagnie mexicaine qui ont réalisé au moins une dizaine de montages, sur des expériences passées, sur la convergence de leurs visions du théâtre et sur une connaissance de l'autre. Les valeurs et des buts partagés produisent, dés le départ, des conditions favorables à l’émergence de la confiance dans les relations entre les deux compagnies. Leurs membres ont mentionné, à des moments différents, que leur compagnie ressemble à une famille. La valeur qui nous semble plus évidente dans les deux cas est celle de l’importance du niveau 113 d’engagement, ce qui se voit clairement lorsqu’on voit la place que l’activité théâtrale occupe dans la vie de ces personnes et le sens que la création a pour elles. Chacune des compagnies a l’opportunité d’enrichir l'équipe de son vécu, de son mode de fonctionnement et de relations qui durent depuis plusieurs années, mais ces deux manières de fonctionner risquent aussi de ne pas s’adapter l’une à l’autre et de susciter des malentendus ou des situations de conflit. Les deux compagnies apportent aussi les nouvelles relations établies avec des nouveaux membres, qui la plupart travaillent avec eux pour la première fois. Ces nouvelles personnes suivent elles aussi un processus d’adaptation. Pour l’auteur, le fait que le reste des membres de l’équipe lui demande d’écrire une pièce dans un temps très limité et accepte l’idée de la jouer avant même de l’avoir lue, représentait, en soi, une grande preuve de confiance des acteurs envers lui. Du point de vue des concepteurs qui se sont intégrés au projet en répondant à l’invitation de la compagnie québécoise, la preuve de confiance a été qu’ils aient accepté ce travail qui demandait un déplacement de plusieurs semaines dans un pays étranger, alors qu’en plus ils ne connaissaient pas toujours bien la langue parlée dans ce pays. 4.3.4.4. Les aspects prometteurs en lien avec le texte Il nous semble positif que la pièce soit le résultat des improvisations des acteurs et qu’il concerne des questions qui ont du sens pour eux. Ainsi, à la base, ce texte peut les toucher simplement parce qu'ils ont contribué à sa création. Ce texte présente l’avantage de favoriser l’intégration de l’équipe. Nous ignorons si, au moment de son écriture, l’intention de contribuer à l’intégration a été pour quelque chose, mais que cela ait été voulu et décidé dans ce but ou pas, il arrive tout de même qu’à cause des entrelacements des situations, cette pièce donne à chacun des acteurs, la possibilité de travailler de façon assez égale avec tous les autres. En outre, comme la plupart des scènes sont des dialogues, cela permet à chaque acteur d’avoir une interaction personnelle avec les autres cinq acteurs. Le fait d’avoir une scène à travailler invite chacun des membres à entrer en relation avec les autres directement, au moins pour apprendre et ensuite pour répéter la 114 scène. Cela contribue à qu’elles se connaissent d’avantage et aide à construire des liens et de la confiance entre les personnes qui travaillent ensemble depuis peu. Une autre caractéristique du texte est qu’il présente dix personnages. Quatre, parmi les six acteurs, ont des rôles doubles. Cela a comme avantage d’équilibrer l'importance de la participation des six acteurs, ayant tous une importance semblable pour la pièce. Cela évite que certains se sentent moins engagés que d’autres. 4.3.5. Les risques auxquels ce montage est exposé Les risques sont tous les éléments que nous pouvons identifier, dès ce moment, qui pourraient empêcher ou diminuer la réussite de ce projet. Nous employons le terme réussite comme l’idée d’obtenir un bon résultat final: une pièce qui soit satisfaisante selon le critère du metteur en scène mais qui soit aussi acceptée par le public. Nous énumérerons ici séparément les principales problématiques associées au risque mais en réalité, ces questions sont interdépendantes puisque la plupart de ces aspects ont une influence sur les autres. 4.3.5.1. Les risques associés aux limites des ressources L’aspect financier est traité en premier car les limites des ressources produisent certaines conditions déterminantes du montage. Par exemple, la longueur du séjour des acteurs québécois à Mexico dépend de la possibilité de son financement. Un des risques associés aux ressources est qu’elles soient trop limitées et donc que le temps pour réaliser le montage soit insuffisant. Les limites d'argent se traduisent par le besoin de faire le travail dans le moins de temps possible. Est-ce que tous les acteurs s'ajusteront assez bien à ces contraintes de temps? Seront-ils capables de prévoir comment travailler dans le temps dont ils disposent? L’importance de l’aspect économique se comprend mieux lorsque nous savons que dans la compagnie québécoise, aucun des membres n’a une source de revenus stable. Leurs revenus proviennent des contrats temporaires qu’ils signent et des subventions qu’ils 115 obtiennent d’organismes gouvernementaux qui soutiennent la création artistique au Québec. Selon l’entrevue que nous avons eue avec le producteur québécois, les demandes de subvention exigent de grands efforts, faits très à l’avance, pour réunir toutes les conditions que ces instances demandent avant d’accorder des montants d’argent. Lorsque ces demandes sont acceptées, l’argent, est généralement versé bien plus tard que ce qu’on attend et dans des quantités souvent inférieures à celles qui ont été demandées. Cela par conséquence, implique que cette compagnie se trouve assez limitée économiquement. Au moment des représentations, un petit montant d’argent est récupéré grâce à la vente des entrées, mais, les coûts des montage normalement surpassent ces revenus car il faut encore payer la location de la salle de théâtre, le travail des techniciens et d’autres frais qui peuvent rendre les projets déficitaires. 4.3.5.2. Le risque que le temps pour le montage soit trop court. En deuxième lieu nous voulons parler de la disponibilité de temps car elle est une conséquence directe de l’aspect financier. Étant donné cette limite d’argent, le temps pour réaliser ce montage est relativement court parce qu’il coûte cher de financer le séjour des acteurs québécois à Mexico. L’équipe s’est donc engagée à finir le montage en moins de deux mois. Ce temps de travail est très court si l’on tient compte de l’extension de la pièce et de sa complexité, du nombre d’acteurs qui y jouent, du fait que plusieurs relations entre ces acteurs sont récentes, sans mentionner les complications supplémentaires qui proviennent du fait de travailler en trois langues et en rapprochant deux cultures. En conséquence, les horaires des répétions risquent d’être longs et le rythme de travail assez intense. 116 4.3.5.3. Les risques qui dépendent de la qualité des relations entre les acteurs. Nous avons mentionné que les relations entre les acteurs de la compagnie québécoise sont bonnes mais elles ont aussi traversé dans le passé des crises importantes. Existe-t-il le risque que, sous les nouvelles conditions de pression, de nouvelles crises se présentent? Nous pensons que le risque existe pour deux raisons: des événements critiques se sont présentés dans le passé et le séjour dans un pays nouveau suppose de vivre des situations d’incertitude. Il est vrai que même dans les relations longues et profondes, la confiance, par sa nature propre, reste fragile et il existe le risque qu’elle subisse une rupture ou des affaiblissements, selon les problèmes qui surgissent entre les personnes et leur capacité de trouver des solutions. Le travail de coproduction avec la compagnie mexicaine est une nouvelle situation où les tensions risquent de se présenter entre des acteurs qui se connaissent depuis longtemps ou entre ceux qui ne se connaissent pas tellement. Il y a un risque que l’équipe ne réussisse pas à s’intégrer et qu’une séparation marquée se survienne entre les acteurs québécois et les mexicains, répercutant sur la qualité du spectacle. L’intégration à faire est aussi celle de deux compagnies qui viennent de deux pays différents, et qui ont aussi leurs propres visions du théâtre. Ces visions peuvent avoir des points en commun qui facilitent leur convergence vers des objectifs semblables mais il existe le risque que, dans la pratique et dans le travail réalisé au quotidien, les personnes de ces compagnie découvrent aussi des différences importantes qu’ils n’avaient pas vues avant, qui peuvent les confronter. En réalité, tous les membres de l’équipe devront aussi s’adapter à travailler en concordance avec les deux modes de fonctionnement de ces compagnies, implicites dans leurs façons de travailler. Chacune d’elles a des règles explicites mais aussi de ses accords implicites. Résumant cette idée, ce temps assez court est un facteur de risque non seulement pour ce qui est du travail mais aussi pour assurer une bonne intégration de cette équipe. Voyons quels autres éléments se rapportent à l’intégration de l’équipe. Nous pensons que cette équipe est déséquilibrée dans le sens qu’elle est composée par des personnes qui se connaissent beaucoup et par d’autres qui travaillent ensemble pour la première fois. Le risque dans cette situation est que le leader ne soit pas capable d’agir pour que de nouveaux liens se tissent 117 assez rapidement et pour que les personnes qui se connaissent d’avantage n’adoptent pas des comportements qui excluent les autres. 4.3.5.4. Les risques associés au difficultés de communications à cause des langes Un autre risque est que l’emploi du français peut représenter, pour les acteurs mexicains, une barrière pour le rapprochement entre les acteurs de la compagnie québécoise et les acteurs mexicains. Pour deux des acteurs québécois, la compréhension de l’espagnol n’est pas simple et cela rend leur travail plus difficile. Auront-ils l’ouverture et la patience nécessaires pour relever ce défi? Le jeu dans les trois langues représente aussi pour l’équipe de travail une expérience nouvelle qui implique de courir le risque de ne pas être compris par le public mexicain, auquel est destinée la pièce, qui n’est pas nécessairement bilingue, encore moins trilingue. 4.3.5.5. Les risques que les attentes soient trop élevées et ne soient pas satisfaites Lorsque nous parlons de risques nous nous demandons: Quel rôle jouent les attentes? Les attentes ont probablement surgi, pour les acteurs québécois et les mexicains aussi, probablement à partir du premier contact avec le metteur en scène qui a été, la pièce de théâtre sur le texte de Joyce. Comme cette pièce leur a plu énormément, elle reste, pour eux, une sorte de point de référence, une sorte de modèle du type de travail qu’ils aimeraient réaliser. Justement, cette pièce est celle que Mélissa avait beaucoup appréciée à Montréal, en 1995. De son côté, c’est à dire au Mexique, Mauricio aussi l’avait vue, dans sa ville, parce que cette pièce avait été jouée dans différentes villes importantes du pays. Cette pièce les avait motivés, tous les deux, chacun de leur côté, des années avant, non seulement à rencontrer ce metteur en scène mais aussi à travailler avec lui. Mauricio avait pu prendre contact avec lui peu de temps après, tandis que Mélissa, Lucie et Jean avaient attendu un peu plus avant de pouvoir rencontrer Julio. Cette rencontre, avait eu lieu, pour eux, lorsque Julio est revenu à Montréal en vue de trouver des acteurs pour réaliser un petit projet. Dans le cas de Mauricio, sa 118 possibilité de travailler avec Julio a dépendu de sa décision de déménager de sa ville natale pour venir le rejoindre à Mexico. Nous voyons alors comment une des mises en scène du metteur en scène a été une première référence de sa compétence aux yeux des acteurs. Une référence marquante sans doute, d’ailleurs cette pièce à été jouée à différentes reprises et toujours avec beaucoup de succès. Cette première impression positive a crée chez les acteurs une attente parfois non dite de réaliser un travail, sinon pareil, du moins « aussi bon » ou semblable. Or, cela semble difficile au départ pour les raisons suivantes: la présente pièce de théâtre ne sera pas montée dans des conditions semblables, ni se basera sur un texte du même type. Le texte de la pièce dont on parle est une adaptation d’une œuvre classique de Joyce, tandis que ce texte est une sorte de création collective qui donne lieu à une histoire originale, moderne mais qui a été écrite très rapidement et avec l’intention de s’adapter aux caractéristiques des acteurs. Donc les deux types de textes sont différents. La présente pièce doit être montée dans un temps extrêmement court, avec le double d’acteurs, et sur un texte fragmentaire et complexe. Dans l’adaptation du texte de Joyce dont nous parlons, il y a trois personnages seulement et trois acteurs; dans la pièce que nous analysons, il y a six acteurs et dix personnages. Il est probable de retrouver le même style théâtral du metteur en scène et une qualité similaire de la mise mais il y aura probablement des différences importantes, notamment celles qui proviennent du texte. Seront–elles très importantes? Est-ce que les acteurs sauront accepter ces différences? Seront-ils prêts à ne plus avoir cette autre pièce qu’ils ont tellement aimée comme un point de référence qui est presque comme un idéal? Les attentes ne sont pas seulement celles que nous venons de mentionner mais il existe des attentes qui ont surgi, peu à peu, à cause de tous les efforts que ce projet implique en termes de préparation. Construire des conditions pour pouvoir commencer le travail du montage a été en soi, un travail considérable et long. Ainsi, avant même de pouvoir commencer les répétions, une impressionnante quantité d’énergie a été déployée pour construire le cadre où aurait lieu le travail artistique. Ces efforts ont été motivés par un grand désir de rencontre et par la croyance que cet échange interculturel sera enrichissant du point de vue artistique et humain. Cette croyance a, naturellement, un aspect positif mais elle risque 119 d’agir comme un couteau à double tranchant; d’un côté, les membres de la compagnie, après un processus de préparation si long, sont prêts à s’engager très sérieusement, à donner le meilleur d’eux mêmes mais, d’un autre côté, il serait logique de penser qu’ en contrepartie ils aimeraient que leurs efforts soient récompensés par un travail très satisfaisant, une expérience à la hauteur de tous les efforts réalisés et du temps que la préparation de ce projet a demandé. Comment sera l’expérience en réalité? Est-ce qu’elle correspondra à ces attentes ou pas? Il est possible qu’elle corresponde à ces attentes mais il se pourrait aussi qu’il y ait des aspects qui surprennent ou déçoivent les membres de l’équipe à cause d’un décalage entre ce qu’ils attendent et les possibilités réelles que ce montage leur offre. Est-ce que les attentes sont trop élevées? D’autre part, cette entente continue d’impliquer pour les acteurs québécois de se déplacer et d'assumer des dépenses plus grandes que s’ils restaient à Montréal. Outre l’aspect budgétaire, le déplacement leur demande en plus divers efforts d’adaptation. Certains, plus élémentaires, concernent des questions de la vie quotidienne comme les horaires des repas, le type d’alimentation et le logement. D’autres aspects sont reliés au fait de vivre dans une ville où une série de conditions changent par rapport à la ville de Montréal. 4.3.5.6. Les risques reliés à la compréhension du texte En fait, ce texte n’a été complétée que quelques semaines avant l’arrivée de la compagnie québécoise au Mexique sauf pour la dernière scène qui a été écrite à peine vers la fin du montage. Le texte donne quelques informations essentielles mais comme il se construit à partir de fragments d’une multiplicité d’histoires entrelacées qui s’entrecroisent, il a l’inconvénient de devenir assez complexe et de laisser plusieurs questions sans réponse. Le spectateur ne peut pas en savoir plus par le texte et doit alors chercher ses propres explications. Mais cela est peut être vrai pour certains acteurs qui pourraient ressentir de la confusion face à un texte un peu surréaliste où quelques situations manquent de logique. Le texte ne les explique pas tout à fait, ou du moins pas explicitement. L’acteur, s'il en ressent le besoin, construira pour lui une certaine logique afin de donner plus de sens à ces fragments d'histoires. 120 Après avoir énuméré des aspects qui représentent des risques ou qui sont prometteurs pour différentes raisons, nous proposons au lecteur de consulter le tableau 4.2. où est condensée cette information. Les mêmes éléments qui sont potentiellement un risque, constituent aussi une possibilité de devenir un point favorable. Cette évaluation de ces caractéristiques du projet est utile pour que le lecteur apprécie le type de défi auquel cette équipe fera face à travers le montage de la pièce tant pour l’aspect relationnel comme de la tâche. 121 Tableau 4.2. Les aspects prometteurs et les risques présents au point de départ En lien avec: Les aspects prometteurs Les risques La compagnie québécoise - Les acteurs ont du talent et une formation artistique très solide - Ils ont une dizaine d’ années d’expérience au moins - Ils sont ouverts et disponibles à la rencontre - Ils ont des relations très étroites entre eux - Deux parmi eux savent bien parler espagnol La compagnie mexicaine - Les membres de cette compagnie ont du talent, une formation solide et plus de quatorze ans d’expérience - Ils ont des revenus stables et des contacts institutionnels importants. - La relation entre le metteur en scène et l’auteur permet une collaboration étroite qui en fait s’est produite dès le stade de l’écriture de la pièce, donc le metteur en scène connaît et comprend bien ce texte. Au cours du montage, il peut toujours demander l’avis de l’auteur. - Ils ont fait un bon choix d’acteurs mexicains pour ce projet - La relation a permis des ententes et il existe une confiance qui s’est produite peu à peu. Elle est basée sur la perception de la compétence de l’autre, sur une certaine connaissance de l’autre, sur des expériences passées positives, sur des points d’identification concernant les valeurs communes en lien avec le théâtre et sur la disponibilité à la rencontre - Il a été écrit spécialement pour ces six acteurs. Il tient compte de leur personnalité. Il concerne un peu ces acteurs car il est écrit à partir du matériel produit collectivement. - Il favorise l’intégration de tous par sa structure où les scènes de deux personnages sont très nombreuses et créent des conditions pour que tous entrent en contact directement avec les autres. - Il favorise l’équilibre de la participation de tous car la charge de travail est également distribuée. - Les québécois peuvent avoir des difficultés à s’adapter à Mexico. Ils peuvent avoir des problèmes entre eux. -Un acteur ne parle pas bien espagnol. Il a des difficultés à communiquer avec les autres membres qui parlent en espagnol. L’autre qui le parle mieux peut aussi avoir des difficultés de compréhension - Les membres de la compagnie mexicaine pourraient ne pas donner tout le soutien dont les participants québécois ont besoin en raison de leur condition d’étrangers à Mexico - Les membres mexicains de l’équipe pourraient avoir de la difficulté à s’intégrer avec un groupe qui parle une langue qu’ils ne comprennent pas et à s’adapter à leur manière de jouer qui comporte des différences. La relation entre les deux compagnies et avec les acteurs mexicains Le texte - Ces deux compagnies ont des parcours différents et des fonctionnements propres. - Dans la pratique, leur visions peuvent s’avérer moins semblables que ce qu’elles paraissaient au début. - L’intégration de l’équipe doit se faire en très peu de temps - Le texte n’a pas pu être connu à l’avance par les acteurs car l’engagement de jouer ce texte a été pris avant la fin de son écriture. - Le texte est assez complexe car il présente dix personnages et leurs histoires sont très fragmentées. - Le texte est surréaliste et parfois confus et un peu illogique. - L’auteur pense que les acteurs pourraient ne pas comprendre exactement le ton de la pièce. 122 La disponibilité des ressources - Les deux compagnies ont fait un - Malgré l’apport des deux compagnies, payer le séjour des Québécois à Mexico est cher - La question qui se pose est : Est-ce que le temps et les ressources seront suffisantes pour couvrir tous les besoins du montage et ses imprévus? L’utilisation des trois langues - L’emploi de trois langues dans les répétitions risque de compliquer la communication entre les acteurs et le metteur en scène qui devra diriger des scènes en français, alors qu’il ne le parle pas. - Les attentes de réaliser une pièce similaire à celle de l’adaptation du texte de Joyce peuvent provoquer une déception car les caractéristiques de cette pièce au départ sont très différentes. - Les attentes résultant des efforts déployés avant de se réunir et commencer à travailler peuvent engendrer un niveau d’exigence trop élevé, alors, chacun peut sentir qu’il doit donner beaucoup trop et espérer aussi que les autres agissent de la sorte. - Le public peut ne pas comprendre les scènes qui se passent en français ou ne pas aimer la pièce pour différentes raisons Les attentes Le public apport équivalent pour financer ce projet et cela démontre déjà une grande disponibilité pour s’engager - La compagnie mexicaine met au service du projet des ressources qui ne sont pas seulement économiques : un soutien institutionnel est offert et se traduit, par exemple, par un prix plus avantageux pour la location de la salle de théâtre - L’emploi de trois langues dans la pièce est un aspect qui rend la pièce attirante car c’est une sorte d’expérience nouvelle qui permettra de distinguer entre le langage théâtrale et le langage parlé - Les attentes surgies du premier contact avec le travail de Julio et de Juan Cristobal ont stimulé des acteurs mexicains et québécois à vouloir travailler avec eux - Les attentes de réaliser un travail stimulant ont aidé à organiser ce projet et à fournir les conditions dans lesquelles il sera accompli - Le public peut être attiré par l’idée de voir une pièce originale, écrite par un auteur renommé au Mexique et mise en scène par un metteur en scène dont la réputation est excellente 4.4. Conclusion À partir de cette révision des événements nous montrons que, lorsque le montage comme tel a commencé, la relation entre la compagnie québécoise et la compagnie mexicaine avait déjà suivi un parcours de plusieurs étapes et à travers ce cheminement la confiance se construisait progressivement. Nous avons analysé les principales étapes de ce parcours et nous avons souligné les comportements qui mettent en évidence leur disponibilité et leur envie de travailler ensemble. Ces aspects sont clefs pour la réussite du spectacle qu’ils veulent créer. 123 À partir de la description et de l’analyse que nous avons proposée, nous retenons les caractéristiques les plus marquantes de ce projet: 1) L’aspect interculturel exige diverses adaptations, l'une d'elles étant l’emploi de trois langues; 2) La formation de l’équipe de travail à partir d’une entente de coproduction de deux compagnies de théâtre composées par des personnes qui s’identifient sur certains points concernant leur vision du théâtre; 3) Le budget limité qui a des conséquences importantes sur le travail; 4) Un texte, écrit exclusivement pour ces acteurs, après d’un atelier d’improvisation, original mais compliqué. Dans cette description et dans l’analyse qui a suivi, nous avons porté notre attention sur des éléments qui nous ont semblé déterminants pour la formation de cette équipe. Cela a mis en évidence qu’il y a des relations très longues et profondes, de plus de dix ans, des relations d’une durée moyenne, d’environ cinq ans, et d’autres très récentes. Les bases de la confiance dans ces relations interpersonnelles varient, naturellement. Nous sommes face à un groupe très hétérogène et on pourrait même dire déséquilibré parce les acteurs québécois ont entre eux des liens très forts et anciens, tandis les acteurs mexicains, travaillent ensemble pour la première fois. Cette récapitulation ayant été faite, il y a deux facteurs qui nous semblent essentiels pour la suite car ils pourront déterminer si les aspects prometteurs seront plus importants que les facteurs de risque: 1) Le rôle du metteur en scène. Nous pensons que sa manière de mener ce groupe pourra créer une intégration et une cohésion ou au contraire accentuer les différences présentes depuis le début. 2) L’attitude et le comportement de chacun des acteurs vis à vis des autres, dans chaque troupe surtout en ce qui concerne les relations entre mexicains et québécois. Une autre considération est que même dans les relations de longue date, la question de la confiance reste importante et sujette à des changements. Des événements ou des comportements divers peuvent la renforcer ou l’affaiblir. Selon nous, un élément unificateur de grand poids, est la motivation partagée de participer à une expérience qui est vue, par chacun des participants de cette équipe, comme 124 enrichissante et nouvelle. C’est leur désir de vivre cette expérience ensemble malgré les complications qui risquent de se présenter. Bien que les raisons profondes pour s’inscrire dans ce projet puissent varier d’une personne à l’autre, la disposition à la rencontre présente dans chacune des personnes et constitue un facteur qui stimule et donne du sens à ce défi que chacun a accepté de relever de son mieux. Est-ce d’autres difficultés qui ne sont pas encore visibles à cette étape surgiront par la suite? Est-ce que ces éléments positifs seront suffisants pour que le projet réussisse? Donc à partir même des point communs il y a encore des motifs différents. Est-ce que ces différences causent des problèmes? Ou bien les points communs les rapprochent et permettent une bonne compréhension entre ces partenaires? 125 CHAPITRE V ANALYSE DE L’ÉTAPE 1 5.1. Introduction Ayant considéré les origines de cette équipe de travail, nous analyserons le processus du montage de cette pièce selon trois étapes différentes. La première, qui fera l’objet de ce chapitre, est celle où un des enjeux majeurs est celui de construire vraiment une équipe à partir de deux sous groupes qui sont encore clairement séparés. Voyons comment les membres de l’équipe s’y prennent et quels sont les résultats qu’ils obtiennent. 5.2. Définition des étapes La première étape commence au début du montage le 5 juin pendant que les répétitions ont lieu dans une « salle de lecture »: elle se termine le 27 juin quand les répétitions commencent à se dérouler dans le théâtre. Le fait de changer de lieu de travail influence le processus à cause de la grande importance de l’espace et de ses conséquences sur le jeu. La deuxième étape débute le 28 juin et finit le 7 juillet, lorsque les répétitions s’organisent, de plus en plus, dans une perspective d’ensemble de la pièce et que la continuité entre les scènes devient plus importante, l’équipe travaillant alors beaucoup plus sur l’enchaînent des scènes en plus de soigner tous ses détails. À partir du 8 juillet commence la troisième étape durant laquelle vont progressivement s’intégrer tous les autres aspects qui font partie de la pièce en plus du jeu des acteurs : le son, les costumes, la mise en scène et l’éclairage. Cette étape prend fin lors de la première présentation de la pièce devant le public, le 19 juillet. À travers ces étapes, certains objectifs du travail varient. Dans la première, l’équipe met d’abord l’accent sur les détails du jeu exclusivement, en travaillant sur chaque scène de façon indépendante. Du point de vue de l’apprentissage, cette étape est fondamentale car elle 126 constitue la base du travail qui suit. Ensuite, même si l’on continue à tenir compte des détails dans les scènes, l’attention commence à porter, de plus en plus, sur la pièce en tant qu’unité. 5.3. Description d’une journée de travail représentative de la première étape La partie qui suit donnera au lecteur des exemples précis du travail effectué par l’équipe. Étant donné que nous décrirons, dans les chapitres suivants, des journées représentatives de la deuxième et de la troisième étape, le lecteur sera en mesure d’apprécier les changements dans la dynamique du travail, d’une étape à l’autre. La description que nous fournissons, sur cette journée représentative de la première étape porte sur des événements qui ont eu lieu pendant le travail dans la salle et en dehors de la répétition, car ils nous donnent des indications sur les interactions entre les membres de l’équipe et l’évolution de la confiance qui se construit progressivement. À travers notre description des échanges qui concernent des scènes en particulier, nous tentons de montrer au lecteur le type d’interactions qui servent au processus de leur construction. En raison de cette logique, nous parlerons, en premier lieu de la préparation au travail qui est un temps pendant lequel les acteurs s’échauffent et commencent à entrer en contact les uns avec les autres. En deuxième lieu, nous décrirons le travail de l’avant midi qui porte sur plusieurs scènes. Nous soulignons particulièrement celles qui ont pris plus de temps et d’attention. Nous mentionnons par la suite, certains événements qui se sont produits pendant la pause du dîner, pour ensuite continuer à expliquer des moments importants du travail en après-midi. La fin de la journée est le dernier moment que nous considérons. Il nous fourni des informations significatives car c’est lorsque les membres de l’équipe échangent des impressions personnelles sur le travail de la journée. 5.3.1. La préparation au travail. 5 juin 2001. Le rendez-vous pour commencer la séance de répétition est à 10 : 00 heures dans un des bâtiments de l’ensemble qui appartient à l’Institut National des Beaux Arts 127 au Mexique. Le théâtre est proche de là et il y a aussi deux petits restaurants où les membres de l’équipe mangent car ils sont proches et pas chers. Le lieu où se déroulent les répétions est une salle rectangulaire, au premier étage, qui a, au fond, du côté droit, une seule grande fenêtre. Une table longue divise la pièce. Devant la table, l’espace plus grand est « la scène »; derrière la table se trouvent cinq ou six chaises. Nous arrivons à l’heure exacte. Avant d’ouvrir la porte, nous entendons une femme qui chante. Quand nous entrons, elle nous sourit et elle arrête de chanter. C’est Lucie, une des actrices de la compagnie québécoise. Elle est encore seule dans la salle car personne n’est encore arrivé. Elle est de bonne humeur et elle se montre disponible pour nous parler spontanément de sa vision des personnages de cette pièce. Elle a deux rôles différents: celui d’une jeune fille française qui habite Montréal et celui d’une Canadienne anglaise qui veut se rendre dans un pays de l’Amérique centrale, en passage à Mexico, entre deux vols. Elle commente: « Ces personnages sont intéressants pour moi car ces femmes sont entre deux cultures, comme moi en réalité. Mon père vient de l’Europe et ma mère du Canada. Quand j’avais seize ans, j’ai déménagé au Canada ». À ce moment, deux autres acteurs québécois, Mélissa et Jean, entrent dans la salle. Ils parlent français entre eux, ils nous saluent et ils commencent à faire un réchauffement qui consiste en des étirements au sol, des vocalisations, des gestes du visage. Il font des blagues, ils semblent se connaître depuis un certain temps. Les acteurs mexicains, Mauricio, Claudia et Pablo arrivent ensuite séparément et saluent en entrant mais il ne font pas beaucoup de conversation ni entre eux, ni avec les autres acteurs. Ils font aussi des réchauffements. Le metteur en scène arrive vers dix heures vingt. Il laisse encore du temps aux acteurs pour se préparer, il parle avec son assistante d’abord et ensuite, un peu aux acteurs de sujets divers. À onze heures, il leur demande d’être prêts à commencer la répétition. Les acteurs mexicains s’assoient du côté droit de la salle; les autres se placent du côté gauche. Les québécois parlent en français entre eux; ni le metteur en scène ni les acteurs mexicains comprennent le français, sauf une. 5.3.2. Le travail dans l’avant midi. Conformément aux demandes de Julio, le metteur en scène, des paires d’acteurs 128 répètent des scènes en séquence désordonnée par rapport à la pièce. Julio interrompt constamment le déroulement des scènes pour donner des indications. Les scènes, mais surtout des séquences de scènes, sont répétées plusieurs fois de suite. Une phrase, l’intonation d’un mot clef, un geste, une série de mouvements, une façon de marcher ou même un regard peuvent faire l’objet d’une explication, d’une courte discussion ou de plusieurs essais différents. Le metteur en scène se sert en quelque sorte des erreurs comme point de départ utile. En fait, « les erreurs », ne sont pas vraiment « des erreurs » mais des choses que l’acteur, à ce stade, ne sait pas encore comment faire, comment exprimer, comment dire. L’objectif de ces interventions du metteur en scène est d’expliquer à l’acteur les intentions des personnages et le type de relations qui existent entre eux dans les situations précises que chaque scène présente. Il y a du temps pour poser des questions. Le metteur en scène dit: « Commençons par la scène de la mère et de son fils Pierre ». Cette scène n’est pas la première de la pièce et elle se déroule en français. 5.3.3. La scène de Pierre et de sa mère. Jouée par Mélissa et Jean, la scène de Pierre et de Mélissa se passe à Montréal et présente une relation extrêmement tendue et problématique entre un fils adulte et sa mère. Lorsque la mère rentre chez elle, son fils est occupé avec l’ordinateur et elle est très déçue car elle s’attendait à ce qu’il soit parti chercher un emploi. Elle commence par lui demander s’ il est allé à une entrevue d’emploi. Dans le ton de sa réponse, le fils donne l’impression de n’ avoir fait aucun effort pour obtenir ce poste; en conséquence, elle se met en colère contre lui, mais il accorde peu d’importance à ses récriminations. Elle s’exalte, s’énerve. Le ton de ses réclamations monte et s’intensifie de plus en plus, jusqu’à ce qu’elle pleure d’angoisse tellement elle souffre pour son fils. Elle dit: « Je me suis juré de faire quelqu’un de toi ». À l’opposé, le comportement de son fils marque un contraste, son indifférence et son ironie sont des attitudes qui provoquent encore plus l’irritation et le désespoir de sa mère. Les acteurs connaissent leur texte relativement bien mais il leur arrive encore d’en oublier des parties ou de se tromper. Lucie suit leur jeu en lisant le texte au cas où ils auraient besoin d’un soutien pour leur rappeler des parties. Quand cela arrive, l’acteur sur la scène dit 129 seulement « texte » et celui qui le lit en dehors de la scène peut lui dire les lignes manquantes ou confuses. Le metteur en scène fait des commentaires divers. Par exemple, il dit à Mélissa que les actions qu’elle fait avec son sac, soit sortir une cigarette et prendre sa pilule pour les nerfs, sont bien mais qu’elle doit être plus adroite, plus habile pour sortir son mouchoir. Il est assez comique quand il ajoute: « Les femmes qui pleurent continuellement pour manipuler tout le monde ont beaucoup de pratique pour trouver très vite leur mouchoir. C’est un article de première nécessité pour elles ». Ce ton est tellement ironique que tous éclatent de rire. Le sens de l’humour est souvent présent et il crée une ambiance de travail très agréable qui contribue à stimuler la créativité. Pour cette scène, le metteur en scène demande à Jean de changer de ton: « Quand tu te moques d’elle la première fois, tu es plus agressif; la deuxième fois, tu dois être plus modéré. Faites attentions tous les deux à vos mouvements. Ton énergie, Mélissa, n’était pas assez forte ». Il s’adresse encore à Jean: « On ne comprend pas bien ton travail avec l’ordinateur: tu dois le définir mieux. Et il ne faut pas réfléchir tellement. Mélissa, ton attitude corporelle est bonne ». Dans cette scène, Paul, le personnage joué par Jean, demande à sa mère: « Pourquoi te préoccupes-toi tout le temps de moi? Tu n’as pas de vie, toi? Tu n’attends pas deux minutes que je sois sorti pour venir fouiller dans ma chambre! Qu’est ce que tu espères trouver?» Julio intervient justement à ce moment du dialogue pour raconter une scène d’un film qui traite d’un conflit entre une mère et son fils. Voici un extrait du récit de ce film: « En faisant le ménage de la chambre de son fils, la mère trouve un cahier où il a des dessins d’hommes et un nom qui revient souvent: Brian. Commençant à soupçonner que son fils est homosexuel, elle lui pose des questions au sujet de ses relations amoureuses. Son fils est très gêné et il évite de lui répondre. Par la suite, la mère rencontre une autre femme dont le fils est homosexuel; celle-ci lui conseille de ne pas demander à son fils s’il est homosexuel. Selon elle, il faut juste lui dire: « je le sais ». Après avoir parlé du film, Julio a fait des liens avec la scène de la pièce de théâtre. Dans cette dernière, la mère soupçonne que son fils prépare quelque chose, même si elle ne sait ni ce qu’il fera, ni quand il agira. Cette scène rejouée très souvent fera l’objet de nombreuses modifications au cours du processus. Pendant le travail sur la scène de Jean et de Mélissa, Julio dirige les acteurs, même sans connaître le français, en suivant la version du texte en espagnol. Dans cette scène, les 130 personnages changent beaucoup d’attitudes et leurs émotions sont assez intenses. Le degré supplémentaire de difficulté du jeu est dû au fait que les acteurs doivent trouver des manières de montrer au public, qui n’est pas francophone, la dynamique de la situation de cette scène et ses changements. C’est pourquoi le metteur en scène leur fait de nombreuses remarques sur des aspects tels que les actions, le ton de la voix, les intentions des personnages et leurs sentiments. Il veut que les acteurs soulignent davantage certains des traits de leurs personnages comme l’aspect manipulateur de la mère ou l’insouciance du fils. Ce qui change dans cette scène, par rapport à celles qui sont en espagnol, c’est que, par moments, les acteurs ont besoin de se parler en français. Julio ne leur demande pas ce qu’ils disent. Selon nous, cela représente un indice qu’il leur fait confiance, il sait qu’ils se parlent pour trouver des manières d’améliorer leur scène. Ces mêmes remarques s’appliquent aussi aux autres scènes jouées en français et pour lesquelles Julio commente les actions, le ton, la relation et la tension entre les personnages en traitant peu du texte. 5.3.4. La Scène de Jean et de Marie Laure, sa blonde, en voiture. Après cette scène, Julio demande à Jean et à Lucie de jouer la leur. C’est une autre scène en français où on voit un couple au bord de la rupture qui discute pendant un trajet en voiture. L’attention du metteur en scène porte sur les mouvements. Cette scène est assez difficile parce que les acteurs simulent les mouvements de la voiture. Les accélérations, les tournants, doivent être joués en même temps. Le metteur en scène partage une expérience personnelle d’un accident de voiture parce que cette scène finit par un accident. Il leur explique que le ton de la discussion entre les personnages monte, de plus en plus, jusqu’au moment où se passe l’accident. Le metteur en scène explique aux acteurs qu’ils ne doivent pas apprendre tous ces mouvements par cœur en voulant qu’ils correspondent toujours aux mêmes lignes du texte. Ce qui compte pour lui, c’est que le public comprenne la relation entre les deux personnages et le sens profond de la situation qu’ils vivent. Il leur dit que les mouvements devraient venir plus naturellement. Naturellement, oui, mais il y a un problème de taille; comment chacun des acteurs peut-il deviner les mouvement qui viendront « naturellement » pour le partenaire puisqu’ils doivent les faire en même temps! Voilà un beau 131 défi…mais en répétant, répétant et répétant, les acteurs cherchent à donner l’impression que ces mouvements sont « naturels » alors que, en réalité, ils demandent une grande coordination. De plus, il ne faut pas oublier que le metteur en scène ne parle pas français. Il suit le texte dans sa version espagnole, mais il se concentre sur la manière dont les choses sont dites. Il y a encore de petites discussions entre les trois acteurs québécois sur la traduction en français de certaines expressions du texte, écrit en espagnol… avec quelques expressions très mexicaines qui n’ont pas un équivalent exact en français. Le problème de la langue se présente aussi pour Jean qui parle français et anglais mais qui ne comprend pas tout à fait l’espagnol. Quand les commentaires s’adressent à lui, Mélissa, qui parle parfaitement ces trois langues, traduit pour lui. Elle le fait de bonne volonté mais Jean se fatigue à vouloir suivre tout le reste de ce qui est dit et ce qui n’est pas toujours possible. Jean nous dit qu’il ne s’attendait pas à avoir autant de difficultés à cause de la langue. Il est aussi obligé de demander souvent de l’aide à Mélissa pour comprendre des commentaires que le metteur en scène adresse aux autres acteurs. Il aimerait certainement mieux saisir, surtout quand tous rient des commentaires drôles qui montrent le sens de l’humour de Julio. 5.3.5. La pause du dîner. La pause du dîner est prévue à 14:00. En après midi, les acteurs québécois commencent à avoir très faim à la suite de ce travail exigeant aux plans physique et mental. Certains disent qu’ils se sentent mal à cause d’une baisse de leur énergie. Ils ne sont pas encore habitués aux horaires des repas au Mexique. À 14:00, le travail arrête. La reprise du travail est prévue pour 16:00. Les acteurs québécois sortent et partent de leur côté, les mexicains aussi. Pendant le repas, un acteur québécois nous raconte son rêve de la nuit dernière: J’ai rêvé que j’étais le fils de parents psychologues et que je trouvais ça dur. Je crois que ce rêve est en lien avec la scène que je joue avec Mélissa. Cette scène me fait penser à ma relation avec mes parents. Pour jouer ce rôle, je m’inspire d’une personne que je connais bien: mon frère. Il est un peu comme Paul, mon personnage. 132 Après, nous rencontrons Lucie; elle nous parle de son adaptation à la vie dans la ville de Mexico. Elle dit qu’elle voudrait trouver une piscine pour aller nager tous les jours comme elle a l’habitude de le faire au Canada mais, à Mexico, il faudrait qu’elle soit membre d’un Club sportif ou qu’elle paye une inscription dans une école de natation. Puisque, après le repas, il reste encore du temps avant de reprendre, les deux actrices québécoises relisent leurs textes ensemble pour continuer à les apprendre par cœur. Tout en travaillant, elles font des blagues. 5.3.6. Le travail en après- midi À 16 :00, tous se retrouvent dans la salle. Le travail reprend c’est le tour de Mauricio et de Pablo dans leur la scène du jeune et du « philosophe » qui se rencontrent dans la rue. La scène du jeune et du « philosophe » présente deux personnages qui se retrouvent pas hasard au coin d’une rue. Le premier, joué par Mauricio, est plongé dans de grands questionnements philosophiques alors que l’autre, joué par Pablo, a un problème pratique à résoudre…immédiatement. Il doit faire un choix qui changera, d’un seul coup, la direction de sa vie. La conversation entre les deux commence lorsque le plus jeune, celui qui a ce problème grave, est inquiet et demande quelle heure il est à l’autre. Étant donné que la communication a été établie entre eux, le « philosophe » en profite pour partager la profondeur de ses réflexions…pas très bien reçues par le premier! Le metteur en scène dit: « Pablo, tu poses une question et, après, tu ne montres plus de disponibilité à communiquer avec l’autre personnage ». Mais Pablo est vraiment préoccupé. Ce n’est pas seulement le jeu de la préoccupation de son personnage. Comme acteur, il semble anxieux; il ne comprend pas encore bien comment devrait s’établir le rapport entre les deux personnages dans cette situation. Il est mal à l’aise aussi parce qu’il fait des erreurs de texte. Nous le voyons au fait qu’ il a du mal à s’exprimer: il ne parle pas clairement, il est nerveux. Le metteur en scène lui dit: « Tu as aujourd’hui une diction terrible! » En effet, il n’articule pas les mots clairement. Le metteur en scène lui explique: Pablo, vu que tu as posé une question à Mauricio, tu es responsable d’avoir 133 ouvert une possibilité pour qu’il te parle. On a l’impression que tu n’écoutes même pas la réponse qu’il te donne; c’est illogique puisque c’est toi qui a posé la question. Écoute sa réponse d’abord; c’est après quand on doit voir que tu ne veux plus continuer cette conversation parce que tu es trop préoccupé par ton problème et que ses questions te perturbent. En plus, Pablo ne comprend pas bien la fin de la scène. Il demande si son personnage se sent plus tranquille. Le metteur en scène lui répond que, en fait, même si à la fin de cette scène il est parvenu à prendre une décision, il n’est pas totalement libéré de son angoisse parce qu’il souffre aussi d’une grande culpabilité, étant donné qu’il agira contre des principes de son éducation. Mauricio, lui, semble plus clair ou simplement plus calme. Julio avait expliqué à Mauricio comment devait être le ton de sa réplique: « Es hora de despertar ! » Il lui parle d’un film qui s’appelle « El cumpleaños del perro ». C’est l’histoire d’un crime et de la fuite des personnes coupables de l’avoir commis. À un moment donné, ils disent: « Nous sommes en train de fuir! » Le metteur en scène montre sur quel ton est dite cette réplique par les personnages du film et il affirme qu’il y a une certaine frivolité mais il y a aussi une vérité. Il demande à Mauricio de prendre ce même ton pour son personnage mais il ne voudrait pas qu’il l’imite; il voudrait qu’il comprenne le sens de cette phrase, dite de cette manière. Mauricio pose quelques questions pour savoir s’il a compris correctement l’idée qui ne semble toute fois pas encore claire pour lui. Ensuite Jean et Pablo travaillent sur leur scène du « Mariachi » et de Pierre. Puisque la pièce se situe d’abord à Montréal et ensuite à Mexico, la scène du « mariachi » est à peine la deuxième fois où se rencontrent, à travers Jean et Pablo, les « deux mondes », le Nord et le Sud, comme explique Julio. Et quelle rencontre! Julio explique que le surréalisme qui se laissait sentir déjà un peu dès le début, monte encore d’un cran. Le touriste québécois se fait attaquer, voler et ligoter par un homme vêtu en musicien traditionnel mais au chômage, car les gens n’apprécient plus comme avant ce genre de musique! En plus, l’un parle en anglais et ne comprend pas l’espagnol tandis que l’autre ne comprend pas un seul mot d’anglais. Les malentendus entre eux deviennent assez comiques. Dans la scène, Jean ne comprend pas ce que l’autre lui dit, mais dans la réalité il ne comprend pas non plus ce qui est dit en espagnol. Quand Pablo personnifie « le voleur », le metteur en scène lui rappelle que son personnage ne vole pas régulièrement; par conséquent, il ne doit pas montrer une trop grande assurance. Il dit: « Tu n’es pas un professionnel; il faut que l’on voit que tu voles pour la première fois. Tu 134 hésites un peu. Tu as peur ». Les acteurs posent des questions parce qu’ils ne sont pas encore sûrs de bien comprendre la logique de leur personnage et de cette situation si bizarre. Le metteur en scène répond à leurs questions en se servant d’exemples qui viennent de films dont il se souvient avec de nombreux détails. Il explique à Pablo qu’il doit provoquer la confiance de Jean, puisque son intention est de le voler. Il fait une analogie avec le film « Dancer in the dark ». Il lui parle d’ un personnage qui agit d’une manière semblable. C’est un « ami » d’une jeune fille aveugle, le personnage principal, qui travaille comme ouvrière. Depuis de longues années elle épargne de l’argent pour payer la chirurgie qui sauvera la vue de son fils. Elle se sent responsable de lui avoir transmis cette maladie de la vue. Au début, le personnage en question inspire confiance, car il semble honnête. Par conséquent, on croit qu’il va aider cette fille et on ne s’attend pas à une trahison de sa part. Mais justement, c’est de cette confiance dont il va profiter : à un moment donné, il fait semblant de quitter sa maison. Étant aveugle, elle ne se rend pas compte qu’il est encore là et il découvre où elle cache son argent. Cet argent représente ses économies, le fruit de longues et pénibles années de travail à l’usine. La trahison de cet homme que l’on croyait être son ami, est encore plus dramatique justement parce qu’au début, il nous avait inspiré confiance à nous aussi, comme spectateurs! On s’attendait à ce qu’il l’aide, et c’est tout le contraire qui arrive! S’adressant à Pablo, le metteur en scène finit: « C’est un peu comme ça qu’on doit te voir. D’abord, comme un gars bien correct et, après, on sera encore plus surpris de te voir agir en délinquant. Ce sera inattendu ». Grâce aux exemples, il donne des détails et il situe ce qu’il veut expliquer dans un contexte plus large pour mieux se faire comprendre. Les acteurs prennent des notes. Pendant cette séance, Julio donne aussi des commentaires sur le ton d’une phrase. Par exemple, concernant la scène de Pablo et de Maurico, il demande à Pablo: Laisse nous voir que tu es surpris quand tu te rends compte qu’il ne parle pas espagnol. Tu as un moment de confusion mais, après, tu te reprends. Tu dois survivre à la surprise et décider que tu vas l’attaquer, même si cela va être plus compliqué pour toi à cause de la communication dans deux langues. Quand il te demande si tu parles anglais, tu lui réponds: « Non, je ne le parle pas ». Il y a un changement de ton, une pause, qui exprime un malaise. Dans cette réplique, tu nous transmets que tu viens d’une famille très pauvre. Le ton de ta réponse doit être chargé de résignation. Ce ton veut dire: « Oui, j’aurais voulu apprendre l’anglais mais cela n’était pas possible pour moi, comme bien d’autres choses qu’on n’a pas eu chez nous ». C’est comme si tu ressentais une certaine honte en avouant que tu ne parles pas anglais. 135 Enfin, il peut aussi donner des commentaires, d’un niveau assez général, utiles à tous. Par exemple, il dit: « Les liens entre les personnages ne semblent pas clairs encore. Faites attention aux mouvements. Ceux qui ont des scènes dans la voiture, vous ne respectez pas assez les limites de l’espace ». Parfois, le metteur en scène explique des aspects de la pièce aux québécois, en particulier, parce qu’ils portent sur la culture mexicaine. 5.3.7. La fin de la journée La séance de travail se termine vers 18:30. Les acteurs québécois ont alors faim mais l’heure du souper au Mexique est vers 20:00 ou 21:00 heures. La faim accentue la fatigue accumulée tout au long de la journée. Les mexicains sont eux aussi fatigués, le travail ayant été intense pour tous. Cependant, un petit groupe reste un peu plus longtemps dans la cour devant le bâtiment à échanger des impressions. Mélissa mentionne qu’elle vient de comprendre mieux le changement de ton dans la scène de la mère. Elle réfléchit à la possibilité que la mère puisse être plus aimable au début avec son fils, car elle a vraiment l’espoir de le voir changer. Elle croit qu’il va vraiment trouver du travail. Elle se fait des attentes à son sujet. En fait, elle aime son fils, mais elle est aussi profondément déçue quand elle le retrouve à la maison, dans son attitude aussi négligente que d’habitude. Ensuite, elle commente qu’elle apprécie la manière de travailler de Julio parce qu’il contribue à approfondir sa compréhension et à lui faire découvrir plus de nuances dans son jeu et dans celui des autres. 5.4. Analyse de la journée décrite et d’autres événements de cette étape Basée sur le déroulement chronologique des répétitions, la section précédente a fourni un aperçu de diverses séquences. À partir de cette information, nous essayerons de faire ressortir les événements qui nous semblent les plus significatifs. Les principaux critères sont les liens possibles de ces événements avec la confiance et l’apprentissage des membres de 136 cette équipe. Cette analyse porte sur l’observation de la journée qui a été décrite comme représentative de cette étape et sur d’autres observations que nous avons faites au cours de cette étape. Ainsi, l’analyse porte sur ces deux genres de données celles qui: ont été mentionnées dans la description de la journée caractéristique de cette étape et celles qui nous serviront de preuves à l’appui des arguments que nous donnerons par la suite. Parmi les avantages de cette étape au plan de l’apprentissage, nous estimons que la pression du temps est relativement moins intense, comparée à son augmentation dans les étapes suivantes. L’interdépendance dans la première étape est aussi moins élevée que dans les étapes suivantes, parce qu’au début, Julio travaille seulement avec deux acteurs sur des scènes séparément sans tenir tellement compte de l’ensemble de la pièce. Il lui arrive même de ne pas respecter l’ordre que les scènes ont dans la pièce. Le travail se fait par séquences courtes en répétant plusieurs fois de suite et en portant l’attention sur des détails, les plus petits et fins. À partir de cette modalité de travail, l’interdépendance qui se manifeste plus clairement est celle qui existe entre les deux acteurs qui partagent une scène ensemble et le metteur en scène mais il n’y a pas encore d’interdépendance évidente entre ces acteurs et les autres, ni entre les acteurs et le travail des concepteurs. Concernant la journée décrite, nous avons noté, pendant le réchauffement, les interactions entre les acteurs. Dans cette étape, il nous semble que les acteurs mexicains communiquent peu entre eux et avec les acteurs québécois. Par contre, les acteurs québécois parlent plus entre eux; souvent ils le font en français, de sorte que parmi les acteurs mexicains Claudia seulement peut comprendre ce qu’ils se disent. Même si ils ne parlent ni beaucoup, ni de choses très importantes, le fait qu’ils emploient le français marque une différence dans le groupe. Nous pensons que leur intention n’est pas du tout de créer une distance, s’ils le font, c’est à cause de Jean qui parle peu l’espagnol. Autrement, Mélissa et Lucie parleraient probablement plus en espagnol. Il nous semble que les relations sont encore à un stade où les personnes qui se connaissent peu n’ont des liens qu’à travers le travail. Pendant la construction de leur scène, Lucie et Jean se parlent pour se mettre d’accord sur les mouvements qu’ils doivent faire ensemble. La conversation entre ces deux acteurs et le metteur en scène montre comment le fait de travailler dans deux langues provoque des besoins d’adaptation tant chez les acteurs que chez le metteur en scène à cause de 137 l’interdépendance. Les acteurs québécois savent que Julio ne peut pas intervenir beaucoup pour les aider sur le plan du texte qui est en français. Partager du temps avec les membres de cette équipe pendant la pause du dîner nous pouvons observer leurs interactions. Dans cette première étape, nous notons que même si certaines personnes mangent ensemble, elles le font assez vite, et le reste du temps qu’elles ont avant de retourner dans la salle, elles le passent éloignées des autres. Nous avons vu Mélissa et Lucie, travailler ensemble sur le texte d’une de leurs scènes, avant de revenir dans la salle. Pendant cette pause, nous avons eu aussi de petites conversations informelles avec certains acteurs. Ces échanges spontanés nous ont donné de nouveaux renseignements, par exemple sur la manière de vivre leurs personnages où sur leur adaptation au montage. Au cours de cette étape, nous avons constaté que certaines personnes, manquent par moments de confiance en elles mêmes possiblement à cause de l’adaptation qui se fait encore à l’équipe. Par exemple, lors de la scène entre Pablo et Mauricio, nous avons noté que Pablo jouait le rôle d’un personnage très anxieux, mais Pablo était lui-même dans un état d’anxiété réelle. Cela se voyait à ses difficultés pour s’exprimer avec assurance et clarté. Il posait des questions mais il s’en excusait; nous avons eu l’impression qu’il avait honte de ne pas comprendre ou de demander des explications. De plus, il articulait peu et il bégayait par moments. Le metteur en scène lui avait dit qu’il ne le comprenait pas bien. D’une certaine manière, cette remarque l’avait mis en évidence devant les autres et elle avait augmenté sa gêne. Un autre signe de son inconfort était qu’il évitait tout contact visuel avec les autres membres de l’équipe, sauf avec Julio. Bref, Pablo semblait assez mal à l’aise. En contraste avec son comportement, Mauricio était assez détendu et calme. Il posait aussi quelques questions sans hésitation. Pablo et Jean avaient aussi travaillé une scène ensemble. Pablo semblait mieux comprendre le deuxième personnage qu’il jouait dans cette scène et dont la situation était plus claire. Julio lui avait donné des indications assez précises qui, apparemment, avaient été utiles pour lui. À la fin de la journée, nous avons été surpris de voir quelques acteurs rester une demi heure de plus, malgré leur fatigue, uniquement pour parler de leurs personnages et des nouvelles choses qu’ils avaient comprises durant cette séance. À ce moment là, il y a eu plus d’échanges entre les Mexicains et les Québécois et, pour nous, cela représente un indice qu’une relation a commencé à s’établir entre eux. 138 5.4.1. Les stratégies de direction du metteur en scène Un des comportements caractéristiques du metteur en scène durant cette étape est sa manière d’intervenir auprès des acteurs dans leur travail de création. Il arrête leur jeu pour leur donner des explications ou pour leur demander de répéter quatre, cinq ou six fois de suite, des fragments de scènes. Souvent, il demande aux acteurs de recommencer jusqu’à ce qu’il sache, à travers leur jeu, qu’ils ont compris et intégré ce qu’il leur demande. Mais les acteurs savent qu’ils peuvent arrêter pour poser une question ou pour proposer quelque chose et reprendre où il se sont arrêtés ou recommencer depuis le début si cela est plus convenable. La construction du sens implicite dans le texte demande au metteur en scène et aux acteurs de porter une grande attention aux détails, aux intentions des personnages, aux intonations, etc. C’est un travail minutieux qui se réalise dans un rythme où nous n’avons pas l’impression que le travail avance rapidement. Cependant nous percevons qu’il est possible d’approfondir ce travail. La manière d’intervenir du metteur en scène, durant cette étape, peut contribuer à renforcer la confiance que les acteurs ont en lui, ce qui est fondamental pour les étapes suivantes. Un des comportements qui peuvent aider à renforcer cette confiance est son attitude pendant les échanges : les acteurs posent des questions; il leur donne parfois des réponses courtes ou de longues explications avec de nombreux exemples. Julio insiste; il interrompt souvent les acteurs à la moitié d’une réplique pour approfondir l’explication sur le sens d’un mot ou pour souligner ce qui est fondamental pour lui. Il donne des directions afin que les acteurs puissent mieux construire leurs personnages, dans le cas où une seule personne joue deux personnages. En général, les acteurs apprécient cette possibilité d’arrêter pour clarifier ce qui est confus pour eux et, pendant ces interventions, ils peuvent encore poser des questions ponctuelles. Les orientations du metteur en scène ne consistent pas toujours en de si longues explications; parfois, au contraire, elles sont très exactes, précises. Elles consistent à demander à quelqu’un d’occuper une certaine place ou de mettre une jupe pour répéter, au lieu d’un pantalon, ou de mettre l’accent sur une attitude de son personnage en particulier plus que sur 139 une autre. D’autres fois, ses indications sont plus ambiguës, parce que Julio utilise des termes un peu vagues ou imagés qui en laissa une marge d’interprétation assez large, peuvent aussi créer de la confusion. Par exemple, il peut dire que l’énergie est « trop relâchée » ou qu’on doit voir qu’il y a « des jeux de pouvoir entre les personnages » sans expliquer concrètement comment cette tension devrait s’exprimer entre ces deux personnages ou la manière dont un conflit doit être mis en évidence. Cette façon de donner des indications est apparemment voulue; elle permet à l’acteur de chercher des façons de s’exprimer. Cette ambiguïté, ce manque de précision a probablement pour but d’inviter l’acteur à « chercher » et à créer des manières de sentir et d’exprimer ces situations. Les acteurs répondent à ces commentaires par des ajustements de leur jeu à chaque fois qu’ils répètent. 5.4.2. L’intégration de l’équipe Un des comportements des acteurs que nous avons apprécié est leur respect pour le travail des autres. Lorsqu’ils ne sont pas sur la scène, ils observent avec attention le jeu des autres acteurs même s’il s’agit de scènes en français. Pendant les pauses, ils échangent sur ce qu’ils sont en train de vivre à travers ce processus et leur conversation nous laisse voir leur désir de comprendre les scènes plus en détail et de saisir encore mieux la logique de leurs personnages. La discussion continue sur ces sujets même après la fin des répétitions, pendant un temps relativement si long. Si l’on tient compte qu’ils ont faim et qu’ils sont fatigués après les efforts qu’ils ont réalisés pendant des heures. Selon nous, il est bien évident que, même lorsque les répétions sont finies, les acteurs continuent pendant leur « temps libre » à se poser des questions sur leurs personnages et à discuter de ce sujet entre eux. Le cas des acteurs québécois qui partagent le logement représente un excellent exemple de notre propos. Un commentaire de Jean sur un rêve qu’il a eu nous indique que l’influence de leur travail se manifeste, des fois, même dans leur sommeil. En ce qui concerne l’intégration du groupe, nous avons noté, au début de la journée et pendant la pause du dîner, une séparation. Dans la salle aussi nous avons relevé des indices de cette distance parce que les acteurs québécois communiquent beaucoup entre eux et qu’ils s’assoient ensemble. La plupart du temps, ils parlent en français entre eux, probablement parce 140 que Jean ne comprend pas l’espagnol, mais cela crée une certaine barrière à la communication avec les Mexicains. Les acteurs mexicains parlaient peu entre eux et ils se tenaient assis de l’autre côté de la salle. Cependant, vers la fin de la journée, il a commencé a y avoir un peu moins de distance entre ces deux sous-groupes qui se parlaient davantage et qui changeaient leur manière de s’asseoir dans la salle. En plus, nous avons remarqué une différence dans le ton que le metteur en scène utilise pour s’adresser aux acteurs québécois et celui sur lequel il parle aux mexicains. Avec les premiers, il est plus formel, il semble donner des suggestions, il utilise un mode interrogatif, il prend plus de précautions pour leur transmettre ses idées. C’est ce que montre cet exemple: « Lucie, peux-tu tenter de rester toujours appuyée au mur? » Avec les mexicains, il est plus ferme, plus direct et plus directif parfois dans sa manière de les corriger. C’est ce qu’indique l’exemple suivant: « Mauricio, laisse là plus d’espace pour Pablo ». Nous voyons qu’il n’utilise plus le mode interrogatif comme dans l’exemple précédent. Plusieurs de nos observations portent en particulier sur le metteur en scène mais nous estimons que la participation de tous est déterminante. Par exemple, le sens de l’humour de plusieurs des membres joue un rôle important dans la dynamique de l’équipe parce qu’il contribue à créer un climat de travail plaisant et une grande complicité entre toutes les personnes présentes. Cette attitude ajoute de la joie au travail et permet de libérer des tensions. Souvent on rit dans la salle à cause d’une explication drôle ou d’une question inattendue. Il arrive aussi que des acteurs rient, en plein milieu de leur scène, parce qu’ils trouvent la situation comique ou parce qu’ils sont anxieux. Le metteur en scène ne s’impatiente pas. Il comprend qu’il faut recommencer. Parfois, il leur dit de transformer ce rire, de l’intégrer au jeu parce que c’est une réaction spontanée qu’ils ont et, au lieu de chercher à l’éviter ou à la contrôler, il est possible de s’en servir pour enrichir leur jeu. Le résultat collectif dépend des apprentissages de chaque individu. C’est pourquoi nous chercherons maintenant à déterminer quels sont ces apprentissages et comment ils ont pu être réalisés. La figure 5.1 représente les relations entre les membres de l’équipe, telles qu’elles se manifestent vers la fin de l’étape 1. Elle montre, par exemple que les acteurs de chacune de deux compagnies sont plus proches et communicatifs entre eux, la distance entre les membres des deux compagnies a diminué, par rapport à ce qu’elle était au cours de l’étape précédente. 141 D’autre part, sur la figure, la place du metteur en scène est centrale représentant sa manière d’intervenir dans le travail de l’équipe durant cette étape: il donne de nombreuses indications sur le jeu, des explications, des exemples détaillés. D’autre part, les acteurs l’interrogent, demandent son avis, lui présentent leurs suggestions de jeu et cherchent son approbation. Julio intervient donc très activement dans cette étape et c’est aussi lui qui organise et décide des activités en dehors du temps des répétions. Ces sorties des membres de l’équipe ensemble, pour des raisons de travail, comme connaître la salle de cinéma ou des coins de rue spécifiques où se déroulent des scènes de la pièce, ont aussi la fonction de contribuer à favoriser la cohésion de l’équipe, ce qui est important sur le plan de la tâche et aussi sur le plan affectif. Cependant cette position centrale du metteur en scène n’est pas statique, elle changera encore au cours de l’étape suivante, ce que nous représenterons dans les figures des chapitres suivants, il y aura d’autres types de changements à noter. 142 143 5.5. Les types d’apprentissages Différents types d’apprentissages ont eu lieu simultanément à travers le montage de cette pièce; toutefois, nous les traiterons ici séparément pour mieux les distinguer. L’information apportée ici est double. Dans un premier temps, elle porte sur l’objet ou la nature de ces apprentissages; dans un second temps, elle a trait à la façon dont ces apprentissages sont faits. Dans les deux cas, l’attention sera accordée à trois types d’apprentissages: celui du texte de la pièce, l’apprentissage ayant pour but la construction des personnages et celui en lien avec la dynamique de l’équipe. Nous tiendrons compte de l’évolution des relations interpersonnelles dans le sens qu’elles montrent les avancements sur le plan de ces derniers apprentissages. Du point de vue de l’apprentissage, cette étape est fondamentale parce que c’est un des moments les plus propice pour que l’acteur pose des questions, avance des suggestions et propose des manières de travailler. Elle est favorable en raison de la disponibilité de temps, relativement plus grande, avant que la pression exercée par ce dernier ne devienne plus forte et qu’il soit difficile de faire des arrêts. Cependant, lors de cette étape, l’obstacle à une communication plus ouverte peut provenir du fait que certains membres de l’équipe ne se sentent pas encore très à l’aise pour poser des questions ou pour s’exprimer, comme dans le cas de Pablo. C’est l’étape où les personnes qui travaillent ensemble pour la première fois se rendent compte de la manière de travailler des autres et cherchent à s’ajuster. En revanche, il y a une plus grande ouverture de la part du metteur en scène pour que les acteurs demandent toutes sortes de précisions, notamment à propos des mouvements. Les acteurs se permettent de poser des questions exactes telles que les suivantes: « Tu veux que je sois proche de lui? » « Tu veux que je le regarde quand je lui parle? » « Est-ce que je dois montrer que je suis déçue? ». Ils posent aussi des questions sur ce que les personnages font. L’échange qui se produit contribue à ce que les personnes se connaissent un peu plus et bâtissant une confiance accrue à partir de la complicité qui commence à se créer entre tous. 144 5.5.1. Les apprentissages des acteurs reliés à la mémorisation du texte Le premier objectif explicite d’apprentissage pour la construction de toutes les scènes est la connaissance du texte. Cela est vrai pour toutes les étapes lorsqu’il y a de nouvelles scènes à monter. Mais la première étape est celle où toutes les scènes sont nouvelles et l’apprentissage du texte est la base sur laquelle s’appuie le reste du travail. Durant les étapes suivantes, il y a encore des scènes nouvelles, mais en moins grand nombre, et il s’agira de travailler de plus en plus sur l’unité de la pièce. De plus, chaque acteur doit, naturellement, savoir non seulement son texte mais aussi celui des autres acteurs qui partagent une scène avec lui. Connaître par cœur les textes est évidemment essentiel pour toutes les scènes, mais la difficulté réelle est celle qui découle de la compréhension du sens du texte. Ainsi, le deuxième niveau du travail sur le texte a pour but de saisir ou de construire ce qui est implicite dans ce texte, ce qui est dit entre les lignes, les non dits, les pauses ou les gestes. Cohen (1978) apporte les précisions suivantes sur cette démarche: « Subtext, a term developed by Stanislavski refers to relationship communication but the good deal else beside; « subtext » which means literally « under the text » or « between the lines » is essentially a literary term referring to the « real » meaning of a line ». Il faut du temps aux acteurs pour assimiler et intégrer, dans leur jeu, cette « autre » information qui accompagne le texte, qui peu à peu donne une forme aussi au projet vital des personnages. C’est cette partie du travail qui fait que la pièce devient ce qu’elle est, selon la vision de ces personnes, et qui serait différente si d’autres acteurs jouaient ce même texte sous la direction d’un autre metteur en scène. Cet approfondissement du sens commence à se faire dès la première étape mais devient plus important dans la deuxième. La connaissance du texte étant fondamentale dès la première étape du travail, le metteur en scène est particulièrement strict envers les acteurs pour qu’ils apprennent par cœur les scènes sur lesquelles va porter le travail de la séance de répétition. Par exemple, il a fait une remarque à une actrice, un lundi après-midi parce qu’elle n’avait pas appris un texte qu’elle devait savoir sur le moment. Le dimanche, elle était sortie de la ville et elle avait consacré le lundi matin à travailler avec le traducteur sur certains morceaux de la pièce qui étaient encore en espagnol. Même si Lucie et Mélissa avaient consacré une partie de ce dimanche à l’achat de provisions pour la semaine, car il n’y avait rien à manger chez les 145 acteurs québécois, aucune raison n’était assez valable aux yeux du metteur en scène pour excuser le fait de ne pas avoir appris le texte. L’assistante du metteur en scène avait dit que pour ce dernier, il faut toujours apprendre son texte avant n’importe quelle autre chose « même si on mange n’importe quoi, il ne faut en aucun cas arriver à une séance de répétition sans avoir travaillé son texte ». Lorsqu’un autre acteur s’est retrouvé dans cette situation parce qu’il n’avait pas bien appris le texte, il est devenu relativement anxieux et mal à l’aise face au metteur en scène et aux autres membres de l’équipe. En effet, ce jour-là il bégayait parfois lorsqu’il posait des questions au metteur en scène. Il s’était excusé en expliquant qu’il n’avait pas eu le temps mais le metteur en scène lui avait fait des remarques tout en ajoutant: « Fais attention aux parties où tu te trompes parce qu’elles correspondent à des changements dans les intentions ». 5.5.2. Les apprentissages des acteurs reliés au sens du texte Lorsque le texte est mieux connu, le mouvement et l’expression du corps commencent à prendre une place plus importante dans la construction de la scène et il se produit un apprentissage important à ce niveau. Selon Cohen (1978, p.61), la continuelle redéfinition des relations, qu’il appelle « Relacom », s’exprime à travers le corps: « Relacom takes place between bodies not « names » or « identities » or « characters ». Le sens du texte prend plus d’ampleur et de profondeur. Il se modifie et il s’enrichit tout au long du travail. Il implique de comprendre les intentions qui sous tendent les actions des personnages. Julio rend explicite pour les acteurs ces éléments essentiels en lien avec le sens implicite du texte: l’intention des personnages et la logique des situations. Selon lui, les personnages ont, en quelque sorte, leur propre « vie intérieure »; ils ont aussi des pensées qu’ils n’expriment pas toujours ouvertement. Souvent l’exploration et la découverte de cette intentionnalité ne sont pas évidentes pour les acteurs puisque elle celle-ci dépend, en grande partie, de l’interprétation du metteur en scène. C’est pourquoi, dans la première étape surtout, le metteur en scène intervient d’une manière très directe et constante, en demandant de répéter plusieurs fois de suite une même scène une partie d’une scène, une réplique précise ou une simple séquence de mouvements, 146 selon les manques de clarté qu’il identifie. Par exemple, lors de la construction d’une scène en particulier, un personnage doit passer devant une prostituée. Il doit la voir discrètement, sans qu’elle s’en rende compte. Le personnage est en réalité surpris par sa présence mais il doit le cacher. Pour réussir à faire exactement ce que le metteur en scène demande, il a fallu que l’acteur passe devant la femme six ou sept fois. Le metteur en scène lui disait jusqu’où il devait avancer, où ralentir, où continuer et comment réagir à cette rencontre: comment poser son regard sur elle mais immédiatement après, avant qu’elle ait eu le temps de le remarquer, faire semblant de ne pas l’avoir vu. Dans cette séquence, l’acteur a dû apprendre à transmettre au spectateur, avec son corps et dans l’espace de quelques secondes, au moins trois changements dans les intentions de son personnage: il veut prendre de l’argent dans un guichet automatique, alors il voit une femme qui lui plaît mais il décide de l’éviter en faisant semblant de vouloir aller ailleurs. En général, le travail pour arriver à cet apprentissage consiste à répéter plusieurs fois une même action, en l’ajustant à chaque fois, pour traduire des intentions précises. On répète, on répète, jusqu’à trouver les gestes et les tons qui semblent les plus convenables. Les acteurs continuent de répéter jusqu’à ce que le metteur en scène décide que le résultat est juste…ou qu’il décide de continuer le travail sur cette scène un autre jour car il sait que parfois, ils ne comprennent pas le jour même. La justesse est définie en fonction des intentions des personnages, lesquelles sont sujettes à des changements continuels qui justifient leurs actions. Ces intentions sont découvertes à partir de la conception que le metteur en scène a des personnages et la logique des enjeux qui existent entre eux. Julio rappelle souvent aux acteurs que chaque intention des personnages est accompagnée d’une volonté contraire que les acteurs doivent explorer même si elle ne s’exprime pas ouvertement. La justesse dépend aussi de la conception que le metteur en scène a des relations et des enjeux, qui se manifestent de manières différentes et qui se transforment d’une scène à l’autre. Les communications peuvent être verbales ou non verbales, le langage du corps occupant une place importante dans le travail de ce metteur en scène. C’est ce que montre cet exemple de l’un de ses commentaires: « Je crois que le corps ici commence à vouloir bouger parce que le dialogue devient plus personnel ». Cependant, il ne leur disait pas toujours exactement comment devait être ce mouvement du corps; il les encourageait ainsi à explorer et trouver par eux mêmes. Au niveau des apprentissages recherchés explicitement, le metteur en scène amène 147 une perspective de travail et une interprétation de l’univers que représente la pièce pour lui. Un univers qui peut être relativement bien défini, au départ, mais qui prend une forme de plus en plus précise dans la pratique, à partir du travail, à partir de l’interaction avec les acteurs. Par exemple, dans une scène où il y a une valise, le metteur en scène ne sait pas encore quelle sera la position de cette valise. Il demande aux acteurs de faire de essais pour décider quelle disposition semble mieux convenir. 5.5.3. Les apprentissages reliés à la dynamique de l’équipe Dans le processus de montage de la pièce, les membres de l’équipe ont besoin d’apprendre à travailler ensemble et à se connaître. Dans les paragraphes qui suivent, nous apporterons des précisions sur les apprentissages qui ont été nécessaires pour faciliter un travail en commun vu que les acteurs québécois et les acteurs mexicains n’avaient pas encore travaillé ensemble, sauf dans le stage préliminaire à Montréal qui avait été de courte durée. De plus, il y a aussi certaines différences entre ces acteurs que nous considérerons ici. Nous ne savons pas si c’est une question de codes culturels ou du type de contrat établi mais nous avons observé, que durant cette étape, les acteurs mexicains posaient moins de questions et celles- ci étaient plus ponctuelles, plus reliées à la forme et, lorsque le metteur en scène répondait à leurs questions, ils demandaient rarement plus d’explications. Nous avions l’impression qu’ils évitaient de dire ouvertement s’ils ne comprenaient pas une indication. Nous pensons que les rapports dans cette équipe sont conditionnés par le fait que les acteurs québécois sont vus comme « les étrangers » ayant une expérience « autre » qui peut être perçue comme « meilleure ». Une autre différence mérite l’attention: alors qu’au Québec les acteurs sont payés pendant le temps que durent les répétitions, alors qu’au Mexique ils ne sont payés que lorsque les représentations commencent. Cette pratique est acceptée comme normale au Mexique car presque tout le théâtre suit cette formule de rémunération. Troisièmement, les acteurs québécois sont tous plus âgés que les mexicains et ils ont donc plus d’expérience professionnelle et personnelle aussi. Enfin, ils ont plus souvent, selon nous, des comportements qui les situent dans un rapport d’égal à égal avec le metteur en scène. En effet, ils posent des questions qui touchent plus au fond qu’à la forme, ils demandent directement l’avis au metteur en scène et ils disent ouvertement quand ils ne comprennent pas les 148 explications. 5.6. Les façons de réaliser ces apprentissages Jusqu’ici nous avons identifié divers apprentissages que les acteurs doivent faire soit individuellement, tels que la mémorisation d’un texte ou une recherche sur un personnage, soit avec les autres acteurs, tels que le travail avec un autre acteur pour réviser le texte, ou certains aspects du jeu, soit collectivement pour clarifier le sens des situations. Dans ce dernier cas, les acteurs doivent apprendre à comprendre la vision du metteur en scène sur les situations en cause; de son côté, celui-ci doit apprendre à communiquer cette vision et à saisir ce que les acteurs lui proposent dans leur jeu. Dans la partie qui suit, nous chercherons à comprendre par quels moyens précis les membres de cette équipe réussissent à faire ces apprentissages. 5.6.1. Comment les acteurs apprennent sur le sens du texte Le processus de construction des scènes suit à chaque fois un même ordre; il demande à l’acteur d’apprendre différentes choses qui vont, peu à peu, du plus simple au plus complexe. Le premier pas pour aborder une scène nouvelle consiste à en faire une lecture à voix haute. Les acteurs participant à cette scène s’assoient avec le metteur en scène pour une première explication basée sur la lecture du texte. Ceci vise premièrement une compréhension textuelle générale. Dans le contexte du théâtre cette étape du travail s’appelle « le travail de table ». Dès cette étape, le metteur en scène commence à fournir des explications pour clarifier le contexte dans lequel se déroulent les situations et le sens des actions. Cette lecture se fait plusieurs fois et après, encore assis, les acteurs commencent à incorporer des éléments de la voix, comme le volume et l’intonation. Après cette première séance de lecture, les acteurs, chacun de leur côté, mémorisent le texte de cette scène, respectant un délai fixé, par exemple pour le lendemain. Bâtissant sur cet acquis, le metteur en scène passe très vite à une autre phase de travail. Lors de la répétition suivante les acteurs commencent à jouer sans ne plus lire le texte et en intégrant davantage le corps. L’analyse du texte continue ensuite en 149 incorporant ce que l’acteur vit à travers ce texte; le metteur en scène dirige en suivant son idée mais aussi en incorporant des éléments apportés par le jeu de l’acteur. Étant donné qu’à cette étape les acteurs ont encore de la difficulté à se souvenir exactement du texte, d’autres camarades leur offrent de l’aide en suivant le document écrit pour leur rappeler, lorsqu’ils jouent, les phrases qui pourraient leur manquer ou pour leur signaler des erreurs. Lorsque le texte est en français, seulement les acteurs québécois peuvent s’aider entre eux. 5.6.2. Comment les acteurs réalisent des apprentissages sur la construction des personnages Dans les mouvements d’aller et retour entre les commentaires du metteur en scène et les propositions de jeu des acteurs se produisent différents types d’apprentissages. Une grande partie d’entre eux sont reliés à la construction du sens des personnages et des scènes dans le contexte de la pièce. Pour les acteurs, il s’agit d’apprendre à exprimer ce que le metteur en scène demande et ce qu’eux sentent. Les acteurs apprennent grâce à leur travail personnel et à travers les différentes interactions entre eux et avec le metteur en scène. Un apprentissage personnel des acteurs consiste à construire leurs personnages de l’intérieur. Cette construction est une recherche individuelle que l’acteur entreprend sur les personnages qu’il doit jouer, celle-ci se produit dès le début mais peut se poursuivre tout au long du montage. L’importance de cette recherche personnelle dépend de l’initiative de chaque acteur et de sa manière de travailler. Une actrice explique: « Moi je peux, comme actrice, chercher dans le texte des symboles pour enrichir et donner de la profondeur au texte (…). Il y a beaucoup de choses que l’on peut créer par dessus le texte ». Pour une autre actrice la source d’information est son propre vécu: « Pour ce personnage de fille de quinze ans, je peux compter avec un « back » personnel, ce qui mène la recherche vers l’introspection (…)je peux chercher dans la bibliothèque intérieure ». Une autre forme d’interaction par laquelle les acteurs apprennent est de poser des questions; dès les premières lectures des scènes, il arrive que les acteurs en posent beaucoup. Certaines sont assez simples et ponctuelles mais d’autres, plus complexes et touchant des aspects essentiels et déterminants des personnages et peuvent susciter une longue conversation. Les acteurs ont besoin de comprendre pourquoi leur personnage dit ou fait telle 150 ou telle chose. Cependant, les questions continuent à surgir tout au long du processus. À force de jouer plusieurs fois les mêmes scènes, les acteurs atteignent des compréhensions plus profondes. Le metteur en scène donne souvent des réponses à ces questions; d’autres fois, il n’a pas de réponse précise. Alors il répond vaguement ou retourne la question à l’acteur en lui disant: « Et toi, qu’est ce que tu penses? » ou « Cherche ». Mais il évite de répondre qu’il ne sait pas. Les acteurs ont aussi des questions par rapport à leur corps, à leurs mouvements et à l’espace. Ils trouvent parfois des éléments de réponse à partir des indications du metteur en scène et, d’autres fois, par eux-mêmes en cherchant ce qui convient le mieux. 5.6.2.1. Les propositions des acteurs Une partie importante de l’interaction se produit à travers les propositions scéniques des acteurs. Ceux-ci apprennent en répétant pendant que le metteur en scène les observe. Quand ils répètent, le metteur en scène conseille souvent aux acteurs: « Sentez-le! ». L’acteur a besoin de sentir ce qu’il fait pour atteindre l’objectif de cet apprentissage: que cette expression devienne, de plus en plus naturelle pour lui et en bout de ligne, plus crédible pour le public. Le but poursuivi est donc que chaque dialogue semble le plus normal et authentique possible. Quand le texte est su par cœur, les acteurs suivent ce que le metteur en scène leur demande mais ils proposent aussi des manières de jouer. Dans ces situations, le metteur en scène observe et décide ce qui lui semble acceptable ou ce qui peut être amélioré. Le jeu des acteurs lui donne de nouvelles idées. Parfois, c’est à partir de ces nouvelles idées que le metteur en scène commence à leur donner des indications, quelques-unes portant sur les intentions des personnages ou sur la façon de s’exprimer corporellement. Il arrive parfois que des changements soient par la suite oubliés ou mal assimilés par les acteurs. C’est une des raisons pour lesquelles il y a continuellement des ajustements à faire. Le metteur en scène répète les mêmes choses quand il voit que ses commentaires n’ont pas été intégrés totalement au jeu. 151 5.6.2.2. Les explications du metteur en scène Les explications que donne le metteur en scène contribuent à faire apprendre aux acteurs la vision qu’il a de la pièce. Après avoir réfléchi à la notion d’explication, nous voulons apporter la précision suivante: Lorsque nous disons que le metteur en scène explique à l’acteur, il semblerait que ce dernier ne comprend pas. Cependant, il ne s’agit pas uniquement de faire comprendre à l’acteur ce qu’il doit faire, ce que le metteur en scène veut aussi c’est le convaincre de la pertinence de sa vision sur ce que l’acteur doit faire. Ajoutons qu’il cherche à donner à l’acteur des éléments pour que ce dernier perçoive ses indications comme vraies, correctes et conséquentes. Ce qui s’accorde bien avec le fait qu’un des objectifs de l’acteur est de convaincre son public de la vérité qu’il lui transmet dans son jeu et que pour y parvenir, l’acteur d’abord doit être lui-même convaincu de cette vérité. Notre propos se base sur la manière dont le metteur en scène procède pour fournir des explications aux acteurs. En se servant d’exemples détaillés tels que des scènes de films, il cherche à évoquer des images et à réveiller des émotions chez les acteurs. Il s’agit de références vivantes. En raison de sa mémoire visuelle si impressionnante et de sa façon de raconter, on croirait qu’il vient de voir ces films la veille à peine. Le recours au cinéma est important pour lui; il dit, en exagérant bien sûr, qu’il a vu « tous les films qui existent ». Grâce à ces exemples, il réussit à rendre ses idées plus claires et plus accessibles aux acteurs. Il nous est arrivé, en l’écoutant donner ces explications, de nous sentir transportés ailleurs que dans la salle de répétitions, fascinés, autant que les autres auditeurs à qui il s’adressait car ces explications étaient utiles non seulement aux acteurs concernés par une scène particulière mais aussi aux autres. Par exemple lors d’une de ces longues explications le metteur en scène avait décrit le tournage d’une scène d’un film très célèbre. Le metteur en scène, Luis Buñuel, avait demandé à ses acteurs de s’enduire le corps de miel et de s’habiller ensuite dans le but de produire chez eux un effet très désagréable et souligner le malaise que ses personnages éprouvaient déjà dans une situation incommode en soi. Julio avait expliqué le contexte dans lequel cette stratégie si surprenante prenait tout son sens. Julio se sert aussi d’un autre type d’exemple pour expliquer et convaincre. Il s’agit d’événements de son expérience personnelle. Dans une conversation informelle, il parle 152 volontairement parfois de lui aux acteurs pour créer aussi un plus grand rapprochement avec eux. Ce comportement, qui consiste à expliquer son point de vue de différentes manières si cela est nécessaire, montre la volonté pour communiquer clairement avec les acteurs et contribue probablement à favoriser la confiance qu’ils ont en lui. 5.6.3. Comment les membres de l’équipe apprennent sur sa dynamique 5.6.3.1. L’observation Dans la première étape où le travail est relativement plus lent par rapport au rythme qu’il prend par la suite, une partie importante des apprentissages a lieu à travers l’observation. Ceci est valable autant pour le metteur en scène que pour les acteurs. Il est important de noter le respect dans lequel les acteurs sont capables d’observer le jeu de leurs camarades et surtout lorsque les acteurs jouent en français parce que nous savons que les acteurs mexicains ne connaissent pas cette langue et pourtant, ils sont très attentifs quand les acteurs québécois jouent. Les acteurs apprennent aussi en observant le travail des autres acteurs. Ils peuvent apprécier le jeu des autres acteurs et écouter les remarques et les explications que le metteur en scène fait aux autres. Même si ces commentaires et ces explications ne sont pas adressées à eux directement, ils peuvent leur être utiles et leur fournir des éléments qui sont pertinents pour eux aussi. Le metteur en scène apprend en observant les acteurs jouer. Il se rend compte, en observant, s’ils ont compris ce qu’il leur demandait. Il peut aussi noter quelles sont les modifications qu’il a besoin de faire dans sa manière de communiquer. Dans l’échange d’idées qui se produit entre le metteur en scène et les acteurs, l’observation du metteur en scène du jeu des acteurs est l’équivalent de l’écoute des acteurs à l’endroit des explications du metteur en scène. À travers son observation, Julio peut connaître les propositions des acteurs et les apprécier, vérifier quels commentaires les acteurs ont intégré et lesquels il doit leur expliquer encore, et voir aussi comment changent les relations entre les acteurs. 153 5.6.3.2. Le jeu de la balle En ce qui concerne l’apprentissage du travail en équipe, le metteur en scène propose lors de cette étape, une activité précise afin de susciter une intégration plus forte du groupe; il s’agit du « jeu de la balle ». Nous allons le décrire d’abord pour ensuite pouvoir l’analyser. Comme ce « jeu » prend au moins une heure et demande une grande concentration, il ne sera pas répété dans par la suite. Lors de la première étape, il a été réalisé deux ou trois fois. Ce « jeu » sert aux acteurs à être plus conscients de l’importance d’être toujours attentifs à leur travail et, en même temps, à celui des autres. Il dure une heure, plus ou moins; il pourrait éventuellement finir avant si chacun des participants arrivait à faire sa routine mais ceci est presque impossible parce qu’à chaque erreur, même minime, il faut tout recommencer dès le début. Cet exercice contribue à développer, chez chacun des acteurs, une conscience plus claire de l’importance de la coordination qui doit exister entre les mouvements de chaque personne de l’équipe en fonction des autres. Il demande de la précision, beaucoup de concentration et de la patience. Chaque acteur suit une sorte de « routine », suivant des mouvements établis au début d’une manière bien précise. Pendant qu’un acteur accomplit cette « routine », le reste de l’équipe se lance une petite balle en suivant un ordre défini. Il faut dire un numéro, en comptant, à chaque fois qu’on attrape la balle et il ne faut surtout pas la laisser tomber. Si elle tombe, tout est à recommencer dès la première routine. Le risque de se décourager est grand; ce « jeu » par moments provoque une frustration inévitable, en mettant les personnes face à un sentiment d’échec. Les erreurs, même minimes, ramènent toujours au point de départ et tout le groupe se retrouve encore au « un ». Une fois, la balle est tombée quand on avait atteint le numéro 136! Il a fallu recommencer à nouveau à partir du début en comptant « Un, deux, trois, etc… ». Dans cet exercice, chaque personne doit être attentive à ce qu’elle doit faire mais aussi à ce que les autres font. Après presque une heure de « jeu » avec la balle, la deuxième partie de l’exercice, qui nous semble tout aussi importante que la première, consiste à s’asseoir en cercle pour parler et écouter. Chaque « joueur » choisit une personne et seulement une, pour lui adresser un commentaire servant à améliorer le fonctionnement du « jeu » dans le but que tous puissent idéalement terminer leurs routines. Chaque personne a le droit de formuler un commentaire uniquement, chaque acteur a la même chance de s’exprimer que les autres et la participation 154 est égale. Deuxièmement, ce commentaire doit s’accompagner de qualificatifs très positifs, tel que: « Chère, très adorable et toujours aimable Mélissa, s’il te plaît ne me lance pas la balle dans la figure parce que j’ai bien du mal à l’attraper ». Cette manière de s’adresser à l’autre provoque le rire de tous. Cependant, nous avons observé une similitude entre cette façon de communiquer dans le cadre de cet exercice et la manière dont le metteur en scène accompagne ses critiques de commentaires positifs la plupart du temps. C’est le style de communication que le metteur en scène pratique souvent pendant les séances de répétition: il fait logiquement de nombreuses critiques aux acteurs mais, il les accompagne souvent d’une appréciation positive de leur travail. Cette façon de leur parler semble les encourager et en même temps favoriser une ouverture chez eux pour qu’ils écoutent les commentaires qui vont les aider à améliorer ou modifier leur jeu. Par la suite, cette partie de l’exercice reste comme une référence commune ou comme une manière de faire quelques blagues pendant les répétitions. Cela se produit aussi avec certaines réponses des personnages qui sont reprises mais totalement en dehors du contexte de la scène; elles produisent alors facilement le rire des autres car elles deviennent comme une sorte de communication qui a un double sens mais qui ne peut être compris que par les membres de ce groupe. Par exemple un personnage, se trouve sur le bord de la route après avoir eu un accident de voiture et demande: « On est où là? ». C’est donc très comique lorsqu’un des acteurs mexicains, dans un moment inattendu, pose cette même question en imitant le ton de la réplique. Les participants à cet exercice développent une plus grande capacité d’être attentifs aux autres. En outre, ils prennent davantage conscience aussi du fait qu’un manque d’attention, petit ou grand. d’une seule personne entraîne des conséquences au niveau du résultat pour tous les autres. Dans ce cas, tout le « jeu » est à recommencer à chaque fois qu’une personne se trompe. Cette situation, où un moindre manque d’attention d’une seule personne peut avoir des répercussions sur chaque personne de l’équipe, ressemble à la situation qui se produira lorsque les présentations auront lieu. Cet exercice permet de mettre plus en évidence certaines des qualités qui sont requises pour une présentation réussie : présence, attention, concentration, habileté, collaboration, soin et précision, entre autres. 155 5.6.3.3. Les sorties organisées en fonction des besoins de la pièce Une autre circonstance qui crée un rapprochement entre les acteurs est le fait de sortir ensemble. Dans cette première étape, les sorties des membres de l’équipe s’organisent principalement autour du « travail de terrain ». Le metteur en scène avait organisé des visites dans le but de faire connaître aux québécois les endroits où se passe la pièce comme dans le cinéma « Teresa ». Ce cinéma n’offrant que des films pornographiques, son public est assez particulier et son ambiance n’est pas facile à décrire. Julio considérait que c’était mieux d’y aller pour comprendre le type d’endroit. Un autre endroit significatif de la pièce est le « zocalo », l’énorme place historique du centre ville qui cause une forte impression chez l’un des personnages. Garibaldi est un lieu où, les « Mariachis » jouent de la musique mexicaine traditionnelle. Un des personnages est justement un de ces musiciens qu’on appelle « Mariachis » à cause de leur vêtement et du type de musique qu’ils jouent. Alors Julio a voulu que les acteurs québécois connaissent cette place. Le metteur en scène nous a expliqué qu’aller sur le terrain pour avoir plus d’information en lien avec la pièce, quand cela est nécessaire, se fait sur une base individuelle. Mais comme les acteurs sont étrangers, il était plus convenable de les accompagner et ces sorties ont été une excellente manière de partager du temps ensemble. 5.7. Les liens entre la confiance et l’apprentissage Parmi les nombreux liens entre la confiance et l’apprentissage certains sont plus évidents et directs et d’autres plus subtils et indirects. Nous parlerons ici de ceux qui, au premier abord, nous semblent plus déterminants; cela ne veut pas dire que nous n’en trouvions pas d’autres par la suite. Dès le départ, le choix de ce metteur en scène signifie que les acteurs québécois lui font confiance et assument qu’il sera « l’œil », capable de voir le travail à partir d’un angle privilégié différent du leur parce qu’eux sont dedans, concentrés sur le jeu. Ils acceptent implicitement, par ce choix, que sa vision et son interprétation est le critère principal qui guidera leur travail. De son côté, le metteur en scène prend aussi la décision de s’engager dans ce projet avec ces acteurs et il invite d’autres comédiens à se joindre à eux. Cela est un indice 156 qu’il a confiance en eux et qu’il accepte, en même temps, de courir certains risques. Ces aspects sont le point de départ qui a été considéré, plus en détail, dans le chapitre précédent; maintenant, il s’agit de montrer comment cette confiance peut aussi influencer positivement ou négativement les apprentissages que les membres de l’équipe ont besoin de faire. Pour commencer par ce qui représente la base du travail, nous mentionnerons l’apprentissage que les acteurs font du texte. Dans un premier temps, chaque acteur travaille à la mémorisation de son rôle; assez vite cependant, les acteurs qui partagent une scène ensemble se mettent d’accord pour réviser ensemble leur lignes. Par exemple, pendant la pause pour manger, une vingtaine de minutes avant de retourner dans la salle de répétition, un acteur mexicain et une actrice québécoise se fixent un rendez-vous pour revoir ensemble leur scène. Ils travaillent alors uniquement le texte, sans faire intervenir le corps et parfois même pas l’intonation. L’objectif principal, à ce moment là, est de s’assurer qu’ils savent le texte par cœur. Nous estimons que ce premier rapprochement pour travailler volontairement en dehors de l’horaire fixé se fait plus facilement quand les personnes ont un peu de confiance. C’est le cas des acteurs québécois qui se connaissent et se donnent ce soutien, ils trouvent des moments pour répéter en dehors des horaires de travail dans la salle. Si cette confiance manque, ils travailleront chacun de leur côté et cela rendra leur apprentissage un peu plus lent. Une autre partie de l’apprentissage qui se réalise individuellement est celle qui touche à la construction du personnage. Chaque acteur recherche des éléments pour comprendre plus profondément le personnage qu’il joue. La recherche peut se faire de différentes manières : à travers une lecture qui concerne la situation du personnage, en se souvenant d’une époque de la vie ou par l’observation de personnes de la vie réelle ayant des caractéristiques similaires. Cette recherche se base en grande partie sur l’intuition personnelle et la possibilité de suivre et d’écouter ces intuitions va dépendre de la confiance en soi de chacun. Maintenant, nous analyserons des apprentissages qui impliquent une relation interpersonnelle entre les acteurs et le metteur en scène. Un des moyens dont se servent les acteurs pour travailler le sens que le metteur en scène donne au texte est de lui poser des questions. Il nous semble que pour que les acteurs osent l’interroger librement ils doivent avoir une relation de confiance interpersonnelle avec lui parce que le simple fait de poser une question implique de prendre des risques: celui de dévoiler devant les autres que l’on ne sait 157 pas, celui de ne pas obtenir de réponse satisfaisante ou de ne pas comprendre la réponse que l’on obtient. Le risque varie aussi en fonction de la portée de la question. Si celle-ci est simple, il sera moindre mais si la question concerne un aspect fondamental, le risque sera plus important. Alors il nous semble que pour pouvoir apprendre en posant des questions, les acteurs ont besoin d’avoir la confiance suffisante pour parler à temps et demander ce qu’ils veulent savoir. Mais, paradoxalement, il arrive que le fait de poser trop de questions ou un certain genre de questions peut être un signe de non confiance et devenir un obstacle au travail. Par exemple, lorsqu’un acteur demande trop d’explications, cela peut signifier qu’il ne se laisse pas diriger réellement. Pour jouer, l’acteur doit comprendre intellectuellement ce qu’il lui est demandé mais, d’autre part, il doit accepter de vivre et de sentir ce que les situations du jeu lui provoquent comme images et émotions, sans essayer de tout comprendre mentalement. Cette distinction n’est pas évidente à faire mais nous les mentionnons pour que le lecteur soit sensible à l’idée que les intentions qui motivent ces questions peuvent varier. Certaines questions contribuent à l’avancement du travail créatif tandis que d’autres, au contraire, limitent la créativité ou l’expression. Pour nous, qui sommes peu familiers avec le processus de création au théâtre, il est assez difficile de savoir comment identifier cette différence mais nous voulons introduire cette précision, dès maintenant, car nous pourrons faire référence à ce point plus loin. Pour ce qui est des propositions des acteurs à travers le jeu, nous pensons que plus un acteur a confiance en lui et dans le metteur en scène, plus il se sent capable d’être créatif et d’explorer des options variées de jeu. Lorsqu’il perçoit une ouverture dans l’attention et la présence du metteur en scène, il peut se donner davantage. Mais il sent aussi le regard et l’attention de ses camarades. Pour cela, la qualité de l’observation que les acteurs font du travail des autres a une grande valeur à nos yeux. Cette observation peut devenir une invitation à travailler encore plus intensément, surtout si l’acteur qui prend le risque d’explorer ne sent pas jugé; au contraire, il peut se sentir encouragé par les autres, par le respect qu’ils manifestent vis à vis de son effort. Dans une conversation informelle, une des actrices disait que ce qui était dur pour l’acteur, c’était de sentir que le « brouillon de son travail » est à la vue de tous. Elle expliquait qu’un écrivain livre son œuvre à ses lecteurs après lui avoir fait de nombreuses corrections 158 mais un acteur fait tous les essais et les erreurs devant les autres, même si ces « autres » sont des acteurs de son équipe ou le metteur en scène qui le dirige. Pour oser proposer des idées à travers leur jeu, les acteurs ont donc besoin de se sentir relativement en sécurité et de savoir qu’ils sont acceptés. Le niveau de sécurité psychologique qui existe dans le groupe influence le fait que l’acteur puisse apprendre en proposant des manières de jouer. La sécurité psychologique est un terme utilisé par Edmondson (1999) et qui fait référence à la croyance des membres d’une équipe qu’ils y sont en sécurité. Cette idée incorpore l’existence de la confiance dans les relations entre les membres d’une équipe mais ce concept est plus large car il suppose un respect mutuel entre les membres qui leur permet de sentir acceptés en étant ce qu’ils sont: « Team psychological safety is defined as shared belief that the team is safe for interpersonal risk taking. For the most part, this belief tends to be tacit –taken for granted and not given direct attention either by individuals or by the team as a whole ». (Edmondson, 1999, p.354.) La confiance intervient aussi du point de vue du metteur en scène car il a besoin de faire confiance aux acteurs pour leur laisser de la liberté pour s’exprimer et pour créer. S’il leur demande des choses trop précises et les encadre trop strictement, il ne leur permet plus de manifester leur créativité. Il peut apprendre des choses de leur jeu dans la mesure où il leur fait confiance et pense qu’ils ont la capacité d’interpréter leur rôle selon ses interprétations mais aussi selon leur sensibilité et leurs émotions. Le jeu de la balle, qui se fait durant cette première étape, contribue à construire la confiance parmi les participants. Au cours de jeu, les efforts que chacun fait pour ne pas se tromper et pour que le jeu puisse continuer, deviennent évidents pour les autres joueurs. La deuxième partie du jeu est assez comique mais montre que tous sont égaux en ce qui concerne les erreurs qui ont été faites et que tous peuvent s’exprimer et être entendus par l’ensemble du groupe. Dans cette partie aussi le metteur en scène montre aux acteurs comment faire des demandes précises mais en mettant en valeur les aspects positifs du travail de chacun. 5.8. Les risques propres à cette étape 159 5.8.1. Les risques par rapport aux ajustements à faire au cours de cette étape Cette première étape est aussi celle où apparaît le besoin de faire différents types d’adaptations et d’ajustements. Ces ajustements nous semblent être des facteurs de risque; dans la mesure où si ils ne se sont pas faits correctement, ils peuvent avoir des conséquences négatives sur la continuité du travail. Ce thème de l’adaptation a fait l’objet d’une conversation entre les acteurs québécois, durant laquelle ils ont souligné qu’il y a parfois une distance assez grande entre les idéaux de faire du théâtre ailleurs, dans une perspective de recherche, et ce que cela donne dans la réalité. Il y a dans les faits beaucoup de circonstances inattendues qui se présentent et qui modifient les conditions dans lesquelles ces acteurs pensaient travailler. Quels sont les principaux ajustements que les membres de cette équipe ont dû faire durant cette étape? 5.8.2. Les différents ajustements qui impliquent des apprentissages Il y a plusieurs types d’ajustements. Quelques uns se font au niveau individuel. Le simple fait de se retrouver dans un montage nouveau où il faut comprendre un ensemble d’éléments qui commencent avec les rôles que chacun doit jouer, jusqu’à la manière de travailler des autres. Les ajustements se produisent entre les attentes que les personnes ont et ce qui se passe en réalité. D’autres ajustements se produisent au niveau du groupe. Certains ont trait aux différences entre la manière de travailler des acteurs mexicains et celle des acteurs québécois ou entre la manière de travailler d’une compagnie de théâtre et celle de l’autre. Le besoin de réaliser ces ajustements exige de chacun qu’il fasse des apprentissages en lien avec ces ajustements. Ces apprentissages sont souvent tacites et se font au rythme personnel de chacun car ils dépendent des attentes que chacun a par rapport à différents aspects du montage. 160 5.8.2.1. Les ajustements sur le plan individuel Parmi les ajustements au plan individuel se trouvent les ajustements à un nouveau montage. Si les personnes ont des attentes avant de commencer le montage, elles peuvent se rendre compte dans quelle mesure celles-ci seront rencontrées ou pas. Le simple fait de commencer à travailler dans un montage exige un premier ajustement de la part des acteurs. Claudia nous mentionne comment selon elle, chaque montage est différent des autres et demande une adaptation: Je considère que chaque montage et chaque groupe est un monde et il est intimement relié à la pièce et aux valeurs qui sont intégrées dans cette pièce. C’est ce qui va déterminer la mécanique des relations. Chaque montage est un monde avec ses propres lois.(…) Il y a des montages où il faut sortir déprimé. C’est comme ça et il faut l’accepter et voir ce qui arrive ensuite avec cette sensation. C’est justement lors de cette première étape, que les acteurs commencent à comprendre quelles sont les lois particulières de ce nouvel univers qu’est ce montage et cela représente une difficulté. Jean partage avec nous cette sensation qui l’habite au tout début du montage: Pour moi c’est assez insécurisant. À chaque fois que je commence une pièce de théâtre ça me demande une implication assez forte, ça me demande d’aller dans un terrain un peu comme des sables mouvants. Pour commencer un nouveau personnage, je me sens en déséquilibre à cause de ce que je fais. En premier lieu, Jean parle de ce que la construction de son personnage exige de lui. Il avoue sa vulnérabilité face à cette incertitude, à cette exploration qui vient avec le besoin de construire peu à peu le personnage en s’impliquant à fond. Cette information nous semble importante pour comprendre un peu la logique de la première phase du montage de la pièce au cœur de laquelle les acteurs s’interrogent mais, au départ, ils ont peu d’éléments de réponse. Car ces éléments commencent à apparaître progressivement au fur et à mesure qu’ils reçoivent de l’informations du metteur en scène et de leur propre expérience de jeu. 161 5.8.2.2. Les ajustements par rapport à la langue Mais en plus de cette situation assez typique et déjà connue s’ajoute, dans le cas de Jean, son attente de pouvoir travailler sans trop de difficultés à cause de l’espagnol. Il ne connaît pas encore beaucoup cette langue et il se rend compte que la communication se fait très peu en anglais car les mexicains préfèrent parler en espagnol, non seulement entre eux, mais aussi quand ils lui parlent parce qu’ils ne se sentent pas à l’aise en anglais. Jean a parlé de cette difficulté qui était plus grande au début: « J’ai des frustrations par rapport à la langue. Je ne comprends pas tout le temps ce qui est dit. Je me sens parfois isolé mais en même temps je vais au devant de ça. J’essaie d’entrer en contact avec les gens ». Cette circonstance l’oblige à demander à Mélissa ou à Lucie de traduire pour lui. Il se rend compte aussi que même si elles traduisent pour lui ce que le metteur en scène lui demande ou une partie de la conversation en espagnol, il n’aime pas dépendre d’elles pour communiquer. De plus, il arrive qu’il perd aussi partiellement la conversation en espagnol entre les autres acteurs et le metteur en scène parce que la disponibilité à traduire de Mélissa et de Lucie a aussi des limites. Elles sont attentives et elles ont le temps pour traduire très bien lorsque le metteur en scène s'adresse à Jean en particulier, car Julio parle alors plus lentement, mais à d’autres moments il arrive aussi qu’elles participent à la conversation, quand le metteur en scène parle aux autres acteurs mexicains et que les échanges se font plus vite. Lorsqu’elles décident de traduire pour lui, elles perdent aussi la possibilité de suivre tout ce qui se dit. Jean finit parfois ses journées très fatigué à cause des efforts qu’il fait pour comprendre le plus possible. Il n’avait pas prévu comment il réagirait à cette situation et il est obligé de s’ajuster en acceptant sa limite ou en réalisant des efforts encore plus grands pour comprendre. 5.8.2.3. Les ajustements par rapport au texte Un autre type d’ajustement est celui qui concerne les attentes par rapport au texte. Une actrice de la compagnie québécoise nous a parlé de cet aspect: Cela a été toujours une adaptation. D’abord j’avais des attentes par rapport au texte. (…) Quand j’ai lu le texte en espagnol, je n’ai pas compris le ton qu’il fallait employer; il y avait pour moi quelque chose de superficiel dans la manière de traiter le sujet. C’est une manière différente de faire du théâtre, je pensais à quelque chose de 162 plus profond, plus… J’ai eu cette première déception depuis le début, cela m’a demandé de m’adapter, il fallait que je parte de cette déception et que je trouve quelque chose de nouveau. Il y avait une différence par rapport à ma vision des choses. Je ne les voyais pas de cette façon là, avec ce ton, ce genre de jeu. J’avais imaginé quelque chose de plus sérieux, un autre type de théâtre, plus visuel, moins dans la langue, moins dans ce style comique. J’avais été influencée par ce que Julio avait fait dans sa pièce sur Joyce. Les attentes de cette personne étaient basées sur une mise en scène de Julio que la plupart des acteurs avaient beaucoup aimé et qui revient souvent comme un point de référence. Cependant la pièce actuelle était assez différente de l’autre. Nous pouvions commencer à voir certaines ressemblances dans le style de sa mise en scène mais le texte différait fortement de celui de l’autre pièce. S’ajuster au texte et arriver à comprendre le ton dans lequel il devait être joué n’était pas si facile pour cette actrice. Elle avait surmonté cette déception pour accepter de travailler de son mieux malgré ce qui ne rencontrait pas ses attentes. Peut être d’autres acteurs avaient eu aussi ce même type de difficultés mais ils ne nous en ont pas en parlé. Cet aspect est toutefois important car c’était justement un des risques que les acteurs avaient accepté de courir en s’engageant à jouer un texte avant même d’avoir pu le lire au complet. Celui-ci avait été conçu après l’atelier de Montréal. Les acteurs savaient qu’ils se retrouveraient à Mexico pour commencer les répétitions et que, pendant ce temps, Juan Cristobal écrirait le texte basé sur le matériel de leurs improvisations et ils ne pouvaient pas le connaître très à l’avance. Leur acceptation de travailler ensemble ne dépendant pas du texte qui leur serait proposé plus tard, ils devaient donc faire confiance à Juan Cristobal et à Julio. Cette décision était probablement basée sur l’idée que le nouveau texte aurait des ressemblances avec celui qu’ils connaissaient et qui leur avait tellement plu. Mais le nouveau texte était très différent, ainsi que les conditions de son montage. Cette actrice a trouvé des manières de s’ajuster, elle s’est posée des questions, elle a entrepris une sorte de recherche personnelle sur le texte pour être plus satisfaite: Comment je peux donner quelque chose dans ce texte? Trouver ma propre interprétation et donner du sens quand il n’y en a pas nécessairement, c’est ce que je dis. (…) Moi je peux, comme acteur, chercher dans le texte des symboles pour moi, pour enrichir et donner de la profondeur au texte. C’est possible, car c’est un texte moderne et je ne suis pas habituée à cela parce que j’ai toujours travaillé du classique ou des créations qui sont mon matériel… 163 5.8.2.4. Les ajustement sur le plan de l’équipe Un autre ajustement concerne le travail des acteurs québécois et des acteurs mexicains. Un membre de la compagnie québécoise fait ce commentaire: Avec les acteurs mexicains, ce n’est pas toujours facile. Avec certains, on parle le même langage théâtral et ça va. Et avec d’autres, il y a des différences. Cela contribue à la richesse. Aussi il y avait beaucoup de points de vue. Ce sera multiple. C’est aussi ça notre projet. C’est un processus de rencontre. La rencontre avec la différence peut engendrer un certain degré de conflit et de tension créatrice. Un acteur mexicain a affirmé: « Ce processus de création implique des confrontations et on va ressortir de ce processus avec d’autres possibilités, plus d’ouverture. On parle de choses différentes ». Dans les deux cas, nous notons que les deux personnes qui ont donné leur avis à ce propos reconnaissent qu’il existe des différences mais elles se montrent assez optimistes, pensant que finalement le résultat de cette rencontre sera positif et enrichissant. Le cas de Pablo nous donne un autre exemple de ces ajustements car cet acteur mexicain, comme nous l’avons observé, ne se sentait pas bien au début du montage. Peu à peu, il a réussi à gagner de l’assurance et à comprendre mieux ce que le metteur en scène lui demandait. 5.8.2.5. Les ajustement au travail des deux compagnies Les façons de travailler des deux compagnies, sont à l’origine d’ajustements. Béatrice nous en donne un exemple. «Nous (elle fait référence à sa compagnie) on travaille dans un silence absolu. Les québécois parlaient parfois pendant les répétitions et nous, nous avons dû leur parler de cela et leur demander d’être en silence ». Dans la compagnie mexicaine, les limites entre les fonctions de chaque personne sont mieux définies que dans la compagnie québécoise où tous sont des comédiens et assument des fonction supplémentaires pour assurer le fonctionnement de la compagnie. C’est en partie pour 164 cette raison que la compagnie québécoise a demandé à Alain d’assurer temporairement le rôle de producteur. Normalement ils ont des mécanismes pour se distribuer les tâches mais cette manière de procéder leur a causé des problèmes dans le passé par un manque de clarté concernant les limites des responsabilités de chacun. Béatrice nous dit qu’elle a mis des limites dans la relation avec Mélissa: « Mélissa voulait intervenir dans des décisions que moi je devais prendre, mais on en a parlé. Je lui ai dit qu’elle devait s’occuper de son rôle de comédienne et moi du mien. Il y a tout de suite eu un respect qui s’est installé ». Dans ces tentatives d’ajustements, la confiance peut émerger lorsque les choses sont dites clairement, comme dans ce cas où Béatrice a pu faire une demande très explicite à Melissa. Nous avons donné des exemples d’ajustements requis au cours de cette étape en essayant de mettre en évidence qu’ils demandent parfois une grande capacité d’adaptation. Nous trouvons aussi que ces ajustements exigent de la confiance en soi et de la confiance interpersonnelle pour communiquer, se renseigner, établir des limites ou exprimer ce que l’on ressent. Nous croyons que dans la mesure où cette confiance existe, ces ajustements peuvent se faire plus facilement et plus rapidement. Voyons maintenant quels sont les avantages de cette étape. 5.9. Les aspects prometteurs de cette étape Comparée aux étapes qui suivent, la pression du temps est moins élevée. Une conséquence de ce fait est que le metteur en scène prend du temps pour donner de nombreux exemples provenant de scènes ou de personnages de films. En effet, tout au long du montage, un des moyens les plus employés par le metteur en scène pour expliquer la logique des situations était la référence à un film. Mais ces explications sont plus longues, plus détaillées et plus fréquentes pendant la première étape que dans la deuxième et aussi dans la deuxième étape comparée à la troisième. Par exemple, dans la scène de la mère et de Paul, le metteur en scène en avait profité pour donner un exemple tiré d’un film, pour enrichir chez les acteurs l’idée du type de relation qui existait entre les deux personnages, une mère et son fils adulte. Mélissa, dans le rôle de la mère, avait dit que ces commentaires lui étaient très utiles 165 et l’aidaient à mieux comprendre plusieurs points qu’elle n’avait pas vus sous cet angle. Quand cette scène s’est terminée, elle a pris des notes sur son cahier. 5.9.1. Une pression de temps relativement faible Durant cette étape, le metteur en scène explore des possibilités différentes. Il demande aux acteurs de jouer les scènes en changeant l’angle de ces scènes pour comparer ce qui est mieux. Il lui est aussi venu l'idée de demander aux actrices québécoises de jouer leur scène en français et non pas en espagnol, pour qu'elles puissent se rendre compte, lorsqu'elles jouaient la scène dans la langue qui n'est pas la leur, de la mesure dans laquelle leur ton changeait par rapport au ton de leur jeu en français. La possibilité que cette étape a donné aux membres de l’équipe d’échanger entre eux a permis de faire des apprentissages sur le sens de la pièce, sur le jeu et sur les relations entre les personnages. Pendant ce temps où il a été possible d’explorer des options différentes, les personnes ont aussi développé des liens plus étroits entre elles. Enfin, il y a également apprentissage sur la manière de travailler ensemble. Tous ces petits mais nombreux apprentissages qui se sont réalisés au cours de cette étape représentent un acquis essentiel de connaissances partagées collectivement qui sera utile pour les étapes suivantes. Effectivement, il sera important que les acteurs aient compris, à la base, les relations entre les personnages car, par la suite, il faudra travailler sur d’autres aspects du jeu, et commencer à jouer avec plus de précision et d’assurance. Cette assurance dépendra en partie, de la clarification que les acteurs ont faite des aspects qui étaient obscurs pour eux. Quand un acteur pose des questions ou fait une suggestion, parfois le metteur en scène l’encourage pour que ce soit lui qui décide de cela. Il lui dit: « Sens le! » alors en jouant l’acteur est capable de comprendre parce que le metteur en scène donne l’occasion de faire ses propres expériences. 5.9.2. Un niveau d’interdépendance pas encore très élevé Durant cette première étape, ce n’est pas seulement le metteur en scène qui est plus 166 détendu; les acteurs aussi se donnent du temps pour réfléchir à leurs personnages, pour se connaître plus. Ils commencent à échanger entre eux pendant le temps des repas ou a la fin de la journée. Durant cette première étape, l’interdépendance est relativement faible et l’attention porte, en règle générale sur des relations entre deux personnages. L’espace qui s’ouvre pour travailler dans la construction des scènes permet aux personnes de se connaître un peu plus et de commencer à créer une certaine complicité. Un indicateur de l’interdépendance moins grande entre tous les acteurs nous est fournie par l’autorisation d’absence que le metteur en scène a accepté de certains acteurs pour quelques jours pendant les premières semaines de répétitions. Il est vrai que ces départs avaient été prévus à l’avance, sauf un, qu’ils étaient décalés dans le temps et qu’ils étaient justifiés mais ce qui est fondamental de remarquer est que le reste de l’équipe était capable de continuer à travailler malgré les absences de plusieurs jours de ces acteurs. Une actrice est partie pour quatre jours et les deux autres sont parties pour une semaine entière chacune. Le metteur en scène et les autres acteurs pouvaient s’adapter et remettre à plus tard le travail des scènes des acteurs qui étaient absents. Le niveau d’interdépendance est devenu plus intense, durant la deuxième étape. L’équipe alors a dû travailler sur l’enchaînement des scènes et la suite de l’histoire. 5.10. Conclusion La première étape est déterminante pour différentes raisons qui touchent à l’apprentissage et à la confiance. Au cours de celle-ci, il a été possible d’explorer différentes manières de jouer; elle a permis la recherche et l’exploration. Les acteurs travaillent sur les scènes pour la première fois et ils rencontrent différentes possibilités de les comprendre. Cependant, la possibilité de réaliser cette recherche dans le jeu dépend d’un concours de circonstances: le degré d’interdépendance, la pression du temps, l’intégration de l’équipe, la confiance existante et les apprentissages réalisés. Le degré d’interdépendance, plus faible que durant les étapes suivantes, se produit, pour chaque scène, entre deux acteurs et le metteur en scène. À ce stade, l’ordre des scènes ne 167 compte pas beaucoup, il est possible de les travaille en désordre. Le lien entre elles n’est pas encore un aspect important de sorte que, si un acteur, à cause est obligé de s’absenter pendant un certain temps, à cause d’un imprévu, les autres peuvent continuer à travailler malgré son absence. L’avancement du travail de l’équipe ne dépend pas encore de la participation constante de chacune des personnes, comme ce sera le cas par la suite. Étant donné que la pression du temps n’est pas encore tellement forte, les acteurs peuvent discuter, clarifier des doutes ou poser des questions interrompant le jeu, sans qu’il n’y ait de conséquences graves puisque les transitions entre les scènes n’ont pas encore d’importance. Une conséquence pratique d’une pression du temps moins forte est que l’une des principales formes d’apprentissage dans la première étape est l’échange verbal, principalement entre les acteurs et le metteur en scène. Au début, ces échanges se réalisent sous la forme des questions que les acteurs posent au metteur en scène, des explications que ce dernier donne aux acteurs ou des discussions qui se produisent entre eux. Pendant cette étape, le metteur en scène donne des explications détaillées et cherche à stimuler l’imagination des acteurs en leur parlant des scènes de films. Comme il a une extraordinaire mémoire photographique, lorsqu’il explique une scène d’un film, nous avons l’impression qu’il a vu ce film, la veille à peine; en réalité, c’est comme s’il le repassait dans sa tête dans le moment présent, car aucun aspect important ne lui échappait. Ces précisions lui permettent d’établir des liens importants entre ces exemples et la logique des scènes de cette pièce de théâtre, rendant ainsi la vision qu’il a de la pièce plus accessible aux acteurs et stimulant leur imagination. Proportionnellement au temps accordé au jeu, les échanges verbaux prennent beaucoup de temps. Cette manière de distribuer le temps entre le jeu proprement dit et les différents types d’échanges verbaux rend la première étape unique et différente des suivantes. Elle donne, aux membres de l’équipe, l’opportunité de se connaître davantage et d’amorcer une réflexion sur le sens des scènes et, par conséquent, de la pièce. La réflexion prend alors un caractère collectif parce que, même si uniquement les acteurs de la scène dont il est question participent activement aux discussions, les autres acteurs sont tout de même présents et à l’écoute. Cette réflexion sera par la suite, poursuivie, surtout de manière individuelle ou à travers des conversations informelles de deux ou trois personnes, indirectement à travers le jeu. et ses résultats apparaîtront 168 Au cours des étapes suivantes, les échanges verbaux continuent à se produire, entre autres sous la forme de questions que les acteurs posent ou sous la modalité de « notes » que le metteur en scène donne aux acteurs, mais moins sous la forme d’explications longues et détaillées. En outre, la fréquence des échanges diminue progressivement et laisse plus de place au temps que dure le jeu qui est une autre forme d’échange. En ce qui concerne la confiance, cette étape est un moment clé, celui pendant lequel le metteur en scène doit commencer à mettre en pratique ses compétences pour que le projet aboutisse. Il montre ses compétences au plan artistique à travers ses interventions et au plan des relations interpersonnelles par des activités pour renforcer l’intégration de l’équipe telles que le « jeu de la balle » et les sorties organisées. L’intégration étant, à ce stade, encore relativement faible, ces activités sont des moyens pour l’accélérer le processus de l’intégration de cette équipe malgré toutes les difficultés et obstacles. Cela est nécessaire à la poursuite de la tâche. Mais, en même temps, des comportements du metteur en scène tels que sa manière de se concentrer, d’observer les acteurs et de donner des explications, permettent aux acteurs de mieux connaître sa manière de travailler et servent à renforcer la confiance que les acteurs ont en lui. Ceci est très utile pour rendre les apprentissages des acteurs plus faciles. Plus ils seront convaincus de la compétence du metteur en scène, plus ils auront confiance dans la direction qu’il propose, plus ils la suivront sans opposer de résistance et plus ils pourront progresser rapidement dans les apprentissages qu’ils ont besoin de réaliser. La mémorisation des textes est la base sur laquelle s’appuient les autres apprentissages durant cette étape et celles qui suivent. Tel que nous l’avons expliqué, la mémorisation, se fait plus facilement lorsque les membres de l’équipe ont la confiance suffisante pour demander de l’aide à leurs camarades et collaborer ensemble. Cette tâche a aussi l’avantage de donner aux acteurs des occasions de se connaître davantage et de se rapprocher les uns des autres, ce qui est particulièrement important dans le cas des personnes travaillant ensemble pour la première fois. L’apprentissage de la logique des situations et du sens des scènes se fait plus rapidement, à notre avis, lorsque les acteurs ont confiance dans le metteur en scène. Ils sont plus convaincus de la pertinence de ses indications. D’un autre côté, il est nécessaire aussi que les acteurs aient confiance dans la tolérance du metteur en scène envers leurs erreurs car cette étape est difficile pour eux du fait qu’ils ne comprennent pas encore très bien leur personnage 169 pour les personnes qui en ont un seulement ou leurs personnages pour ceux qui en ont deux différents et toute l’information sur le sens des scènes est nouvelle pour eux. Ils sont vulnérables et en processus d’ajustement. Pendant cette étape, la difficulté ne provient encore ni d’un degré élevé d’interdépendance, ni d’une pression forte du temps. Cependant, les acteurs se rendent compte que certaines de leurs attentes ne sont pas satisfaites, ce qui signifie qu’ils sont obligés de faire des ajustements entre les attentes qu’ils avaient pu se former avant de commencer à travailler et ce qui se passe réellement. Les acteurs traversent la difficulté en s’ajustant peu à peu aux caractéristiques de ce montage, au travail avec de nouvelles personnes, aux divers obstacles qui se présentent, entre autres les différences culturelles et l’usage de plusieurs langues. Nous pourrions dire que cette étape est une sorte de « préparation du terrain » aux exigences plus importantes qui se présenteront par la suite lorsque le travail à réaliser deviendra plus complexe. 170 CHAPITRE VI ANALYSE DE L’ÉTAPE 2 6.1. Introduction La deuxième étape du montage en est clairement une étape de transition entre la manière de travailler durant la première et la troisième étapes. Au début, le metteur en scène continue intervenir constamment et activement mais, à mesure que le temps avance, la manière de travailler commence à se modifier : le metteur en scène interrompt de moins en moins le jeu des acteurs et leur donne ses commentaires uniquement après qu’ils aient joué plusieurs scènes. La pression du temps est plus forte que dans la première étape mais pas encore aussi intense qu’elle le sera durant la troisième. La deuxième étape a permis une progression sur différents plans. Parmi les principaux, il y a l’intégration de l’équipe, les apprentissages réalisés et la consolidation de la confiance. 6.2. Description d’une journée de travail représentative de la deuxième l’étape Suivant les mêmes critères de la description d’une journée de travail représentative de l’étape précédente, nous décrivons d’abord la préparation au travail, ensuite l’exercice d’improvisation et les notes que le metteur en scène donne aux acteurs. Nous donnons un exemple du travail d’une seule scène et finalement certains événements importants survenus à la fin de la journée. 171 6.2.1. La préparation au travail 28 juin 2001. Aujourd’hui, l’équipe quitte la petite salle de répétitions; c’est donc la première journée de répétitions dans le théâtre. Avec ce changement de lieu commence à s’intégrer, au processus du montage, une série d’éléments nouveaux: le son, la scénographie, les costumes et l’éclairage. Bien que ce dernier ne sera sur place physiquement que vers la fin, quelques jours avant la première, il faut en tenir compte dès maintenant. En effet, le metteur en scène commence à définir plus exactement les places et les déplacements des acteurs sur la scène pour que le concepteur de l’éclairage puisse prévoir l’installation des lampes et déterminer aussi les mouvements des « murs ». Ces « murs », qui servent à créer des lieux qui ressemblent à des rues, des coins de rue et des espaces plus ouverts, constituent une scénographie mouvante adaptable à des positions différentes selon les besoins de chaque scène. Ce mécanisme est à la fois simple et ingénieux en raison de ses multiples possibilités d’adaptation. Le concepteur de l’éclairage assiste plus souvent aux séances de répétition, pour prendre des notes et mieux comprendre l’univers que le metteur en scène veut créer pour cette pièce. En cette journée de déménagement, le rendez-vous du metteur en scène avec les acteurs est fixé à 15:00 car les techniciens travaillent depuis le matin sur la scène pour l’installation des « murs ». Il y aussi des essayages de costumes en début d’après-midi. Les acteurs sont contents d’être enfin au théâtre, le lieu où sera jouée la pièce, mais ils ont une certaine confusion pour placer leurs vêtements, leurs cahiers et leurs autres effets personnels car les loges sont encore fermées et l’endroit est sombre. Finalement, chacun se trouve un espace près de la scène. Il faut attendre encore un peu avant de pouvoir commencer. « C’est normal, dit le metteur en scène, c’est la production ». Il est habitué à ces éventualités qui changent les possibilités du travail avec les acteurs. Béatrice et Hector, les assistants du metteur en scène, sont là pour aider à l’intégration de tous ces nouveaux éléments qui commencent à prendre leur place aussi dans le montage du spectacle. Pendant le processus du montage, l’auteur de la pièce a assisté à quelques-unes des répétitions; cette fois, il arrive vers cinq heures. 172 6.2.2. L’improvisation. L’auteur de la pièce est présent pour voir les progrès du travail de l’équipe mais surtout pour diriger Claudia et Jean dans un exercice d’improvisation qui va permettre d’obtenir le matériel pour la dernière scène qui n’est pas encore écrite, même si la Première doit avoir lieu trois semaines plus tard. Le fait de ne pas encore avoir écrit cette scène préoccupe l’auteur mais, d’un autre côté, cela représente une opportunité d’intégrer des éléments nouveaux pour clarifier certains aspects qui sont encore confus, pour lui, dans le reste de la pièce. En effet, il y a quelques jours, il nous avait fait des commentaires à ce propos: il trouvait que certaines scènes présentaient des situations qui manquaient de logique ou de vraisemblance. Comment pourrait-il résoudre ces problèmes alors que ces scènes étaient déjà écrites et montées? Cette dernière scène, jouée par Jean et Claudia, était une dernière opportunité pour donner des informations manquantes. Les acteurs réalisent devant l’auteur et le metteur en scène cette improvisation selon la même technique utilisée pour créer les autres scènes. C’est une technique basée sur un code que les acteurs connaissent bien pour s’en être servis avant et qui permet d’obtenir une grande quantité d’information très rapidement, chaque acteur demande à l’autre personnage des informations qu’il veut avoir sur lui ou lui dit des choses qu’il sait ou qu’il imagine de lui. L’auteur prend des notes. Cet exercice se fait rapidement aussi parce que le principe est d’avoir accès à des idées spontanées qui surgissent sans censure ni jugement immédiat. Une fois l’improvisation finie, l’auteur et le metteur en scène discutent ensemble. 6.2.3. Les notes Le metteur en scène poursuit le travail de cette journée en demandant aux acteurs de se réunir en cercle pour leur donner des « notes », ou autrement dit, ses commentaires sur le travail du jour précédent. Étant donné que les acteurs ont joué plusieurs scènes de suite, le metteur en scène a observé leur jeu et noté sur son cahier toutes les remarques qu’il voulait leur faire. Il leur transmet ces notes en même temps pour éviter d’interrompre la séquence du 173 travail, puisqu’un objectif important est maintenant de travailler sur l’enchaînement des scènes, d’apprendre exactement les entrées et les sorties de chacun sur la scène. L’enchaînement des scènes pose parfois des problèmes pratiques. Par exemple, Pablo a besoin de s’ajuster au temps qu’il lui faut pour changer de costume entre deux scènes où ses deux personnages apparaissent l’un après l’autre. Cependant, entre une scène et l’autre, il y a des « présentations ». Ce sont de courtes interventions des acteurs qui ont pour but, entre autres, d’expliquer aux spectateurs où se situe la nouvelle scène qui commence, car les scènes ont lieu dans différents coins de rues du centre historique d’une ville. Cette présentation est une sorte de temps d’arrêt dans la continuité de la pièce. L’acteur traverse la scène et il s’arrête quelques instants pour dire: « Nous sommes devant telle station de métro ou devant un marché de meubles ». Ces présentations ne consistent généralement qu’en une courte phrase; elles ont aussi pour fonction de donner le temps aux acteurs de changer de costume. La période consacrée à la communication des notes peut durer plus d’une heure. Les acteurs prennent alors des notes écrites sur les commentaires que le metteur en scène leur fait et ils posent des questions sur les aspects qui ne sont pas clairs. Il est important que les acteurs profitent de ces moments pour poser leurs questions car la vitesse à laquelle le jeu avance laisse de moins en moins de temps pour échanger verbalement. Le metteur en scène juge quand il est opportun de convoquer cette réunion : soit immédiatement après la fin du jeu, soit le lendemain, s’il est trop tard et que les acteur sont fatigués. Cette deuxième option a pour avantage que les acteurs sont reposés et donc plus réceptifs; par contre, elle a pour inconvénient le risque que les acteurs se souviennent moins bien de leur façon de jouer la veille. Nous observons que certains de ces commentaires ne sont pas nouveaux. Parfois, le metteur en scène répète les mêmes demandes ou remarques parce que les acteurs, même après avoir reçu les mêmes indications plusieurs fois, ne les intègrent pas dans leur jeu ou ne les comprennent pas tout à fait. En effet, ils ne parviennent pas à saisir, après les premières explications, ce que le metteur en scène attend d’eux. Un exemple de ce type d’incompréhension se produit lorsque le metteur en scène rappelle à Jean, dans la scène avec sa mère, qu’il doit l’ignorer quand elle lui parle. Il est nécessaire que par moments il écoute plus la télévision, mais son attention doit revenir à la conversation avec sa mère. Il doit l’ignorer mais seulement par moments. Le metteur en scène lui explique qu’effectivement, il 174 doit détourner son attention, mais pas tellement, car alors la tension entre les deux personnages « tombe trop ». Parfois, les actions à réaliser peuvent être claires pour l’acteur mais il doit aussi tenir compte des nuances et apprendre à traduire les intentions des personnages en trouvant l’intensité que le metteur en scène veut associer à ces actions. Le metteur en scène fait ses commentaires en suivant l’ordre de la pièce; il commence par la première scène qui représente un espace virtuel où la communication entre les personnages se produit à travers un ordinateur. Il s’adresse à Pablo: Ton corps doit jouer dans cet espace, la valise n’a aucune pesanteur. Tu vis une incertitude. Quant à Claudia, toi, tu dois prendre une décision parce que tu vas faire un grand pas dans ta vie. Tu vis aussi beaucoup d’incertitude mais en même temps tu as une conscience très claire du fait que ce moment est très déterminant pour toi. C’est pour cela que tu es confrontante pour les autres. Pierre, je l’imagine comme s’il passait une nuit d’insomnie à regarder le plafond, pas vraiment fatigué, mais surtout stimulé à imaginer ce qu’il pourrait faire ailleurs ». S’adressant à Jean (Pierre) et à Mélissa (sa mère), il ajoute: « Travaillez plus sur la projection. Prenez conscience de l’espace. Mélissa, on dirait que tu regardes à travers une grande fenêtre et, en réalité, il y a un mur. Je pense que tu es surprise parce que quand tu arrives à la maison, tu ne t’attends pas à trouver Pierre. Intègre mieux les actions avec le sac. Le metteur en scène passe ensuite à une scène, de Lucie et Jean, où celle-ci joue un monologue. Depuis quelques répétitions, Jean a proposé d’introduire un élément nouveau qui est une action de son personnage qui jusqu’ici se limitait à l’écouter. Il a suggéré de glisser sa main sous sa jupe à elle en faisant semblant de lui donner du plaisir. Ce changement cause une difficulté nouvelle à l’actrice. Le metteur en scène tente de lui expliquer comment jouer. Il suggère que le personnage féminin accepte ce plaisir mais en le cachant à son partenaire à cause des complications de la relation qui existe entre eux. Pour cela, il explique quelles sont, selon lui, les différences entre la sexualité et l’érotisme: La sexualité est plus crue et laisse voir les personnes comme elles sont vraiment. L’érotisme, au contraire, est comme un déguisement qui nous fait paraître bons au lit, alors qu’en réalité, on peut ne pas l’être du tout. Dans cette scène, la sexualité est comme un détonateur en fonction de ce qui se passe dans le relation de ces deux personnes. Il faut qu’on voit qu’elle a une réaction quand il arrête soudain et qu’il retire sa main. Lucie demande si son personnage devrait avoir du plaisir. Le metteur en scène lui répond: « Toi, qu’est-ce que tu en penses? » 175 La scène suivante est celle de l’autoroute et le metteur en scène s’adresse ainsi aux acteurs: «Cette scène fonctionne déjà très bien. Vous avez le ton qu’il faut. La fin est plus intéressante avec le baiser, ce geste de tendresse qui souligne la contradiction dans votre relation». Les commentaires du metteur en scène portent sur la plupart des scènes jouées le jour précédent. Il passe plus vite sur certaines car il n’a pas de remarques à communiquer, sauf celle de maintenir ce qui est défini jusqu’à ce moment. L’auteur de la pièce reste en silence la plupart du temps mais il rit quand quelqu’un fait des commentaires drôles. Sa présence est toujours agréable et importante pour tous. Son unique commentaire va dans le sens de rappeler aux acteurs que, par rapport à leur personnage il y a trois questions qui sont toujours utiles: «D’où vient le personnage?, Que veut-il? et Où va-t-il?» Après avoir reçu les notes du metteur en scène, les acteurs ont quelques minutes pour se préparer et commencer à jouer. Le metteur en scène discute alors un peu plus avec l’auteur. 6.2.4. La scène de la mère et de Pierre Dès qu’ils sont prêts, les acteurs commencent à répéter la scène de la mère et de Pierre. Il y a encore des interruptions, le metteur en scène demande de faire des changements, l’idée de l’ordinateur ayant été remplacée par une télévision. Les positions des acteurs dans l’espace se modifient aussi à partir de cette nouvelle idée. Le metteur en scène commence à inclure les sons. Il est important de déterminer à quel moment l’enregistrement doit commencer, quel est le volume convenable pour ne pas couvrir la voix des acteurs, etc. D’un autre côté, le metteur en scène demande à ses assistants de tracer et de mesurer les marques (comme des lignes au sol) pour situer exactement les positions des acteurs sur la scène et les mouvements des murs. 6.2.5. La fin de la journée 176 À la fin de la répétition, le metteur en scène demande au groupe de se réunir autour de lui afin de leur expliquer l’organisation du travail pour le lendemain. Il donne des rendezvous différents aux acteurs en fixant une heure pour chacune des scènes à travailler. Ainsi, Jean et Mélissa devront se présenter à dix heures, Pablo et Lucie à onze heures, Mauricio et Claudia à midi. Mauricio avait demandé au metteur en scène s’il serait possible de finir la répétition avant 19:30 car il avait invité les acteurs à assister à la projection d’un film où il avait eu un rôle important. Jean, Mélissa, Claudia et le concepteur du son avaient accepté cette invitation. C’était une occasion spéciale de voir ce film car il serait suivi d’une table ronde organisée par une association où Mauricio serait invité à parler comme acteur du film. La présence des compagnons de l’équipe a été visiblement importante pour lui. 6.3. Analyse de la journée décrite et d’autres événements importants Les principales caractéristiques qui distinguent l’étape 1 de l’étape 2 sont les suivantes: le changement du lieu du travail; l’incorporation de nouveaux éléments tels que le son, les costumes et le décor; un approfondissement du travail sur le sens du texte; l’augmentation de l’interdépendance entre les acteurs et de la pression du temps. L’ajout d’éléments nouveaux va se manifester par une augmentation de la complexité du travail. La pression du temps continuera d’augmenter tout au long de cette étape. L’interdépendance présente au départ entre tous les membres de l’équipe, s’intensifie progressivement selon les étapes parce que le travail de chacun a des liens, de plus en plus étroits, avec le travail des autres et que le temps commence a être un aspect qu’il faut prendre en compte davantage. Cette étape montre cette tendance de l’interdépendance à augmenter au fur et à mesure que le travail sur les scènes respecte la structure de la pièce. Plus loin, nous verrons quelles sont les conséquences de cette augmentation de la pression du temps et de l’interdépendance. 6.3.1. Le changement d’espace de travail et ses implications 177 L’étape 2 commence lors du changement du lieu de travail, soit le passage de la salle de lecture au théâtre qui implique aussi que, à partir de ce moment là, le jeu des acteurs tient plus compte de l’espace et demande plus de précision que dans l’étape 1. Lors de la première étape, l’espace était encore un des aspects qui variaient constamment; durant cette deuxième étape, le metteur en scène commence à demander aux acteurs d’occuper des places plus exactes car, maintenant, ils travaillent justement sur la scène, le lieu où le spectacle sera vraiment joué. Julio interrompt le jeu pour demander à son assistant de marquer, à l’aide d’une craie et d’un fil, la position exacte où se situeront les acteurs et les places qu’occuperont les bancs et les « murs » du décor, car ceux-ci ne sont pas fixes. De plus, d’autres nouveaux éléments s’ajoutent, comme le son et les costumes, augmentant le degré de difficulté du travail par rapport à l’étape antérieure. Margules (1985) explique l’interdépendance entre des différents éléments du langage théâtral: Il n’y a pas de jeu sans espace, pas d’espace sans éclairage. Rien ne s’effectue en dehors de l’image, rien ne s’effectue en dehors du temps: le temps de durée de l’émotion, le temps de l’enchaînement des scènes, les temps implicites de la pièce, les espaces intérieurs que développe l’acteur enclavé dans un langage que le metteur en scène conduit. Présente dès le début du montage, cette interdépendance prend une forme plus claire et visible quand la pièce est finie, mais c’est une des tâches de cette équipe de lui donner la forme qu’elle aura. Un des objectifs de cette étape consiste à travailler davantage sur la construction de l’unité de la pièce et, par conséquent, sur la continuité entre une scène et la suivante. Lors de l’étape deux, nous assistons à une évolution de la manière de travailler. Au début de l’étape, le metteur en scène donne des exemples moins détaillés que dans la première étape mais il fait encore de nombreux commentaires pour enrichir le jeu des acteurs. Cela implique de travailler avec des interruptions fréquentes dans le jeu, surtout pour les nouvelles scènes. Cependant, vers la fin de cette étape, le metteur en scène demande plus souvent aux acteurs de jouer plusieurs scènes consécutivement en respectant l’ordre de la pièce et sans couper le jeu pour faire des commentaires ou pour que les acteurs posent des questions. Lorsqu’il fait des commentaires sur l’ensemble des scènes, ce sont des indications plus ponctuelles. La manière d’intervenir du metteur en scène s’adapte, selon les étapes, à 178 différents besoins d’apprentissage, en fonction des tâches qui doivent être réalisées. Cependant, il y a une tendance générale du metteur en scène d’intervenir de moins en moins dans le jeu des acteurs diminue au fur et à mesure que le processus du montage avance. Lapierre (1984; p.456) signale: « Plus on approche le soir de la première, plus la possibilité d’intervention du metteur en scène diminue et plus son produit lui échappe ». Durant cette étape, la manière de travailler répond au besoin de progresser plus rapidement mais elle laisse les acteurs face à une plus grande responsabilité quant à leur propre jeu. Le metteur en scène commence à les diriger d’un peu moins près; il ne s’attarde plus tellement sur les détails, car son attention doit inclure les autres éléments qui n’avaient pas beaucoup compté, lors de l’étape précédente, tels que l’espace, le son et les costumes. Une partie du travail porte encore sur l’exploration de nouvelles possibilités d’expression; c’est le cas, par exemple, de la scène de Pierre et de sa mère, où l’idée que le personnage soit occupé avec son ordinateur est remplacée par la télévision. En revanche, il y a des parties de scènes qui deviennent mieux définies; dans ces cas, le travail consiste à approfondir le sens et à soigner davantage la relation entre les personnages. La manière de travailler commençant à changer durant cette deuxième étape, l’interaction des acteurs et du metteur en scène se modifie également. 6.3.2. Les apprentissages que les membres de cette équipe réalisent Il convient d’apporter des précisions sur les apprentissages qui surviennent au cours de la deuxième étape avant de traiter de la manière dont ils sont réalisés et du rôle de la confiance par rapport à ces derniers. Les principaux apprentissages ont trait, selon nous, aux trois objets suivants: les apprentissages concernant le sens du texte, ceux qui ont trait à la construction des personnages et ceux qui portent sur le travail de l’équipe. Durant cette étape, un des principaux apprentissages à faire est celui du sens du texte qui doit être approfondi et consolidé. La construction du sens est très importante parce que le metteur en scène et les acteurs visent à communiquer au public la version particulière de la pièce qu’ils créent ensemble. Stanislavski (1937) explique l’importance plus précise du sens, lié à la notion d’intention (purpose): 179 «Whatever happens on the stage must be for a purpose. Even keeping your seat must be for a purpose, a specific purpose not merely the general purpose of being in sigh of the audience. (…) on the stage do not run for the sake of running or suffer for the sake of suffering. Don’t act « in general » for the sake of actions, always act whit a purpose ». Cela implique que chaque geste et chaque action sont voulus et répondent à une intention exacte. Apprendre quelles sont les intentions des personnages dans chaque situation est un des principaux objectifs de cette étape même si cet aspect a déjà été central lors de l’étape précédente. Il devient important que l’acteur comprenne ces intentions et comment il peut les communiquer au public. De plus, chaque personnage peut avoir une intention principale mais aussi des intentions secondaires, des intentions changeantes ou contradictoires. Explorer ces intentions et les sentir est ce qui donne de plus en plus de profondeur et de crédibilité à un personnage. Cet apprentissage se réalise à travers une attitude d’attention individuelle et à travers un échange avec les autres. Cet échange peut se faire par le jeu ou par le dialogue. Plus le processus avance, plus il se fera à travers le jeu. En outre, il est essentiel que la scénographie et toute la production d’une oeuvre soit convaincante pour le public et pour les propres acteurs car pour que le public puisse y croire, il faut que les acteurs soient les premiers à le faire. Quant au concept de communication, il est pris au sens large, celui du mode analogique: Qu’est ce donc la communication analogique? La réponse est relativement simple: pratiquement toute communication non verbale. Toutefois ce terme peut être trompeur; souvent, en effet, on restreint son sens aux seuls mouvements corporels, au comportement connu sous le nom de kinesthésie. À notre avis, il faut y englober posture, gestuelle, mimique, inflexions de la voix, succession, rythme et intonation des mots, et toute autre manifestation non verbale dont est susceptible l’organisme, ainsi que les indices ayant valeur de communication qui ne manquent jamais dans tout contexte qui est le théâtre d’une interaction. (Watzalawick, Beavin et Jackson, p.60, 1972). Ainsi, cette communication, non seulement dépend de tous les éléments mentionnés, mais elle doit avoir un sens. La construction de ce dernier demande un travail long et minutieux, de la part des acteurs et du metteur en scène. 180 Barba (1998) reprend cette idée en établissant un lien avec l'objectif central du travail qui est finalement d'atteindre le spectateur: «Chaque élément, chaque réaction, la moindre intonation doit avoir une cohérence qui aide à bâtir l'organicité, l'être en-vie, mais aussi cette densité de signification qui doit mettre en branle l'énergie recelée dans la biographie de chaque spectateur ». La cohérence et la véracité se construisent ainsi, progressivement, en travaillant constamment sur le sens. 6.3.2.1. Les apprentissages reliés à la construction des personnages Un apprentissage lié à celui du sens a trait à la capacité des acteurs de rendre leur personnage, de plus en plus vraisemblable et convainquant. Un acteur affirme: L’acteur dit la vérité. Il faut que les paroles soient dites avec vraisemblance. Les mots doivent avoir une certaine dimension. On doit les entendre comme ayant un sens. Ces mots doivent laisser voir plus que ce qu’ils disent en eux-mêmes. Ce sens est transmis par des nuances, des petits détails. Dans le même sens, Arcand (1998) affirme: Rechercher la sincérité au théâtre, « mentir avec tout son cœur », c'est d'abord s'engager sur la route de l'action, non de l'analyse. C'est « être avec », agir, réagir. C'est incarner un personnage dans chacun des éléments spécifiques de son comportement (...) je suis en relation avec lui ou avec elle qui me parle. La compréhension des situations et des intentions des personnages n’est pas toujours simple. C’est la raison pour laquelle elle demande un apprentissage de la part des acteurs. Selon le metteur en scène de cette pièce, le comportement des personnages n’est pas seulement ce qui apparaît en surface, il répond à un mouvement dialectique intérieur. Ces personnages vivent des contradictions, ils expriment des idées mais ils en ont d’autres, parfois opposées et qu’ils n’avouent pas. Un exemple est le personnage de la femme qui pense au suicide alors que, dans la scène suivante, elle montre sa détermination pour survivre. Nous constatons la force des deux élans présents en elle: mettre fin à sa vie et lutter pour vivre. L’auteur commente le double aspect de ce personnage: «Elle voulait se suicider mais ensuite 181 elle cherche du travail et, dans la scène suivante, elle se bat pour conserver son argent ». Cette vision plus complexe, que le metteur en scène suggère, aide les acteurs à comprendre plus profondément leurs personnages et à mieux en exploiter la richesse. Mais en plus de comprendre la conception que le metteur en scène a des personnages, chaque acteur crée aussi sa propre vision de son personnage et il continue à la développer. Un autre des apports du metteur en scène est d’articuler ces idées, dans chaque scène, en tenant compte de la perspective de l’ensemble de la pièce. 6.3.2.2. Les apprentissages reliés aux habiletés de travailler en équipe Un autre des apprentissages que les acteurs continuent à faire dans cette étape porte sur leur manière de travailler ensemble. Cet apprentissage est indispensable tout au long du montage et même après le début des présentations, car il est toujours possible d’améliorer les relations entre les membres de l’équipe. La force du lien entre les acteurs est un des éléments déterminants pour la qualité du spectacle. Le rapprochement entre les acteurs et leur capacité de s’ouvrir à l’autre, influence leur possibilité de créer des liens plus étroits et plus subtils, qui apparaîtront aussi sur la scène dans les relations entre les personnages. Cet apprentissage de la manière de travailler ensemble est souvent marqué par les difficultés de communications dues à l’usage de plusieurs langues mais, progressivement, les membres de cette équipe apprennent à se comprendre mieux et à accepter la frustration de ne pas se comprendre totalement quand cela arrive. Cette acceptation et cette amélioration de la communication sont deux facteurs contribuant à détendre les tensions qui sont plus grandes au début et qui diminuent graduellement. 6.3.3. Les manières de réaliser ces apprentissages 6.3.3.1. L’apprentissage à travers l’interaction et le jeu L’interaction entre les acteurs et le metteur en scène diffère un peu de ce qu’elle était lors de la première étape durant laquelle le metteur en scène avait une participation très active, 182 basée sur de nombreuses et fréquentes explications, et pendant laquelle les acteurs posaient des questions sur des détails. Principalement vers la fin de cette étape, il arrive de plus en plus souvent que les acteurs jouent plusieurs scènes entières sans que le metteur en scène ne les interrompe. Les propositions de jeu des acteurs prennent alors une place beaucoup plus grande pour leur apprentissage et, en parallèle, la fréquence et la longueur des explications du metteur en scène diminuent. Cette dynamique de travail présente le désavantage de limiter la possibilité que les acteurs ont de clarifier leurs doutes, en posant des questions ou en faisant des commentaires sur des parties de scènes. Toutefois, s’ils estiment que c’est indispensable, ils peuvent encore, au début de cette étape, arrêter le jeu pour demander des informations au metteur en scène. Ces arrêts seront presque impossibles durant l’étape suivante. Les acteurs doivent de plus en plus proposer leurs idées à travers leur jeu directement. Cette manière d’apprendre correspond à la formulation de Lave et Wenger (1991) de la conception de l’apprentissage selon laquelle l’habileté d’apprendre se développe en lien avec l’accomplissement des tâches. C’est à travers leur participation directe à la pratique même du jeu, que les acteurs agissent sur leur apprentissage. Ainsi, il est fréquent que les commentaires du metteur en scène soient donnés seulement lorsqu’une série de plusieurs scènes a été jouée et ils portent maintenant moins sur chaque détail. Ses remarques sont aussi importantes mais elles deviennent plus générales; elles visent à créer, progressivement, une perspective plus globale et de plus en plus claire, des personnages et des situations. Le metteur en scène continue d’exercer le rôle d’observateur qu’il avait commencé à adopter au cours de la première étape: il est totalement présent et attentif, mais au lieu d’intervenir immédiatement, il prend des notes pour donner ses indications à la fin. Il est un peu moins directif, mais il maintient une attention intense et une présence totale à ce qui se passe sur la scène. Il remarque les changements qui se produisent dans le jeu des acteurs et il encourage leurs apports quand ils vont dans le sens qu’il veut donner à la pièce. À partir de ce qu’il observe, il encourage la recherche des acteurs pour rendre explicite, par le jeu, le sens qui était, pour eux, implicite dans le texte. Ces interventions du metteur en scène ajoutent de l’information contribuant à la construction des personnages, par la clarification de la logique de chaque situation. 183 C’est à travers le jeu que les acteurs peuvent vivre, de plus en plus naturellement, leur personnage. Les expériences qu’ils ont en jouant, leur permettent de comprendre davantage les intentions de ces personnages et les relations entre eux. Les explications du metteur en scène les aident aussi à atteindre ce but mais, parfois, ses indications peuvent leur sembler un peu abstraites ou vagues. C’est ce que montre l’exemple suivant d’un commentaire du metteur en scène lorsqu’il demande aux acteurs de travailler sur la relation: « Il y a entre vous un voile qui ne permet pas que la communication se produise; cherchez la relation dans la scène et vous pourrez arriver à cette véhémence, à cette passion mais à travers la relation ». Au fur et à mesure qu’ils répètent les mêmes phrases et les mêmes mouvements, ils s’approprient de plus en plus cette réalité qui est en même temps fausse et vraie. Fausse puisque ces personnages n’existent pas dans la réalité mais vraie parce que leurs émotions sont authentiques, ils les ressentent réellement. Les acteurs construisent leurs personnages suivant une recherche personnelle. Une manière est de lire sur des situations proches de leurs personnages ou d’observer des personnes qui leur ressemblent pour ensuite imiter certains de leurs comportements. Par exemple, Mélissa qui joue une femme dans la cinquantaine à observé des femmes de cet âge là et elle a réussi à adopter une démarche plus lente et lourde qui correspond mieux à son personnage de la mère de Pierre. Pour son autre personnage plus jeune, elle a observé aussi des prostituées pour imiter certains de leurs mouvements, gestes et attitudes. Puisque l’intention principale du metteur en scène est de pouvoir exprimer une vision à travers le travail des acteurs, il doit apprendre à leur transmettre cette vision, à stimuler leur imagination et à leur suggérer des images inspirantes pour eux. Pour communiquer avec eux, il a besoin d’apprendre à les connaître, eux et leurs possibilités, pour savoir comment leur transmettre ses idées et surtout comment les convaincre de leur pertinence. Dans une entrevue, il faisait référence justement à leurs différentes façons de travailler. Certains sont plus rationnels ou planificateurs alors que d’autres sont plus spontanés et portés à accepter l’imprévu: « Une des actrices sort sur la scène en étant très préparée; elle sait ce qu’elle veut. Elle est différente d’un autre acteur qui a du talent mais lui, il sort sur la scène en attendant que les choses « arrivent » et, des fois, elles arrivent mais des fois elles n’arrivent pas ». Selon le metteur en scène, l’acteur doit être concentré avant de sortir sur la scène mais il ne faut pas qu’un acteur pense « trop » car il peut empêcher que « les choses arrivent » sur la scène. 184 Le metteur en scène apprend tout au long du processus du montage comment communiquer ses idées aux acteurs pour qu’ils jouent en accord avec sa vision de la pièce. Traitant du rôle du metteur en scène, Lapierre (1981) souligne le caractère central de cette communication: « En relation avec le thème de la confiance, les metteurs en scène insistent sur l’importance des qualités de communicateur dans leur pratique. Dans cette gestion de projet basée sur des relations de personne à personne étroites, portant sur des visions, des images, des intuitions, des apparences de vérité, la communication s’établit d’abord par des mots. Cette communication s’établit cependant bien au-delà des mots ». La confiance peut se renforcer dans le processus, si la communication reste ouverte et transparente comme Lapierre l'affirme. Le metteur en scène se rend compte que les acteurs n’ont pas compris lorsqu’ils le lui disent ou lorsqu’ils lui demandent d’expliquer une autre fois ou de clarifier ce qu’il vient de leur dire, mais parfois ils ne le font pas. Alors c’est seulement lorsque le metteur en scène voit jouer les acteurs qu’il peut se rendre compte à quel point ils ont compris ou pas ses explications. En observant attentivement le jeu des acteurs, il trouve des éléments supplémentaires sur lesquels travailler et, si cela est nécessaire, il invente de nouvelles manières de leur expliquer. En somme, sa vision à lui aussi s’enrichit car elle se transforme en se nourrissant de certains apports des acteurs. Ainsi, ensemble, lui et les acteurs construisent les scènes à partir de la communication qui existe au niveau de ce qui est dit en mots et à travers le jeu: exprimé corporellement à travers les actions, la voix, le mouvement. Enfin, les acteurs peuvent apprendre à se connaître en passant du temps ensemble, notamment pendant les sorties ou les autres activités en dehors des horaires des répétitions. 6.3.3.2. L’apprentissage à travers les sorties organisées spontanément par plaisir Pendant dans cette étape, les sorties contribuent aussi à l’intégration de l’équipe mais elles ont un caractère plus informel et amical comparativement à celles de la première étape qui étaient essentiellement reliées aux besoins de la pièce, comme celui de visiter des lieux précis qui avaient un rapport avec cette dernière. Durant la deuxième étape, les acteurs 185 organisent des activités simplement pour le plaisir de passer du temps ensemble ou pour partager des événements importants. Ces moments passés ensemble leur permettent de se connaître davantage et ainsi de renforcer la confiance basée sur la connaissance de l’autre. L’échange verbal qui se produit dans les réunions nous parait particulièrement important mais aussi le fait de partager des événements significatifs comme la représentation d’une autre pièce de théâtre où joue Pablo. Dans cette pièce, il avait un des rôles principaux et il était heureux que ses camarades assistent à une présentation de cette pièce. Il faisait preuve de son talent pour s’exprimer principalement avec son corps ce qui constitue une de ses forces. À la fin de la présentation, les acteurs présents l’avaient félicité et lui avaient fait des commentaires encourageants. Un autre cas semblable est celui de Mauricio. Il avait invité les membres de l’équipe à voir le film où il jouait, ce soir il participait à une table ronde où il parlait de son expérience en tant qu’acteur de ce film. Dans le cas de Mauricio, ce film avait gagné des prix importants et son rôle était aussi celui d’un des personnages centraux de l’histoire. Ces sorties n’étaient pas « nécessaires » comme celles qui avaient été organisées lors de la première étape; ces dernières avaient été organisées spontanément, mais elles avaient crée entre les membres de l’équipe un rapprochement important, une plus grande proximité entre les acteurs mexicains et québécois. De plus, ces activités pouvaient avoir lieu, sans que la langue soit un obstacle, leur permettre de partager un accomplissement professionnel avec une autre personne qui pouvait l’apprécier. 6.3.3.3. L’apprentissage réalisé à travers les réunions Une autre forme d’échange a lieu dans les réunions; c’est le partage des expérience vécues dans le théâtre. Certains auteurs identifient cette manière d’apprendre comme le « Storytelling ». Ce type d’échanges rappelle le partage de l’information qu’Orr (1990) avait décrit entre des techniciens réparant des photocopieuses. Cette équipe apprenait en partageant grâce aux « histoires » racontées en référant à des connaissances pratiques utiles à tous. 186 Chaque réparation, étant différente des autres à cause des changements du contexte. Cette situation leur permettait et demandait d’acquérir des expériences particulières en fonction du milieu où se trouvaient ces photocopieuses. Lors de la première étape, la moins grande pression du temps rend possible un type similaire de partage pendant les répétitions, grâce aux explications du metteur en scène portant notamment sur des montages réalisés auparavant. Dans ces cas, c’était surtout Julio qui parlait habituellement. Quelquefois, il y a eu de courtes conversations dans lesquelles les acteurs ont aussi eu l’occasion de partager leurs expériences mais cela reste exceptionnel. Pendant les pauses ou les repas il est arrivé que les acteurs se parlent de faits qu’ils ont vécus en lien avec le théâtre. Pendant la deuxième étape, il y a toutefois eu des réunions où ces partages ont pu se faire plus longuement, car les membres de l’équipe avaient un peu plus de temps et de disponibilité. Dans ces moments particuliers où le contexte d’une réunion facilitait la communication, il y a avait des échanges qui permettaient à ceux qui étaient présents de mieux se connaître à travers ces récits et de mieux comprendre le sens que le théâtre a pour eux. Différents apprentissages se sont réalisés dans le partage spontané des expériences vécues qui sont « contées » comme des anecdotes correspondant à des moments forts, drôles ou difficiles dans d'autres montages. Voici des exemples. Pendant une réunion organisée pour la fête d’un acteur, il y avait eu un échange sur des expériences assez extraordinaires. Une actrice avait raconté qu’elle avait dû en remplacer une autre qui s’était cassé une jambe. Elle avait dû assumer ce rôle à l’imprévu. Étant donné que ceci se passait au Mali, elle s’était fait passer pour une noire, se maquillant et imitant un accent français africain. Le public l’avait vraiment prise pour une femme de couleur! Il faut ajouter que cette substitution avait pu s’effectuer rapidement parce que la remplaçante de l’actrice à la jambe cassé, était le metteur en scène de la pièce. C’était pour cette raison, qu’elle connaissait le rôle. Une autre « histoire » racontée dans une de ces réunions est celle d’un montage qui portait sur la relation entre deux frères jumeaux. S’agissant d’une relation intense, il fallait parvenir à créer une grande proximité entre les deux personnages. Le metteur en scène avait raconté comment le choix des acteurs pour cette pièce avait été décidé. Le premier acteur, dans le rôle d’un des frères, était choisi mais le metteur en scène était à la recherche du second. Le choix des acteurs est un facteur essentiel pour déterminer la réussite d’une pièce et il demande de tenir compte de la complémentarité qui peut exister entre les acteurs. Dans le 187 cas dont nous parlons ici, le metteur en scène avait fait divers essais avec différents acteurs sans trouver qui convenait à ce rôle. Aucun candidat ne semblait le convaincre, non pas parce qu’il n’étaient pas de bons acteurs mais parce qu’ils n’arrivaient pas à établir le lien voulu entre les deux personnages. À chaque fois qu’un nouvel acteur tentait de prendre le rôle du deuxième frère, le metteur en scène trouvait qu’ il manquait quelque chose. Il « ne se passait rien entre eux ». Il connaissait un acteur avec qui il avait travaillé dans le passé mais, en raison d’un problème avec lui, il avait attendu avant de l’appeler pour l’inviter à se joindre à ce projet. Ne trouvant personne capable d’établir le type de lien qu’il souhaitait, il avait décidé de lui donner une deuxième chance car, en fait, il avait toujours eu en tête l’idée que ce lien subtil mais essentiel pouvait s’établir entre ces deux personnes. D’une certaine manière, son intuition, dès le début de ce processus de choix, avait été que ces deux acteurs formaient le couple parfait pour ces rôles. Il avait dit que, dès qu’il les avait vus ensemble sur la scène, il n’avait aucun doute que c’était cet acteur qui devait jouer ce rôle. Il expliquait son choix en ces termes: « Il y avait entre ces deux acteurs une énergie spéciale, une harmonie dans leurs mouvements, une sorte d’entente silencieuse, une façon d’être bien ensemble dans l’espace. C’était impressionnant comment il se passait des choses entre eux même sans qu’ils aient à se parler ». Ces commentaires du metteur en scène mettent en évidence à nouveau que le travail des acteurs se base sur différents niveaux qui vont bien plus loin que celui du langage parlé. Ces deux exemples d’événements reliés au théâtre nous ont semblé importants parce que les deux touchent à un même aspect: celui de la possibilité et de la difficulté de remplacer un acteur dans un montage. C’est aussi une manière de réfléchir à l’interdépendance entre les acteurs et aussi à l’influence du temps; Les difficultés d’un remplacement varient en fonction du moment où se présente une situation inattendue. Par exemple, au début du montage ce sera très différent que lorsque les représentations ont commencé. Durant les réunions, les membres de cette équipe ont partagé des expériences marquantes et significatives. Selon nous, ces échanges ont un effet sur la confiance interpersonnelle car ils contribuent à ce que les personnes se connaissent mieux dans un contexte qui change un peu de celui des répétitions car, lors de ces rencontres, elles sont plus détendues et ne sont plus sous la pression de l’accomplissement du travail. 188 6.3.3.4. L’influence de la confiance sur l’apprentissage En raison de l’interdépendance entre les acteurs, la qualité de leurs relations influence la qualité de leur jeu. Un acteur mexicain explique pourquoi en ces mots: Au théâtre, la générosité signifie de s’ouvrir à l’autre. Te partager avec l’autre. Lui donner du matériel pour qu’il puisse créer, pour que grandisse son histoire, sa façon d’être sur la scène (…) Comme tu travailles avec tes émotions, tu dois approfondir dans un champ très délicat. Moi je vais te passer cette information sur la scène, fais quelque chose avec et après tu me la renvoies à nouveau. C’est un jeu circulaire. Considérant fondamentale l’ouverture pour la réalisation de la tâche de cette équipe de travail, nous voulons souligner des liens entre cette dernière et la confiance. Prusak et Cohen (2001, p.46.) parlent de ce rapport: « Openness and trust are tightly coupled. Without initial trust openness it is hard to come by. We need to believe that other people will not misrepresent what they know about us or turn that knowledge against us before we can be comfortably candid. Without openness trust is hard to maintain ». Nous invitons le lecteur à voir la figure 6.1. où nous montrons des changements dans la situation de l’équipe. Par exemple un rapprochement entre les membres et un changement dans la manière d’intervenir du metteur en scène, car à ce stade il demande aux acteurs de jouer plusieurs scènes sans les interrompre. Nous avons aussi représenté graphiquement un affaiblissement de la confiance qui s’est présenté dans la relation entre Lucie et Julio, nous référerons plus amplement à cette situation et à ses conséquences dans les chapitres suivants. 189 190 6.3.4. Les aspects prometteurs de cette étape 6.3.4.1. Le rôle de la confiance en soi Chez l’acteur, la perception de son propre travail dépend en partie de sa capacité de se faire confiance à lui même. Cette capacité l’aide à trouver l’équilibre entre un niveau d’exigence raisonnable et une discipline adéquate. C’est ce qui le guide pour sentir s’il joue correctement ou pas. Une actrice donne son avis sur ce sujet: …je dis que ce metteur en scène « te laisse seul » parce que lui a confiance en l’acteur et il a besoin d’acteurs qui se connaissent bien, qui savent « quand ils sont là et quand ils ne sont pas là », je veux dire qu’ils savent qu’ils sont en train de faire un bon travail et quand ils ne le sont pas: «When they are on ». Il y a des acteurs qui sentent qu’ils jouent bien et il y en a qui ne se rendent pas compte et ils ont besoin du metteur en scène comme d’un miroir. En effet, une des fonctions du metteur en scène est d’avoir un regard extérieur à l’acteur mais il ne peut pas lui dire tout le temps tout ce qui est correct ou pas. Il le fait quand cela est évident ou davantage nécessaire. L’acteur porte l’autre partie de la responsabilité. Marowitz (1991) parle de cet équilibre à construire entre donner des commentaires pour guider l’acteur et la capacité de reconnaître son propre pouvoir: « There are some actors who only function within the cocoon of a director’s good graces. There are the weaker actors. The stronger ones derive their confidence from the certainty of their own powers. They use the director mainly as a kind of barometer to gauge the efficacity of their work ». D’un autre côté, la confiance en soi est importante aussi pour compenser les risques et la situation de vulnérabilité que vit l'acteur. Il existe en effet, chez chaque acteur, une sensation de vulnérabilité relative qui varie selon les personnes. Par exemple au début nous avions remarqué chez Pablo des signes divers d’un inconfort important et d’une insécurité, tant face à ses camarades, qu’en fonction de son propre jeu. Maintenant, il se montre plus sûr de lui et de son jeu et il commence à s’ouvrir au contact avec les autres acteurs. Pablo a commencé à mieux comprendre la logique de ses personnages et il a été encouragé par l’approbation du metteur en scène. Pablo nous explique qu’au début, il était assez nerveux mais qu’après il a pu se détendre: «Ce changement en moi 191 s’est produit, peu à peu, comme chez un jeune enfant à partir de l’approbation de l’adulte qui me disait « bien », « bien » et cela m’a donné une tranquillité et, après, j’ai pu m’améliorer». Le témoignage de Pablo est un bon exemple de l’effet que l’approbation du metteur en scène a sur l’apprentissage. Au début, cet acteur était très tendu et anxieux et cela ne lui permettait ni de suivre les explications du metteur en scène, ni de s’ouvrir au contact des autres membres du groupe. Lorsque le metteur en scène lui a parlé des améliorations qu’il avait notées dans son travail, il s’est senti accepté, tout en étant conscient de son besoin de s’améliorer. Une des premières réactions visibles chez lui a été sa détente sur le plan physique. Un autre changement observable est qu’il a commencé à rire plus souvent des blagues qui se faisaient dans la salle. Récupérant un peu plus de confiance en lui après avoir vu que le metteur en scène lui faisait confiance, il a pu écouter plus facilement ses indications et recevoir les informations que les autres acteurs lui donnaient à travers le jeu. Au début, cet acteur avait la sensation d’être face à un risque trop grand, peut être celui de se tromper ou même d’être renvoyé. Il était plus habitué à travailler avec son corps qu’en parlant et il n’avait pas d’assurance sur ce terrain. Lui même avait dit: « Il a fallu que j’apprenne à parler mieux sur la scène ». Les expressions d’approbation du metteur en scène ont été un élément clef pour que cet apprentissage et d’autres se produisent. 6.3.4.2. Le rôle et l’évolution de la confiance interpersonnelle entre certains acteurs et le metteur en scène La majorité des premières entrevues que nous avons réalisées auprès des acteurs ont eu lieu pendant cette étape du montage car ils avaient une certaine disponibilité de temps. Étant donné qu’ils travaillaient avec le metteur en scène depuis plusieurs semaines, nous leur avons demandé comment ils se sentaient avec lui. Cette situation nous a permis de vérifier que les comportements du metteur en scène avaient eu des effets positifs sur la confiance que les acteurs avaient en lui. Les réponses que nous avons obtenues nous ont permis de noter que ces acteurs avaient acquis une certaine confiance en lui, ce qui est un aspect prometteur car selon notre perspective, une confiance plus solide permet de meilleurs apprentissages cependant, chaque personne manifestait sa confiance en des termes différents, et fondait cette dernière sur des 192 bases variables. Nonobstant ces divergences, leurs opinions allaient souvent dans le même sens. Au cours de cette étape nous avons observé plusieurs comportements qui influencent favorablement la confiance. Ce sont pour nous des aspects prometteurs pour la suite du montage. Revenons aux conditions qui, selon Butler (1991), favorisent la confiance. Souvent, elles sont en lien avec des caractéristiques personnelles telles que la disponibilité, la compétence, la consistance, la capacité d’être juste, l’intégrité, la loyauté, l’ouverture, le fait de tenir les promesses qui sont faites, la réceptivité. Ces caractéristiques se manifestent à travers des comportements concrets. Butler énumère des caractéristiques des leaders qui inspirent confiance chez leurs subordonnés: l’intégrité, les motifs ou les intentions, la consistance du comportement, l’ouverture, la discrétion, la compétence reliée aux connaissances et aux habiletés et à la compétence dans les relations interpersonnelles, le sens des affaires et le jugement, ce qui implique la capacité de prendre de bonnes décisions. Nous considérons que ces caractéristiques peuvent se manifester dans le comportement des membres de cette équipe et nous aider à comprendre quelles sont les bases de la confiance qui se crée dans les relations entre eux. Nous pouvons distinguer quelles caractéristiques personnelles peuvent être plus favorables à l’émergence de la confiance et à sa consolidation, au fur et à mesure que le processus avance. Il y a des comportements du metteur en scène qui favorisent l’émergence et la consolidation de la confiance que les acteurs ont en lui et au plan de l’équipe, la sécurité psychologique au sens qu’Edmondson (1999) donne à ce terme et, en plus, ils montrent la capacité du metteur en scène d’être juste. Une actrice parle d’un comportement du metteur en scène qui contribue à renforcer la confiance dans la mesure où il favorise indirectement la cohésion de l’équipe: «…je sens que c’est un bon leader, il favorise qu’il y ait une bonne disposition à travers ses commentaires. Il ne fait jamais des remarques qui puissent provoquer la compétition entre nous (les acteurs) mais toujours des commentaires qui visent ce que chacun de nous doit faire ». En effet, Julio évite de comparer le travail des acteurs, il distingue les capacités de chacun et leur demande ce qu’il considère qu’ils peuvent donner. Il est exigeant dans le sens qu’il attend un effort important de chacun mais il se montre patient quand il note que la scène pose des problèmes à un acteur ». Probablement ce comportement du metteur en scène crée une sécurité chez les 193 acteurs. En effet, nous avons le contre exemple du cas de Pablo; cet acteur s’était senti mal à l’aise justement lorsque lui-même comparait son travail à celui des autres et trouvait que certains jouaient mieux que lui. Une autre manière de créer un sentiment de sécurité chez les acteurs est de leur donner un nombre restreint d’indications pour qu’ils soient capables de les assimiler et de les suivre car il considère que s’il leur demande trop en même temps, il risque de créer chez eux de la confusion. Le metteur en scène peut avoir une séries de suggestions à faire pour améliorer le jeu mais il sait qu’ils ne peuvent pas assimiler toute l’information immédiatement et que leur apprentissage se fait progressivement. C’est pourquoi certains jours, il insiste sur quelques points et quand ils sont acquis, il leur adresse de nouveaux commentaires qui ne sont considérés que par la suite. Il dose la quantité des corrections qu’il fait, probablement, aussi pour éviter de provoquer un découragement chez les acteurs. Cette stratégie pour modifier progressivement le jeu des acteurs contribue aussi à encourager la confiance chez eux car ils ne sont pas trop dépassés par un excès d’information. Ils reçoivent les commentaires du metteur en scène, peu à peu, au fur et à mesure qu’ils sont capables de les intégrer et d’adapter leur jeu selon ses demandes. Cette capacité de doser les corrections à faire selon une progression, contribue à un meilleur apprentissage des acteurs car ils peuvent assimiler une information avant d’avoir une nouvelle amélioration à faire. Comme leur travail avance pas à pas, ils peuvent se sentir sûrs d’avoir compris un aspect avant de continuer plus loin. D’après nous, ces comportements sont des exemples de la compétence du metteur en scène dans les relations interpersonnelles et de son expérience de travail auprès des acteurs car il sait comment les amener progressivement dans une direction. Les acteurs perçoivent cette compétence chez lui, ce qui est favorable au renforcement de la confiance que les acteurs ont en lui. Un autre comportement du metteur en scène qui favorise la confiance est son attitude face aux variations du travail théâtral. Il montre une ouverture pour que les acteurs découvrent de nouvelles possibilités d’expression et cela exprime aussi une consistance entre ce qu’il dit aux acteurs, ce qu’il pense et sa manière de travailler. En entrevue, Claudia fait cette remarque à propos de cette caractéristique du metteur en scène: «J’aime sa façon de travailler, j’aime qu’il est ouvert pour que, à chaque répétition, puissent se passer des choses nouvelles. C’est assez rare qu’il fasse allusion à ce qui s’est passé hier. On est dans le présent ». Selon nous, sa 194 capacité d’accepter ce qui est nouveau est un autre signe de son ouverture qui stimule les acteurs à être créatifs et qui leur inspire confiance. Ce comportement du metteur en scène nous montre son ouverture et sa réceptivité face à la créativité et à la variabilité que les acteurs proposent à travers leur jeu. Cette attitude de sa part peut stimuler les acteurs à se sentir libres de donner plus d’eux mêmes car ils peuvent s’exprimer de façons différentes, ce qui les aide à enrichir leurs apports. Il y a une flexibilité de la part du metteur en scène qui stimule les acteurs car ils peuvent tenir compte des indications du metteur en scène et les suivre avec une relation flexibilité. Ils savent que, pour le metteur en scène, il n’y a pas une seule manière de jouer qui soit acceptable pour lui, mais qu’il est ouvert à l’idée que le jeu puisse varier partiellement. Dans une entrevue, une des actrices, justement, parle de la liberté qu’elle sent pour s’exprimer sur la scène grâce au metteur en scène: « Il permet à l’acteur de travailler, de travailler. Il nous provoque pour faire beaucoup de propositions. Il ne te dit pas ce que tu dois faire ni comment. C’est toi qui dois voir comment faire les choses ». Plusieurs acteurs et actrices ont mentionné cette même idée, selon laquelle ils se sentaient responsables de « voir comment faire » mais le résultat serait une combinaison des deux apports car le metteur en scène peut indiquer des modifications à faire après avoir vu ce qu’eux proposent comme interprétation. Parmi les comportements du metteur en scène qui favorisent la confiance, nous avons remarqué son habileté pour s’adresser aux acteurs et être écouté. Il fait des critiques mais il exprime aussi son approbation, ce qui favorise le maintien de l’ouverture chez l’acteur car il ne sent pas tellement un besoin de se défendre. Cette manière de communiquer du metteur en scène est favorable à l’apprentissage des acteurs car lorsqu’ils notent, grâce à ses commentaires, la différence entre ce qu’ils ont assez bien compris et ce qu’il leur reste à acquérir, ils peuvent faire de nouveaux essais en intégrant les demandes du metteur en scène. De plus, sur le plan affectif, les personnes aiment que leurs efforts soient appréciés et répondent à cela de manière positive. Il leur dit par exemple: C’est bien si vous jouez avec de petites surprises mais n’exagérez pas trop. Quand vous faites la scène du cinéma c’est correct mais vous pouvez « regarder » le film un peu plus. Dans la scène de Mélissa et Pablo, le temps est bien mais le rythme non, parce que vous ne vous écoutez pas. Dans la scène de Jean et Mauricio, c’est une bonne idée que Mauricio soit en train de boire, cela donne envie à Pierre de boire aussi. 195 Il dit à Pablo: « C’est mieux ce que tu fais avec la valise. Beaucoup mieux! » Il faut dire que, lorsque le metteur en scène fait des compliments positifs ou des remarques sur l’amélioration du travail, il n’a pas peur d’insister, de répéter, de souligner ce qui est bien. Il est capable d’encourager les acteurs. Il dit souvent d’abord le nom de la ou des personnes à qui il s’adresse et il lui ou leur dit: « Telle chose que tu as faite à tel moment (en étant très spécifique et clair) est bien ». Il dit pourquoi aussi cela est mieux. Souvent, il insiste et spécifie: « beaucoup mieux », « plus claire », « plus convaincante », « c’est bien, tu as compris ». Par exemple, il précise « maintenant on comprend que tu veux telle chose ou que ton intention te mène dans telle direction ou, on voit quelle est ta réaction à ce commentaire de l’autre. Selon nous, ce comportement, qui consiste à apprécier explicitement les côtés positifs du travail des acteurs, est en lien avec l’intention de Julio de renforcer la confiance que chaque acteur a en lui même car la manière dont il les encourage fait ressortir, à leurs yeux, leurs propos forces et leurs capacité. En même temps il apporte des corrections à faire mais en suivant son intuition d’améliorer leur travail et non pas pour leur produire des sentiments négatifs. Le metteur en scène reconnaît qu’il y a déjà de bons résultats mais il fait des commentaires sur des aspects qui peuvent encore être améliorés. Selon nous, ce comportement aide les acteurs à renforcer la confiance qu’ils ont dans leur jeu et en lui. Ils perçoivent qu’il est animé par une bonne volonté envers eux, car les critiques accompagnées d’encouragements et de commentaires qui mettent en valeur les efforts fournis et les initiatives des acteurs sont plus facilement acceptées. « C’est bien que Mauricio sorte la lettre et la donne à Jean. C’est bien que Pierre réclame l’attention de Maurico avec insistance comme il l’a fait aujourd’hui. Le temps est bon dans cette scène mais attention à la sortie». Nous, de notre côté, nous avions l’impression que le metteur en scène avait du plaisir quand il pouvait faire ces commentaires positifs mais aussi qu’il ne les faisait pas avant d’être réellement satisfait d’un certain résultat. Dans ce sens, on trouve qu’il est honnête avec les acteurs. Ce comportement d’honnêteté envers les acteurs, contribue à notre avis, à construire et à renforcer la confiance qu’ils ont en lui. Il est même capable, par moments, de se mettre à leur place afin de comprendre les difficultés qu’ils traversent pour accomplir tout ce qu’il leur demande. Un jour, Julio racontait 196 une situation où un autre metteur en scène adressait à un acteur une demande concernant un rôle particulièrement difficile mais il ne semblait pas se rendre compte de la difficulté que sa demande représentait pour l’acteur. Ce dernier avait dit au metteur en scène: «Venez le faire vous-même pour que je puisse suivre votre exemple ». Le metteur en scène avait essayé sur la scène son idée, il s’était alors rendu compte de son degré de difficulté. Julio avait partagé cette histoire pour communiquer aux acteurs qu’il savait que leur travail est difficile. Ce comportement montre qu’il peut se mettre à la place des acteurs et comprendre les difficultés de leurs rôles. 6.3.4.3. Les aspects prometteurs concernant la confiance entre les acteurs et l’intégration de l’équipe Dans cette étape, nous avons noté qu’il y avait davantage de communication entre tous les membres de l’équipe. Nous pouvons donner l’exemple d’une actrice québécoise et d’un acteur mexicain qui ont pris un peu de temps pour partager plus et cela a été positif pour les scènes qu’ils devaient jouer ensemble. Selon notre compréhension, cette modification implique que la confiance en soi de chaque acteur est plus sollicitée car chacun doit, dans une certaine mesure, pouvoir se diriger en combinant l’information suivante: ce qu’il interprète et crée par lui-même, et les indications qui lui ont été données jusqu’à ce moment, et les nouvelles indications du metteur en scène. La disponibilité que chaque acteur a pour travailler avec un partenaire dans les moments où cela est possible est un facteur important pour augmenter la confiance dans les relations entre les acteurs. Ces moments se présentent quand le metteur en scène est occupé avec les concepteurs ou avec l’auteur. Dans une entrevue, une actrice mentionnait qu’elle était contente parce qu’à chaque fois qu’elle avait demandé à un autre membre de l’équipe de répéter avec elle, elle avait toujours eu une réponse affirmative. Pour elle, cela démontre qu’il y a une ouverture à l’autre et une disposition très positive à travailler et à collaborer. Prusak et Cohen (2001 p.40) considèrent un des liens qui existent entre la confiance et la collaboration: « Trust has many sources: Frequent face to face meetings, meatings of practice members and even social gatherings that give people opportunities to know each other well enough to trust 197 them. The habit of collaboration –built on initial trust- creates more trust as people work together over time ». Ces auteurs, parmi d’autres, font référence aux rencontres face à face et à leur importance dans le développement de la confiance. Dans le contexte du théâtre, la plus grande partie du travail se réalise sous cette modalité de rencontre personnelle. La volonté de travailler ensemble, même dans des moments où le metteur en scène est absent, devient un avantage pour l’équipe et montre aussi que ses membres cherchent à atteindre ensemble un même but et qu’ils sont prêts à s’entraider. Une actrice nous donne son avis sur la raison qui explique que la collaboration soit présente: « Sur la scène, on a tous intérêt à collaborer parce que si tu fais du mal à l’autre, c’est comme si tu le faisais à toimême ». 6.3.5. Les aspects de risque Cependant, même si en général le travail de l’équipe progresse de manière satisfaisante, il y a durant cette étape des indices de situations problématiques présentant des risques: 1) Travailler sous une pression du temps qui augmente, 2) travailler avec une complexité et une interdépendance qui s’accroissent, 3) se trouver dans des situations où la confiance interpersonnelle acquise se fragilise. Ces aspects entraînent des risques spécifiques: un travail inachevé ou fait en surface; un retard dans l’achèvement du travail, la diminution voire la rupture de la confiance. 6.3.5.1. La pression du temps durant la deuxième étape Un autre risque de cette étape provient de l’augmentation de la pression du temps. Le temps qui reste avant la date de la première est plus court et cela influence toute l’équipe car ils ont une plus grande conscience de leur besoin de travailler le plus vite possible. Cela 198 implique que souvent, même quand ils ont des doutes, ils évitent de poser des questions pour ne pas retarder le travail. Cela peut provoquer de la frustration chez certains. Un indice montrant la préoccupation pour le temps du metteur en scène est sa disposition à donner des exemples provenant de scènes de films ou de personnages de ces films. Plus il sent qu’il a du temps, plus il donne de détails et d’exemples, à l’inverse, lorsqu’il sait qu’il a moins de temps, ses explications sont plus ponctuelles et courtes. En effet, tout au long du montage, un des moyens les plus employés par le metteur en scène pour expliquer la logique des situations était la référence à des films. Mais ces explications étaient plus longues, plus détaillées et plus fréquentes pendant la première étape que dans la deuxième et aussi dans la deuxième étape comparée à la troisième. Cette pression du temps a des répercutions concrètes sur le travail au quotidien. Elle se traduit parfois par des séances de travail trop longues, de dix heures du matin jusqu’à six heures de l’après-midi au moins, et très intenses. Nous observions que les acteurs finissaient leur journée visiblement fatigués, ce qui va s’accentuer davantage durant l’étape suivante. Le metteur en scène prenait très rarement des pauses. Lorsque il finissait le travail sur une scène, les acteurs qui venaient de jouer avaient un petit espace de temps pour se détendre un peu mais lui enchaînait immédiatement sur la scène suivante et ainsi de suite, tout au long de la journée. Les acteurs avaient aussi un rythme de travail exigeant mais le metteur en scène a commencé durant cette étape, à leur donner des rendez-vous pour se présenter au théâtre à des heures différentes selon un ordre planifié. Cette démarche évitait aux acteurs de passer longtemps à attendre et à observer le travail des autres et leur donnait un peu de temps à eux. Parfois, ils profitaient de ce temps pour leur travail individuel mais au moins, ils avaient, certains jours, la possibilité d’arriver une heure ou deux plus tard sans nuire au travail de l’équipe car ces horaires échelonnés avaient été programmés à l’avance. Normalement, le temps que les membres de l’équipe avaient pour aller manger était d’une heure et demie mais, souvent, Julio destinait ce temps à des rendez-vous avec les autres membres de l’équipe, comme les différents concepteurs. Les acteurs profitaient parfois de ce temps pour travailler leur textes ou pour parler entre eux, souvent de sujets reliés d’une façon directe ou indirecte au montage. Le risque causé par la pression du temps est comme nous l’avons mentionné, de poursuivre le travail même s’il y a des aspects confus et de rester superficiel. 199 6.3.5.2. L’interdépendance devient plus importante Interdépendance ente les acteurs et le metteur en scène a ses propres manières de se manifester. Le metteur en scène communique à travers les acteurs sa vision des personnages et des situations où se trouvent ces personnages. Il se sert d’eux, mais chaque acteur aussi utilise le metteur en scène pour qu’il l’oriente dans la construction de ce qu’il va communiquer. Cette situation provoque une interdépendance entre les participants de cette relation présente même lorsque le metteur en scène donne à l’acteur une grande marge de liberté pour qu’il trouve ses moyens d’expression. L’interdépendance entre les acteurs est aussi fondamentale. Elle existe tout le temps puisque le théâtre implique de construire des personnages qui se redéfinissent continuellement à partir des relations qu’ils ont avec les autres personnages. L’extrait du texte suivant adressé aux acteurs nous donne un aperçu de l’importance de cette interdépendance qui se produit entre les acteurs: « Study your partner: his face, his eyes, his body. Look for cues in his observable physiological behaviour. Study his tactics. Observe what is really there before you. Unmask him. Undress him. Perceive him. Investigate him. Try to imagine his fantasies; the way he sees you as a function of his life. Get inside him (Marowitz,1999) ». Tout au long des trois étapes que nous avons relevées, nous avons assisté à des changements dans les modalités de cette interdépendance. Au début, durant la première étape, le travail porte sur des scènes séparées, sans tenir forcément compte de l’ensemble de la pièce, par séquences courtes en répétant plusieurs fois de suite les mêmes passages et en soignant des détails même très petits. L’interdépendance qui se manifeste plus clairement est celle qui existe entre les deux comédiens qui partagent une scène ensemble et le metteur en scène, mais il n’y a pas encore d’interdépendance évidente entre ces deux acteurs et les autres. L’interdépendance est déjà considérable dans les relations entre les acteurs. Stanislavski (1963) fait la remarque suivante à propos de ces relations : «Si les gens, dans 200 la vie ordinaire, font usage d’une grande variété d’adaptations, les acteurs ont besoin d’un nombre logiquement supérieur, parce que nous devons être en contact constant les uns avec les autres et, pour cela, et nous ajuster tout le temps. La qualité des ajustements joue un grand rôle: vivacité, coloris, détermination, délicatesse, nuances, goût ». Cette réflexion rappelle que l’interdépendance entre les membres de l’équipe prend différentes formes mais qu’elle est constante tout au long du processus. Selon nous, son intensité est même une condition pour la réussite du jeu. Dans certaines scènes, elle devient très évidente alors que, dans d’autres, elle est plus subtile et voilée. Cependant, durant la deuxième étape, le lien entre les scènes devient important et l’interdépendance entre des acteurs qui sont dans des scènes différentes mais consécutives commence à prendre plus d’importance. Même lorsque la majorité des personnes de l’équipe ont pu consolider la confiance interpersonnelle, les risques que la confiance entre deux personnes s’affaiblisse ou se brise existent toujours. Un autre cas qui nous permet de voir comment la confiance peut changer et où les points de vue des personnes impliquées dans une situation peuvent être assez divergents est celui d’un conflit qui s’est produit entre le metteur en scène et une des actrices. Dans ce cas, la confiance existait au début de leur relation mais, à la suite de certains malentendus, la confiance semblait s'affaiblir peu à peu. 6.3.5.3. Changements au niveau de la confiance interpersonnelle Nous avons noté, par exemple, que lors d’une des séances où Julio avait demandé aux acteurs de former un cercle pour leur donner des notes, elle s’était assise en retrait et cela était si clair qu’il lui avait demandé de s’approcher d’avantage du groupe. Cette actrice de la compagnie québécoise avait du mal à s’adapter à un changement qui a été proposé par Jean dans une de leurs scènes. Tout au long de cette étape, elle cherche à se convaincre de la pertinence de cette variation mais elle ne parvient pas à être totalement convaincue par les arguments que le metteur en scène lui propose. Cette situation provoque entre eux des tensions qui sont, au début, assez peu perceptibles mais qui commencent à devenir plus visibles au fur et à mesure que la confiance entre eux s’affaiblit. 201 Dans une entrevue, cette actrice avait expliqué qu'elle avait commencé à se sentir de moins en moins soutenue par le metteur en scène. En fait, il y avait des divergences entre eux mais elle n’avait pas pu lui en parler et elle éprouvait un malaise qui devenait de plus en plus fort au fur et à mesure que les jours passaient. Puisque cette actrice ne se sentait pas capable à ce moment là d’exprimer ni son inconfort, ni ses inquiétudes, au près du metteur en scène, nous avons pensé à un certain affaiblissement du lien de confiance entre eux. Il s’agissait d’un changement important puisqu’au paravent leur relation avait été cordiale et la confiance semblait bien présente. Nous avions observé que, lors des séances où le metteur en scène donnait des notes, qu’elle ne s’intégrait, plus dans le cercle des acteurs, si aisément qu’avant; elle restait à l’écart, un peu éloignée du groupe. De plus, elle adoptait une attitude qui ressemblait à un manque d’intérêt. Effectivement, avant les incidents qui avaient créé cette distance entre eux, l’actrice s’était approchée souvent du metteur en scène pour lui poser des questions, avant les répétitions ou pendant, pour lui donner ou lui demander son avis sur certains points concernant ses scènes. Lors d’une séance de répétition du début de cette étape, ils ont même soutenu une longue conversation de presque une demie heure, pour clarifier des doutes à elle. Leurs difficultés de communication, avait eu des conséquences sur le travail de l’actrice, une certaine tension apparaissant, pendant les répétitions, dans le jeu même de cette actrice, par moments. Elle posait moins de questions et discutait très peu. Le metteur en scène lui avait demandé de se rapprocher du groupe mais il y avait une tension qui s’installait dans leur relation. Celle-ci se manifestait par une apparente indifférence des deux côtés. Cette actrice nous avait fait part de son point de vue par rapport à cette difficulté: À chaque fois que j’allais dans une direction, le metteur en scène me disait « non ». Je ne sais pas pour quelle raison, parce que peut être il ne me lisait pas bien comme actrice, il ne savait pas bien de quoi j’avais besoin. J’avais essayé plusieurs fois d’aller dans la direction où je vais maintenant mais il ne m’avait jamais laissée, il m’a toujours dit « reviens là ». Alors ce n’est pas quelque chose qui est apparu à la dernière minute, c’est quelque chose qui était déjà là (…) Il y avait aussi un problème de communication, de la façon que moi je rentre dans une scène parce que je suis une actrice différente. Moi, comme il me connaît moins, il me disait non dans des choses qui en fait étaient mon point de départ à moi alors je n’arrivais jamais à partir. 202 Il est important, pour nous, de comprendre que ce phénomène, d’affaiblissement de la confiance interpersonnelle entre une actrice et le metteur en scène, s’est produit progressivement à partir de malentendus, par manque de compréhension de part et d’autre. Probablement, un élément pour que ce problème ait pris plus d’ampleur est que ni le metteur en scène, ni l’actrice n’ont pris, assez vite, la décision de se parler de leur malaise. Nous reviendrons sur les conséquences que ces changements dans la relation de confiance entre le metteur en scène et cette actrice aura sur l’apprentissage et le jeu de cette dernière. Ceci sera plus clair dans l’étape suivante dont traite le chapitre suivant. Le tableau 6.1 indique les aspects prometteurs et de risque présents au cours de l’étape 2. Ceux-ci sont en lien avec la confiance en soi, la confiance interpersonnelle entre les acteurs et entre les acteurs et le metteur en scène, la pression du temps et les conséquences et l’interdépendance. Une remarque intéressante à partir de ce tableau est de noter que des aspects qui dans un moment sont prometteurs peuvent par la suite devenir des aspects de risque. Par exemple le fait qu’au cours de l’étape précédente, le metteur en scène, à plusieurs reprises, ait communiqué aux acteurs son approbation est, un aspect positif et prometteur pour l’apprentissage des acteurs, car il leur a donné plus confiance en eux et en leur jeu. En revanche, au cours de la deuxième étape, ce comportement du metteur en scène commence à changer à cause de la pression du temps. Il devient moins expressif mais les acteurs attendent encore ces commentaires positifs. Comme ce type de commentaires deviennent moins fréquents, eux ne comprennent pas encore très bien le sens de ce changement, ils ne savent plus si le metteur en scène apprécie autant leur jeu ou pourquoi il ne les encourage plus comme avant. Nous voyons cette situation comme un aspect de risque qui peut provoquer des malentendus. Pour les acteurs cette incertitude deviendra plus grande au fur et à mesure que le montage progresse, jusqu’à ce qu’un des acteurs interrogera le metteur en scène sur ce point et il pourra comprendre que le metteur en scène, à cause de la pression du temps a modifié sa manière de communiquer à propos de ce qui est bien dans le jeu. À partir de la question de cet acteur, le metteur en scène expliquera à tous que s’il n’insiste plus sur les aspects positifs de leur jeu, c’est parce qu’il n’en a plus le temps mais que s’il ne dit rien, cela signifie que tout est correct. Ainsi, même si le metteur en scène continue de donner des indications, celles-ci sont plus ponctuelles qu’avant et concernent surtout les aspects à améliorer et non pas ceux 203 qui sont déjà bien, de sorte que les acteurs deviennent de plus en plus responsables de leur propre capacité de voir les aspects positifs de leur jeu et de les apprécier. 204 Tableau 6.1. Les aspects prometteurs et de risque de l’étape 2 En lien avec La confiance en soi La confiance interpersonnelle (entre les acteurs) La confiance interpersonnelle (entre les acteurs et le metteur en scène) La pression du temps et ses conséquences Les aspects prometteurs Les aspects de risque - Les acteurs qui éprouvaient une certaine insécurité se sentent plus surs, en partie à cause de l’approbation du metteur en scène « Ce changement en moi s’est produit peu à peu comme un jeune enfant à partir de l’approbation de l’adulte »(Acteur) - Le metteur en scène est perçu comme un bon leader: « il favorise qu’il y ait une bonne disposition à travers ses commentaires. Il ne fait jamais de remarques qui puissent provoquer de la rivalité entre nous » - Les acteurs perçoivent une ouverture de sa part envers leur travail: « J’aime qu’il est ouvert pour que à chaque répétition puissent se passer des choses nouvelles (…) Il permet à l’acteur de travailler, de travailler. Il nous provoque pour faire beaucoup de propositions. Il ne te dit pas ce que tu dois faire et comment. C’est toi qui dois voir comment faire les choses ». -Les acteurs se donnent des occasions, comme des réunions ou des sorties pour passer du temps libre ensemble ce qui leur permet de mieux se connaître et de partager des expériences significatives pour eux comme leur participation dans une autre pièce de théâtre ou dans un film. -Ils ont aussi un échange verbal plus riche qui porte souvent sur leur expérience dans le théâtre - La pression du temps oblige à aller à l’essentiel et à chercher à être plus efficaces - Une actrice commence à avoir des conflits dans sa relation avec le metteur en scène, ce qui affaibli temporairement la confiance en elle-même - Comme le metteur en scène fait souvent des commentaires positifs, les acteurs s’habituent à suivre ces commentaires pour savoir ce qui est bien dans leur travail et ils sont un peu dépendants de ces communications. Alors, par la suite ils s’attendent à ce que ces commentaires leur soient adressés tout au long du processus mais cela n’est pas toujours possible, surtout lors que le metteur en scène doit faire face à une plus grande pression de temps. - Les séances de répétition sont assez longues et deviennent plus intenses - Les acteurs sentent qu’ils disposent de moins de temps pour poser des questions ou échanger verbalement 205 L’interdépendance - Les acteurs travaillent plus en fonction des besoins de l’enchaînement des scènes, ce qui constitue un pas important vers la présentation de la pièce. - Le metteur en scène ne prend presque pas de pauses - Si quelques points ne sont pas encore compris, durant cette étape ils risquent de rester confus lors de l’étape suivante - Certaines personnes perçoivent que le travail peut rester trop superficiel à cause du manque du temps - Un problème entre deux personnes peut avoir des répercussions sur le reste de l’équipe car il produit de la tension et un malaise qui se traduit même dans le jeu 6.4. Conclusion Durant cette deuxième étape, nous retrouvons encore quelques caractéristiques qui étaient présentes au cours de la phase précédente mais qui se modifient progressivement. Nous commençons aussi à voir apparaître d’autres caractéristiques qui augmenteront jusqu’à devenir plus marquées lors de la dernière étape. L’intensité de l’interdépendance et de la pression du temps caractérisant cette étape sont de niveau intermédiaire. L’interdépendance entre les membres de l’équipe commence maintenant à augmenter. Elle ne se met plus seulement en évidence entre deux acteurs qui partagent une scène, mais aussi entre tous les acteurs, car ils jouent des scènes les unes à la suite des autres, sans s’arrêter à chaque fois comme ils le faisaient, au cours de la première étape, et doivent, de plus en plus, respecter les liens entre les scènes. La pression grandissante du temps a aussi des conséquences sur le travail car il reste moins de temps qu’avant pour les échanges verbaux, que ce soit pour poser des questions, faire des commentaires ou donner des exemple détaillés. Quant à l’intégration de l’équipe, il y a une amélioration par rapport à la première étape. Cette amélioration est due aux raisons suivantes: Premièrement, les membres de l’équipe commencent à se parler davantage entre eux et les acteurs de la compagnie québécoise communiquent plus souvent en espagnol, même entre eux, quand ils sont en 206 présence des acteurs mexicains. Deuxièmement, les caractéristiques du texte font que chacun des acteurs travaille seul dans une scène avec chacun des autres. Le travail des répétions permet, de créer peu à peu, des liens de confiance entre les acteurs, surtout entre ceux qui ne se connaissaient pas beaucoup encore. Troisièmement, un autre élément qui contribue à l’intégration de l’équipe est la motivation et l’ouverture de ses membres; par exemple nous notons les efforts réalisés par un membre comme Mélissa qui, continuellement, traduit de l’espagnol au le français. Quatrièmement, les membres de l’équipe se rencontrent, de temps en temps, en dehors des séances de répétition. D’un côté, ces rencontres sont un indice de la disponibilité des membres de cette équipe pour se connaître davantage et, de l’autre, offrent la possibilité d’un partage et d’un échange où les membres de l’équipe peuvent soutenir des conversations en lien avec des situations qu’ils vivent actuellement ou qu’ils ont vécues dans le passé comme acteurs. Nous notons aussi une progression du point de vue des apprentissages. En ce qui concerne le sens du texte, les acteurs commencent à acquérir plus de finesse dans leur jeu, à devenir plus convaincants et à construire des personnages plus profonds. Un autre apprentissage important concerne l’unité de la pièce car nous commençons à avoir une vue de la pièce moins fragmentée. Les acteurs peuvent établir entre les scènes des liens qui auparavant n’étaient pas si clairs. Est-il possible d’affirmer que cette progression dans l’apprentissage est en relation avec une certaine consolidation de la confiance interpersonnelle que nous avons observée? Nous pensons qu’effectivement le niveau de confiance interpersonnelle et de sécurité psychologique qui a été atteint dans cette équipe contribuent à rendre les apprentissages plus faciles et rapides malgré le fait que l’interdépendance et la pression du temps soient plus élevées que dans l’étape précédente. Cette relation entre confiance et apprentissage sera analysée plus en profondeur un peu plus loin, dans les chapitres neuf et dix où nous intégrons une perspective du montage dans son ensemble. Cependant, nous pouvons dire, à partir des entrevues et des comportements observés, qu’il y a des progrès dans la confiance entre les acteurs et entre les acteurs et le metteur en scène et que celle-ci a contribué à une réalisation plus rapide des apprentissage requis. Malgré tous les aspects prometteurs que nous avons mentionnés jusqu’ici, cette étape présente des risques et des difficultés. Nous en avons repérés quelques uns qui nous ont 207 semblé plus importantes. Les aspects qui ne sont pas compris pendant cette deuxième étape risquent de rester sans solution lors de l’étape suivante car la pression du temps et la complexité auront encore augmenté. Dans ce sens, cette étape est une sorte de dernière chance que les acteurs ont pour travailler sur certains détails et pour poser des questions sur le sens des scènes ou sur la logique des relations entre les personnages; par la suite, les questions porteront plus sur la construction de l’unité de la pièce, ce qui correspond à un niveau plus concret du travail. L’approche de travail du metteur en scène changera beaucoup. Les acteurs ont une assez longue expérience pour connaître quelle est la dynamique d’un montage et savent que le rythme de travail s’accélérera de plus en plus et cela leur cause des sentiments mélangés et un peu contradictoires. D’un côté, ils sont enthousiastes à l’idée du spectacle qu’ils vont donner sous peu, mais ils sont aussi inquiets lorsqu’ils pensent au travail qu’il reste à faire. Ils veulent réaliser encore beaucoup d’améliorations dans un temps assez court. Cette situation crée une sorte de tension créative qui est à la fois stimulante et fatigante. Nous percevons plus fortement ce sentiment d’urgence qui rend les contacts entre tous plus intenses. C’est probablement aussi à cause de ce contexte où l’interdépendance est très présente qu’une fracture de la confiance entre deux personnes de l’équipe peut avoir des répercussions sur les autres membres. Et c’est justement durant cette étape que commence à se manifester un conflit de confiance et de communication entre une des actrices et le metteur en scène. Ce conflit n’est pas encore devenu très grave mais il commence à créer une tension de plus; s’elle n’est pas résolue d’une manière adéquate, cette tension risque de provoquer des conséquences touchant aussi les autres membres au plan de la tâche ou au plan affectif. En résumé, nous pensons que la possibilité de faire les apprentissages nécessaires lors de cette étape se base beaucoup sur les acquis de l’étape antérieure. À son tour, cette deuxième étape comporte des éléments qui seront déterminants pour la suite du processus. 208 CHAPITRE VII ANALYSE DE L’ÉTAPE 3 7.1. Introduction L’étape 3, plus courte que les autres, dure huit jours seulement mais elle est importante pour différentes raisons. Elle se caractérise par son intensité et par l’augmentation de l’interdépendance. Les objectifs de l’équipe et ses manières de travailler changent beaucoup. L’ objectif principal est de réussir à finir le montage de toute la pièce en intégrant l’ensemble des éléments qui en font partie. La manière de travailler change, l’équipe travaillait sur la pièce dans son ensemble plus que sur des scènes séparées. Au début de ce chapitre, nous décrirons, pour ensuite l’analyser, la première journée de cette étape où nous pourrons déjà voir la différence de certaines modalités du travail. Par exemple, il n’est plus possible de respecter des horaires comme dans les étapes antérieures et la pression du temps atteint son niveau maximum. Nous mentionnerons ensuite quels sont les apprentissages spécifiques à cette partie et les moyens par lesquels ces ils ont été atteints. Finalement, nous évaluerons cette étape en termes des aspects prometteurs et des risques qu’elle présente. 7.2. Description d’une journée de travail représentative de l’étape 3 Comme pour les étapes précédentes, nous décrivons une journée représentative de la troisième étape. À ce moment du montage la répétition ne s’organise plus scène par scène, mais l’équipe travaille dans la perspective de la pièce au complet. Les moments décrits sont la préparation au travail, la répétition de la dernière scène et la répétition générale. 209 7.2.1. La préparation au travail 11 juillet 2003. La séance de répétition ne commence pas à l’heure prévue, soit vers 16 heures. Étant donné que nous sommes dans les derniers jours avant la première, les techniciens et les concepteurs s’occupent intensément pour finir des installations sur la scène, comme le plancher surélevé et les « murs » mobiles. Sur les structures du plafond, il faut placer des lampes pour l’éclairage aux endroits prédéterminés par le concepteur de l’éclairage. Lui et la productrice de la compagnie mexicaine sont parmi les personnes qui travaillent directement sur ces aspects. Vers la fin de cette étape, ils seront obligés de passer plus d’une nuit sans dormir pour finir tous les détails de l’éclairage et des autres éléments du décors. Tous les acteurs attendent pour commencer à répéter parce le metteur en scène est aussi en conversation avec les concepteurs pour prendre des décisions avec eux. La scène, transformée en chantier, est envahie par des techniciens et des menuisiers. De plus, durant cet après-midi, Julio a été sollicité, pendant environ une heure, pour une entrevue avec une journaliste qui va publier un article sur la pièce de théâtre. Ces reportages étant essentiels pour attirer du public, les entrevues se font habituellement peu de jours avant la première, même si ce sont des moments pendant lesquels le metteur en scène semble avoir peu de temps disponible. Certains acteurs travaillent de leur côté, ailleurs que sur la scène; d’autres attendent pour commencer et parlent du travail à faire dans les jours suivants. Jean et Claudia, par exemple, se mettent d’accord pour aller visiter ensemble, dans les prochains jours, « Le tunnel de la science » qui est la station du métro où se passe la dernière scène. Pendant cette conversation, Mélissa commente que, maintenant, elle a la possibilité d’avoir un sens plus clair de la pièce grâce à la vue d’ensemble qu’elle n’avait pas auparavant. Tout lui semble plus cohérent et elle « sent mieux le rythme de la pièce ». 210 7.2.2. La répétition de la dernière scène Vers 18:00 heures, Julio réussit à se libérer du travail avec les concepteurs et la séance de répétition commence. Au début, seulement Jean et Claudia répètent. Julio leur demande de s’installer dans la salle de lecture afin d’apporter des précisions sur la dernière scène. Entre temps, les concepteurs continuent leur activité dans le théâtre. Cette scène a été écrite récemment et elle n’est pas encore parfaitement au point. Le personnage de Claudia commence à expliquer à l’autre personnage ce qu’il est en train de vivre mais ils n’avaient jamais parlé de cela. Ce dernier est très surpris de se rendre compte qu’elle est au courant de ce qu’il traverse en ce moment de sa vie et il lui demande comment elle a su tout cela sur lui. Elle lui répond qu’elle ne sait pas exactement où elle a obtenu cette information. Elle croit qu’elle l’a eue à partir d’un rêve. Du coup cette réplique suggère au spectateur la possibilité que toute la pièce est un rêve, permettant ainsi, selon l’auteur, de justifier certains événements trop surréalistes du reste de la pièce. Le metteur en scène explique calmement aux acteurs la situation des personnages dans cette scène et ce que les rêves représentent pour lui. Il explique la logique selon laquelle un des personnages de la pièce fait un rêve où il a obtenu de l’information sur l’autre. Le metteur en scène dit que les rêves prémonitoires sont comme des messages qui viennent de l’inconscient; ils nous avertissent d’un danger ou d’un événement important qui va se produire. Inconsciemment, nous recevons de l’information à travers nos rêves ou par des changements imperceptibles dans notre quotidien, qui sont comme des « signes ». Le metteur en scène demande à Jean de parler plus doucement à Claudia pour lui donner confiance. Il leur explique: « Vous devez chercher pour trouver le ton du jeu des devinettes. Ton personnage, Claudia, doit sentir un malaise, comme lorsqu’on va s’évanouir ». Les acteurs et le metteur en scène parlent des sensations physiques qui accompagnent cet état où on est sur le point de perdre connaissance. Julio leur décrit une expérience personnelle de ce type. Claudia propose de parler à Jean en tournant autour de lui. Le metteur en scène accepte cette idée mais il lui recommande de ne pas se montrer trop insistante. Il ajoute qu’elle doit changer de ton à un moment donné; c’est comme si, tout à coup, tu te réveillais d’un rêve. Claudia pose des questions sur le ton de sa réplique où elle dit qu’elle a tout su à 211 partir d’un rêve. Elle veut aussi savoir pourquoi son personnage s’approche de lui de cette façon. Le metteur en scène explique que c’est comme une « impulsion d’enfant »; elle lui parle à lui, mais elle l’aurait aussi fait avec n’importe quelle autre personne qu’elle aurait croisée sur son chemin à ce moment là. Le metteur en scène leur dit qu’après le malaise de son personnage, tous les deux doivent s’appuyer au mur car ils sont visiblement mal en point et ils doivent respirer lentement pour se calmer. Elle, parce qu’elle se sent mal physiquement -étant enceinte- et n’ayant pas dormi pendant toute cette nuit. Lui, parce qu’il a peur de la situation. Claudia spontanément a un petit rire nerveux. Le metteur en scène lui dit qu’elle peut « garder » cette réaction et l’intégrer à la scène. Lorsque Julio trouve qu’ils ont assez bien compris le sens de cette scène et qu’ils sont capables de la jouer adéquatement, il leur demande de se réunir avec le reste du groupe dans le théâtre. En allant de la salle de répétition au théâtre, qui est assez proche, nous observons que, maintenant, Jean parle en espagnol à Claudia. Comme ils partagent plusieurs scènes, leur communication est devenue bien plus fréquente comparée à ce qu’elle était au début du montage. 7.2.3. La répétition générale À ce moment, le metteur en scène demande à tous les acteurs de se préparer pour jouer toute la pièce en entier, ce qui inclut cette dernière scène qu’ils viennent de répéter. Il est déjà sept heures et demi du soir, ce qui signifie que les acteurs ont attendu au moins trois heures avant de pouvoir commencer à répéter car l’heure de leur rendez-vous était à quatre heures. Cependant, les acteurs savent que, vers la fin du montage, des événements imprévisibles risquent de se présenter fréquemment, et ce qui fait partie de la logique de la production quand elle est rendue à ce stade. Cela peut cependant, être fatiguant pour eux mais ils font preuve d’une grande capacité d’adaptation car ils savent qu’il est difficile de contrôler tous ces éléments conjugués ensemble. Avant le début de la répétition, le metteur en scène leur demande de s’asseoir en cercle pour leur faire des recommandations et leur rappeler des indications qu’il leur avait 212 données la veille. Quand ils s’assoient par terre, nous remarquons la proximité physique entre la plupart des membres de l’équipe. À présent, nous ne distinguons pas, dans leur façon de se placer dans l’espace, une séparation entre acteurs québécois et mexicains. Par exemple, Jean appuie sa tête sur la jambe de Claudia pendant qu’il écoute les remarques ou un autre fait un petit massage des épaules au camarade qui est tendu. Le metteur en scène leur donne des indications « techniques »: elles concernent les liens entre les scènes, comme les entrées et les sorties de la scène: « Tous doivent sortir de la scène plus vite. Sortez les bancs toujours par en arrière. Et évitez de ressembler à des serveurs quand vous le faites». Le metteur en scène se lève et imite des acteurs portant les bancs comme s’ils portaient des plats servis et il provoque le rire de tous. « Par contre, les entrées pour les présentations sont toujours en avant. Ce qui varie, ce sont les entrés et les sorties des acteurs. Calculez votre entrée en fonction des derniers mots des dernières répliques des scènes et avant que les mouvements des murs soient finis ». Les acteurs et le metteur en scène ont besoin d’une très grande concentration. Julio a déjà demandé à tous de garder un silence total pendant la répétition qu’ils vont faire. Cette demande suppose un changement car avant il tolérait un peu de bruit tel que des chuchotements très discrets, en arrière de la scène. Maintenant, il a besoin d’une ambiance de silence total, comme celle qui correspond à une présentation en présence du public. Certaines scènes ont fait l’objet de coupures qui provoquent des changements qui doivent être intégrés car il était indispensable de raccourcir la durée de la pièce qui dépassait les deux heures et demie. La durée exacte n’avait pas pu être calculée auparavant car la pièce n’avait pas encore pu être jouée dans sa totalité. Immédiatement avant le début de la présentation, le metteur en scène invite tous les acteurs à se tenir debout en cercle se tenant par les mains. Il leur demande de se regarder dans les yeux et il leur donne le temps suffisant pour que des contacts visuels s’établissent: « Regardez avec qui vous allez jouer aujourd’hui », leur dit-il. Après quelques minutes, il demande au groupe de prendre ensemble trois grandes respirations, en se penchant en avant à l’expiration et en levant les bras à l’inspiration. Ces respirations aident les acteurs à diminuer un peu leur stress et à renforcer leur sensation d’unité comme équipe. La représentation commence ensuite et le jeu est continu. Il n’y a plus d’arrêt entre les scènes. L’interdépendance du travail entre les acteurs et les concepteurs devient plus évidente. 213 Il faut encore régler le volume précis du son, ajuster plus exactement les entrées et les sorties de la scène en fonction des mouvements des murs. Pendant la répétition, le metteur en scène n’intervient pas du tout dans le jeu des acteurs; en revanche, il prend des notes tout au long de la répétition. Il demande au responsable du son de réaliser différents ajustements du volume car, celui-ci est parfois tellement élevé qu’il couvre en partie les voix des acteurs. Certaines scènes sont bien meilleures, les acteurs démontrent plus d’assurance dans leurs rôles. La répétition finie, les acteurs quittent le théâtre vers 10:45 P.M. Julio a des notes à leur donner mais il préfère les garder pour le lendemain car il sait qu’ils sont fatigués. En se préparant pour partir, les acteurs font plusieurs commentaires sur cette journée. Le metteur en scène leur donne des rendez-vous échelonnés pour commencer à travailler le lendemain selon les dernières scènes qu’il veut encore améliorer. 7.3. Analyse de la journée de travail et d’autres éléments caractéristiques de l’étape 3 Durant cette étape, mettre au point tous les détails du jeu des acteurs n’est plus le seul objectif car, à présent, une autre préoccupation anime le travail du metteur en scène et des concepteurs. Il s’agit maintenant d’intégrer parfaitement le jeu et les autres éléments de la pièce qui supposent la participation des différents personnes et le soutien des assistants du metteur en scène : nous parlons de l’éclairage, du son, du décors et des costumes. Ainsi, les moments où les acteurs peuvent jouer sur la scène dépendent, d’un côté, du déroulement des autres tâches de l’équipe qui déterminent les possibilités d’utiliser l’espace et de, l’autre côté, de la disponibilité du metteur en scène dont l’attention est requise par différentes questions. En conséquence, il y des fois où les acteurs arrivent pour répéter à l’heure qui a été accordée la veille mais ils sont obligés d’attendre pendant une ou plusieurs heures avant de commencer. Cependant, ils doivent être présents quand le metteur en scène le leur demande. Leurs horaires deviennent très imprévisibles; la répétition ne commence que quand cela est possible et cela signifie parfois de finir tard la nuit. Pendant cette étape, les acteurs ne font plus de sorties, de réunions, ni d’activités en dehors des séances de répétition car ils se concentrent au maximum sur leur travail. En revanche, ce sont des moments d’attente qui leur donnent l’occasion d’échanger un peu entre eux. 214 Cette étape est probablement la plus fatigante à cause des exigences qui s’accumulent et de la tension qui s’accentue. Comme observatrice, nous avons l’impression que l’activité de l’équipe est devenue chaotique et que, par moments, la confusion règne. Le metteur en scène nous explique la situation de la manière suivante: « C’est la production et c’est normal que le jeu s’adapte maintenant à son rythme ». Pendant ces jours, les acteurs savent qu’il reste peu de temps pour monter le spectacle et lorsqu’ils veulent améliorer certains aspects, ils tentent de compléter ce qui manque. C’est un des sujets qui revient dans leurs conversations. Il est préoccupant pour nous, en tant qu’observatrice, de constater que la construction de la dernière scène est encore peu avancée par rapport au temps qu’il reste avant la première et nous sommes surprise aussi de remarquer que, pendant le travail sur cette scène, le metteur en scène garde un grand calme. Ces observations nous étonnent d’autant plus que le metteur en scène donne des explications aussi détaillées que pour les autres scènes et il qu’il prend encore des exemples de films pour illustrer ses idées, quand il parle des rêves, et qu’ il se sert à nouveau de son expérience personnelle. Cependant, le travail de construction de cette scène avance très vite. Il y a plusieurs raisons qui, à nos yeux, peuvent expliquer ce fait. La conscience de l’urgence et la meilleure définition des personnages, sont deux de ces raisons. Il est vrai aussi que la confiance entre les deux acteurs qui jouent cette scène est maintenant plus forte qu’au début quand ils se connaissaient peu étant donné qu’ils travaillaient ensemble pour la première fois. Une chose est certaine : les acteurs réussissent à comprendre très vite le ton de la situation et à rendre la relation correcte entre les personnages. Ils font même rapidement des propositions qui sont bienvenues. Lors de cette étape, nous pouvons noter différents indices qui nous parlent en général d’une meilleure intégration de l’équipe: le fait que Jean parle en espagnol plus souvent et avec moins de difficulté, les contacts physiques entre des personnes qui avant se tenaient distantes, comme entre Jean et Claudia ou entre Mélissa et Mauricio. Nous notons aussi des indices de complicité entre Lucie et Pablo qui, pendant leurs scènes, s’amusent et rient souvent à propos des choses inattendues qu’ils font. Les commentaires que le metteur en scène adresse aux acteurs peuvent encore porter sur la relation entre les personnages ou sur leur jeu, mais une partie importante de ses remarques ont trait aux aspects dits « techniques », soit tout ce qui concerne les liens entre les 215 scènes, comme les entrées et les sorties de la scène et les ajustements dans l’espace en fonction du décors et de l’éclairage. Il y a aussi des bancs que les acteurs doivent déplacer selon les besoins des scènes. À cette fin, ils doivent savoir exactement qui prend quel banc, quand et pour le mettre où. Durant cette étape, le metteur en scène favorise l’intégration de l’équipe par une pratique qui, par son intention, nous rappelle un peu le « jeu de la balle » de la première étape mais qui est plus simple: il s’agit de former un cercle avant le début de la répétition pour se regarder et respirer en suivant un rythme synchronisé, ce qui crée un rapprochement entre les membres de l’équipe. 7.3.1. Les apprentissages que les acteurs réalisent Cette étape permet à l’équipe de gagner en subtilité dans son jeu. En continuant à jouer les mêmes scènes, les acteurs parviennent à maîtriser davantage leurs personnages, à mieux comprendre et transmettre la logique des scènes. D’autres apprentissages ont trait à la construction de l’unité de la pièce et concernent des aspects apparemment simples mais d’une grande importance, comme les sorties et les entrées. La difficulté de ces apprentissages vient ici de la vitesse à laquelle les acteurs doivent intégrer une grande quantité d’information nouvelle. 7.3.2. Les manières de réaliser ces apprentissages Un des moyens d’apprendre à construire l’unité de la pièce consiste à répéter toute la pièce entière sans l’interrompre et en respectant le rythme auquel elle sera jouée pour le public. Les commentaires du metteur en scène et les questions des acteurs sont échangés seulement à la fin. Julio fait à ce moment-là des commentaires concernant toute la pièce, en traitant de toutes les scènes et des liens entre elles, même s’il n’est guère possible d’entrer dans autant de détails. 216 7.3.2.1. L’emploi de métaphores Lors de cette dernière étape, le metteur en scène a employé des métaphores comme une manière de communiquer plus directement des idées portant plus sur l’ensemble de la pièce que sur des scènes en particulier et s’adressant à tous les acteurs et non seulement à des personnes en particulier. Ces métaphores à ce moment, ont un plus grand impact que s’il les avait employées antérieurement car ses communications verbales se réduisent à l’essentiel. Les métaphores sont comme des réflexions qui transmettent une perspective de la pièce et la traduisent en une seule image forte et stimulante pour la créativité des acteurs. Nonaka et Takeuchi (1995, p.48) expliquent la valeur des métaphores dans les processus d’apprentissage: « metaphores create novel interpretation of experience by asking the listener to see one thing in terms of something else . (…) metaphors are one communication mechanism that can function reconciling discrepancies in meaning ». Après la répétition générale, le metteur en scène a utilisé une belle métaphore. Il a rappelé aux acteurs que toute la pièce a lieu la nuit et que, dans cette ambiance si sombre, la luminosité devrait venir des personnages: « C’est une pièce très sombre, pensez que vous êtes des lucioles dans la nuit. Vos visages doivent éclairer ». Julio a dit cette phrase une seule fois mais elle a eu une influence évidente au moins sur une des actrices qui a beaucoup aimé cette image. Apparemment, elle a été très inspirante pour elle car elle l’a répétée plusieurs fois par la suite. Les métaphores donnent une information moins précise que celle des exemples mais elles ouvrent une voie pour que l’acteur explore comment enrichir son jeu à partir de sa propre interprétation de la métaphore. Celle-ci lui laisse plus de liberté que les demandes très spécifiques; mais elle l’oriente ou l’inspire pour créer à partir des images qu’elle lui suggère. Nous pouvons donner l’exemple d’une autre métaphore que le metteur en scène avait utilisée pour guider les acteurs. Il leur avait dit: « Il faut que le temps (dans la pièce) compte et non pas que le temps passe seulement ». Cette phrase peut être comprise de bien des manières différentes par chaque acteur mais l’idée que le metteur en scène voulait leur transmettre, c’était de faire attention à l’importance, au sens et à la valeur de chaque instant de la pièce. Un autre exemple de l’emploi des métaphores est relié à l’apprentissage du rythme des scènes. Le metteur en scène explique qu’il ne doit pas y avoir de « temps morts » dans les scènes, c’est à dire qu’il faut éviter les pauses nécessaires qui allongent les scènes. Il utilise 217 encore une métaphore: « Chaque scène est comme un chemin qui ne doit pas être coupé ». De leur côté, les acteurs se servent parfois de métaphores pour s’exprimer, tel que l’indique l’exemple suivant donné par un acteur: Quand une représentation commence, c’est comme si on lâchait une flèche dans l’air. La trajectoire de cette flèche est commencée, on ne peut plus l’arrêter jusqu’à ce qu’elle atteigne sa cible. Nous sommes tous dans ce mouvement qui ne s’arrête plus jusqu’à la fin de la répétition. Parfois, c’est horrible si on a hâte qu’une représentation finisse. On ne peut rien faire d’autre que de continuer tous ensemble jusqu’au bout. 7.3.2.2. Le cercle: un autre moyen de renforcer l’intégration de l’équipe Dans notre description d’une journée représentative de cette étape, nous avons parlé du cercle que les acteurs forment avant de commencer la représentation. Cette pratique semble favoriser le rapprochement des acteurs. Très facile mais puissante, elle consiste simplement à se tenir les mains et à former un cercle; elle est importante pour le metteur en scène car, tous les soirs, avant chaque représentation, il demande à l’équipe de former ce cercle. Cela commence à se produire systématiquement lors de cette étape. Dans ce cercle se retrouvent tous les acteurs, le metteur en scène et, parfois, les autres membres de l’équipe: les concepteurs, les assistants du metteur en scène et les producteurs s’ils sont présents. Les membres qui forment ce cercle établissent un contact visuel avec tous, et un contact par le toucher, se tenant par les mains. Cette action peut paraître simple mais elle nourrit la perception d’être en lien avec les autres membres de l’équipe parce que, pendant ce moment, les personnes ont une occasion unique de se regarder attentivement sans rien faire d’autre en même temps qu’établir ce contact privilégié du regard. Et c’est aussi un geste qui symbolise qu’aucun acteur n’est « seul » sur la scène car il est soutenu par le reste des membres de l’équipe. Dans ce cercle, la respiration de tous se règle sur un même rythme lorsque les personnes inspirent profondément en levant les bras et expirent en se penchant en avant pour vider les poumons totalement. Ces respirations pratiquées plusieurs fois de suite, marquent un rythme en commun et aident aussi à diminuer le stress qui devient assez fort avant les répétitions, lorsque les acteurs sont confrontés à la pression que représente la 218 présence du public. Une autre manière de créer une union forte dans l’équipe avant une répétition est de faire un réchauffement collectif. Marowitz (1999) explique l’importance de tisser des liens subtiles entre les acteurs, en se servant de la kinésie: « Whereas, if the first thing a company does is discover each other kinetically, sharing their energy and conveying their personal rhythms to one another, the collective spirit in its raw state is immediately encountered ». 7.3.3. Les aspects prometteurs de l’étape 3 Nous trouvons que cette étape comporte des aspects prometteurs divers. L’un d’eux est la manière dont le metteur en scène intervient; elle nous semble cohérente avec les objectifs poursuivis durant cette étape. Un autre aspect prometteur est le fait que certaines relations nouvelles ont atteint, au cours du montage, des niveaux plus élevés de confiance et que cela se voit plus clairement lors de cette étape où le travail s’intensifie. Cette confiance grandissante entre les membres de l’équipe améliore leur travail. Un exemple de ce type de relations est celle qui s’établit entre Béatrice, la productrice de la compagnie mexicaine, et Alain, le producteur québécois. Un autre cas est la relation entre Mélissa et Mauricio qui a également évolué favorablement. 7.3.3.1. L’intervention du metteur en scène L’intervention du metteur en scène durant la troisième étape nous semble un des aspects prometteurs; elle est différente de celle qu’il avait précédemment et elle s’adapte mieux aux besoins de cette étape. Lors de cette troisième étape, le metteur en scène finit de corriger quelques scènes précises mais, en général, il fait des commentaires qui portent plus sur l’ensemble du travail réalisé, pas seulement sur des aspects individuels ou particuliers à une scène. Ces observations s’adressent souvent à tous les acteurs. Par exemple, des commentaires 219 concernant l’ensemble des acteurs portent sur la « voiture », il s’agit d’une voiture imaginaire dans laquelle ont lieu plusieurs des scènes, et elle est représentée par deux petits bancs: « Il faut que l’on voit plus la voiture. Faites attention; si vous ouvrez une porte de la voiture n’oubliez pas de la refermer ». Il leur fait aussi des commentaires sur leur rapport au public tels que le volume des voix car, maintenant, l’intention d’atteindre le public est plus présente. Après la répétition générale, il dit à tous les acteurs qu’il avait senti que la connexion établie entre eux et le public était faible: « Vous alliez vers vous-mêmes alors que le public a besoin de vous entendre. Le volume et la projection de votre voix étaient trop bas. C’est à vous d’aller chercher le public. Si vous n’allez pas vers le public, on aura des problèmes. Il s’agit de partager une expérience. Si l’expérience n’est pas partagée, l’acte scénique n’aura pas lieu. Pensez y pour demain mais évitez d’aller à l’autre extrême. Il y a des scènes où vous étiez tendus; il faudrait entrer avec plus de confiance. Vous avez besoin d’établir un lien entre vous. Montrez plus de conviction ». Pour construire l’unité de la pièce, Julio s’adresse aux acteurs en groupe, ce qui l’aide à concentrer leur attention sur les mêmes aspects du jeu. Leur parler en groupe est aussi une autre manière de traiter tous les acteurs sur un pied d’égalité, ce qui montre qu’ils ont tous besoin de faire des efforts semblables. Il évite ainsi de marquer une préférence pour le travail de l’un ou de l’autre. 7.3.3.2. Le renforcement de la confiance dans les nouvelles relations Un autre aspect prometteur durant cette étape est le renforcement de la confiance dans les relations nouvelles. Un exemple est le cas des producteurs des deux compagnies de théâtre. Il s’agit en effet d’une relation qui a évolué au fur et à mesure que le montage avançait. En entrevue, ces deux personnes ont mentionné que, au début de leur relation, elles ont senti de la méfiance mais plus tard, la confiance s’est installée peu à peu, à partir du travail partagé, de leur disponibilité pour s’ouvrir et des circonstances favorables qui leur ont permis de se connaître davantage. Tous les deux travaillaient ensemble pour prendre quotidiennement des décisions concernant les ressources et les dépenses destinées à la réalisation de la pièce. En 220 lien direct avec le budget, la production est un des aspects délicats; selon eux, la confiance est nécessaire pour répondre à toute sortes de situations. Comment cette confiance s’est-elle développée? La responsable de la production pour la compagnie mexicaine a demandé que le producteur québécois soit logé chez elle; de toutes façons, certains membres de la compagnie mexicaine avaient décidé qu’ils recevraient chez eux une personne de l’équipe québécoise. La productrice avait dit: Moi, j’ai exigé que le producteur de leur compagnie habite chez moi parce que les décisions concernant l’argent sont très délicates. On a pu se voir chaque jour, partager le quotidien et cela a permis de créer une confiance. Le fait de vivre ensemble nous a donné du temps pour nous connaître. Maintenant, nous avons des codes de communication à nous (…) Au début, il y avait de la méfiance entre nous; peu à peu, celle-ci a évolué vers la confiance. Comme on a dû ouvrir un compte de banque conjoint, ma signature était valable pour leurs chèques. Moi, je pouvais en signer un et prendre tout leur argent. Les premiers jours, le producteur ne se sentait pas tranquille. Il dormait avec son carnet de chèques sous son oreiller. Maintenant, ce carnet de chèques traîne sur la table de la cuisine. Lui aussi a exprimé qu’il existait entre eux un certain degré de méfiance. Il estimait que cette méfiance a diminué grâce au fait de se connaître plus. D’après lui, la co-habitation a permis de communiquer, plus facilement. Il voyait aussi cette situation comme une forme d’insertion sociale car en habitant chez la productrice, il avait connu d’autres personnes du milieu artistique. En revanche, il estime que la méfiance, présente au début, avait effectivement diminué mais sans disparaître complètement. Il trouvait que la productrice mexicaine avait une trop grande charge de travail car, en plus des responsabilités reliées à ce projet, elle avait son travail dans les bureaux d’un théâtre. La méfiance chez lui venait de l’impossibilité de savoir à quel point elle était vraiment disponible pour réaliser l’ensemble des tâches que ce montage lui demandait. Dans ce sens, il n’était pas sûr qu’eux deux « avaient le même ordre de priorités ». Au contact avec la compagnie mexicaine, Alain avait cependant apprécie la qualité et le professionnalisme du théâtre au Mexique. 221 Une autre relation où les acteurs disent que la confiance leur a permis de mieux travailler est celle de Melissa et de Mauricio. Ils ont une scène difficile à jouer. C’est une rencontre de deux personnes qui s’aiment mais, soudainement, l’homme contrarié devient violent avec la femme et il la bat. La scène est intense et implique un contact physique important entre eux. Au début, Mauricio avait peur de faire mal à Mélissa et cette peur l’empêchait de jouer plus détendu. En entrevue, Mélissa a décrit la communication qui, peu à peu, s’est établie entre eux: Avec Mauricio, j’ai passé du temps parce que nous avions une scène difficile; nous sommes allés manger, nous avons vu des films, nous avons parlé de nos vies et tout cela a crée une amitié qui nous aide dans nos scènes. (…) Il y a de nouveaux liens qui n’existaient pas au début, qui se sont crées au cours du processus. Mauricio et moi avons une amitié, une confiance et nous nous parlons de différentes choses; nous ne sommes pas obligés de faire cela en fonction du travail, mais nous avons eu l’opportunité de faire ainsi et cela nous a aidés ». La confiance s’est consolidée aussi dans la relation entre les deux compagnies lorsqu’elles ont ensemble fait face à des problèmes. Par exemple, pour la production de cette pièce, il y a eu des dépenses supérieures au montant qui avait été prévu au départ. Les deux compagnies se sont mises d’accord concernant la solution de ce problème et l’ont l’affronté en partageant la responsabilité. Cette décision a mis en évidence que l’engagement de chaque compagnie envers l’autre était solide et qu’il tenait encore lorsque des situations imprévues et difficiles se présentaient. Ce comportement a favorisé la confiance en montrant l’intégrité et la loyauté face à l’engagement que chaque compagnie avait pris envers l’autre. 7.3.4. Les aspects de risque Cette étape, comme les précédentes, présente des aspects prometteurs mais aussi des aspects qui constituent des risques pour la réussite du projet et pour les apprentissages à réaliser. Nous avons classifié ces risques selon les causes qui les provoquent: l’augmentation de la pression du temps, l’intensification du degré d’interdépendance entre tous les membres 222 de l’équipe, en incluant les concepteurs, et les comportements qui jouent sur la confiance interpersonnelle et qui pourraient la fragiliser. 7.3.4.1. L’augmentation de la pression du temps et ses conséquences - Des journées de travail trop longues Lors de cette étape, la pression du temps est devenue extrêmement forte et elle a provoqué des conséquences sur différents plans. Nous avons mentionné une des conséquences sur les horaires : les séances de travail se sont allongées et les répétitions ont fini bien plus tard, ce qui a causé plus de fatigue chez tous les membres de l’équipe. - Le risque de l’insatisfaction Un autre risque se situe sur le plan de la satisfaction des acteurs. Dans des conversations informelles, nous avons pu noter que certains ont parfois l’impression d’être encore trop loin des résultats qu’ils espèrent atteindre, alors que le temps continue de s’écouler sans que le travail qu’ils font leur permette d’aller dans la direction qu’ils voudraient pour pouvoir résoudre leurs inquiétudes. Cette volonté d’aller encore plus loin, dans le peu de temps qui reste, est une attente variant d’une personne à une autre. Elle provoque des degrés de tension divers selon le niveau des exigences de chacun. Ceci s’exprime par des commentaires tels que le suivant: « On n’y arrivera jamais à tout finir dans le peu de temps qui reste ». Cette perception de « ce qui manque » peut, au premier abord, être interprétée comme l’ indice d’un manque de confiance que chacun a en lui-même ou dans les autres. En revanche, il est nécessaire de comprendre le contexte où se produisent ces expériences car le stress que les acteurs vivent est normal et a tendance à s’accentuer au fur et à mesure que le jour de la première approche. - Un niveau de stress excessif Un des risques est d’ailleurs que les membres de l’équipe soient trop stressés. La pression du temps provoque une excitation intense durant ces moments particuliers du montage. Nous croyons que le témoignage suivant nous donne des éléments pour comprendre ce qui est en jeu. Une des actrices nous a rapporté, spontanément, sans que nous lui ayons 223 posé une question en particulier, un rêve qui illustre la sensation que l’équipe peut ressentir durant cette étape: Je travaillais dans un autre montage avec un autre metteur en scène. Lorsqu’il restait peu de jours avant notre première représentation, le metteur en scène a fait le rêve suivant: Je suis avec un groupe de personnes, dans un endroit relativement obscur et sous marin. Nous sommes bien dans cet endroit mais l’air commence à nous manquer et, sous peu, nous allons être obligés de nager vers la surface, sortir dans la lumière. L’actrice nous avait expliqué que le travail de l’acteur, pendant les répétitions, se fait dans un endroit privé, sûr, parce qu’il est abrité des regards extérieurs. L’acteur sent qu’il est en sécurité dans le climat d’intimité créé entre les membres de l’équipe qui leur permet de se montrer, les uns aux autres, assez librement. Dans le même sens, une autre actrice nous explique que l’acteur commet des erreurs dans son travail devant les personnes qui le voient; c’est un peu comme si un écrivain montrait les brouillons de ses textes. Mais lorsque le temps s’écoule, il expose le travail tel qu’il est aux regards extérieurs. Se montrer face au public donne tout son sens aux efforts soutenus jusqu’à ce moment là, mais cela représente, en même temps, une rupture entre ce qui se passe avant la première et ce qui vient après. Avant la première, les acteurs travaillent ensemble et peuvent se tromper ou essayer des options différentes. Après, quand les représentations commencent, leur travail respecte et obéit les choix qui ont été faits et il est un peu plus difficile de proposer des changements. La première représente aussi une sorte de « choc » dans le sens que le travail des acteurs est exposé tel qu’il est à ce moment, au regard du public, avec ses réussites et ses manques. Le public porte un regard extérieur et nouveau, possiblement critique, mais sa présence ajoute une nouvelle dimension au montage et lui donne son sens. Même si c’est justement le public que l’on espère atteindre, provoquer ou interpeller, on craint aussi ses réactions. La pièce va t’elle lui plaire? Quelles seront ses réactions? Réussirons-nous à communiquer quelque chose? Comment serat-elle reçue? Ce moment qui précède la première est alors, en même temps, exaltant et attendu mais inévitablement menaçant et inquiétant. Cette sensation de tension et d’excitation commence à être présente quelques jours avant la première. Cohen (1978, p.84) donne une belle illustration de la situation de « compte à rebours », à la fois excitante et troublante, que vit l’acteur avant une représentation: 224 « The downhill skier is perhaps a good analogue of the actor getting into a staged situation. His situational involvement is absolutely intense, total. See him poised at the very moment between resting on the hilltop and beginning his descent. His weight is forward, he is leaning into a future which he cannot absolutely control. His actual course is unknown and dangerous; he must observe thousand of individual and pieces of information at very moment- each rock, tree, hillock, patch of ice or powder, each crevice, each skier, each gust of wind(…) and he gusts his direction according to the information he receives ». Cet extrait est une belle métaphore indiquant bien le fait que l’acteur doit tenir compte d’une grande quantité d’information et agir avec beaucoup de précision en fonction du temps et de l’espace. L’acteur, qui le sait par expérience, cherche à assimiler toute cette information justement dans les derniers jours qui précédent le début des représentations. À partir de la lecture du passage cité, il est plus facile de comprendre pourquoi un des acteurs avait dit: « À chaque fois que je joue, je me dis que c’est la dernière fois parce que ça me fait trop mal ». Toutefois, ce même acteur affirme, dans un autre moment, qu’il a beaucoup d’idées et qu’il se voit comme un créateur. Ces deux affirmations semblent contradictoires mais, en réalité, l’ambivalence existe inévitablement dans cet espace où la créativité implique une tension et une exposition aux risques associés au jeu. En conséquence, il est compréhensible que les acteurs et le metteur en scène se sentent sous une forte tension avant les représentations. Le jour de la première, la salle du théâtre était pleine et toute l’équipe, avant la présentation, était très excitée et énervée. Une personne avait dit au metteur en scène qu’elle se sentait anxieuse et il lui avait répondu, presque fâché: « Oui, mais il ne faut pas le dire ! ». Dans le ton de ce commentaire, il était clair que le metteur en scène aussi partageait cette anxiété mais s’efforçait de la cacher ou de la contrôler le plus possible. Un autre risque de l’augmentation de la pression du temps est qu’elle provoque des changements du comportement du metteur en scène. En raison du nombre considérable de choses à finir en très peu de temps, il ne fait plus autant de commentaires favorables aux acteurs à propos de leur jeu. Ces rétroactions positives sont parfois tellement importantes pour les acteurs que, pendant les séances de commentaires, ils ont demandé au metteur en scène une explication sur ce changement de son comportement. Ils avaient noté une différence: maintenant, il ne leur parlait que de ce qui manquait, de ce qu’il faudrait améliorer et de ce qui n’était pas encore bien fait mais il ne passait presque plus de temps à leur exprimer son 225 approbation. Ce changement posait problème car les acteurs s’attendaient à recevoir des commentaires positifs qui selon nous, augmentaient leur confiance en eux et dans leur jeu. Lorsqu’ un des acteur lui a posé une question sur ce qui était bien dans leur jeu, il lui a répondu: « Je ne peux plus vous dire tout ce qui est bien car je devrais alors passer toute la nuit à faire des commentaires et nous n’en finirions plus. Quand je ne vous dis rien sur une scène, cela signifie qu’elle est bien ainsi ». Malgré la pression du temps, il est évident que les acteurs aiment l’entendre exprimer son approbation et ce changement arrive juste à un moment où ils peuvent devenir plus inquiets de leurs résultats. Ils avaient un peu orienté leur jeu en se fiant à ces commentaires qui les avaient beaucoup encouragés dans les étapes précédentes. Ajoutons que ce changement dans le comportement du metteur en scène n’était pas en lien direct avec la qualité du jeu des acteurs car ils jouaient, en général, mieux que durant la deuxième étape. La cause du changement, était la préoccupation de faire beaucoup de choses le plus vite possible. Pour y arriver, il essayait de parler le moins possible et de ne dire que l’essentiel. Les acteurs pouvaient s’inquiéter, se poser des questions, en ne recevant plus de renforcements positifs de la part de Julio. C’est en ce moment que la confiance en soi est à nouveau très nécessaire pour les acteurs. 7.3.4.2. L’interdépendance Lors de la troisième étape, le degré d’interdépendance est plus élevé que précédemment en raison de la nécessité d’ajuster les interventions de tous les membres dans des temps très précis. Il se pose temporairement le problème de l’utilisation d’un même espace de travail car, tant que les concepteurs sont affairés à finir le décor, les répétitions ne peuvent pas avoir lieu là. Les situations où le travail des concepteurs prend une place centrale « retardent » en quelque sorte celui des acteurs mais le son, l’éclairage et le décor sont également des éléments importants de la pièce. L’interdépendance est alors celle qui se 226 produit entre le jeu et le reste des éléments qui avant ne semblaient pas compter. Parfois, le travail des responsables de cette partie du montage produit parfois inévitablement des interférences avec celui des acteurs. Par exemple, lorsqu’il a fallu essayer des costumes, les répétitions se sont arrêtées. Durant les derniers jours avant la première, le temps que prennent les différentes tâches est difficile à prévoir. Les horaires des répétitions sont modifiés. En fait, il n’y a plus « un horaire »; chaque jour se présente différent de la veille. Le jeu pose encore plusieurs problèmes à régler et il faut répéter la pièce entière pour ajuster sa durée, son rythme et tout ce qui concerne son unité. Les séances de travail finissent tard dans la nuit. Certaines personnes de l’équipe, comme l’éclairagiste et la responsable de la production, ont passé au moins deux nuits blanches à installer le système d’éclairage. Au début, Alain, l’éclairagiste, avait une participation relativement discrète. Il assistait aux répétitions, parlait avec le metteur en scène, prenait des notes et élaborait son projet d’éclairage en fonction des intentions du metteur en scène. En revanche, durant la troisième étape, sa responsabilité nous apparaît cruciale: c’est le travail qu’il accomplira qui donnera finalement la visibilité au jeu des acteurs et au travail du metteur en scène. Cet exemple illustre bien l’existence d’une interdépendance très claire entre le jeu de acteurs et la contribution de l’éclairagiste. Sur un plan pratique, ce travail d’installation de l’éclairage ne peut pas se faire en même temps que les acteurs répètent parce que la scène doit être libre. Les acteurs ne peuvent plus utiliser l’espace de la scène pour répéter pendant les deux derniers jours avant la première, ce qui est une autre des manifestations de l’interdépendance qui agit, cette dans un sens un peu différent. En raison de ce besoin de l’éclairagiste, ce sens les acteurs ont deux jours en moins pour répéter, cependant, ils lesquels ils peuvent éventuellement utiliser ces dernier jours se reposer un peu avant la Première, s’ils sont capables de mentalement. se détendre 227 7.3.4.3. Les risques de rupture de la confiance dans les relations Un autre type de risque présent dans lors de étape est celui de l’affaiblissement et la rupture de la confiance entre deux personnes à cause de malentendus exprimés ouvertement ou pas. Durant la deuxième étape, nous avons parlé d’un conflit qui semblait affaiblir progressivement la confiance entre Lucie et le metteur en scène. Nous décrirons comment cette situation a évolué et quelles en ont été ses conséquences. Nous présentons un exemple d’une situation où la confiance s’est affaiblie. La relation de Lucie et de Julio date de plusieurs années puisqu’ils avaient travaillé ensemble avant. Cependant, au cours de ce montage, leur relation a traversé une période critique où elle a commencé à souffrir des changements importants qui ont eu des effets sur la confiance qui existait entre eux. Nous analysons ces événements non pas pour montrer le problème entre ces deux personnes en particulier mais parce que ces événements ont la valeur d’un exemple qui montre comment la confiance peut devenir de plus en plus fragile, lorsque les personnes voient une même situation de manières très différentes et sont de moins en moins capables de s’écouter et de se comprendre. Ces difficultés dans la communication peuvent produire différentes réactions comme la déception, la colère, l’éloignement et même l’idée que l’autre est contre nous. Dans ce cas précis, nous avons observé que des difficultés ont surgi dans la deuxième étape, lorsque Jean a fait une suggestion de modifier les actions de son personnage dans une des scènes qu’il jouait avec Lucie. Cette scène était une sorte de monologue ou seulement elle parlait; le rôle de Jean était de l’écouter mais d’une manière qui communiquait aussi une attitude de désengagement par rapport à ce qu’elle lui disait. Son idée consistait à simuler qu’il la caressait sexuellement pendant qu’elle lui parlait, ce qui était une manière de montrer qu’il l’entendait distraitement et qu’il manifestait un certain manque d’intérêt pour un sujet qui était important pour elle. Il passait sa main sous sa jupe, pendant qu’elle continuait de parler. Elle devait cependant aussi simuler qu’elle éprouvait du plaisir. Cette idée modifiait considérablement la scène car cette action ne faisait pas partie du texte original et elle causait de l’inconfort chez Lucie, ce qui l’avait amenée à se poser des questions sur le sens de cette action et à interroger Julio sans trouver de réponses satisfaisantes. La communication entre 228 Lucie et Julio changea, nous avons noté la présence d’un malaise, indices de tension dans la relation de Lucie et de Julio. Les difficultés de communication entre Lucie et Julio se sont manifestées, lors de la troisième étape, à travers une tension plus ou moins évidente pendant les répétitions. Le conflit a continué de se manifester subtilement, à travers de petits détails de leur communication, mais d’une manière persistante. Parfois, lorsque Julio demandait au groupe de se réunir pour leur « donner des notes », autrement dit pour leur adresser des commentaires sur leur travail, Lucie adoptait une attitude distante, réservée et froide. Elle regardait ailleurs et semblait ne pas écouter très attentivement les indications. Ce comportement aurait pu passer inaperçu s’il n’avait pas été si différent de celui qu’elle avait eu pendant toute la première étape et même une partie de la deuxième étape où elle participait activement, s’intéressait, posait des questions et s’intégrait très bien dans le groupe. Pendant les répétitions, certains échanges entre Julio et Lucie ont mis en évidence un inconfort. La friction ne se sentait pas tellement dans le contenu de leurs échanges, qui portait sur des questions habituelles et semblables à celles que les autres acteurs posaient, mais dans le ton de leur voix qui indiquait une certaine impatience ou intolérance. Une fois, Lucie avait dit qu’elle trouvait compliqué de prendre une photo et de ranger rapidement l’appareil dans son sac. Julio lui avait demandé, d’un ton légèrement agacé, de « se rendre habile pour le faire ». Une situation semblable s’est à nouveau présentée car Lucie avait encore des difficultés dans une scène où elle tenait une assiette et son sac, elle devait prendre une photo. Encombrée, elle avait exprimé un certain malaise par rapport à cette situation. Le metteur en scène lui avait répondu à nouveau de se débrouiller, en montrant une certaine impatience. Un autre indice de tension dans leur relation s’est présenté une fois que Lucie n’était pas prête pour sortir au moment où le metteur en scène avait demandé de commencer. Il l’avait simplement appelée par son nom mais, dans le ton de sa voix, nous avons perçu qu’il était relativement énervé et cela se voyait bien car, normalement, il maîtrisait bien ses émotions et ne montrait pas facilement s’il se sentait contrarié. La perception du conflit par d’autres personnes La tension et le malaise de cette actrice avaient continué d’augmenter jusqu’au jour où, avant une répétition, elle avait éclaté en pleurs dans les coulisses car elle n’en pouvait plus. 229 Elle disait que son travail n’était pas bon et qu’elle ne pouvait plus continuer comme cela. Jean avait passé du temps auprès d’elle pour l’aider à se remettre et pour qu’elle puisse au moins jouer à ce moment là car le travail devait continuer, mais c’était évident que quelque chose n’allait pas bien. Mélissa avait compris que, pour Lucie, le malaise dans la relation avec Julio, commençait à avoir un impact assez important sur son jeu. Mélissa avait décidé d’agir avant que la situation ne devienne pire, alors qu’il ne manquait plus que trois ou quatre jours avant la Première. Mélissa nous a donné sa version de cette situation telle qu’elle l’a comprise: Tout à coup moi je ne savais pas comment aider Lucie alors j’ai décidé de lui faire face. Alors je lui ai dit: « Tu dois aller parler avec Julio ». Alors, pendant une semaine, elle ne m’a plus rien dit sur cette question. Elle s’est dit: « Bon, je ne vais plus parler de cela à Mélissa, et moi j’ai dit: « je crois qu’elle va mieux ». Mais j’ai vu après, dans son comportement, qu’elle n’allait pas mieux. Elle était pire parce qu’avec moi elle avait avant une porte de sortie mais comme elle ne m’en parlait plus, elle se sentait de plus en plus seule. Jusqu’ au jour où elle a commencé à pleurer avant une répétition. Et moi j’ai vu qu’il y avait quelque chose de plus grave. Alors, après, je lui ai demandé ce qui se passait et si elle était contente. Elle m’a dit que non, qu’elle avait perdu confiance dans le metteur en scène. Il y avait eu une accumulation mais la rupture s’est produite à un moment précis quand Julio lui a parlé d’une façon qu’elle a interprétée comme violente. C’est parce que le metteur en scène se sentait impatient et cela peut arriver à tout le monde. C’est difficile de travailler en si peu de temps; on avait trop de pression de temps. Je crois que nous n’allons jamais plus travailler avec si peu de temps. Nous nous sommes mis dans une situation où chacun devait travailler de son côté; c’est alors que Lucie a eu cette réaction. Lui n’a pas su répondre à ses doutes d’une façon satisfaisante et elle s’est fermée. À partir de ce moment, elle est allée de plus en plus mal. Le point de vue de Lucie 230 Dans des conversations informelles et en entrevue, Lucie nous apporte de l’information aidant à comprendre la situation. Elle a dit qu’elle avait accepté cette idée de Jean mais comme un essai seulement. Je ne comprenais pas pourquoi, du jour au lendemain, c’était Jean qui avait eu l’idée de faire ça et on s’est dit: « On va l’essayer! » Et moi j’ai dit: « Ok! Je vais essayer ». Julio a décidé que c’était bien et, après ça, il a décidé de la garder, comme un têtu, jusqu’à la fin, et moi comme actrice je résistais. Mais je résistais, non pas parce que j’étais capricieuse, mais je résistais parce je ne comprenais pas l’idée. Lucie nous a aussi donné sa version d’une confrontation plus forte entre Julio et elle: Julio et moi, on a eu un une sorte d’accrochage parce qu’il m’a fait une réflexion assez dure. Je crois qu’il était en colère au sujet de la masturbation parce qu’au début je n’aimais pas cette scène et je lui disait: « Je ne comprend pas cette scène ». Je veux bien faire quelque chose mais il faut que je comprenne. Si je ne comprends pas, je ne peux pas la jouer, je ne peux pas trouver le sens. J’ai besoin de conviction, comme actrice; je ne suis pas une machine. J’ai besoin de me dire que la masturbation, ça sert à ça, à ça… Pour moi, ça venait comme « un cheveu sur la soupe. (…) C’est désagréable d’aller sur scène et de faire quelque chose à laquelle tu ne crois pas, que tu penses gratuite. C’est comme si on te demandait de jouer une relation sexuelle, à poil, qui en plus n’est pas écrite dans le texte, premièrement, et qui en plus de ça ne semble pas avoir de rapport. Alors tu te dis: « C’est quoi le truc du metteur en scène? Il veut choquer le public? Il veut être dans le vent? » Tu te poses des questions. Et moi, comme actrice, ça ne m’intéresse pas de faire ce genre de théâtre. J’ai besoin de savoir le sens. Si ça nourrit la scène, je vais accepter. Si je pense que ça amène quelque chose, que ça agrandit le sens, je vais le faire mais si je pense que non, je m’excuse, moi je suis comme ça, je ne vais pas le faire! Par contre, si tu me convaincs, je vais le faire et je vais le défendre jusqu'au bout. Si je crois, je vais le défendre. Si je ne crois pas, je ne vais pas le défendre. Lucie nous dit que, ce soir là, la tension est arrivée à son maximum. C’était peu de jours avant la première. Julio a toutefois dit quelque chose qui, pour Lucie, a finalement été une bonne explication: « Il me l’a expliqué ce soir-là où il était en colère. Il m’a dit quelque chose qui m’a fait comprendre mais moi, j’étais super en colère parce qu’il m’insultait un peu. Il m’a dit: "Je vais être condescendant, c’est de la condescendance d’enlever cette scène ». Lucie s’est sentie mal traitée dans ce commentaire et elle nous le dit: 231 Parce que tu ne parles pas comme ça à un acteur, ce n’est pas comme ça qu’un metteur en scène impose ses choix parce qu’il m’impose un choix comme actrice! C’est une imposition! Cette idée n’est pas dans le texte, je m’excuse ça ne fait pas partie du contrat! C’est quand même un texte, le personnage que tu vas jouer! … Il faut que le metteur en scène, dans ce cas là, soit capable de convaincre et qu’il justifie son choix parce qu’il n’est pas dans le texte. Et puis, lui il n’aimait pas ça parce qu’il devait penser que j’étais capricieuse, que j’étais tête dure, capricieuse; donc, je pense qu’il s’est énervé. C’est une tension qui est là depuis le début de la masturbation parce je lui ai demandé plusieurs fois: « C’est quoi pour toi la scène de la masturbation? » Il me l’a expliqué une fois, mais quand il m’a expliquée c’était tellement général que je ne comprenais rien. Lucie continue de nous expliquer son point de vue quant à l’effet de ce conflit sur la confiance qu’elle avait dans le metteur en scène: Au début, on avait fait un pacte avec Julio: si la scène marche, on la garde mais si la masturbation ne marche pas, on l’enlève. Moi, jusqu’à ce jour, je sentais que ça ne marchait pas parce que je ne comprenais pas le sens et je le savais parce que je ne suis pas bête. Je sais quand ça marche et quand ça ne marche pas, une actrice le sait très bien et j’étais un peu fâchée contre lui. Je lui ai dit: « Julio écoute: cela ne marche pas! Qu’est ce qu’on fait avant la Première si ça ne marche pas? Est-ce que l’on peut changer radicalement? » Et il m’a un peu insultée en me disant: « Ouais… je n’ai pas envie d’être condescendant avec les techniciens, alors pourquoi je le serais avec toi? Il faut être condescendant avec tellement de gens; être, condescendant, c’est enlever la scène parce que tu n’es pas capable de la faire! » Il m’a parlé d’une manière…. Alors moi, je n’ai pas pris ça vraiment! J’ai vraiment pas pris ça! La position de Julio dans le conflit Lucie nous a parlé de la colère qu’elle avait eue mais le metteur en scène aussi était fâché; autrement, il n’aurait pas agit ainsi avec Lucie. En entrevue, il nous a expliqué son comportement. Il avait admis aussi son incapacité en avouant que, pour lui, il était très difficile d’aller « chercher » une actrice quand il la voyait dans ce genre de difficultés. Il avait dit qu’il « aimait les femmes fortes ». En revanche, il se sentait mal à l’aise avec celles qui montraient leur « faiblesse »; il se sentait même irrité quand il voyait qu’une femme avait besoin d’être réconfortée et qu’on reconnaisse ses efforts. Il disait que lui réalisait de grands efforts mais que, pour lui, « cela est normal car ça fait partie du travail et je n’attends pas une reconnaissance pour ces efforts ». C’était vrai qu’il a travaillé intensément sur ce montage, qu’il n’a presque pas pris de pauses et qu’il s’est concentré intensément. De plus, il a dit que sa personnalité le poussait à éviter certaines émotions, comme la peine. Dans une autre 232 entrevue, il avait insisté sur le fait qu’il n’aime pas arrêter de travailler. Il s’organise pour être constamment engagé dans de nouveaux projets de création, parce qu’il a une grande capacité créative. Il a affirmé aussi que l’inactivité avait tendance à lui provoquer de la dépression. Au fond, il pensait que le problème avec cette actrice s’expliquait par le fait que leur vision du théâtre était différente. Ils avaient discuté des différences de leurs conceptions, cinq ans auparavant, lors du montage d’une autre pièce de théâtre ensemble. Selon lui, cette actrice réfléchissait trop à son jeu au lieu de se laisser guider davantage par ce qu’elle pourrait sentir. La solution du conflit et la récupération de la confiance La communication entre ces deux personnes était devenue difficile. C’est une intervention de Mélissa qui les a aidé à trouver une solution. Dans une conversation en dehors des répétitions, Mélissa avait demandé à Lucie de trouver des moyens pour clarifier ce malaise, de parler avec Julio le plus vite possible pour lui dire tout ce qui la rendait inconfortable. Mélissa avait suggéré à Lucie de demander un rendez-vous en privé pour qu’elle puisse parler avec lui, mais Lucie n’osait pas faire ce pas. Elle avait probablement peur de ne pas obtenir une réponse positive de sa part. Mélissa, qui était en dehors de ce problème mais qui avait une bonne communication avec Julio, était intervenue en concertant un rendez-vous entre eux pour que, finalement, Julio et Lucie puissent aller prendre un repas ensemble et parler de leurs différences. Mélissa nous a parlé de l’effet de son intervention: « Moi, j’ai supplié Lucie d’aller parler avec Julio. Je lui ai dit: Tu dois lui parler, lui dire tout ce que tu m’as dit à moi. Tu dois le lui dire. Moi je ne peux pas le faire pour toi. Alors je suis allée voir le metteur en scène et je lui ai dit: «Je crois que ton actrice a besoin de toi. Ella a besoin de ton soutien » et il a répondu: « Oui, je suis là ». L’intervention de Melissa a probablement été bien reçue des deux côtés parce que Mélissa avait des relations d’une grande proximité avec les deux et ils avaient confiance en elle. Nous ne savons pas si la réponse aurait été aussi favorable si une autre personne était intervenue. Par la suite, Julio et Lucie ont finalement mangé ensemble et ils ont parlé de ce qui, depuis un certain temps, les gênait. Lucie nous a expliqué ce qui a été important pour elle 233 dans cette rencontre: « Nous nous sommes assis tout un après-midi et nous avons parlé de cela et, maintenant ça va mieux. Je lui ai dit comment je travaille et je lui ai demandé: « Quand tu dis cela, qu’est ce que cela veut dire? ». C’était une « conversation de traduction » et maintenant, nous nous comprenons mieux. Je sens, je comprends plus comment lui fonctionne; alors, je vais plus dans sa direction et lui comprend plus comment me dire les choses ». Analyse de l’évolution du conflit Il est probable que dès le moment où Jean a proposé son idée à Julio, Lucie ne se soit pas sentie vraiment à l’aise de représenter une masturbation sur scène mais elle dit qu’elle avait eu l’ ouverture pour l’essayer parce qu’elle avait confiance dans le metteur en scène, croyant que cette idée serait uniquement un essai. D’autre part, elle ne savait pas encore, d’avance, quelles seraient les difficultés auxquelles elle ferait face en jouant dans cette situation. Cependant, durant les répétitions, Julio avait insisté pour conserver l’idée, Lucie percevait cette décision comme une sorte de trahison à la confiance qu’elle avait en lui. Elle avait pris le risque de jouer sans se sentir totalement convaincue mais en pensant qu’ils pourraient « revenir en arrière », si elle en éprouvait le besoin. Au lieu de supprimer assez vite cette idée trop osée ou insensée, selon Lucie, Julio avait insisté avec plus d’ardeur, même après avoir constaté les difficultés qu’elle avait. Ne se sentant pas à l’aise dans cette situation, Lucie demandait à Julio de la « convaincre », en lui donnant des « raisons » pour justifier le sens de cette action du point de vue de la logique des personnages. Le metteur en scène lui avait donné plusieurs explications, à différents moments. Une fois, il avait parlé de la différence qu’il voyait entre l’érotisme et la sexualité. Une autre fois, il avait précisé sa conception de la relation entre les deux personnages et de ce qui se passait entre eux dans cette scène… mais une fois il a effectivement laissé sans réponse une des questions de Lucie, toujours pas convaincue. Et elle insistait sur le fait que cette action n’était pas dans le texte. Toutefois, comme observateurs, nous savons qu’il y eu une grande quantité d’autres actions, dans d’autres scènes, qui n’avaient pas été écrites dans le texte mais qui ont été inventées, créés, ou découvertes dans le processus du montage, soit par le metteur en scène, soit par les acteurs. Mais aucune de ces idées n’avait un caractère sexuel et aucune n’avait causé ni un « besoin d’explications » si grand, ni un tel malaise chez un autre acteurs. 234 Par exemple, dans un de ses monologues, Jean a même proposé une musique. Dans une autre scène, Jean a été attaqué et ligoté mais il réussi à reprendre le couteau de son attaquant. Cette action n’était pas du tout dans le texte; c’est en jouant que Jean a eu cette idée parce qu’il avait l’ouverture pour inventer de nouvelles manières de jouer. Et ces idées avaient été en général bien acceptées. Mais dans ce cas précis, plus Lucie demandait et attendait des « explications », plus elle sentait que cela n’avait pas de sens pour elle et que Julio lui imposait un choix qui ne lui convenait pas. Elle cherchait la solution à sa difficulté sur le plan rationnel et sous la forme d’une conviction qui lui serait « donnée » ou « transmise » de l’extérieur mais, intérieurement et sur le plan émotif, elle n’acceptait pas facilement de jouer ainsi. Plus grave que la difficulté concernant cette scène spécifique, c’est la menace qu’elle présente pour l’harmonie de la relation entre Lucie et Julio et une tension perçue aussi par d’autres membres de l’équipe. Ce qui attire notre attention comme observateur, c’est le fait que Lucie n’a pas exprimé clairement son désaccord ou refusé carrément de continuer à essayer quelque chose qui la rendait mal à l’aise à ce point. De son côté, Julio agissait à partir de sa propre perspective et il s’impatientait car il trouvait que l’idée proposée par Jean offrait une possibilité d’enrichir la scène. Cette situation provoquait chez Julio un certain énervement quand il voyait qu’après plusieurs répétitions, la situation ne s’améliorait pas sensiblement. C’est dans cette perspective en toile de fond qu’un soir, sous l’effet de la pression du temps, Julio avait parlé un peu rudement à Lucie. Probablement parce qu’il était frustré d’avoir essayé plusieurs fois de lui expliquer sans voir d’amélioration de sa part. Un malaise semblable s’était produit au cours de la première étape, un lundi matin quand Julio avait apporté plusieurs chapeaux différents pour que Lucie en choisisse un pour le mettre avec son costume de mariée. Lucie n’avait démontré aucun enthousiasme en voyant ces chapeaux. Les avait-elle aimés? Lui paraissaient-ils laids? Sa réaction n’était pas claire. Le metteur en scène avait visiblement interprété celle-ci comme une sorte de rejet car il lui avait dit: Hier, dimanche, dans ma seul journée de repos de la semaine, je suis allé chercher ces chapeaux à différentes places du centre ville pour que tu les vois et pour que tu puises en choisir un, mais tu ne sembles pas apprécier ces chapeaux ni te rendre compte de ce que j’ai fait comme effort pour les apporter. 235 Cette fois, il avait ouvertement exprimé sa déception. Lucie avait un peu modifié son comportement en disant, au moins, lequel des chapeaux elle préférait porter. Mais ce qui est apparu clairement à nos yeux, c’est que le metteur en scène était déçu de ne pas sentir une reconnaissance de la part de Lucie pour les efforts qu’il avait faits. Dans cette nouvelle situation de conflit entre eux, il est possible qu’il ait ressenti cette même déception de faire de grands efforts et de constater qu’ils ne sont pas appréciés par Lucie, puisque son attitude ne semblait pas changer. Déçu de chercher sans succès des solutions, Julio était tellement énervé qu’il avait même pensé à supprimer la scène au complet. D’une certaine manière, cela nous explique pourquoi, face à la réaction de l’actrice qui ne pouvait ou ne voulait pas jouer la scène comme il le voulait, il préférait la supprimer, et il pouvait croire qu’elle ne voulait pas travailler car il ne se rendait pas compte qu’elle avait une impossibilité réelle de surmonter cet obstacle. Quand Julio a dit qu’il serait « condescendant » avec elle, Lucie a effectivement trouvé sa réponse offensive. Mais cette communication plus « dure » de la part de Julio, a aussi mis une sorte de limite à cette situation, en rendant le conflit plus évident et en présentant une solution radicale telle que l’élimination de cette scène. Selon notre compréhension, la rupture de la confiance, du point de vue de Lucie, venait aussi du fait que le metteur en scène ne respectait plus leur « pacte », qui consistait à introduire ce changement dans cette scène seulement à titre d’essai et de l’enlever si « cela ne fonctionnait pas ». Ce pacte était une sorte de promesse qui, pour elle, avait eu une valeur et qu’il semblait avoir oublié. Les difficultés entre ces deux personnes auraient pu causer plus de tension dans l’équipe de travail et probablement entraîner des conséquences négatives sur le jeu de Lucie, non seulement durant les répétions mais aussi pendant le temps des représentations, ce qui aurait était négatif pour tous. Cependant, ces difficultés les ont amenés à faire un grand pas dans le sens d’apprendre à mieux communiquer entre eux car, lorsqu’ils ont pu se parler, ils se sont rendus compte qu’ils avaient des points de vues différents et que ni l’un comprenait ceux de l’autre. Le conflit qui aurait pu les distancer à servi pour qu’ils se rapprochent d’une manière différente en allant passer un moment seuls et en essayant de se comprendre d’une 236 nouvelle façon. Heureusement, grâce à la possibilité d’un nouveau rapprochement entre eux, le jeu de cette actrice s’était amélioré sensiblement et elle était plus calme. La figure 7.1. montre au lecteur les relations entre les membres de l’équipe à ce moment du processus selon les changements importants que nous avons notés. Étant donné que ce chapitre est le dernier qui analyse une étape du processus de ce montage, nous invitons le lecteur à consulter les tableaux 7.1, 7.2, et 7.3 qui comparent ces trois étapes. Le premier résume les principales caractéristiques de ces étapes, le deuxième les changements de l’intégration de l’équipe et le troisième les types d’apprentissage réalisé par les membres de cette équipe. Le tableau 7.1 indique la durée de ces étapes, les objectifs poursuivis pour chacune d’elles, les changements dans les manières d’intervenir du metteur en scène, les variations de la pression du temps et ses conséquences, l’intégration de l’équipe et l’emploi des langues. Le tableau 7.2 porte sur les changements de l’intégration de l’équipe à travers les étapes selon les indices observés et les références à ce sujet retrouvées dans les entrevues. Le tableau 7.3 met en relation les différents types d’apprentissages et les moyens pour les atteindre. Ces trois tableaux donnent au lecteur la possibilité comparer les trois étapes de ce montage et de noter leurs changements. 237 238 Tableau 7.1. Caractéristiques des trois étapes Caractéristiques Durée Étape 1 22jours Étape 2 10 jours - Approfondir le travail Construction des scènes sur chaque scène, en Objectifs de travail particulier la relation entre les personnages - Élevé entre deux - Élevé entre les six acteurs dans une même acteurs et le metteur en Niveau scène et le metteur en scène d’interdépendance scène - Moyenne avec les - Moyenne dans le concepteurs groupe des acteurs fiable avec les concepteurs - Ses interventions sont - Ses interventions sont Type d’intervention constantes et portent sur moins fréquentes et se des détails. Il interrompt font surtout à la fin de du metteur en scène les scènes pour donner chaque scène ou d’une des explications série de scènes Forte Moyenne -Le metteur en scène -Le metteur en scène Pression du temps et donne des explications donne des explications ses conséquences détaillées; il y des assez courtes sur l’apprentissage échanges verbaux -Il exprime son et la confiance -Le metteur en scène approbation mais de exprime de moins en moins - Les acteurs posent des l’approbation -Les acteurs peuvent questions portant plus poser des questions sur sur les liens entre les le sens des scènes et sur scènes la construction des personnages Intégration de l’équipe Faible Nous notons deux sous groupes et des individus séparés qui communiquent relativement peut être eux. Le metteur en scène propose une activité comme le « jeu le de la balle » Moyenne L’équipe commence a être plus unie. Un désir de passer plus de temps ensemble se manifeste dans les activités organisées spontanément, il y a un rapprochement important surtout entre des personnes qui travaillent ensemble pour la première fois Étape 3 11jours - Construire l’unité de la pièce - Intégration du travail des concepteurs -Élevée entre tous les membres de l’équipe, incluant les concepteurs - Ses interventions sont plus ponctuelles et se font à la fin ou au début des séances de répétition Très intense -Le metteur en scène donne des notes à la fin d’une série de scènes. Souvent, il parle des questions techniques comme les entrées et sorties de la scène - Il n’exprime presque plus son approbation - Les acteurs ne posent presque pas de questions et, s’ils le font, c’est sur des questions techniques Élevée L’équipe est unifiée, les contacts physiques sont fréquents, la communication est plus directe entre tous 239 Langues employées Nous observons que les personnes du groupe québécois communiquent en français, ce qui crée une barrière car il y a une seule personne du groupe mexicain qui le comprend. Ce comportement est en partie dû au fait que Jean ne comprend pas l’espagnol. La communication entre les deux groupes se fait en anglais et en espagnol. Mélissa facilite la situation en traduisant. Les personnes du sous groupe québécois commencent à utiliser plus l’espagnol. Jean ne le parle pas encore beaucoup mais il est capable de comprendre davantage. Les personnes du groupe mexicain ne se servent plus du tout de l’anglais. Ils ne sentent pas la même liberté pour s’exprimer. La traduction assurée par Mélissa continue d’être importante mais un peu moins L’Équipe communique le plus souvent en espagnol. Jean comprend mieux et parle un peu. La communication est plus facile, la traduction est moins nécessaire et cela aussi à cause du fait qu’il y a moins d’échanges verbaux pendant les répétitions. 240 Tableau 7.2. Le processus d’intégration de l’équipe dans les trois étapes Degré comparatif d’intégration dans les trois étapes Indices Références dans les entrevues Étape 1 Étape 2 Étape 3 Faible Moyen Élevé -Les acteurs québécois parlent en français entre eux, même en présence des mexicains - Les acteurs mexicains et québécois s’assoient séparément dans la salle de répétition - Les acteurs mexicains parlent peu entre eux -Les sorties réalisées pendant cette étape sont en fonction des besoins de la pièce - Une actrice mentionne de comment elle percevait l’équipe au début: « Avant je croyais qu’il n’y avait pas de lien; cela n’était pas bon pour le show (…) Il y avait pendant un temps, un manque de confiance » - Les acteurs québécois utilisent plus l’espagnol pour se parler et ils parlent plus avec les acteurs mexicains - Différents membres de l’équipe organisent des activités dans le but de passer du temps ensemble. - Il y a plus de proximité et de contact physique entre tous - Il y a des liens d’amitié qui se produisent entre des membres du groupe québécois et du groupe des mexicains - Une actrice québécoise parle de l’importance de partager du temps: « La rencontre culturelle prend son sens dans le temps, le temps passé avec les gens » - L’actrice mexicaine parle du rapprochement qui se produit: « Avec les québécois, il y a une rencontre avec la langue, avec leur espace, leur proposition à eux et, à partir de ma culture et de leur culture, on commence à construire une relation - Une personne du groupe des québécois affirme: « Moi, personnellement, j’ai vécu ce processus très bien, comme un processus théâtral normal, comme si j’avais été à Montréal » - Une actrice québécoise partage son avis: « Je crois qu’il y a eu des rencontres, des rencontres réelles. Des amitiés, de la curiosité pour se connaître un peu plus, au delà de la relation de travail » 241 Tableau 7.3. Apprentissages durant les trois étapes Objectifs de l’apprentissage et manières de les atteindre Apprendre le texte par cœur Manière de l’atteindre Apprentissages en lien avec la construction du sens dans une scène Manière de les atteindre Apprentissages sur la dynamique de l’équipe Manières de les atteindre Étape 1 Pour toutes les scènes En étudiant seul ou en travaillant en collaboration avec l’autre acteur qui joue dans la scène Très important pour chaque scène Étape 2 Étape 3 Seulement pour les nouvelles scènes Même manières Très important pour les scènes nouvelles mais reste important pour les scènes déjà connues Très important mais plus dans une perspective d’ensemble - Les acteurs jouent - Posent des questions -Tentent différentes options - Observent le travail des autres acteurs -Le metteur en scène donne des explications, des exemples, des modèles, parfois avec beaucoup de détails. Il échange avec les acteurs, si les sujets soulèvent plus d’inquiétude -Les acteurs jouent et font des propositions dans leur jeu -Observent le travail des autres acteurs -Discutent ensemble pendant des pauses ou pendant les moments libres -Le metteur en scène donne des explications moins détaillées -Les acteurs jouent sans interrompre le cours de la pièce entre les scènes -Le metteur en scène fait des commentaires seulement quand les acteurs ont joué toute la pièce sauf pour les scènes où il manque un travail sur des détails. -Il utilise des métaphores pour donner des indications qui concernent la pièce en général - Les acteurs et le metteur en scène doivent apprendre à se connaître et à bâtir la confiance entre eux -Les acteurs continuent d’apprendre les mêmes choses que dans l’étape antérieurs mais ils approfondissent cette connaissance - Le « jeu de la balle » est une activité structurée pour atteindre ces apprentissages - Les sorties organisées en fonction des besoins -L’échange verbal est un moyen de se connaître. Il peut avoir lieu lors des pauses ou des moments des repas mais aussi lors d’activités organisées -Les acteurs apprennent à organiser leur travail individuel en fonction des buts de la pièce et en fonction du travail des autres membres de l’équipe -Pendant cette étape, l’échange verbal est plus difficile à cause de la pression du temps mais une pratique qui contribue à créer un rapprochement entre les 242 de la pièce sont spontanément ou favorables à pendant des réunions l’intégration de l’équipe amicales ou nous observons le phénomène du « story telling » membres est celle de former « le cercle » avant le début des répétitions. 7.4. Conclusion Durant cette étape, différentes dimensions du travail s’intègrent: la dimension individuelle, celle de la relation entre deux personnes et celle de toute l’équipe. C’est l’étape lors de laquelle, comme nous l’avons dit, le travail porte sur les liens entre les scènes dans la perspective de construire l’unité de la pièce. Les nouveaux apprentissages se basent, encore une fois, sur ceux qui ont eu lieu pendant les étapes précédentes. Ce changement des objectifs poursuivis implique que les principaux « problèmes » ou « doutes » qui concernent le jeu ont dû être résolus ou clarifiés précédemment car, durant la présente étape, la dynamique du travail et la pression du temps ne permettent plus de s’attarder longtemps dans des échanges verbaux. Il existe un besoin très pressant pour que chaque acteur sache exactement où il doit se placer en tout moment. Il n’y a plus de « recherche » ni d’exploration comme lors de la première étape car il s’agit de réduire les variations du jeu; les acteurs doivent travailler à l’améliorer, à partir des décisions déjà prises au cours des étapes précédentes. Dès la deuxième étape, nous voyons, mais encore plus dans celle-ci, qu’une partie des commentaires du metteur en scène portent sur des questions dites plus « techniques », reliées à l’enchaînement des scènes. Alors, les acteurs apprennent des choses très précises, qui semblent relativement plus simples, comparées au travail antérieur qui portait sur le sens du texte, les intentions des personnages ou les relations entre eux. Les questions posées, portent par exemple, sur le moment exact de quitter une scène ou d’y entrer. Ce qui contribue à rendre cet apprentissage un peu difficile, c’est la vitesse à laquelle les acteurs doivent assimiler la nouvelle information tout en se souvenant de toutes les données qu’ils ont du assimiler avant. Au cours de cette étape, l’interdépendance et la pression du temps atteignent leur maximum d’intensité, comparativement aux étapes précédentes. La tâche aussi devient plus exigeante à cause d’une complexité plus élevée, et de la précision qui doit être respectée. Ce qui permet de compenser cette situation plus difficile, de ce point de vue, est que l’intégration 243 de l’équipe est plus solide qu’avant. Les liens entre les acteurs sont plus étroits et la communication entre eux se fait plus facilement. Jean, par exemple doit faire un peu moins d’efforts pour comprendre l’espagnol. Enfin, nous observons plus de contacts physiques entre les membres de l’équipe, L’effet d’une pratique simple comme celle du cercle s’explique par le niveau de confiance atteint entre tous les participants celui-ci fait en sorte que le contact visuel et physique entre les personnes a maintenant un sens plus profond que celui qu’il avait avant. Nous constatons, à travers ces exemples, certains des liens entre la confiance et l’apprentissage. Étant donné que la confiance est présente, les acteurs apprennent plus facilement et peuvent accomplir leur tâche plus rapidement. Les membres de cette équipe ont plus de certitude dans la motivation et la compétence des autres pour d’accomplir leur part du travail. Cette confiance dans la capacité des collègues permet à chacun de se concentrer mieux sur sa responsabilité. Nous avons noté qu’à cette étape du travail le metteur en scène intervient de moins en moins dans le jeu et laisse aux acteurs plus de liberté pour s’exprimer acceptant que, maintenant, c’est de plus en plus d’eux que la réussite va dépendre. Ce détachement du metteur en scène permet aux acteurs de continuer à apprendre à travers le jeu. Cependant, son détachement dépend aussi de la confiance qu’il a dans les acteurs car, s’il ne faisait pas confiance sur ce plan là, il tenterait de continuer à intervenir et il les empêcherait de se responsabiliser totalement par rapport résultats de leur jeu. Nous estimons qu’il y un lien clair entre la confiance que le metteur a dans la capacité des acteurs de jouer et les apprentissages qu’ils continent de réaliser, non plus à travers des échanges verbaux, comme lors de la première étape, mais directement à travers leur jeu. Plus le metteur en scène aura confiance dans les acteurs, plus ils pourront découvrir de nouveaux aspects qu’ils ne voyaient pas au début car c’est en jouant qu’ils s’approprient des personnages, qu’ils rendent plus vraisemblables les situations et qu’ils resserrent le contact entre eux sur scène. Selon les faits que nous avons observés et les entrevues que nous avons réalisées, les apprentissages importants de cette étape ne se situent pas exclusivement sur le plan de la réalisation de la tâche comme telle, mais aussi sur celui de la relation entre les membres de l’équipe, comme dans le cas du conflit entre Julio et Lucie qui aurait pu avoir des conséquences plus graves mais qui, a été résolu d’une manière assez satisfaisante pour les deux personnes. Nous considérons qu’il y a eu ici un apprentissage très important pour les 244 personnes qui ont été impliquées dans cet événement. Par rapport à la solution de ce problème, Lucie mentionne: « On a trouvé le sens ensemble, lui m’a donné une clef qui m’a aidée, ce soir là j’ai compris ». Selon nous, les bénéfices de la conversation que Lucie et Julio ont eue ne se situent pas seulement sur le plan des clarifications concernant le jeu mais aussi sur le plan de la confiance que Julio et Lucie ont pu récupérer. Ce conflit les a amenés à se connaître plus et à mettre à l’épreuve leur capacité de résoudre des difficultés qu’ils n’avaient pas prévues. Ils ont appris à mobiliser des ressources personnelles sur le plan de la communication. Ils ont appris à s’écouter malgré le fait que cela, en principe, n’était pas facile étant donné que chacun d’eux traversait un moment critique dans leur relation. L’analyse de ce conflit nous a permis de noter que la confiance influence l’apprentissage négativement. Un affaiblissement de la confiance avait nuit à la concentration de cette actrice dans son travail et elle avait eu plus des réticences à suivre les indications du metteur en scène car elle n’était plus aussi convaincue de la pertinence de certains de ces propos, du moins en ce qui concernait une de ses scènes, et elle sentait qu’il n’y avait pas la sensibilité pour proposer une solution à cette situation. Cette expérience indique qu’il importe de prendre soin de la confiance interpersonnelle existante et de l’impact que les variations de son niveau entre deux personnes peuvent avoir. Cet impacts peut avoir trait aux apprentissages qu’une ou plusieurs personnes doivent réaliser. 245 CHAPITRE VIII LE POINT D’ARRIVÉE. LA FIN DU MONTAGE ET LA SUITE DU TRAVAIL 8.1. Introduction Bien que notre recherche ne porte que sur le montage de la pièce, nous avons réalisé quelques observations de plus durant la période où les présentations de la pièce avaient commencé. Nous avons aussi repris des passages des entrevues réalisées après la fin du montage, au cours desquelles certains acteurs nous ont parlé de leurs impressions. Pour connaître des résultats de ce montage, nous décrirons quelques moments significatifs qui ont eu lieu après la fin de l’étape trois, notamment le soir de la Première et certaines activités de l’équipe qui ont suivi ce jour là. 8.2. Description 8.2.1. Le soir de la première La date prévue pour la première représentation de la pièce, tant attendue et tant redoutée est finalement arrivée; le travail de tous les membres de cette équipe est intégré, la pièce peut être enfin jouée devant le public, ce qui ajoute une nouvelle pression sur les membres de l’équipe. Étant donné que la première est une représentation spéciale, il y n’y a pas de vente de billets au public mais la salle est pleine parce que chaque membre de l’équipe a deux invités. Le metteur en scène et l’auteur ont distribué une autre partie des entrées parmi des personnes 246 relativement importantes du milieu artistique. Cette première représentation est donc assez différente d’une soirée normale où les acteurs jouent pour des personnes inconnues. Avant de commencer, l’équipe fait le cercle que nous avons décrit auparavant mais, cette fois, l’émotivité est très élevée; nous percevons ce mélange contagieux d’anxiété, d’exaltation, de joie et d’enthousiasme. Le moment est émouvant. La salle s’obscurcit et tous prennent leur place respective: les acteurs dans les coulisses, le metteur en scène et l’auteur, en avant dans la salle; ses assistants, dans la cabine pour s’occuper de l’éclairage et du son. Tous les sièges sont occupés, le spectacle commence. La soirée se déroule bien, le public est très attentif, les acteurs jouent de leur mieux. À la fin, ils sont applaudis et ils reçoivent de beaux bouquets de fleurs. Le public a des réactions différentes. Certaines personnes ont aimé la pièce et ont beaucoup rit, tandis que d’autres ont eu de la difficulté à la comprendre à cause de tout ce qui n’est pas explicite dans les histoires des différents personnages et de l’emploi du français. Certaines personnes ont des questions, d’autres des commentaires sur les aspects qu’elles ont trouvé illogiques ou drôles. La combinaison des langues est, pour le public, un élément un peu surprenant puisque certaines des scènes en français sont relativement longues; cependant, l’auteur et le metteur en scène ont introduit un système pour afficher un texte en espagnol qui traduit, au moins, les passages clés des dialogues. Après la présentation, l’équipe se réuni; le metteur en scène commence par leur adresser quelques commentaires qui, selon son style habituel, portent sur ce qu’il a trouvé bon mais aussi sur ce qui doit être amélioré. Ensuite, les autres personnes parlent de la façon dont elles ont vécu cette représentation. Certains se sont sentis trop exaltés et agités, un peu confus par moments. Ils parlent des erreurs qu’ils ont commises, de leurs moments difficiles ou de ce qui a été particulièrement bien réussi. Après un court échange de commentaires, vient le moment de la célébration. L’équipe au complet se retrouve dans un restaurant typique mexicain pour fêter, des amis se joignent au groupe. Il y a une ambiance où l’on sent en même temps une grande satisfaction partagée de tous, une certaine détente parce que le moment difficile est passé, et la sensation qu’une étape importante est franchie car il n’y aura pratiquement plus de répétitions. Nous disons pratiquement parce que le besoin de respecter la limite de temps pour finir le montage a fait en sorte que la pièce a été présentée sans que le metteur en scène et 247 l’auteur aient pu couper des parties du texte pour raccourcir sa durée. Par conséquent, il y aura encore une ou deux séances supplémentaires de répétitions pour introduire ces modifications. Pendant ce long souper tous rient, se parlent, mangent et décident de continuer la fête chez le metteur en scène. 8.2.2. Les activités organisées par l’équipe Les personnes de l’équipe ont continué à passer ensemble des moments agréables et importants. Même si nous n’avons pas été présents car le temps de notre observation était fini, nous pouvons donner quelques exemples de ce type de rencontres. Un soir, quelques personnes ont fait un « voyage éclair », non planifié d’avance, au bord de la mer. Leur idée au départ était d’aller manger à Cuernavaca, ville qui se trouve à une heure de route au sud de Mexico, mais comme cette ville se situe sur le chemin pour le port d’Acapulco, le groupe a décidé de continuer le voyage pendant quatre heures de plus. La décision avait été spontanée, ils n’avaient pas beaucoup de temps pour rester et ils ont passé seulement quelques heures au bord de la mer. Ils ont vu le lever du soleil sur la plage, pris un petit déjeuner et un bain au bord de la mer et, avant l’heure du midi, ils ont entrepris le retour. Eux-mêmes ont dit que c’était une « folie » mais qu’ils avaient voulu s’aventurer et connaître la plage et comme ils avaient peu de temps, ils sont allés comme ça à l’improviste aussi parce qu’ils se sentaient bien en groupe. Certains membres de l’équipe ont réalisé au moins un autre voyage très rapide mais prévu d’avance, dans une ville proche de Mexico où il y a une pyramide à visiter. Les personnes qui voulaient participer à cette sortie devaient se lever assez tôt ce dimanche pour profiter de la journée et ils ont tous été prêts à l’heure convenue pour partir. Ce petit village se trouve dans une zone montagneuse où il y a des ruines archéologiques importantes. L’endroit est un site magnifique d’où la vue panoramique s’étend au loin sur une très belle vallée. Pendant un premier temps, les personnes qui sont allées se sont reposées et ont été un peu en silence; avant de redescendre vers le village, au pied de la pyramide, l’actrice qui a organisé ce voyage a demandé à tous de s’unir en cercle pendant un moment. Profitant de cette pause, elle s’est adressée aux autre pour les remercier exprimer son plaisir de travailler avec eux. Il y a eu 248 encore d’autres partages assez simples mais émotifs et il a ensuite fallu se dépêcher pour entreprendre le chemin de retour car ils devaient rentrer au théâtre où ils jouaient le soir. Une autre activité, à caractère plus officiel, a été organisée par les membres de la compagnie de théâtre du Québec. Il s’agit d’une table ronde ouverte au public en général, sur le sujet de leur expérience de travail comme un cas d’échange interculturel. Ils ont fait un effort considérable pour la diffusion et ont invité des conférenciers renommés et des représentants de la francophonie au Mexique, comme ceux de la Délégation du Québec et des ambassades de France et du Canada. 8.2.3. La suite du projet La pièce de théâtre a remporté un prix pour la mise en scène et un autre pour le texte et elle a été commentée dans des journaux de Mexico et de Montréal. Nous avons su aussi que l’équipe avait des plans pour l’avenir comme celui de faire, une tournée pour se présenter, au Mexique, cette fois dans quelques villes en région. Finalement, le projet avait une deuxième phase selon laquelle la pièce serait aussi jouée à Montréal, des adaptations à cause de la langue. Effectivement, la pièce a été reproduite à Montréal au mois de novembre 2003. Rejouer cette pièce deux ans plus tard a représenté un autre défi important pour cette équipe de travail. Il a fallu recommencer des répétitions pendant plusieurs semaines. Une partie d’entre elles ont eu lieu à Mexico et une autre à Montréal. Pour pouvoir se présenter pour un public francophone, il a été nécessaire d’adapter certains passages et de les traduire en français. Le décors ne pouvait pas être transporté et il a fallu en remonter un nouveau qui était différent, raison pour laquelle les acteurs ont dû refaire l’apprentissage des entrées, des sorties, de l’emplacement des bancs et des temps pour effectuer tous ces nouveaux mouvements. Un des aspects difficile a été la substitution de deux acteurs mexicains qui, pour des raisons différentes, ont abandonné le projet et ont dû être remplacés. Les nouveaux acteurs ont bien appris leur rôle mais les autres acteurs ont eu au début, une certaine difficulté à s’adapter à eux car ils avaient encore en mémoire le rapport qu’ils établissaient avec les acteurs précédents, non seulement sur le plan du jeu mais aussi sur le plan affectif. Il y a eu des actrices qui ont 249 fait des rêves où symboliquement elles devaient accepter le départ des anciens acteurs et l’arrivée des nouveaux. Le public montréalais a apparemment apprécié la pièce même s’il a dû faire face à la situation de ne pas pouvoir suivre tout ce qui se passait dans une langue étrangère pour eux, cette fois l’espagnol. Les membres de cette équipe on fini cette série de présentations à Montréal en se disant que le projet pourrait encore avoir une suite: une autre tournée au Mexique ou une autre série de présentations au Québec. Il a été aussi question de la possibilité d’adapter la pièce pour en faire un film. Nous ne savons pas lequel de ces possibles avenirs se réalisera, mais nous avons observé que le fait de conclure cette nouvelle étape en parlant de nouvelles options est un indice de la disponibilité que les membres de cette équipe ont eu de se réunir à nouveau pour travailler. 8.3. Conclusion Alors que le travail du montage comme tel est pratiquement fini, ce n’est pas le cas pour le travail de l’équipe, car la période du montage est suivie par une période de présentations de quelques semaines. Maintenant, c’est en jouant que les acteurs continueront à se connaître plus sur le plan émotif, et, sur le plan de la tâche, à gagner en subtilité et à améliorer certains détails de la pièce. Selon nous, les activités organisées par les membres de l’équipe en dehors du travail sont un indice de la cohésion que ce groupe a atteinte et de leur disponibilité pour continuer à cultiver, après le montage, des liens entre eux. Selon les propos recueillis durant les entrevues, certains acteurs se disent assez satisfaits du résultat obtenu tandis que, pour d’autres, le travail n’est pas encore achevé. Les avis des acteurs sont encore partagés car, pour certains, le résultat est satisfaisant tandis que, pour d’autres, ce travail semble un peu incomplet encore. C’est une question d’attentes et d’objectifs personnels puisque ce ne sont pas tous les acteurs qui voient le résultat obtenu de la même manière. Une actrice pense qu’il faudrait continuer à approfondir le travail. Une autre a dit que le temps pour réaliser ce montage a été trop court. 250 CHAPITRE IX LE CADRE CONCEPTUEL PRÉLIMINAIRE ET L’ANALYSE DE L’INFLUENCE DE LA CONFIANCE SUR LES APPRENTISSAGES DE L’ÉQUIPE 9.1. Introduction Le but premier de notre recherche était de déterminer comment la confiance interpersonnelle et la sécurité psychologique, influencent l’apprentissage d’une équipe de travail. Pour vérifier l’existence de cette influence, nous avons essayé d’établir des liens entre la confiance et les apprentissages particuliers, à travers une analyse de l’évolution des comportements à chaque étape du processus du travail d’une équipe. Notre recherche avait aussi pour but de déterminer si l’impact de la confiance sur l’apprentissage varie en fonction du niveau d’interdépendance entre les membres de l’équipe. Ainsi, à un niveau faible d’interdépendance correspondrait une influence moins importante de la confiance sur l’apprentissage; au contraire, à un niveau d’interdépendance élevé, l’influence de la confiance serait plus grande. Pour expliquer la logique de la relation entre la confiance et l’apprentissage, il faut revenir aux concepts d’interdépendance et de vulnérabilité, car plus l’interdépendance augmente, plus la vulnérabilité est grande. Étant donné que l’évolution d’un groupe a lieu sur divers plans, la relation entre la confiance et l’apprentissage risque donc d’être influencée par le cheminement suivi par l’équipe, sur l’ensemble de ces plans. Pour traiter de ce thème, nous nous baserons sur le modèle proposé par Landry (1977). Enfin, il y a une variation des types d’apprentissages réalisés par l’équipe et des moyens utilisés à cette fin. La dernière section de ce chapitre portera sur le rôle exercé par la confiance selon les types d’apprentissages. 251 9.2. Le concept d’interdépendance Le concept d’interdépendance est très lié à celui de la vulnérabilité qui est central dans certaines définitions de la confiance. Par exemple, Baier (1986, p.235) définit la confiance de la manière suivante: «trust is accepted vulnerability to another’s possible but not expected ill will (or lack of good will) toward one ». Quant à Meyerson, Weick et Kramer (1996, p.172), ils établissent un lien direct entre l’interdépendance et la vulnérabilité: «In a situation of high interdependence, everyone is comparably vulnerable ». Ces auteurs fournissent des éléments pour comprendre ce qu’ils entendent par vulnérabilité: « Vulnerability is defined in terms of the goods or things one values and whose care one partially entrusts to someone else, who has some discretion over him or her ». Les « sujets » dont il est question peuvent être des biens symboliques ou abstraits tels que la réputation, la santé, la sécurité et un ensemble d’aspects qui sont importants pour la personne qui les possède. Lorsque la vulnérabilité est faible, le besoin de faire confiance est plus réduit; au contraire, lorsqu’elle est élevée et que les personnes prennent de plus grands risques, le besoin de confiance est plus fort. C’est dans ce sens que nous affirmons que lorsque l’interdépendance augmente, la confiance devient un enjeu plus important. Meyerson, Weick et Kramer (1996, p.175) expriment cette idée en une phrase: « Variations in interdependence affect the extent to which trust is a big deal ». Une autre manière de voir les liens entre le niveau d’interdépendance et l’importance de la confiance est celle de Sheppard et Sherman (1998). Ils analysent quatre types de relations, en fonction du degré de profondeur de la dépendance. Quand seulement une des deux personnes dépend de l’autre, il s’agit d’une dépendance, en revanche, si elles sont dépendantes l’une de l’autre, il y a interdépendance. Leur classification des types de relations permet à ces auteurs d’identifier les risques associés à chacune; ainsi, dans une situation d’interdépendance profonde, les risques sont cumulés et ils sont, en conséquence plus grands. La confiance prendra alors une plus grande importance. Pour constater si le lien entre la confiance et l’apprentissage varie en fonction du niveau d’interdépendance entre les membres de l’équipe de travail, le choix de notre cas nous 252 semblait propice, vu que le niveau d’interdépendance était, en général élevé mais aussi variable selon les étapes du processus. Une des conséquences de cette augmentation du niveau d’interdépendance est que les membres de l’équipe sont obligés de mieux coordonner leurs actions (Lewicki, McAllister et Bies, 1998). L’interdépendance dans cette équipe se manifeste de plusieurs manières. La dépendance des acteurs vis à vis du metteur en scène est plus visible mais le metteur en scène dépend lui aussi des acteurs et des différents concepteurs. Lapierre (1984) le signale: «En effet, le metteur en scène est extrêmement dépendant des autres concepteurs et des interprètes pour réaliser sa vision ». 9.3. Les dimensions de l’évolution d’un groupe: le modèle de Landry Analysant l’apprentissage d’un groupe, Landry (1977) identifie trois dimensions interdépendantes dans lesquelles l’équipe ou le groupe évolue: l’affection, le pouvoir et la tâche. Les deux premières dimensions ont des objectifs implicites mais celui de la troisième est explicite. Premièrement, l’objectif de la dimension affective est de construire des relations satisfaisantes entre les membres et d’atteindre un niveau de cohésion adéquat. Concernant la dimension du pouvoir, le groupe cherche à se donner une structure et un leadership conséquent avec la réalisation de sa tâche et la satisfaction de ses besoins. Troisièmement, l’objectif de la tâche est de se doter de méthodes de travail permettant de réaliser ce que le groupe doit accomplir. 9.3.1. La dimension affective Approfondissons un peu le sens de chacune de ces dimensions en reprenant les propos de Landry (1977, p.83): Par « zone d’affection », nous entendons l’ensemble des phénomènes ayant trait à la vie émotive du groupe: il s’agit donc des relations affectives entre les membres (sympathie, antipathie, etc.) et de la façon dont elles se structurent; il s’agit des émotions vécues par chacun des membres face à ce qui se passe dans le groupe 253 (joie, colère, frustration, excitation, anxiété, calme, fatigue, détente etc.); il s’agit des émotions vécues par le groupe en tant que groupe (tension primaire, euphorie, tension secondaire, et toute la gamme des émotions humaines qui peuvent se vivre collectivement et deviennent alors des émotions collectives ou groupales); il s’agit du « moral » des groupes, de sa solidarité, du sentiment d’appartenance, en un mot de la cohésion du groupe. Elle ajoute une définition du concept de cohésion: « force ayant pour effet de maintenir ensemble les membres du groupe et de résister aux forces de désintégration » (Maisonneuve, 1985, p.26). 9.3.2. La dimension du pouvoir Pour définir l’évolution de la dimension du pouvoir, Landry introduit trois concepts: l’influence, qui résulte de l’exercice du pouvoir; le leadership, qui est l’influence exercée dans un groupe par le ou les membres ayant le plus de pouvoir; l’autorité, qui est le pouvoir associé à un poste formel. Ces trois concepts ont des relations entre eux. Par exemple, l’autorité formelle ne suppose pas que la personne qui la détient puisse nécessairement, puisse exercer l’influence qu’elle voudrait sur les autres. La question du leadership est d’une importance primordiale pour les individus composant le groupe et pour le groupe lui-même. En acceptant que l’un d’entre eux prenne le leadership, les membres du groupe reconnaissent à ce dernier le pouvoir légitime de les diriger. En règle générale, la personne ainsi choisie est celle que les membres du groupe jugent la plus apte à les aider à atteindre les objectifs de tâche du groupe. Cela suppose que le groupe lui reconnaisse la compétence requise, son pouvoir d’expert pour mener cette tâche à bien. Habituellement, le groupe fait confiance à ce membre et se tourne vers lui comme modèle, ce qui lui confère une nouvelle source de pouvoir, celui de référence. De par son pouvoir légitime, le leader possède aussi le pouvoir de récompense, surtout psychologique, et le pouvoir de coercition, dont l’utilisation à mauvais escient aux yeux de groupe peut toutefois entraîner sa déchéance. 254 9.3.3. La dimension de la tâche Pour réaliser sa tâche, le groupe doit traverser des étapes au cours desquelles il explorera diverses façons de faire et à travers ces essais, de méthodes de travail. Progressivement, il deviendra ainsi plus efficient et efficace. 9.3.4. L’intérêt du modèle Selon le modèle développé par Landry, le groupe évolue dans ces trois dimensions interdépendantes; autrement dit, l’évolution dans une des dimensions conditionne celle quise produit dans une autre dimension. Par exemple, pour progresser dans les méthodes de travail qu’il utilisera, le groupe ou l’équipe doit être doté d’un leadership stable et avoir pris les moyens pour que les relations entre les membres favorisent une plus grande cohésion. 9.4. Les types d’apprentissages et leurs liens avec la confiance Tel que nous l’avons mentionné, les apprentissages de l’équipe sont de divers types et les moyens pour les atteindre varient. Après avoir classé les apprentissages effectués par l’équipe et traité des moyens utilisés à cette fin, nous mettrons l’accent sur le lien entre l’apprentissage et la confiance. 9.4.1. La classification des apprentissages Au cours de notre analyse, nous avons distingué différents types d’apprentissages; la partie la plus visible est réalisée par les acteurs mais le metteur en scène et l’auteur de la pièce apprennent eux aussi. Nous avons proposé une manière de les reconnaître en fonction de leurs 255 objectifs, en les classant dans les catégories suivantes: a) les apprentissages ayant pour objet la mémorisation des textes, b) les apprentissages portant sur le sens d’une scène, c) les apprentissages ayant trait à la dynamique de l’équipe, d) les apprentissages ayant pour but l’enchaînement des scènes et la construction de l’unité de la pièce. L’apprentissage du metteur en scène concerne, notamment, sa communication avec les acteurs et la gestion des conflits. Quant aux apprentissages de l’auteur, ils ont trait aux améliorations à apporter au texte. Quoiqu’il n’ait pas été possible pour nous d’assister aux entretiens privés entre le metteur en scène et l’auteur, des communications personnelles avec l’auteur nous ont révélé qu’il se posait de sérieuses questions sur des changements à effectuer pour améliorer le texte en évitant des répétitions inutiles. Après avoir classifié les apprentissages selon les catégories mentionnées, nous verrons quels sont les moyens de les atteindre pour ensuite déterminer si la confiance exerce une influence sur ces différentes manières d’apprendre. Nous faisons intervenir ici une double perspective de la confiance: comme élément qui influence l’apprentissage mais aussi comme résultat de l’interaction qui a lieu. Ses nouvelles bases sont constituées par les expériences de travail où les acteurs, qui travaillent ensemble depuis peu de temps, apprennent à se connaître davantage à travers des expériences partagées. 9.4.2. Les apprentissage de la mémorisation du texte La mémorisation du texte est un apprentissage relativement simple si nous le comparons à d’autres apprentissages réalisés au cours de ce montage mais il implique tout de même une interdépendance entre deux personnes. Nous allons voir en quoi la confiance influence cet apprentissage. 9.4.2.1. La collaboration comme moyen d’apprendre le texte. La mémorisation du texte est un apprentissage de base parce que ceux qui suivent reposent sur cette première connaissance que l’acteur commence à acquérir dès le début du montage. Une partie de cet apprentissage se réalise, en premier lieu, individuellement mais, 256 très vite, les acteurs doivent connaître les dialogues entiers: non seulement le texte de leur personnage mais aussi celui des autres personnages qui partagent une même scène. Le plus souvent, les scènes sont écrites pour deux acteurs; il n’y a, dans cette pièce, que deux ou trois scènes avec plus de deux acteurs. Pour une scène de deux acteurs, l’interdépendance se manifeste entre les deux personnes qui jouent ensemble. Chaque acteur renforce cet apprentissage en collaborant avec l’autre personne avec qui il partage cette scène; cette collaboration se manifeste particulièrement lorsque les deux se mettent d’accord pour répéter, en dehors du temps alloué pour travailler avec le metteur en scène. 9.4.2.2. L’influence de la confiance sur la mémorisation du texte Lors de cette première démarche qui consiste à demander de l’aide à l’autre, nous pensons que la confiance influence l’apprentissage. Il faut avoir une certaine confiance pour approcher un autre acteur et lui demander de répéter le texte. Si un acteur n’a pas la confiance suffisante pour demander de l’aide, il devra travailler seul sans bénéficier des avantages de la collaboration et son apprentissage sera plus long. L’acteur qui demande à l’autre de bien vouloir collaborer s’expose au risque de recevoir une réponse négative ou peu aimable de son interlocuteur car, au fond, il s’agit d’une demande d’aide, même si les deux personnes qui collaborent peuvent bénéficier de cet effort en commun. Le fait d’accepter de collaborer est aussi un geste apprécié par les acteurs. Voici un premier indice montrant que la confiance influence cet apprentissage puisque c’est la confiance qui existe à ce moment-là qui permet de faire les pas qui mènent à cette collaboration entre deux acteurs. De plus, dans la logique auto renforçante de la dynamique de la confiance, cette collaboration permet à la confiance de grandir, offrant en premier temps une nouvelle base sur laquelle s’appuyer. 9.4.2.3. La perception des acteurs concernant la disponibilité à collaborer et l’effet sur la création de la confiance 257 Parlant de l’intégration de l’équipe lors d’une entrevue, une des actrices avait dit qu’elle se sentait bien avec les autres membres de cette équipe, car dès le début, à chaque fois qu’elle s’était approchée d’un autre acteur pour lui demander de travailler sur la mémorisation d’une scène, elle n’avait eu que des réponses positives. Elle les considérait un signe de bonne disposition envers le projet. Ces comportements favorables à la collaboration peuvent sembler, au premier abord, des gestes sans importance, mais ils ont une portée qui va au-delà du simple fait de signifier une disponibilité à travailler. Cette portée s’inscrit dans la logique du moment où ces événements ont lieu: le début du montage. C’est un moment clef pour « asseoir les fondations » de « l’édifice » de ce montage, chacune de ces étapes venant s’ajouter aux précédentes mais s’appuyant sur les acquis qui résultent des efforts accomplis pendant chaque étape et qui ont une grande valeur pour l’apprentissage et la création de la confiance. Au début du montage, les apprentissages réalisés à ce moment servent de point de départ pour l’étape suivante et cette deuxième étape, à son tour, est le point d’appui pour le reste du travail à accomplir. Plus le montage avance, plus le travail se complexifie et plus l’interdépendance s’intensifie, la pièce devenant une unité où tous travaillent ensemble pour s’ajuster aux temps marqués selon le rythme qui doit être respecté. 9.4.3. Les apprentissages reliés à la construction du sens des scènes Les apprentissages requis pour construire le sens de chaque scène se produisent dans l’interaction entre le metteur en scène et chacun des acteurs; s’il s’agit d’un monologue, c’est entre cet acteur et le metteur en scène. L’interdépendance se manifeste plus clairement entre ces acteurs et le metteur en scène mais l’interdépendance existe, d’une manière moins évidente, avec les autres acteurs et concepteurs qui assistent aux répétitions et observent le travail de ceux qui jouent. 9.4.3.1. L’observation comme moyen d’apprendre 258 L’observation est aussi un moyen d’apprendre sur la pièce, sur le jeu, sur la manière de travailler et sur les personnes. L’observation est aussi une forme d’interaction. Lorsque les acteurs restent dans la salle de répétition, même s’ils ne sont pas en train de jouer, ils peuvent apprendre en observant le jeu de leurs compagnons. Ils suivent les interactions qui ont lieu et la manière dont le metteur en scène demande de modifier leur jeu. Ils observent les acteurs qui jouent s’adapter à ces demandes. En effet, la manière de construire le sens, lors de la première étape du montage, consiste à intercaler les moments où les acteurs jouent et les moments permettant des échanges verbaux. Du côté du metteur en scène, il s’agit principalement de commentaires et d’explications; les acteurs posent alors des questions ou font des remarques, sauf dans les cas où une discussion plus longue se produit. Ces discussions ont, comme point de départ, un aspect particulier d’une scène, mais ils peuvent ensuite dévier sur des expériences ou sur des points de vue personnels. 9.4.3.2. Les conversations informelles comme moyen d’apprendre Nous pensons que plusieurs apprentissages liés à la construction du sens dans chaque scène, et à la dynamique de l’équipe se produisent de façon informelle, en dehors de la salle de répétition, à travers des interactions entre les acteurs, car ceux-ci discutent généralement des manières de concevoir leurs rôles et leurs personnages. Nous en parlons au pluriel car quatre acteurs jouent deux personnages de la pièce. C’est à dire qu’il y a dix personnages pour seulement six acteurs. Ces conversations servent au processus de construction de leurs personnages. Un des acteurs qui partageait un appartement avec les actrices québécoises, nous a dit, à ce propos, que «du fait d’habiter nous trois ensemble, le voyage au Mexique est comme une très longue journée de travail puisqu’elle dure tout le temps de mon séjour ici». Cela nous permet de remarquer que le travail, pour les acteurs québécois, continuait en sortant de la salle de répétition puisque leurs conversations et réflexions quotidiennes tournent beaucoup autour du travail. Les acteurs mexicains ne vivaient pas ensemble mais leur attention et leurs réflexions pouvaient, dans leur cas aussi, continuer à porter sur des sujets reliés au montage, pendant les temps dits « de repos ». Nous rappelons ici que la productrice de la compagnie mexicaine et le 259 metteur en scène habitaient le même immeuble et se réunissaient souvent pour parler du montage. Elle et l’auteur travaillaient ensemble dans les bureaux d’un théâtre et ils pouvaient avoir des conversations informelles sur le sujet de la pièce. Cette même productrice avait partagé temporairement son appartement avec le producteur de la compagnie québécoise; ceci montre que pour les membres mexicains de l’équipe il est également vrai qu’il existe une autre partie du travail de création qui continue à se faire en dehors de la salle de répétition, dans les interactions, à travers des réflexions individuelles ou même des rêves. 9.4.3.3. Les indications du metteur en scène comme moyen d’apprentissage Les interventions du metteur en scène ont deux buts différents; d’un côté, il semblerait que l’acteur ait besoin de comprendre ce qu’il doit faire, en lien avec son jeu; cet apprentissage a trait à la logique des situations, des personnages et des enjeux issus des relations entre ces personnages. D’un autre côté, chaque acteur sait qu’il existent plusieurs interprétations possibles qui peuvent être explorées; surtout au cours de la première étape qui permet plus de créativité. Pendant cette phase, plusieurs interprétations possibles sont encore en émergence et à l’essai; il est donc nécessaire de faire des choix parmi les options essayées. Souvent, une idée du metteur en scène semble assez bien définie au départ, mais elle se transforme au contact des apports des acteurs. En conséquence, ce que le metteur en scène cherche est non seulement d’expliquer mais aussi de convaincre l’acteur de la valeur et de la pertinence de ses interprétations. 9.4.3.4. Influence de la confiance basée sur les indications du metteur en scène La confiance influence la communication entre le metteur en scène et les acteurs de deux manières. Premièrement, l’acteur reçoit cette information et s’en sert pour orienter son jeu. Il fait confiance à la compétence du metteur en scène en le considérant comme la personne qui assume la fonction de « l’œil ». Tandis que l’acteur, lui, se spécialise dans son ou ses personnages, le metteur en scène, lui, crée une perspective de l’ensemble de la pièce et se trouve alors en mesure de dire à chacun comment jouer. Deuxièmement, l’acteur fait 260 confiance aux bonnes intentions du metteur en scène en pensant qu’il n’utilisera pas les acteurs pour se mettre en valeur à travers leur travail. Cette communication entre l’acteur et le metteur en scène s’avère importante sur divers plans. Au plan de la tâche, elle contribue à rendre les situations plus claires pour l’acteur et à donner une direction à son jeu. Au plan affectif, elle crée un rapprochement et séduit l’acteur. Lapierre (1984) a remarqué aussi cette manière des metteurs en scène de gagner de l’influence: « les metteurs en scène parlent de la nécessité de convaincre, de persuader, de séduire ». Au plan du pouvoir, il s’agit de renforcer des sources du pouvoir expert, en montrant l’expérience et les connaissances qu’il a. Lapierre (1984) ajoute: Le style persuasif de Kets de Vries et le pouvoir de référence de French et Raven sont les modes de contrôle prépondérants dans la pratique de la mise en scène(…) Nous avons parlé de pouvoir par la conviction, par la séduction, par le charme. Dans ce cas là, le dirigé se laisse entraîner, par son propre désir, à suivre une voie ou à poursuivre une action avec et pour une autre personne (…)quand une partie essentielle du travail est d’étaler sa subjectivité, il est compréhensible qu’on ait besoin de travailler avec des gens qui nous acceptent, nous admirent, nous aiment et nous fassent confiance. Lorsque les acteurs font suffisamment confiance à la vision du metteur en scène, ils peuvent croire que sa perspective est juste et être convaincus de jouer comme il le leur demande. Ayant confiance, ils sont capables de s’abandonner, même s’ils ne savent pas encore bien dans quelle direction ils vont. Lorsque les acteurs ne comprennent pas exactement ce que le metteur en scène leur demande, ils lui posent des questions pour qu’il donne plus d’information ou pour qu’il soit plus précis dans sa communication. Interroger demande aux acteurs d’avoir confiance et de croire que leurs questions seront entendues et que le risque qu’ils prennent de montrer leurs doutes n’entraînera pas une réaction négative du metteur en scène face à leur demande d’information De plus, s’ils peuvent poser des questions, c’est parce qu’ils ont confiance dans le fait que le metteur en scène est ouvert à répéter des explications ou à être plus précis. En revanche, un des acteurs nous a expliqué qu’il voit aussi le fait de poser des questions fréquentes comme une expression du manque de confiance chez les acteurs qui agissent de la sorte, comme un signe de « non travail », du « je ne m’abandonne pas » car, selon lui, ces questions sont utilisées par l’acteur pour se protéger et ne pas avancer dans une direction qui ne lui semble 261 pas claire. Le problème qui se pose, selon lui, est que l’acteur peut tomber dans un excès d’analyse et de rationalité. Il serait mieux de jouer et de sentir ainsi où il arrive, en suivant les indications, même s’il ne comprend pas tout, même si, tout n’est pas absolument clair, pour lui en ce moment. À travers ces échanges, les acteurs se rendent compte de la façon dont le metteur en scène leur répond. Le fait-il respectueusement? Porte-t-il implicitement des jugements? S’impatiente-t-il avec eux? Cherche-t-il vraiment différentes façons pour se faire comprendre? Donne-t-il des exemples assez évocateurs? L’interaction se produit aussi dans un mode non verbal; à ce chapitre, les acteurs perçoivent par exemple comment le metteur en scène les observe quand ils jouent. Est-il attentif? Tient-il compte de leurs difficultés? Sait-il constater leurs progrès? 9.4.3.5. L’exemple donné par les autres comme un moyen d’apprendre À cause de l’interdépendance entre eux, un acteur exprimant sa créativité exerce une influence sur les autres par son comportement qui a une fonction d’exemple. Même si chacun a son propre style de travail, les acteurs peuvent apprendre les uns des autres, chacun donnant leur exemple concernant leur manière de travailler. 9.4.3.6. Le rôle de la confiance dans l’apprentissage de la construction du sens de chaque scène Ce que nous voulions savoir, c’était le rôle de la confiance dans la réalisation des apprentissages concernant la construction du sens de la pièce. Nous supposions que plus les acteurs faisaient confiance à la direction du metteur en scène, plus ils pourraient la suivre; du côté du metteur en scène, plus il aurait confiance dans les acteurs, plus il saurait qu’ils intégreraient ses explications dans leur jeu, tout en étant créatifs. D’après nous, cette confiance mutuelle était souvent présente. Elle se manifestait de différentes manières selon les personnalités de chacun, en permettant à l’équipe d’avancer dans la construction de chaque scène. En même temps, ces échanges sont, d’après nous, des moments essentiels pour continuer à renforcer la confiance existante, car ils mettent à 262 l’épreuve la confiance existante et donnent à chacune des personnes présentes l’information pour décider si elle continuera à faire confiance lors de l’étape suivante où l’engagement sera encore plus nécessaire à cause de la complexité croissante. La confiance du metteur en scène envers les acteurs a aussi un rôle dans ces apprentissages. Lorsque le metteur en scène se fie suffisamment à la capacité des acteurs, il peut leur donner des explications moins précises, voire moins contraignantes pour leur créativité, et leur laisser plus de liberté. Ceci est plus clair au cours de la première étape, alors qu’ils cherchent, explorent et trouvent, par eux-mêmes, des options différentes. Ils peuvent jouer en variant leur jeu un peu, à chaque fois pour sentir quelles manières sont les meilleures selon leurs propres interprétations de leurs personnages. De son côté, le metteur en scène est attentif aux comportements des acteurs. Il note comment ils écoutent ses commentaires. Sontils assez réceptifs? Dans quelle mesure modifient-ils leur jeu à partir de ses indications? Les ont-ils intégrées et ont-ils pu opérer des changements qui correspondent à ce qu’il leur a expliqué? Ont-ils tenté mais sans réussir? Pourquoi n’ont-ils pas pu le faire? Est ce qu’il doit leur expliquer autrement? Alors que l’acteur connaît davantage le metteur en scène par sa manière de répondre et de donner des indications, le metteur en scène connaît mieux chaque acteur en observant son jeu car c’est, de plus en plus, par son jeu que l’acteur interagit avec le metteur en scène et lui propose ses idées. 9.4.4. Les apprentissages reliés à la dynamique de l’équipe Comparés à ceux dont nous venons de parler, les apprentissages reliés à la dynamique de l’équipe sont plus difficiles à définir parce qu’ils incluent tout ce qui a un rapport avec l’intégration de l’équipe et avec l’apprentissage du travail en équipe: connaître les forces et les faiblesses des autres, savoir communiquer avec eux et savoir comment demander de l’aide, etc. Une partie importante de ces apprentissages est de nature tacite. Ceux-ci se produisent du début du montage jusqu’à la fin des présentations et ils incluent les manières selon lesquelles les membres de l’équipe se connaissent à travers le travail et pendant tout le temps qu’ils partagent ensemble, même en dehors des horaires de répétition. 263 9.4.4.1. Conséquences des caractéristiques de ce travail sur les apprentissages en lien avec la dynamique de l’équipe Ce type de travail, par sa nature, est propice, à un rapprochement entre les personnes et à une interaction assez intense du fait de se montrer aux autres, dans un état vulnérable qui correspond à la recherche créative. Les acteurs ont fait allusion à leur vulnérabilité en utilisant des expressions comme « être en déséquilibre », « être dans des sables mouvants », « avoir la peau à vif », « courir le risque de partager des choses personnelles », « faire le brouillon de mon travail devant les autres ». En jouant, les acteurs, s’exigent à eux-mêmes d’aller plus loin, de dépasser leurs propres limites. Cela peut les rapprocher et créer une grande complicité entre eux. Ce type de travail demande une grande intégration qui se produit, en partie, grâce au travail en commun, à cause du contact direct requis par le jeu. Dans la mesure où tous les membres de cette équipe ont des formations, des expériences et des cultures différentes, une autre partie de l’intégration dépend d’autres moyens. 9.4.4.2. Le temps partagé en dehors de la salle de répétition comme moyen d’apprentissage Passer du temps ensemble permet d’avoir plus d’information sur l’autre avec qui on travaille et, à partir de ce moment, il est possible de savoir plus justement ce que l’on peut et ce que l’on ne peut pas attendre de l’autre. La réalisation de ces apprentissages permet d’obtenir de l’information qui semble simple mais que les acteurs ont signalée comme étant importante pour eux: par exemple, savoir quelle personne se sent bien ou mal et à quel moment, comprendre pourquoi elle a telles réactions devant telles situations. Il est utile de savoir qu’une personne change d’humeur quand elle est trop fatiguée ou qu’elle a faim; alors, ses réactions ne sont pas prises comme une « affaire personnelle » mais comme une réaction prévisible dans certaines circonstances. Lewicki, McAllister et Bies (1998) mentionnent que les limites entre la confiance et la méfiance s’établissent dans les relations interpersonnelles quand s’accumulent, à travers le temps partagé, des connaissances sur les forces et les 264 faiblesses des autres: « Relationships mature with interactive frequency, duration and the diversity of challenges that relationships parteners encouter and face together ». Ce temps pour se réunir a une grande valeur sur le plan de la dimension affective, étant donné que le travail pendant les répétitions ne leur permet pas de parler beaucoup. Partager davantage nous a semblé un besoin de tous les membres de l’équipe, soit pour échanger sur le déroulement du montage ou sur d’autres expériences qu’ils ont eues en matière de théâtre. Ils parvenaient à se connaître mieux à travers ces récits plus personnels. Nous insistons sur l’importance du temps libre partagé car, pour nous, il explique une bonne partie de l’évolution de cette équipe. Landry (1977, p.101) fournit une explication de ce phénomène. Les moments où les membres d’un groupe parlent ensemble sont des occasions de partager des fantaisies: Les blagues, les histoires, les expériences personnelles qui sont racontées dans le groupe et reprises par le groupe sont de l’ordre des fantaisies groupales. Dans la mémoire de l’histoire du groupe, ces événements prennent une dimension importante car ils nomment symboliquement soit une tranche de la vie de groupe, soit encore un événement majeur, un point tournant. Selon Landry, les groupes ayant peu de fantaisies ont moins de cohésion et ils deviennent ennuyants. Connaître les autres contribue à créer la familiarité et la prévisibilité qui, à leur tour, sont aussi des bases essentielles de la confiance. 9.4.4.3. Les activités organisées pour favoriser la cohésion de l’équipe comme moyen d’apprentissage Le metteur en scène a organisé des activités qui ont favorisé l’intégration du groupe et la confiance. Au cours de la première étape, ce furent « le jeu de la balle » et les sorties pour visiter des lieux qui ont un sens pour la pièce. Dans la troisième étape, il y a eu la pratique du cercle qui, tout en étant très simple, est puissante pour renforcer l’intégration. Tout au long du montage, il y eu du temps pour le partager du temps, au cours de la journée, comme pendant les pauses et les repas. Durant la deuxième étape, les membres de l’équipe se sont donné de nouvelles occasions de partager du temps, lors d’activités organisées spontanément par les acteurs ou par d’autres membres de l’équipe. 265 9.4.4.4. Influence de la confiance sur l’apprentissage de la résolution de conflits Dans le cadre des apprentissages en lien avec la dynamique de l’équipe se trouvent les expériences de résolution de certaines difficultés personnelles qui ont produit des tensions entre une des actrices et le metteur en scène. Nous avons déjà abordé ce point mais nous voulons revenir sur l’influence que la confiance a eu sur la possibilité de réaliser cet apprentissage. Le conflit qui s’est manifesté entre ces deux personnes a été résolu en partie grâce à l’intervention d’une tierce personne. Celle-ci a pu agir favorablement en proposant une solution au conflit parce que la confiance existait dans les relations qu’elle avait établies avec les personnes qui vivaient la situation conflictuelle. En réalité, la confiance continuait d’exister aussi dans cette relation malgré le fait que ces personnes traversaient un moment difficile, de telle sorte que même si elle été temporairement affaiblie, la confiance reste toujours présente et a permis que le conflit soit affronté et que la communication soit rétablie assez rapidement. Ainsi, les individus ont pu écouter, parler avec sincérité et accepter leurs malaises. Le fait de faire ces pas constitue une expérience qui a enseigné l’utilité de l’écoute et du dialogue dans des moments de tension. Un autre aspect qui a trait à la confiance est le fait que la personne qui est intervenue, s’est inspirée d’expériences vécues dans des montages antérieurs, pour croire que le dialogue arrangerait les choses. Elle s’était elle-même retrouvée, à un moment donné, dans une situation où le manque de communication avait provoqué un malaise dans une relation de travail et elle avait pu améliorer cette situation en abordant les sujets difficiles avec la personne avec laquelle elle vivait des difficultés. D’ailleurs, elle prenait ce type de mesure pour régler ses problèmes dans la plupart de ses relations personnelles. Elle avait confiance aussi dans la capacité des membres du groupe à résoudre les malentendus entre eux. En pensant à l’effet négatif de l’affaiblissement de la confiance sur l’apprentissage, nous avons constaté des changements dans le comportement des deux personnes impliquées. Il s’agissait de comportements défensifs qui limitaient leurs apprentissages. Nous avons analysé cette situation plus en détail dans un chapitre précédent; ici, nous voulons seulement faire un retour à la littérature concernant les comportements défensifs. Les réactions défensives 266 apparaissent lorsque quelqu’un se sent menacé d’une façon ou d’une autre. Cormier (1995, p.135) explique ce qui provoque cette réaction: Un individu se sent menacé toutes les fois qu’il perçoit, ressent, consciemment ou inconsciemment, que son estime de soi, sa valeur sociale ou sa sécurité relationnelle sont en danger, qu’il risque d’être jugé, de se sentir blessé, d’être humilié, d’avoir honte, de perdre le contrôle de la situation ou encore d’être submergé par l’émotion. L’auteur parle ensuite des formes que peuvent avoir ces comportements. Nous retenons ici en particulier celui que nous avons mentionné. D’après Cromier (1995), « L’évitement consiste à s’abstenir de donner son opinion; à rester silencieux quand on est en désaccord et à éviter de prendre des risques. Ces comportements constituent autant de moyens de contourner une menace potentielle pour l’estime de soi ». Finalement, nous désirons conclure en reprenant ce que Cormier (1995, p.139) mentionne à propos des conséquences de ces situations sur le travail: Quand deux individus défensifs essaient de travailler ensemble, cela leur demande beaucoup d’énergie et le résultat est pitoyable parce que l’enjeu réel n’est pas l’objectif explicite mais bien le rétablissement de l’estime de soi et d’un certain confort relationnel. Un autre exemple est celui où la confiance insuffisante en soi réduisant la capacité d’apprendre d’une personne. Dans l’équipe dont nous traitons, Pablo a vécu cette expérience. Lors de la première étape, il se sentait anxieux et pas très sûr de lui et il avait eu du mal à construire ses personnages et à établir une interaction avec les autres membres de l’équipe. Quand le metteur en scène lui avait exprimé son approbation, il avait peu à peu gagné plus d’assurance et il était devenu moins tendu. Ainsi, il avait pu mieux articuler sa pensée et jouer avec plus d’aisance. 9.4.5. Les apprentissages reliés à l’unité de la pièce 267 Les apprentissages en lien avec la construction de l’unité de la pièce commencent à se construire dès la deuxième étape où les scènes sont jouées en respectant l’ordre qu’elles auront dans la pièce. Les acteurs doivent être spécialement attentifs au travail des autres pour se préparer à l’avance au moment d’entrer en scène exactement quand ceux qui les précèdent en sortent. Durant cette étape du montage, l’interdépendance s’élève davantage et le travail sur l’enchaînement des scènes prend une importance qu’elle n’avait pas auparavant. En termes pratiques, cela se traduit par un rythme de travail plus intense où le jeu prend plus de place, par rapport au temps dédié aux échanges verbaux. En outre, il y a rarement des arrêts entre les scènes et les commentaires ne se font qu’à la fin de la séance, après une longue séquence de scènes jouées. Cet apprentissage exige des acteurs de prendre conscience des liens entre les événements qui se produisent dans différentes scènes. Ces liens doivent devenir de plus en plus clairs pour les acteurs. Ceux-ci en font l’apprentissage en écoutant les indications du metteur en scène et en posant des questions. C’est par la pratique du jeu qu’ils arrivent à comprendre l’unité de la pièce. Cela leur demande d’être plus attentifs aux indications que le metteur donne à la fin d’une séquence de plusieurs scènes. Souvent, pendant cette étape du travail, les indications adressées à un des acteurs s’avèrent très utiles pour les autres et, probablement pour cette raison aussi, le metteur en scène demande à tous, de se réunir autour de lui, après avoir joué plusieurs scènes sans interruption, pour adresser à chacun des commentaires que tous les autres peuvent écouter. Vers la fin de la deuxième étape et au cours de la troisième, le rythme de travail s’intensifie encore un peu plus et les acteurs ont moins d’occasions de poser des questions et encore moins de discuter. Les indications deviennent plus exactes et portent souvent sur des aspects dits « techniques », c’est à dire concernant les entrées et les sorties de la scène, les emplacements exacts à prendre. Les acteurs apprennent à ajuster leur jeu non seulement en fonction d’un autre acteur qui partage une scène avec lui, mais aussi en fonction de la scène précédente et de la suivante. L’interdépendance devient plus élevée et les acteurs sentent la pression provenant du fait qu’une seule erreur de la part d’une personne peut nuire au travail de toutes les autres. Ici, pour que les acteurs puissent accomplir la tâche qui leur est demandée, la confiance entre les individus devient encore plus importante. Le metteur en scène commence à avoir une participation qui, de plus en plus, consiste à observer le jeu et ses commentaires sont progressivement plus brefs et ponctuels. Son rôle de diriger en donnant ses indications est pratiquement terminé à la fin de la 268 troisième étape. Ce sont alors les acteurs qui doivent continuer à gagner en subtilité dans leur jeu et cet apprentissage se fait à travers le fait de jouer la pièce en entier. À cette étape, les comédiens passent la plupart du temps à jouer; ils peuvent se soutenir à travers leurs comportements scéniques. Ne se parlant pas beaucoup, c’est en étant alertes, prêts, attentifs aux moments où ils entrent sur scène et à ce qu’ils doivent faire à tout moment que les acteurs contribuent à donner confiance aux autres. Un comportement responsable et engagé est remarqué par les autres et contribue, pensons-nous, à engendrer plus de confiance dans l’équipe car à ce stade du travail, le groupe d’acteurs devient de plus en plus autonome vis à vis du metteur en scène qui, maintenant, laisse davantage la responsabilité du jeu entre leurs mains. Afin de d’offrir une vue d’ensemble des derniers points que nous venons de traiter, nous invitons le lecteur à consulter le tableau 9.1. Nous y énumérons les différents types d’apprentissages, les moyens et les manières d’apprendre qui correspondent à ces apprentissages et les principaux liens que nous avons identifiés entre ces apprentissages précis et la confiance. 269 9.5. La pertinence du cadre conceptuel préliminaire En cherchant à appliquer les concepts retenus dans notre cadre conceptuel préliminaire, nous avons pu identifier différents apprentissages mettant en relief le rôle de la confiance. Par exemple, lorsqu’un acteur demandait à un autre sa collaboration pour la mémorisation d’une scène ou lorsqu’il demandait au metteur en scène plus d’information sur la logique de la situation où se trouve son personnage, cela témoignait de la confiance. Nous avons vu aussi le rôle de la confiance que le metteur en scène porte envers les acteurs et comment, à partir de cette base, il leur donne plus de liberté pour qu’ils puissent explorer différentes possibilités de jeu. Rappelons qu’explorer et tenter différentes options est, selon Edmondson(1999), un des comportements favorables à l’apprentissage. Nous avons aussi constaté que les changements dans l’intensité de l’interdépendance agissaient sur l’influence de la confiance; au fur et à mesure que l’interdépendance augmente, la confiance devient de plus en plus nécessaire, non seulement dans la relation entre le metteur en scène et l’acteur mais aussi dans les relations des acteurs entre eux. Sur le plan de la dynamique de la confiance, soit de son émergence ou de ses variations postérieures, nous avons noté que certaines expériences qui se produisent au cours du montage deviennent de nouvelles bases pour son évolution. Dans ce sens, notre attention comme observateur a été attirée particulièrement par l’aspect complémentaire des apprentissages qui se produisaient, en dehors des horaires de répétition, soit à travers des activités organisées par les membres de l’équipe ou toutes sortes de conversations qui portaient sur le travail. Nous avons noté que ces rencontres naissaient spontanément et qu’elles remplissaient des fonctions diverses en termes des apprentissage que cette équipe réalisait. La disponibilité qui se manifestait pour partager du temps supplémentaire nous semblait un indice important de cohésion de l’équipe et, en même temps, un excellent moyen pour approfondir la confiance basée sur la connaissance de l’autre et une solution pour répondre à un besoin de l’équipe que le rythme de travail avait laissé insatisfaite. 9.6. Conclusion 270 Nous avons énuméré une série d’apprentissages en lien avec la dynamique et la cohésion de l’équipe. Cette liste n’est certainement pas complète. Cependant, nous espérons avoir analysé les principaux moyens par lesquels ces apprentissages se réalisent et avoir donné des exemples pertinents et clairs de l’influence de la confiance sur l’apprentissage. De plus, nous avons aussi indiqué comment la confiance s’appuie sur diverses bases qui se construisent aussi à travers la progression de l’apprentissage et du travail en équipe. 271 Tableau 9.1. Liens entre confiance et apprentissage Types d’apprentissages Mémorisation des textes Apprentissages reliés à la construction les scènes et de leur sens. Ceci demande de construire les personnage et les relations entre eux Apprentissages reliés à la dynamique de l’équipe et à la dimension affective de l’équipe Apprentissages en lien avec la résolution des conflits Apprentissages du metteur en scène reliés à la dimension du pouvoir . Le metteur en scène Moyens et manières d’apprendre En travaillant individuellement En collaboration avec un autre acteur - Observer le travail des autres - Ecouter et intégrer les exemples, indications et explications du metteur en scène - Poser des question, - Donner son avis -Échanger dans des conversations informelles -Observer la réalité (des personnes qui correspondent aux personnages, aller dans des lieux qui concernent la pièce - Lire des livres en lien avec les personnages Liens entre confiance et apprentissage La confiance est nécessaire pour demander de l’aide et pouvoir collaborer -Lorsque les acteurs ont confiance dans le metteur en scène car il le considèrent compétent et ayant des bonnes intentions, ils sont plus convaincus des indications qu’il leur donne - La confiance permet de prendre le risque de poser des questions -Lorsque les acteurs ont confiance entre eux, ils peuvent jouer en explorant plus librement les différentes possibilités, ils peuvent aussi s’exprimer plus facilement dans les conversations informelles qui leur permettent de réfléchir Ces activités ont l’ effet de - Les activités qui favorisent favoriser l’émergence et la l’intégration et la connaissance consolidation de la confiance car de l’autre comme le « jeu de la balle », les sorties organisées par les personnes se rapprochent et se connaissent davantage. Elles le metteur en scène ou par les prennent aussi conscience des autres membres, la pratique du cercle, le temps partagé pendant implications de l’interdépendance qui existe les pauses entre elles - En réfléchissant aux difficultés - Lorsque la confiance existe, il - En parlant des conflits est plus facile que les deux - En proposant des solutions personnes qui ont un conflit l’affrontent, en parlent et trouvent des solutions. Il est possible aussi qu’une tierce personne intervienne. Il est possible aussi que les autres personnes qui ne sont pas impliquées dans le conflit offrent un soutien à la personne qui traverse une situation difficile - En observant le jeu des acteurs, - Lorsque le metteur en scène a et en échangeant verbalement confiance dans les acteurs il leur avec eux, le metteur en scène se donne plus de liberté pour rend compte de ce qu’ils ont explorer des possibilités et ses 272 apprend à communiquer ses idées compris de ses indications et des aux acteurs, à les convaincre et à difficultés qu’ils ont ou n’ont pas les « séduire » pour les suivre - En donnant différents types d’explications, il se rend compte qu’elles sont mieux comprises par les acteurs indications ont pour but de les inspirer et de les guider. -Lorsque le metteur en scène voit qu’un acteur se sent peu sûr de lui, il peut l’aider à prendre confiance en manifestant son approbation en lien avec les points forts de son jeu - En observant le jeu des acteurs Apprentissages que l’auteur fait - En échangeant avec le metteur en lien avec l’écriture de la pièce en scène et d’autres membres de l’équipe comme la productrice - Lorsque la confiance existe, il peut exprimer honnêtement son avis et écouter ceux des autres. - Lorsque la confiance existe, il sait qu’il peut proposer des améliorations qui seront acceptées 273 CHAPITRE X PROPOSITION D’UN CADRE CONCEPTUEL MODIFIÉ INCLUANT DE NOUVEAUX ÉLÉMENTS 10.1. Introduction Notre analyse des données a montré que le cadre préliminaire que nous avons proposé signalant des liens entre la confiance interpersonnelle et l’apprentissage était utile. Il suggérait une influence favorable de la confiance sur l’apprentissage. À travers nos observations et nos entrevues, nous avons constaté que lorsque la confiance interpersonnelle et la sécurité psychologique étaient élevées, les acteurs avaient réalisé des apprentissages rapides; à l’inverse, lorsque la confiance en soi ou interpersonnelle était plus faible, l’apprentissage est devenu alors plus lent et difficile. Cependant, malgré ces considérations, ce premier cadre nous semble maintenant insuffisant parce que, au cours de notre analyse, nous avons trouvé des éléments, que nous n’avions pas considérés auparavant, mais qui agissent d’une manière directe sur l’apprentissage et indirectement à travers leur effet sur la dynamique de la confiance. Nous allons donc reprendre le cadre conceptuel tel qu’il avait été introduit au chapitre trois, pour ensuite expliquer les modifications que nous proposons afin de le compléter en fonction de notre expérience d’observation d’une équipe de travail. Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous traiterons des leçons que l’étude de ce cas nous a permis de tirer. Les modifications que nous proposons sont d’ajouter les éléments suivants: la pression du temps, le comportement du leader, l’intégration de l’équipe et la proximité entre les membres de l’équipe. 274 10.2. La pression du temps L’importance de la pression du temps nous est apparue plus clairement grâce aux comparaisons que nous avons réalisées entre les étapes. En effet, l’intensité de la pression du temps est déjà présente, dès le début, mais elle augmente au fur et à mesure que la date de la première représentation approche et son intensité atteint un maximum lors de la dernière étape. L’étude de cette variation nous a permis de mettre en évidence certaines de ses conséquences sur l’apprentissage et sur la création de la confiance. La littérature traite le sujet de l’influence de la pression du temps sur le travail d’une équipe. D’un côté, Gersick (1989) étudie les effets de la pression du temps sur les manières de travailler des équipes et, d’un autre côté, Meyerson et al.(1996) et Mcknight et al, (1998) discutent des effets de la pression du temps sur la création de la confiance interpersonnelles. 10.2.1. L’apport de Gersick (1989) Gersik (1989) a contribué à combler un manque qu’elle a trouvé dans la littérature, en étudiant comment des équipes de travail adaptent un travail créatif aux contraintes de temps qui leur sont données. Elle a réalisé deux recherches différentes pour savoir si les équipes de travail ont un mode de fonctionnement qui s’adapte à la pression du temps. Elle se demande si leur manière d’accomplir leur travail change en fonction des délais. Pour atteindre son objectif, Gersick a publié, d’abord, dans un premier article, les résultats de ses analyses sur le comportement des équipes, en lien avec le temps, dans un contexte organisationnel. Dans un article postérieur, elle a publié des résultats concernant des équipes dans un contexte de laboratoire. Nous parlerons surtout de ce deuxième article. La recherche de Gersick aboutit à des conclusions intéressantes. Les équipes observées ont un comportement qui se répète : elles travaillent d’une certaine manière, pendant toute la durée de la première partie du temps et ensuite, dans la deuxième moitié du temps qu’il leur restait pour finir leur tâche, elles adoptent une approche différente. L’auteure observe des changements qualitatifs visibles dans leur façon de travailler car la pression augmente et les 275 membres de l’équipe se rendent compte que, pour finir, ils doivent modifier l’approche à leur tâche même s’ils avaient adopté cette approche au début de leur travail. Gersick (1988, 1989) estime qu’il y a effectivement un comportement qui revient dans les différents cas, même quand les équipes ont des tâches différentes à réaliser et, ceci, indépendamment des particularités des contextes où elles se situent. Ses observations ont révélé que, dans le travail des équipes, il y a des phases d’inertie et des phases de progrès plus accéléré. Ces résultats indiquent que le temps influence fortement la modalité de travail d’une équipe de travail. Est-ce que l’équipe que nous avons observée adopte elle aussi ce type de comportement? Pour répondre à cette question, nous voulons d’abord identifier des différences et les similitudes entre l’étude de Gersick et la nôtre. Commençons par identifier des points communs entre les deux études. Les équipes réalisent un travail qui demande de la créativité et qui implique la prise de décisions, elles ont un délai à respecter connu à l’avance, et le niveau d’interdépendance est élevé. Nous pouvons parler de changements qualitatifs au cours du processus. Cependant, il y a quelques différences à signaler. Nous pensons que la tâche réalisée par les équipes étudiées par Gersick, rend l’interdépendance encore plus élevée que dans notre cas. Évidemment, comme nous l’avons dit, les équipes étudiées par Gersick, travaillent dans un contexte de laboratoire et pas la nôtre. Une autre différence très importante entre les équipes présentées par Gersick et celle que nous avons observée, il n’y a personne qui assume seul et formellement la fonction de leader; différents membres jouent ce rôle. En conséquence, il n’est pas très facile de savoir qui prend les décisions et propose la direction à suivre. De plus, les équipes étudiées par Gersick ne savent pas, avant de commencer à travailler, quelle démarche suivre pour atteindre leur objectif, ce qui est très différent de notre cas. Dans l’équipe de théâtre, il y a un leader formel qui dirige l’équipe. De plus, il suit une démarche définie d’avance pour réaliser la tâche. Dans les équipes observées par Gersick, les membres font souvent allusion au temps qui manque pour finir car chacun des membres de cette équipe se sent responsable de gérer ce temps de la meilleure manière possible mais, dans le cas que nous étudions, le metteur en scène est le principal responsable de la gestion du temps. Cela ne signifie pas que tous les autres membres ne sont pas conscients du temps qu’il reste pour terminer la tâche, mais ils ne parlent pas de cette situation pendant les répétitions. Dans son étude, Gersick identifie que, durant la deuxième moitié du temps dont une équipe dispose pour faire son travail, il y a des phases d’avancement plus rapides vers le 276 résultat. Dans le cas de l’équipe de théâtre nous avons noté ce même comportement. Nous avons remarqué des changements importants dans la manière de travailler. Au cours de la deuxième et de la troisième étape, ces nouvelles façons de travailler sont apparues mais elles correspondaient souvent à l’intégration de nouveaux éléments, tels que l’espace, quand l’équipe commence à travailler dans le nouvel espace physique qu’est la scène du théâtre, au lieu de continuer dans la salle de répétitions. Cependant, nous adressons aussi certaines critiques à l’étude de Gersick (1989). Par exemple, elle signale que les équipes ont pu livrer un produit fini dans le délai fixé mais elle ne parle pas de la qualité de ce produit, ni de la relation entre le processus du travail et la qualité de ce produit. Il nous semble que son travail fait ressortir le fait que, lorsque le temps devient un facteur très présent et qu’il est la source d’une grande exigence, il y a de la part des membres d’une équipe une perception différente des priorités; celle de finir dans le temps fixé semble la plus importante. Mais elle n’a pas mentionné ce qui survient du point de vue de la qualité du travail. Nous pensons que, lorsque où finir vite devient la priorité principale, la conséquence est que les membres de l’équipe ont moins le souci du travail bien fait car ce qui devient encore plus important est de finir à temps. En tout cas, dans l’étude que nous avons réalisée, au moins une des actrices, trouvait que la pression du temps forçait les personnes à rester trop superficielles dans leur travail et qu’elle n’aimait pas cette logique du travail vite fait où le manque de temps empêche d’améliorer les résultats. La chercheuse ne parle pas du type de participation que les personnes ont eue. Elle ne précise pas si toutes étaient aussi engagées ou si certaines ont adopté un rôle très actif alors que d’autres, au contraire, jouaient un rôle plus passif en contribuant, de façon moins importante, au résultat de cette équipe. Ce qui rapproche notre étude de celle de Gersick, c’est que nous avons vu aussi un rapport entre l’augmentation de la pression du temps et des changements dans la manière de travailler même si les raisons pour lesquelles ces changements se présentent nous semblent différer dans les deux cas, comme nous l’avons dit tantôt.Voyons alors quels sont les changements que nous avons observés, au cours des trois étapes du montage, pour ensuite analyser ce qu’ ils impliquent en termes de l’apprentissage. 277 10.2.2. La pression du temps au cours de la première étape Dans les premières semaines de travail, quand la pression du temps était relativement moins grande, il y a eu, pendant les séances de répétition, des échanges verbaux assez longs et enrichissants, entre le metteur en scène et les acteurs. Parfois il s’agissait de discussions en profondeur sur un ou plusieurs points importants concernant la compréhension d’une scène. Les exemples que le metteur en scène donnait, au début, étaient très détaillés et parfois assez longs. Une caractéristique de ces exemples est qu’ils donnaient une orientation et une vision générale, en même temps qu’ils permettaient à l’acteur d’arriver à sa propre interprétation de son rôle. Sur le plan du jeu, au cours de la première étape, les acteurs avaient plus de liberté pour chercher par eux-mêmes des manières de jouer. Ils posaient de nombreuses questions car ils n’avaient pas encore l’impression de « retarder le travail des autres »; ils pouvaient interrompre les scènes jouées pour parler de certains points et ce n’était pas considéré comme gênant. Étant donné que la pression du temps est relativement moins forte au cours de cette étape, elle permet aux acteurs de faire des apprentissages qui seront plus difficiles ou impossibles à faire au cours des étapes ultérieures, ce qui est déterminant pour la suite du travail. Les observations faites au cours de la première étape nous amènent à faire la proposition suivante sur les liens entre la latitude que laissent les pressions du temps, les occasions de réflexion que celle-ci rendent possibles et les apprentissages qui en découlent. Proposition n.1: Lorsque la pression du temps est faible, si la confiance interpersonnelle le permet, les membres de l’équipe peuvent se donner des occasions de réfléchir collectivement à leur travail. Cette réflexion collective peut être, pour tous les membres de l’équipe, une source d’apprentissages importants, non seulement à ce moment là mais aussi pour les étapes suivantes du travail de l’équipe. Par contre, suivant le raisonnement inverse, lorsque la pression du temps commence à augmenter, il se peut que les occasions de réfléchir collectivement se présenteront de moins en moins, au cours du processus du travail d’une équipe, d’où l’importance, dans une perspective d’ensemble du processus, de profiter des moments où la pression est moins grande. Ces 278 moments sont clefs, tant pour réaliser des apprentissages collectifs comme que pour construire et renforcer les basses de la confiance interpersonnelle. 10.2.3. La pression du temps au cours de la deuxième étape Au cours de la deuxième étape, la pression a augmenté peu à peu et le travail s’est centré davantage sur le jeu, alors que les échanges verbaux diminuent en fréquence et en durée, de sorte que, vers les dernières semaines, les acteurs ne posaient des questions que quand cela étant très nécessaire pour eux; de plus, il y avait moins de moments propices à la discussion. Cependant, les questions peuvent jouer quand même toujours un rôle important, maintenant non plus en raison de leur fréquence, mais de leur sens. Marovitz (1999) nous parle de l’importance de maintenir l’ouverture pour que les questions apparaissent et provoquent des prises de conscience propices à la discussion: « A healthy rehearsal is one in which an actor, or a director or dramaturg, suddenly asks a question which cannot be answered by reference to the given material – forcing everyone to reassess all that as gone before (…) It that means agonizing reappraisal of previous choices and prior assumptions, that is all to the good. Sometimes the smallest discovery in the most minor scene produces the key to the whole-sale reinterpretation of the entire play ». Lors de l’étape antérieure, les membres de l’équipe interrompaient le jeu lorsqu’ils avaient besoin de poser une question ou de prendre un moment pour une autre forme d’échange verbal. Comme réponse à ce besoin d’avoir un espace de discussion, ils organisaient des activités qui leur laissaient un peu de temps pour échanger ensemble sur ce qu’ils vivaient à travers les répétions ou sur d’autres expériences de théâtre. Au cours de cette deuxième étape, le metteur en scène limitait plus ses commentaires à des demandes assez précises en fonction de ce qu’il attendait des acteurs. Sur le plan du jeu, les indications du metteur en scène deviennent de plus en plus précises et permettent de moins en moins à l’acteur d’explorer et de créer des possibilités. La pression du temps obligeait les acteurs à attendre jusqu’à la fin de la journée pour trouver des moments propices à des conversations informelles entre deux ou trois personnes. Ces moments de discussion en dehors de la salle de répétition se substituaient à des discussions collectives où toute l’équipe était présente. Les acteurs s’adaptaient ainsi à 279 l’exigence de réaliser un spectacle de qualité, dans un délai relativement court. Lorsque la pression du temps devenait plus intense, se développait la perception que, comparativement au besoin d’accomplir la tâche à temps, poser des questions, explorer des manières différentes de jouer et discuter des manières de travailler signifiaient « perdre du temps inutilement » ou « gaspiller du temps ». Les acteurs clarifient certains de leurs doutes à travers leur jeu mais ils n’initiaient plus aucune discussion avec le metteur en scène. Les explications de ce dernier avaient changé dans ce même sens. Par conséquent, la créativité des acteurs avait moins d’occasions de s’exprimer durant cette étape que dans la précédente. Durant cette deuxième étape, les membres de l’équipe ont remédié au manque de temps pour échanger, lors des répétitions, en ne disposant d’autres espaces en dehors du travail, des espaces destinés à remplir cette fonction, c’est ce qui s’exprime dans la proposition suivante. Proposition n.2: Quand la pression du temps augmente, il est possible que les membres d’une équipe de travail, s’ils en ressentent le besoin ou le désirent, créent spontanément des espaces divers, en dehors de leurs horaires établis de travail, afin d’échanger entre eux. L’objectif ainsi poursuivi est de satisfaire des besoins qui proviennent 1) des apprentissages requis pour accomplir leur tâche ou 2) de leur besoin de consolider la confiance basée sur la connaissance de l’autre. 10.2.4. La pression du temps au cours de la troisième étape Vers la fin de la deuxième étape, plus la pression du temps augmentait, plus elle provoquait chez les membres de l’équipe un sentiment d’urgence qui les a obligé à se concentrer sur l’essentiel et à chercher à atteindre une plus grande efficacité. Durant la troisième étape, la pression du temps devenait une question clef et tous les membres de l’équipe étaient conscients de cette situation d’urgence. Par conséquent, ils s’efforçaient de finir leur tâche le plus rapidement possible. La pression du temps marquait un besoin d’avancer encore plus vite dans la construction des scènes et leur enchaînement; elle obligeait donc les acteurs à jouer d’une manière plus continue. La qualité du travail était encore soignée mais l’objectif de finir le travail pour la date fixée passait au premier plan. Au cours de la troisième étape, le type d’interventions du metteur en scène changeait. Il formulait surtout des commentaires ponctuels qui devenaient progressivement des 280 demandes précises. Les exemples, lorsqu’il y en avait, étaient plus concrets et laissaient moins de place à la créativité des acteurs. Le temps semblait si pressant que, même des changements pour raccourcir la durée de la pièce, étaient remis à plus tard, pour la semaine suivant la première présentation. Le metteur en scène et l’auteur de la pièce, bien qu’ils étaient conscients que certains passages de la pièce étaient répétitifs, le soir de la Première, décidèrent de présenter une version qu’ils considéraient trop longue, mais ils savaient qu’ils ne disposaient plus un temps suffisant pour décider quelles parties supprimer et permettre aux acteurs d’apprendre ces derniers changements. Au cours de cette étape, pressé par le temps, cherchant à être plus bref dans ses interventions, le metteur en scène modifia un peu son comportement qui consistait jusqu’alors à exprimer très souvent son approbation. Inquiet de constater qu’il restait beaucoup à faire, il se limitait à demander certains changements et il ne donnait plus beaucoup d’appréciations positives. Les acteurs, habitués à entendre des compliments sur leurs progrès, s’étonnaient un maintenant peu de ne plus recevoir ce type de rétroaction et ils n’étaient plus sûrs des parties de leur jeu que Julio approuvait, au point qu’ils le questionnaient même à ce propos. Le metteur en scène leur répondait que s’il insistait sur tout ce qui était bien, « on n’en finirait plus de la nuit ». Il expliqua que, quand il se taisait, cela signifiait que le jeu était bon. Une partie significative de l’apprentissage se produisait à travers le jeu parce que les apprentissages des acteurs ne sont pas seulement de nature explicite. Celui-ci comprenait des composantes tacites qui se créaient dans le jeu qui peut être plus ou moins créatif, plus ou moins enrichissant. Proposition n.3: La possibilité de trouver des comportements favorables à l’apprentissage, tels que poser des questions, demander de l’aide, chercher de la rétroaction, discuter et réfléchir sur les erreurs et les résultats inattendus se réduisent en fonction d’un niveau de confiance bas mais ils dépendent aussi de la disponibilité du temps. Ces comportements diminuent au fur et à mesure que la pression du temps augmente. 281 10.2.5. Analyse des effets de la pression du temps sur l’apprentissage Puisque la pression du temps est moins élevée au cours de la première étape, les possibilités d’apprentissage nous semblent importantes. Tel que le remarquent Nonaka et Takehuchi (1991), le dialogue et la discussion servent à créer, entre les membres de l’équipe, de nouveaux points de vue pour examiner les questions sous plusieurs angles simultanément et pour intégrer une perspective collective, contribuant à la qualité de l’apprentissage. En conséquence, si au cours de la deuxième et de la troisième étapes, ni la discussion, ni l’exploration dans le jeu ne sont plus possibles ou se réduisent considérablement, construire cette perspective collective devient plus difficile. Alors, quand la pression du temps augmente, la perspective qui domine plus explicitement le travail est celle du leader formel; de plus, il devient difficile pour lui de le transmettre clairement parce qu’il peut pas donner assez d’explications, ni convaincre les acteurs de la pertinence de ses choix. Les acteurs peuvent commencer à souffrir d’impositions et à ne plus sentir l’importance de leur créativité. D’après Edmondson, (2002, p.129), un des indices qui prouve que l’apprentissage a lieu est la réflexion au sein de l’équipe sur les erreurs, car elle permet des améliorations dans les manières de travailler ultérieures: « Team learning has been defined as a process in which a team takes action, obtains and reflects upon feedback, and makes changes to adapt or improve ». 10.2.5.1. Importance des échanges verbaux Après avoir énuméré les différentes fonctions que les échanges verbaux jouent sur l’apprentissage d’une équipe de travail, nous proposons de considérer, en particulier le rôle des interventions du metteur en scène pour voir à quelles différentes intentions elles répondent. Ces interventions satisfont des besoins de l’équipe qui continuent d’exister même à un stade plus avancé du montage et lorsque les acteurs connaissent mieux leurs rôles. D’un côté, les acteurs atteignent effectivement une plus grande maîtrise de leurs rôles et ont moins besoin d’explications élaborées; mais, d’un autre côté, selon nous, les interventions du metteur en scène, sous forme d’explications, poursuivent simultanément, sept objectifs: Le premier et le plus évident, est de donner aux acteurs des éléments pour approfondir leur compréhension du texte. Le deuxième de ces objectifs, plus implicite, est de 282 contribuer à renforcer les liens entre le metteur en scène et les acteurs, notamment lorsqu’il partage des expériences personnelles et permet aux acteurs de le connaître davantage. Le troisième est d’échanger sur le sens, non seulement de cette pièce, mais de l’activité théâtrale en général. Le quatrième est de clarifier, à l’intention des acteurs québécois, certaines caractéristiques de la culture mexicaine qui interviennent dans la pièce. Le cinquième est de créer un moment de détente qui réduit le niveau de tension auquel sont soumis les membres de cette équipe. Le sixième est de considérer les différentes options qui se présentent ou de proposer une manière nouvelle de résoudre des aspects du jeu. Finalement, notons un dernier objectif, tout aussi important: communiquer aux acteurs son approbation ou suggérer des améliorations à apporter. 10.2.5.2. Conséquences de la pression du temps Notons certaines conséquences de la pression du temps sur les échanges verbaux et sur la possibilité des acteurs d’explorer différentes options, à travers le jeu, pendant les séances de répétition. Les variations de la pression du temps changent le contexte et influencent l’apprentissage. En augmentant, elle limite les disponibilités à communiquer, tant de la part des acteurs que de celle du metteur en scène, de plusieurs manières importantes: en réponse à l’augmentation de la pression du temps, les questions sont réduites au minimum, même si les personnes sont en confiance pour les poser; les explications que donne le metteur en scène deviennent très concises; certaines discussions entre les participants qui sont importantes ont lieu, de manière informelle, en dehors des horaires des répétitions; les échanges portant sur des expériences personnelles ne se produisent plus pendant les répétitions. L’augmentation de la pression du temps a aussi d’autres conséquences. Sur le plan du jeu, elle tend à contraindre l’acteur à suivre des indications et à les exécuter, l’empêchant ainsi de découvrir par lui-même comment interpréter son rôle. Elle augmente la tension chez tous les membres de l’équipe à cause de l’intensité du rythme de travail. Elle s’accompagne d’une réduction du temps de repos et, parfois aussi, d’une diminution de sa qualité car les individus qui subissent une pression de temps excessive peuvent devenir inquiets et anxieux. Ceci peut transformer la bonne humeur en une certaine irritabilité qui, même si elle est dissimulée et 283 contrôlée, rend le travail moins plaisant pour tous. Nous avons observé ce changement d’humeur chez le metteur en scène et chez d’autres membres de l’équipe; ils s’énervaient et s’inquiétaient plus facilement et, par moments, perdaient patience. L’évolution de la pression du temps a provoqué des changements dans la dynamique du travail et dans l’interaction entre les membres de cette équipe: quand elle était moins forte, elle permettait aux acteurs d’exprimer leur créativité et d’explorer davantage. Par contre, lorsqu’elle augmentait, ils devenaient plus préoccupés par le besoin d’aboutir à un résultat en particulier. Un des effets de la pression du temps est de limiter les possibilités d’apprentissage des membres de cette équipe car elle réduit les occasions que les personnes ont pour s’exprimer et pour réfléchir individuellement et collectivement sur les processus qu’ils vivent ensemble; en revanche, nous constatons, comme Gersick (1989) l’avait fait, que la pression du temps a pour effet de faire aboutir plus rapidement à un produit fini. Cependant, la question qui se pose ici n’est pas seulement si l’équipe peut finir à temps le montage de la pièce mais si la qualité de celle-ci est satisfaisante. Une pression de temps modérée peut stimuler un travail rapide et productif mais, si elle est trop élevée et maintenue pendant une longue période, elle représente une limite importante à l’apprentissage. Selon nous, une pression trop élevée empêcherait les membres d’exploiter tout leur potentiel car certains n’auraient pas la capacité de réagir aux mêmes moments que les autres et leur participation se perdait à cause de la difficulté à suivre un rythme trop rapide pour eux. En résumé, le travail de certaines personnes risque d’être superficiel. Après avoir analysé l’effet de la pression du temps sur les possibilités d’apprentissage, examinons celui qu’elle a sur la construction de la confiance entre les membres de l’équipe. 10.2.6. Les effets de la pression du temps sur l’émergence et la consolidation de la confiance Meyerson, Weick et Kramer (1996) analysent des équipes qui travaillent sur la réalisation d’un film pour comprendre le paradoxe de la confiance qui se crée rapidement. Entre ces groupes et l’équipe que nous avons étudiée, nous trouvons des différences mais aussi des ressemblances importantes. C’est pourquoi nous pensons que leur réflexion concernant 284 l’effet de la pression du temps sur la confiance s’applique au cas que nous étudions. Parmi les différences les plus déterminantes, mentionnons que, dans notre équipe, il y a des relations qui durent depuis plus de dix ans; donc, plusieurs personnes se connaissent très bien. 10.2.7. Le concept de groupe temporaire Meyerson, Weick et Kramer (1996) auteurs reprennent la définition de groupe temporaire de Goodman et Goodman (1976): «A set of diversely skilled people working together on a complex task over a limited period of time » (Goodman et Goodman,1976, p.494) Cette définition peut s’appliquer aussi à l’équipe de théâtre que nous suivons, mais avançons dans notre comparaison pour voir si les autres caractéristiques d’un groupe temporaire correspondent à notre cas. L’existence de l’interdépendance est un des quatre aspects clefs de l’analyse des auteurs dont il est question: « The task is complex with respect to interdependence of detailed task accomplishment, so that it is not easy to define tasks clearly and autonomously. The members must keep interrelating with one another in trying to arrive at viable solutions »(Goodman et Goodman, 1976, p.495). Plus loin, la question de l’interdépendance est traitée en ces termes: « We suspect that a key variable in temporary systems is the degree to which interdependence is in fact high ». L’interdépendance explique la vulnérabilité que les membres de ces équipes vivent et, par conséquent, l’importance que la présence de la confiance prend dans ce contexte. Les trois autres composantes sont le caractère unique de la tâche, la présence de buts clairs et la limite de temps à respecter pour l’achèvement du travail. Notre équipe présente les quatre caractéristiques mentionnées. Ces caractéristiques, relevées par Goodman et Goodman(1976), nous permettent de conceptualiser notre équipe de travail comme un groupe temporaire et, par conséquent de faire un rapprochement entre les résultats de la recherche de Meyers, Weick et Kramer (1996) et la nôtre. 1. des participants qui ont des habiletés différentes sont rassemblés par une personne qui signe un contrat avec eux pour qu’ils lui rendent un service basé sur l’expertise qu’ils possèdent; 285 2. les participants ont une histoire limitée en ce qui concerne le fait de travailler ensemble; 3. les participants ne pensent pas nécessairement travailler ensemble à l’avenir; 4. les participants appartiennent souvent à des réseaux; 5. les tâches sont complexes et supposent un travail interdépendant; 6. les tâches ont un délai; 7. les tâches ne répondent pas une routine et peuvent ne pas être bien comprises; 8. il y a une séquence à suivre; 9. il est nécessaire d’interagir pour pouvoir produire un résultat. Voyons dans quelle mesure ces caractéristiques s’appliquent à l’équipe que nous avons étudiée. En ce qui concerne le premier aspect, disons que, dans l’équipe que nous avons suivie, le contrat existe entre deux compagnies. Pour le deuxième, il y a quelques participants qui ont effectivement une courte histoire de travail commune et ces participants n’ont pas le projet de continuer à travailler ensemble après la fin du montage, sauf dans les étapes ultérieures mais qui font partie du même contrat. Tous les autres points s’appliquent aussi à notre cas. De plus, les auteurs mentionnent que les participants s’exposent à des risques et à des situations d’incertitude. La confiance a comme point de départ ce que nous savons de l’autre personne à travers sa réputation concernant sa compétence professionnelle et ses valeurs morales, telles que son honnêteté. Pour Meyerson et al., la confiance surgit comme une réponse au besoin d’agir rapidement dans l’incertitude: «So trust is an issue right from the start ». Une partie du phénomène de la confiance qui se crée rapidement dans ces groupes s’explique par le caractère auto renforçant de la dynamique de la confiance qui implique que, si une des deux personnes décide de faire confiance à l’autre, elle produit une réponse similaire chez l’autre personne et, de cette manière, un cycle va s’établir consolidant la confiance que chacun a dans l’autre. D’autre part, selon ces auteurs, la confiance se base aussi sur les rôles que les personnes jouent dans les équipes. Cette réflexion montre que la confiance est une nécessité à cause des risques, de la vulnérabilité et de l’incertitude. C’est pour cette raison qu’elle devient une condition du succès de ces équipes. De plus, c’est la pression du temps qui contribue à ce que la confiance surgisse rapidement, ce qui va à l’encontre d’autres positions qui soutiennent 286 que la construction de la confiance est le résultat d’un processus par lequel les personnes se connaissent peu à peu et ne se font confiance que lorsqu’ elles se connaissent davantage. D’après nous, les deux positions, celle de la confiance qui se crée en évoluant dans le temps et celle de la confiance qui se met en place assez rapidement, en réponse aux exigences du contexte, ne sont pas opposées: elles sont complémentaires. Dans le cas que nous avons étudié, les deux types de situations étaient présentes. Mcnight, Cummings et Chervany (1998) s’intéressent aussi à ce paradoxe de la confiance qui surgit rapidement dans de nouvelles relations, mais l’expliquent différemment. Selon ces auteurs, la confiance se base sur la disposition des individus à faire confiance, qui dépend de leur volonté de faire confiance et des croyances de la personne quant à la bienveillance de l’autre. Le premier facteur de leur explication a trait à la personnalité et les deux autres sont institutionnels et cognitifs. Notre intention n’est pas ici d’approfondir longuement la réflexion sur l’idée de la confiance qui peut exister très rapidement mais nous voulions démontrer que ce phénomène a été reconnu et étudié par plusieurs auteurs qui s’interrogent sur la question et que certains d’entre eux apportent des éléments pour affirmer que la pression du temps joue un rôle important pour la création de la confiance car elle accélère un processus qui en l’absence de cette pression, prendrait un temps plus long. Notre conclusion quant à cet aspect est que dans cette équipe de travail, la pression du temps a influencé l’émergence de la confiance tôt dans les relations, malgré que ce soit et paradoxal comme réponse aux besoins qui résultent du contexte. Cependant, même lorsqu’une confiance initiale est née, il est important, pour sa consolidation postérieure, que les personnes passent du temps ensemble durant des moments où elles peuvent échanger, resserrer des liens entre elles et réfléchir sur leur expérience de travail partagé, quand la pression du temps est moins marquée. 10.3. Le comportement du leader 10.3.1. Influence du comportement du leader Le comportement habituel du leader résulte de l’ensemble de comportements particuliers, notamment les suivants: donner un type d’exemple; adopter certaines attitudes 287 comme la tolérance plus ou moins grande face aux erreurs; encourager et stimuler les acteurs de différentes manières; montrer son respect envers eux et leur travail, accepter leurs différences. Selon la littérature, ces comportements contribuent à former, chez les membres d’une équipe, l’impression que l’équipe de travail est ou n’est pas un espace sûr pour prendre certains risques. Les risques auxquels Edmondson (1999) fait référence sont des actions requises pour apprendre: poser des questions, donner son avis, manifester des désaccords, parler de problèmes et d’erreurs, demander de la rétroaction, explorer des options nouvelles pour réaliser les tâches. Ces actions comportent des risques car elles supposent que les personnes montrent, devant les autres membres de leur équipe, leurs limites, leurs difficultés, ce qu’elles ne savent pas ou leurs erreurs. Edmondson (1999), dans une étude où elle compare les caractéristiques des équipes qui apprennent et celles qui n’apprennent pas, mentionne que le comportement du leader agit sur la perception positive de la sécurité psychologique dans l’équipe, ou au contraire, sur l’insécurité qui fait que les membres de l’équipe évitent de prendre des risques. Dans ce dernier cas, les apprentissages se réduisent ou ne se produisent pas: « If the leader is supportive, coaching-oriented, and has non-defensive responses to questions and challenges, members are likely to conclude that the team constitutes a safe environment. In contrast, if team leader acts in authoritarian or punitive ways, team members may be reluctant to engage in the interpersonal risk involved in learning behaviours such as discussing errors » (Edmondson, 1999, p.356). Elle explique, en d’autres termes, l’influence du comportement du leader sur les perceptions des membres d’une équipe: « A leader’s behaviour is particularly salient; team members are likely to attend to each other’s actions and responses but to be particularly aware of the behaviour of the leader. If the leader is supportive, coaching oriented, and has nondefensive responses to questions and challenges, members are likely to conclude that the team constitutes a safe environment ». 10.3.2. Les perceptions des acteurs concernant le comportement du leader 288 À partir de ces concepts issus de la littérature, nous chercherons à vérifier s’il y a un lien entre le comportement du leader et les actions à risque propices à l’apprentissage que les membres de l’équipe sont capables d’adopter. Dans le cas qui nous concerne, le leader avait, d’un côté, des comportements que les acteurs appréciaient et, de l’autre, il adoptait parfois des comportements que les acteurs n’aimaient pas. Il a été difficile d’analyser cet aspect parce que, lors des entrevues, les acteurs ont évité de mentionner ce avec quoi ils étaient en désaccord. Nous ne savons pas si cela est dû au fait qu’ils n’étaient pas très affectés ou à la peur de prendre le risque de parler de ce qui les dérangeait, que ce soit à propos du metteur en scène ou des autres acteurs. Cette limite concernant l’information que nous avons recueillie ne nous donne pas de preuves pour parler des obstacles à l’apprentissage des acteurs qui dépendraient des comportements du metteur en scène mais cela ne signifie pas que des difficultés interpersonnelles n’aient pas existé et qu’elle ont été résolues au cours du montage. C’est pourquoi nous parlerons surtout des aspects positifs du comportement du leader sans pour autant vouloir faire croire au lecteur que ce metteur en scène ne commettait pas lui aussi quelques erreurs ou qu’il ne traversait pas des moments de tension. Malgré cette mise en garde, il est vrai aussi que les acteurs avaient une grande ouverture pour nous parler de ce qui « allait bien » et de ce qu’ils aimaient de ce metteur en scène avec qui ils avaient choisi de travailler. Plusieurs acteurs mexicains ont exprimé qu’ils voyaient le fait de travailler avec ce metteur en scène comme un privilège car ils apprenaient beaucoup à ses côtés. 10.3.3. Le leader vu comme « un centre de gravité » Nous disposons d’information sur ce que les acteurs appréciaient, ce qui représente un exemple de ce Lapierre(1981) indique à propos de la séduction que le metteur en scène exerce sur les acteurs. En entrevue, une des actrices, a parlé du metteur en scène en ces termes: Je sens que c’est un metteur en scène aimable dans le sens de l’amour, je sens qu’il séduit les acteurs et cela est très beau. Il crée un centre de gravité autour de lui (…) J’aime sa façon de travailler. Il est ouvert pour qu’à chaque répétition puisse se passer des choses nouvelles. Il est très rare qu’il fasse allusion à ce qui s’est passé la veille. On est dans le présent. Il permet à l’acteur de travailler, de travailler. Il nous provoque pour que nous fassions beaucoup de propositions. 289 Ce passage nous montre la perception favorable de cette personne concernant les comportements du metteur en scène qui stimulent son travail et consolident la confiance qu’elle a en lui. Elle constate qu’il est capable d’exprimer son affection, ce que les autres acteurs perçoivent aussi. Elle dit qu’il leur donne l’exemple en étant lui-même ouvert à la possibilité que « des choses nouvelles arrivent »; il encourage les acteurs à continuer leur exploration, à oser donner plus d’eux-mêmes. Cet aspect du comportement du leader avait été mentionne par Edmondson (1999), celui-ci encourage chez les membres de l’équipe la prise de risques à travers l’exemple de sa propre capacité d’assumer des risques pour apprendre. Ce metteur en scène se situe dans le présent, ce qui est fondamental pour le travail des acteurs car, pour jouer, ils doivent ressentir des émotions dans le présent; il n’est pas suffisant qu’ils se souviennent de ce qu’ils ont senti la veille, les émotions ne pouvant s’exprimer d’une manière convaincante que lorsqu’elles sont ressenties sur le moment. Le metteur en scène est un modèle de cette attitude d’être dans le moment présent. Par son comportement, il invite les acteurs à travailler d’une certaine manière et les motive à exploiter leur créativité. Pour cette actrice, cela est un facteur qui stimule son apprentissage, qui la pousse à donner plus, à aller plus loin, à se dépasser. 10.3.4. La capacité du leader d’exprimer son approbation Nous avons remarqué que le comportement du leader influençait aussi d’autres membres de l’équipe de différentes manières. Un exemple significatif de ceci nous a été donné, lors de la première étape du montage, dans les interactions entre le metteur en scène et Pablo, un des acteurs mexicains qui se sentait intimidé pour différentes raisons, par exemple, le fait de travailler avec des étrangers et avec un metteur en scène qui a la réputation d’être bon mais exigeant. Pablo associait le metteur en scène à une figure d’autorité dans une hiérarchie où lui, comme acteur, avait une position inférieure par son expérience et son âge. Cette perception marquait leurs rapports. Il avait travaillé avec Claudia auparavant et cela lui apportait un peu de tranquillité; mais malgré cela, au cours de la première étape, il se montrait nerveux et parlait d’une voix hésitante qui montrait ses craintes. En règle générale, il évitait le contact visuel avec les autres membres de l’équipe. Le metteur en scène constatait cet 290 inconfort et il manifestait ouvertement son approbation quand il voyait des progrès dans son travail, tout en étant honnête avec lui car il lui indiquait aussi ce qui devait être amélioré dans son jeu. Plus tard au cours de la deuxième étape, cet acteur avait visiblement gagné plus d’assurance et, progressivement, il s’était senti plus à l’aise dans son rôle et dans ses interactions avec les autres acteurs. Lui-même, dans une conversation informelle, nous avait communiqué que le fait de recevoir explicitement des marques d’approbation de la part du metteur en scène, avait été un élément clef pour renforcer sa confiance en son propre jeu. En entrevue, il affirmait: « J’aime travailler avec ce metteur en scène parce qu’il a confiance en moi comme acteur. Il y a des fois où, en tant qu’acteur, tu sens une grande insécurité et le fait de savoir qu’il me faisait confiance, m’a fait gagner de la confiance en moi-même ». Le comportement du metteur en scène qui consiste à manifester explicitement son approbation pour le travail des acteurs a été visible dans une bonne partie de ses interactions avec eux. En règle générale, en même temps qu’il leur demandait des améliorations ou des modifications, il indiquait les aspects qu’il trouvait réussis dans leur jeu. Cette stratégie provoquait chez les acteurs une ouverture face à ces commentaires; ils n’adoptaient pas des comportements défensifs car même s’ils recevaient une critique, elle était exprimée poliment et, était accompagnée d’une appréciation positive. Edmondson (1999, p.357) fait le commentaire suivant: « Effective coaching is likely to contribute to members’ confidence in the team’s ability to do its job, as is a supportive context, which reduces obstacles to progress and allows team members to feel confident about their chances of success ». Proposition n.4: Parmi les comportements du leader qui favorisent l’émergence de la confiance dans les relations interpersonnelles, la manifestation explicite de son approbation (quand elle est méritée) envers le travail des membres de l’équipe est un comportement qui suscite des réactions favorables à l’apprentissage chez les membres de l’équipe. Ils constatent alors que leurs efforts sont pris en considération et que les améliorations qu’ils font sont perçues et reconnues, ce qui stimule leur dépassement et lui donne plus de sens. 291 10.3.5. L’ouverture à l’exploration de nouvelles options de jeu Un autre comportement qui nous semble favorable à l’apprentissage est l’encouragement du metteur en scène pour que les acteurs explorent des possibilités créatives. Une des manières d’y parvenir est de laisser l’acteur prendre des initiatives dans ce sens et de parfois discuter des options possibles avec lui. Cependant, ce comportement a été surtout manifesté lors de la première étape parce que, par la suite, l’augmentation de la pression du temps réduisait la possibilité de continuer à explorer des options différentes et les décisions devaient se prendre plus rapidement. Le fait que cette ouverture puisse exister au début, au moins, a probablement eu un effet sur les acteurs les encouragent à être créatifs, le plus possible, tout en s’ajustant aux contraintes que le temps imposait. Ils en parlent dans leurs entrevues: « À Montréal, il y a des metteurs en scène qui sont très stricts et, avec Julio, je sens que je peux donner tout ce que je pense. J’ai des idées! J’ai des idées! Cela me permet de parler de mon processus ». 10.3.6. Le respect des différences chez les acteurs D’un autre côté, le metteur en scène respectait les différences entre les acteurs; il ne comparait pas ouvertement leur travail mais nous ne savons pas s’il le faisait avec d’autres personnes; par exemple, dans ses conversations privées avec l’auteur. Il n’utilisait pas le cas d’un acteur comme étant un exemple à suivre pour les autres. Cela nous semble une preuve de respect du style personnel de chacun pour construire ses personnages et pour comprendre le sens des scènes. Cependant, nous notions, à travers des changements subtils du ton de la voix ou de sa manière de s’adresser aux uns et aux autres, des différences dans les rapports. Avec les acteurs québécois, il y avait à la base de la relation un accord de coproduction et le metteur en scène établissait davantage des rapports plus d’égal à égal avec eux, malgré la différence hiérarchique acteur-metteur en scène. En revanche, les acteurs mexicains étaient plus jeunes et ils étaient entrés dans le projet alors que les grandes lignes étaient déjà décidées; leur relation 292 ressemblait davantage à celle d’un employé et d’un employeur. Cette circonstance mettait les acteurs mexicains dans une situation différente vis à vis du metteur en scène de celle des acteurs québécois. À ceci s’ajoute le facteur culturel qui fait en sorte que, d’entrée de jeu, les relations acteur-metteur en scène sont plus verticales et autoritaires au Mexique qu’au Québec. Revenons à l’idée que le metteur en scène ne met pas en évidence les différences que nous venons de mentionner. Une actrice a dit qu’elle appréciait particulièrement que le metteur en scène ne souligne pas les différences entre les acteurs car elle avait auparavant travaillé avec un metteur en scène qui incitait les acteurs à établir un certain type de compétition entre eux. Elle ne trouvait pas du tout cette intention chez Julio, ce qui, selon elle, aidait à maintenir des relations plus harmonieuses. Considérant ses expériences antérieures, elle nous avait fait part de son point de vue à propos du rôle du metteur en scène pour équilibrer les relations entre les acteurs: Le metteur en scène met des limites pour éviter le chaos, il y a des acteurs qui sont forts et ils ont une grande gueule pour écraser les autres. Il y a des gens qui ont toujours tendance à vouloir dominer les autres et il y en a d’autres qui ont tendance de ne pas dominer. Il faut des limites pour que tout le monde puisse avoir sa place. Proposition n.5: Lorsque le leader évite de comparer le travail des membres d’une équipe ils se sentent respectés dans leurs différences. Chacun a des forces et des faiblesses. Lorsque les personnes sentent acceptées telles qu’elles sont, elles font plus facilement confiance et cela les favorise un apprentissage qui prend le sens d’une amélioration personnelle et non pas d’une compétition entre les personnes. 10.3.7. L’attitude du leader face aux erreurs Edmondson (1999) note qu’un autre des aspects particulièrement importants du comportement du metteur en scène est son attitude face aux erreurs, car, pour elle, sa tolérance ou son intolérance aux erreurs contribuent à créer ou à diminuer la sécurité psychologique. Lorsque celui-ci transmet du respect pour les personnes, même si elles peuvent se tromper, ne pas comprendre ou avoir besoin de demander de l’aide, il les invite à oser prendre des risques, ce qui est favorable à l’apprentissage Sheremata, 2000). Selon Michael (1976) et Sitkin (1992), lorsque la sécurité psychologique existe, les personnes peuvent décider de courir des risques, comme parler des erreurs, parce qu’elles croient qu’elles ne seront pas rejetées à cause 293 de ces dernières. Une autre condition qui invite les personnes à parler de leurs erreurs est la croyance que ces expériences seront utilisées comme une information supplémentaire servant à améliorer l’efficacité de l’équipe. D’autre part, les erreurs sont importantes dans le sens où elles offrent un potentiel pour l’apprentissage, lorsqu’il est possible de discuter et de réfléchir sur elles: « Errors provide a source of information about performance by revealing that something did not work as planned, the ability to discuss them productively has been associated with organizational effectiveness » Sitkin, 1992, p 243). Logiquement nous savons qu’il y a des organisations où certaines erreurs sont trop graves et dangereuses et doivent être évitées à tout prix, Weick et Robert (1993, p.357) en parlent: « Some organisations require nearly error-free operations all the time because otherwise they are capable of experimenting catastrophes ». Mais la présente réflexion sur les erreurs porte sur celles qui présentent moins de risques et qui peuvent constituer des possibilités importantes d’apprentissages divers pour les organisations. Premièrement, pour parler de l’attitude face aux erreurs, il est indispensable de les définir et de les identifier dans le contexte du travail de chaque équipe. Dans le cas de l’équipe de théâtre, la distinction entre ce qui est une erreur et ce qui ne l’est pas, n’est pas simple à cause de la nature des tâches effectuées et des changements dans la logique du travail des acteurs selon les exigences des étapes. Au début du processus, il y avait continuellement des ajustements dans le jeu d’acteurs. À partir de nos observations, nous pouvions nous tromper en croyant que le metteur en scène « corrige constamment des erreurs » parce les acteurs ne savaient pas encore comment interpréter exactement leurs rôles, ils réalisent une recherche, essayant différentes possibilités. L’attitude du metteur en scène semble, alors, extrêmement tolérante face aux « erreurs » mais à cette étape il ne s’agit pas vraiment « d’erreurs » car c’est une phase où l’exploration des possibilités est au cœur du travail que cette équipe accomplit. Par contre, dans cette première étape, ce qui est réellement considéré comme une erreur grave et, à éviter à tout prix par les acteurs, est de se présenter à une répétition sans avoir appris le texte des scènes sur lesquelles portera la répétition. Mais normalement, pendant le jeu, il était possible d’hésiter, d’expérimenter, de faire différents essais basés sur une bonne maîtrise du texte. La démarche de l’exploration créative, de la part des acteurs, consiste justement, à prendre des risques, à oser jouer sans être sûr de ce qui est le mieux, comparant différentes possibilités. 294 Au départ, le metteur en scène ne demande pas un résultat très précis, étant donné qu’il essaye des manières différentes d’expliquer ce qu’il attend des acteurs. Selon l’avancement dans les étapes, ses demandes deviennent, peu à peu plus précises et, dans cette mesure, il commence à être possible, tant pour le metteur en scène que pour les acteurs, de savoir ce qui est une erreur et ce qui ne l’est pas. Malgré une certaine précision dans la manière de jouer qui est atteinte peu à peu à force de répéter, d’explorer et de prendre des décisions différentes, le metteur en scène considère normales, en théâtre, des variations du jeu qui obéissent aux changements que les personnes présentent d’un jour à l’autre selon leur énergie. Marowitz (1999, p.147) parle de cet aspect de surprise des représentations: « The marvel of the theatre is that each night the play asks to be reborn. That can only happen if the actor is fertile, flexible, not fixed; open, not closed. Of course, the essence of what has been rehearsed is what has to be delivered, but there is always that extra dimension with a new house which makes each performance different from another ». Ceci explique qu’au départ, la définition même des erreurs n’est pas une question si simple à déterminer car elle dépend de ce contexte. Ici, un certain type d’erreur peut être reconnu, par le metteur en scène, comme un pas de plus de l’expérience nécessaire de l’acteur. En revanche, il y a des erreurs qui ne sont vraiment pas excusées, il s’agit des erreurs en lien avec la discipline et la responsabilité de l’acteur et qui montrent le niveau d’engagement dans le projet, comme être à l’heure, être attentif et concentré pendant les moments où il doit jouer, être responsable des objets dont il doit se servir sur la scène. Ce qui aurait pu être vu comme un certain type d’erreur, ce sont des réactions spontanées et imprévues tel le fait de rire pendant le jeu quand cela n’était pas demandé par le texte. En règle générale, le metteur en scène, invitait les acteurs à accepter cette réaction et à l’intégrer naturellement dans leur jeu. Il ne leur demandait pas de se forcer à garder leur sérieux. Parfois, le rire était trop incontrôlable pour permettre aux acteurs de continuer à se concentrer sur le jeu et, dans ces cas-là, il leur fallait recommencer, parfois dès le début de la scène. Nous avons constaté que ces situations étaient bien tolérées par le metteur en scène. Celui-ci se montrait flexible, tout en reprenant le travail le plus rapidement possible après ces épisodes. Les acteurs et le metteur en scène savaient travailler en équilibrant humour et discipline de travail. 295 Proposition n.6: L’attitude que le leader formel adopte face aux erreurs peut encourager ou décourager l’apprentissage des membres de l’équipe. Plus il se montrera intolérant face aux erreurs, plus les membres de l’équipe limiteront leurs risques de se tromper. Cette volonté d’éviter le plus possible des erreurs les conduira, dans la mesure du possible, à répéter seulement des actions connues limitant ainsi leurs possibilités d’apprendre. Au contraire, plus le leader est tolérant à certaines erreurs, plus les membres de l’équipe accepteront de courir certains risques, osant chercher des manières différentes de réaliser leur travail. Ce comportement leur apportera de plus nombreuses et de meilleures opportunités d’apprendre. 10.4. Les comportements des autres membres de l’équipe Jusqu’ici nous avons porté une attention spéciale au rôle du metteur en scène en tant que leader formel de l’équipe. Cependant d’autres membres ont exercé un rôle de leadership de manière informelle et à partir de ces rôles assumés implicitement, ces derniers ont eu aussi une influence sur la dynamique de l’équipe en général et en particulier sur la sécurité psychologique. Revenant à l’apport de Landry (1977), nous notons que les comportements des membres de cette équipe ont une influence sur les trois dimensions: celle de la tâche, la dimension affective ou celle du pouvoir. Au plan de la dimension affective les différents membres jouent des rôles divers comme le rôle intégrateur, le rôle de clarificateur, un rôle conciliateur. Par exemple l’apport de Jean, de Lucie et de Claudia se voir plus facilement sur le plan de la tâche car eux mettent beaucoup d’emphase sur cet aspect de leur participation dans l’équipe. En quelque mesure ils donnent à travers leur travail, un exemple de leur créativité et de leur effort. Parlons par exemple de Claudia. Depuis qu’elle était très jeune elle était en contact avec le milieu artistique. Elle a aussi acquis une formation solide dans ce domaine, en danse et en musique aussi bien qu’en théâtre. C’est la première fois qu’elle travaille pour ce metteur en scène mais, par contre, elle a travaillé dans le passé avec l’auteur de la pièce et dans deux montages précédents avec Pablo. Elle est la seule, parmi les mexicains, à parler français. Le talent de Claudia est reconnu par les autres membres de l’équipe, la qualité de son travail suscite de l’admiration chez les québécois et chez les mexicains. Elle joue énergiquement, elle pose peu de questions mais précises et n’a pas besoin 296 d’explications trop longues. Elle sait être autonome et trouve assez rapidement, des solutions de jeu par ses propres moyens, explorant toujours plus profondément son personnage. Elle considère que chaque montage est un monde différent avec des « lois qui lui sont propres » et elle s’adapte à ce qui se présente à elle. Elle dit avoir pu s’adapter par le passé à des personnes difficiles, alors elle se sent très contente de travailler avec ce metteur en scène à qui n’est pas quelqu’un de difficile comparativement à d’autres metteurs en scène avec qui elle a travaillé. Elle lui reconnaît de grandes qualités telle que celle de lui permettre d’explorer sa créativité. Au plan de la dimension affective du l’équipe nous pouvons penser à l’apport de Mélissa qui assume souvent d’une manière claire une fonction intégrative, soit en traduisant, soit en demandant des clarifications qui sont utiles pour elle en premier, mais qui le sont aussi aux autres. Elle se rend disponible pour participer à diverses activités, en dehors des horaires de répétitions, par exemple, aller au cinéma, au théâtre ou se réunir pour manger ou alors c’est elle qui les propose. Elle a une grande capacité de travail et d’adaptation aux changements. Par exemple, en ce qui concerne la pression du temps, elle nous avait dit qu’elle préférait travailler dans un contexte plus tranquille, disposer de plus de latitude pour les échanges et pour se connaître mais lorsque les circonstances l’exigeaient, elle était capable de travailler à un rythme rapide tout en encourageant les autres. Mauricio joue un rôle spécial sur la dimension affective. Il a une manière de travailler qui rend sa présence agréable pour les autres. Il est détendu et ouvert aux autres. Il est de bonne humeur et observe très attentivement et respectueusement le travail des autres. Observer le travail des compagnons, est une action apparemment neutre mais c’est une forme d’interaction. Les manières d’observer sont importantes. L’acteur qui joue, qui cherche, qui n’est pas encore sûr de la direction qu’il prend, sent le regard des autres sur lui. Observer avec grande attention et dans un silence total est une manière de montrer du respect et de l’intérêt pour le travail des autres. C’est pourquoi nous insistons sur cette caractéristique de Mauricio: l’attention qu’il est capable de porter au travail des autres, il apprend d’eux et sa réceptivité apporte quelque chose; il est sûr que les acteurs sont sensibles à l’écoute qui leur est portée quand ils jouent. Béatrice nous avait partagé une expérience avec lui qui est arrivée lors d’un autre montage mais qui monte bien sa manière de s’impliquer dans le travail. Béatrice avait fait le commentaire suivant: « Mauricio est capable de connaître toute la pièce, même les scènes où lui ne joue pas », Béatrice et Julio 297 en avaient eu une bonne preuve dans une situation imprévue qui avait mis en risque toute une représentation parce qu’une des actrice n’était pas sortie sur la scène au moment où elle aurait dû le faire, toute la représentation risquait l’échec à cause de cette erreur. Mauricio se rendant compte de la situation, était apparu sur la scène à la place du personnage absent, il avait trouvé le moyen de justifier sa présence en disant: « j’ai été envoyé par « X » (l’autre personnage) pour donner ces informations: et il a dit le texte de l’autre acteur, celui qui aurait dû être sur la scène à ce moment là mais qui n’avait pas été prêt à temps » et alors il avait dit, sans se tromper, le texte qui correspondait à cette personne qui avait manqué son entrée sur la scène car elle donnait une recette de spaghetti à quelqu’un! Cette intervention de ce personnage fournissait au spectateur une information clef, il était important de continuer, normalement, malgré cet imprévu. Cette décision qu’il avait oser prendre était un risque en soit mais qui finalement avait permis de continuer de jouer la pièce normalement…bon presque normalement! Grâce à cette initiative de Mauricio, le travail de tous avait été sauvé. Ceci n’aurait pas été possible si Mauricio n’avait pas parfaitement suivi ce qui se passait et s’il ne connaissait pas le texte des autres personnages que le sien. Il faut savoir que les acteurs respectent une sorte de règle tacite qui est d’éviter des commentaires ou des critiques, ni positives, ni négatives, concernant le travail des autres acteurs. Ainsi, ils ne parlent pas du jeu des autres car cela irait à l’encontre de cette norme implicite mais chacun peut parler de son propre travail ou faire des commentaires sur la logique des scènes en termes de relations entre les personnages. Par exemple, un soir, en finissant de répéter, Mélissa faisait des commentaires à propos de son personnage car elle venait de comprendre un peu plus profondément ses réactions: Cet après-midi, j’ai compris que la mère réclame à son fils mais, en réalité, elle avait un espoir de le voir changer. Elle a été, encore une fois, déçue et c’est pourquoi elle a été méchante avec lui. Mais dans le fond elle voudrait qu’il soit bien. C’est une relation terrible parce qu’ils s’aiment vraiment et pourtant ils sont si durs l’un envers l’autre! Pouvoir partager avec d’autres personnes ce qu’elle apprend est important pour l’avancement de son travail, les autres peuvent aussi lui dire comment eux voient, non pas son jeu, mais la situation de son personnage, ce qui est différent. 298 En contre partie, les acteurs considèrent que le metteur en scène ou son assistante, qui exprime exceptionnellement une opinion, sont les seules personnes à qualifier le travail des acteurs. Dans une rare occasion cette « règle » a été brisée, une des actrices s’étant permis de faire un commentaire sur le travail d’un collègue. Cette dernière avait été très dérangée par cela et elle lui avait dit en colère: « Moi j’ai un metteur en scène, pas deux en même temps! » Il y a d’autres membres de cette équipe qui ont eu un apport important mais qui est moins visible lors des séances de répétions. Deux exemples sont le cas de Béatrice, la productrice de l’équipe mexicaine et l’auteur de la pièce, Juan Cristobal. Béatrice est ouverte à apprendre sur la manière de travailler des québécois. Sa formation à elle s’est faite « sur le tas » car au Mexique il n’y a pas une école pour la production alors elle est curieuse de connaître la façon de travailler des autres, de personnes qui ont pu suivre une formation dans ce domaine. Béatrice a des rencontres à l’extérieur avec le metteur en scène et l’auteur de la pièce. Nous ne sommes pas en mesure de parler de cet aspect de son travail car nous n’avons pas pu avoir accès à une plus d’amples informations qui la concernent mais nous le mentionnons parce que nous savons que cet apport est important pour ce montage. Avec l’auteur de la pièce la situation est un peu semblable. Il est difficile d’observer le rôle qu’il joue car ses conversations avec le metteur en scène, soit ont eu lieu avant notre intervention ou bien se font en privé, lors de ses visites, ou se tiennent ailleurs. Mais lorsqu’il assiste aux séances de répétition, sa présence fait une différence. Les acteurs se sentent stimulés et s’efforcent encore davantage. De plus, il montre beaucoup d’ouverture tant pour exprimer ce qu’il pense que pour écouter les autres. Il est inquiet parce que le temps pour faire ce montage est trop court mais en même temps ce souci ne lui fait pas perdre sa capacité naturelle d’avoir de l’humour et entrer rapidement en relation avec les autres. Pour ce qui est de ses réactions face à son propre texte, celles-ci varient, il lui arrive de voir beaucoup de défauts à son travail et cela naturellement le tracasse. Il se sent responsable d’avoir écrit un texte qui lorsqu’il est joué lui fait voir des manques qu’il n’avait pas identifiés, avant ou qu’il avait sous estimés. Ainsi, même si nous n’avons donné que quelques exemples il faut savoir que chacun des acteurs fait des apports sur les trois dimensions mentionnées et contribue ainsi à l’avancement du travail. Dans ce sens, il est trop limité de n’analyser que le comportement du 299 leader formel pour comprendre comment se construit la sécurité psychologique de l’équipe parce que le comportement de tous les membres de l’équipe est important pour maintenir cette sécurité psychologique. Chacun des membres réalise, qu’il soit conscient ou pas de cela, des apports particuliers à travers des intentions, des comportements, de son engagement envers le travail et les autres membres, des efforts pour donner plus de lui-même. Le leader formel n’est pas le seul membre de l’équipe qui contribue à créer la sécurité psychologique dans l’équipe. Il fixe certaines balises et limites. Il assume un rôle central. Il donne, certes, un exemple mais les autres aussi en donnent un à travers leur travail, leur manière de s’investir et d’être en lien avec les autres. Leur manière de participer dans la création d’un spectacle dépendra finalement d’eux et non plus du metteur en scène. Donc, outre leurs attitudes envers les erreurs, l’ensemble des comportements des autres membres a un effet considérable aussi sur le processus et sur les possibilités de cohésion de l’équipe pour apprendre ensemble. Finalement, pour une vision plus complète, il faudrait aussi considérer l’attitude de chacun individuellement face à ses propres erreurs parce que les acteurs, par exemple, peuvent être aussi très exigeants envers eux-mêmes et ne pas tolérer facilement leurs erreurs. Le problème de l’auto exigence et de l’intolérance face aux propres erreurs n’est pas visible, mais certains acteurs ont parlé dans leurs entrevues de leur volonté de donner le meilleur d’eux mêmes. 10.5. L’intégration de l’équipe Le troisième élément que nous ajouterons à notre cadre conceptuel révisé est l’intégration de l’équipe; que nous comprenons ici comme la proximité entre les personnes de l’équipe. Elle a une importance spéciale dans ce cas à cause du type de travail réalisé. Nous l’avons mentionné auparavant, les moments de création demandent aux acteurs de s’investir non seulement intellectuellement, mais affectivement aussi, car cet aspect donne vie et forme à leurs personnages. Dans les relations sur la scène, le jeu s’enrichit selon les échanges qui ont lieu entre les personnages, mais il ne s’agit pas uniquement de connaître le texte par cœur mais 300 d’être convaincu de la véracité des expériences de ces personnages et de parvenir à traduire, à travers les actions, la logique des situations qu’ils vivent. Lapierre (1981) explique ainsi la nature du travail théâtral: La matière sur laquelle travaille le metteur en scène, ce n’est pas seulement sur les idées, les mots. L’essence du théâtre, c’est d’exprimer la passion, de jouer les émotions au grand jour, d’exprimer des sensations sur la scène. Cette passion, ces émotions, ces sensations sont aussi présentes dans le processus même de la mise en scène. Là encore, la confiance et l’acceptation sont nécessaires pour que cette communication affective se fasse au-delà et en dépit des mots. Il doit y avoir une grande transparence et une grande ouverture qui impliquent une grande confiance . À partir de ces commentaires de Lapierre, nous pouvons mieux comprendre pourquoi les relations entre les acteurs sont si importantes et, par conséquent, comment le rapprochement entre eux influence leur travail. Ferrand, (2001) dans son film documentaire sur une expérience de formation d’acteurs, intitulé « Casa Loma: Journal de bord » considère que les acteurs sont « capables de jouer avec leurs émotions comme des enfants avec de la pâte à modeler ». Ils explorent des émotions, les approfondissent, les transforment et les expriment de façons différentes. Mais leur objectif final est de réussir à transmettre et à réveiller des émotions chez le spectateur. Nous pensons qu’un facteur clé, pour un bon montage, est une bonne intégration; créant une complicité entre les acteurs, celle-ci permettra plus de profondeur et d’intensité émotive dans leurs échanges sur scène. À l’inverse, Zand (1972) affirme que plus le manque de confiance sera élevé plus seront marquées les attitudes défensives. En nous basant sur plusieurs indices de son évolution à travers les trois étapes du montage. C’est ce que nous décrivions dans les paragraphes qui suivent. Nous avons observé les changements dans l’intégration de l’équipe, en premier lieu, nous savons que l’équipe est née de l’accord de coproduction entre les acteurs québécois et le metteur en scène mexicain. Il y a avait, bien sûr, une relation aussi avec l’auteur de la pièce mais le lien était plus indirect car ce dernier était moins présent pendant les répétitions. Les relations entre les acteurs québécois et les acteurs mexicains étaient encore trop récentes et il y avait une distance visible 301 entre eux. Malgré l’objectif commun de monter cette pièce ensemble, l’équipe n’était pas homogène du point de vue de la durée des relations: certaines duraient depuis plus d’une dizaine d’années, tandis que d’autres étaient très récentes. Dans les relations plus anciennes, nous avions noté que la confiance avait plusieurs bases mais, dans les nouvelles relations, la confiance commençait à peine à surgir et se basait plus sur la réputation de l’autre et sur la courte expérience de la relation. Nous n’avions pas l’impression de nous trouver face à une équipe constituée et unifiée. Il avait deux noyaux plus solides, celui de la compagnie québécoise et du coté mexicain, celui qui étant formé par le metteur en scène et les autres membres de sa compagnie. Les acteurs mexicains étaient en lien de différentes manières avec le metteur en scène mais il y avait peu de rapprochement entre les acteurs mexicains et eux. Il y avait aussi une bonne relation entre les acteurs québécois et le metteur en scène mais, entre les acteurs mexicains et les Québécois, les relations étaient encore à construire. En effet, au début du montage, le niveau d’intégration de l’équipe dans son ensemble était relativement faible. De plus, étant donné que Jean et Lucie ne comprenaient pas beaucoup l’espagnol les acteurs québécoise, parlaient souvent en français entre eux en conséquence cela les acteurs mexicains ne pouvaient pas suivre leur conversation. Au fur et à mesure que les jours passaient, l’équipe comme telle a commencé à se construire graduellement. Parce que les acteurs québécois et mexicains travaillaient dans des scènes ensemble, ils avaient commencé à communiquer plus entre eux parfois de manière non verbale, et les Québécois parlaient plus souvent qu’avant en espagnol. Selon nous, le premier facteur d’intégration est la réalisation de leur tâche. Dès le premier apprentissage à réaliser, celui de la mémorisation des textes, les acteurs collaboraient entre eux. Ensuite, ils commençaient à jouer ensemble dans différentes scènes et des liens plus directs se tissaient à partir de ce contact personnel direct, demandé et facilité par le travail. Au cours de la première étape, deux éléments supplémentaires nous ont paru décisifs pour que cette intégration puisse avoir lieu. Le premier est le jeu de la balle, une activité de groupe proposée par le metteur en scène et que les acteurs ont accompli à plusieurs reprises. Le deuxième est le temps passé ensemble, par exemple au moment des pauses et en particulier lors des sorties en groupe pour aller visiter des lieux concernant directement l’histoire de la pièce. Le « jeu de la balle » a aidé les acteurs, à travailler en coordination plus étroite les uns avec les autres; Les sorties que le metteur en scène avait organisées au cours de 302 la première étape, ont permis aux acteurs de se connaître un peu plus en dehors du contexte de la salle de répétition. Par la suite, au cours des étapes suivantes, les acteurs se sont spontanément mis d’accord entre eux pour réaliser des activités de groupe telles que des réunions, des excursions ou des sorties pour voir des films ou des pièces de théâtre. Le désir de passer plus de temps libre ensemble représente, selon nous, un indice de l’amélioration du niveau d’intégration de l’équipe. Certains acteurs étaient moins disponibles, parce qu’ils avaient d’autres engagements ou parce qu’ils préféraient se reposer en raison de la longueur des répétitions, mais, en général, ces activités permettaient des échanges agréables et enrichissants. Au cours de la troisième étape, le metteur en scène a utilisé un autre moyen de renforcer l’intégration de l’équipe: c’était la formation du cercle où les acteurs se tenaient les mains, se regardaient dans les yeux et respiraient ensemble. Bien que ce moment était court, il était d’une grande intensité et donnait un fort sens d’appartenance à chacun des intégrants. Au cours de l’évolution du montage, nous avons remarqué des indices de changements dans le groupe: les acteurs québécois avaient commencé à utiliser davantage l’espagnol pour se parler, même entre eux, quand ils étaient en présence des acteurs mexicains. Jean avait encore des difficultés pour s’exprimer en espagnol mais il pouvait le comprendre de plus en plus, ce qu’on notait, car il avait de moins en moins besoin de demander à ses camarades de traduire. Finalement, tous ces changements dans la dynamique du groupe se rendaient visibles aussi dans la manière dont les acteurs se plaçaient dans l’espace. Par exemple, pour écouter les indications du metteur en scène, lors de la deuxième ou de la troisième étape, les acteurs formaient un cercle. Au début, le contact physique était inexistant; après, ils se rapprochaient, se touchaient ou s’appuyaient l’un sur l’autre, nous interprétons ces comportements comme des indices de confiance et de proximité. Conclusions concernant l’intégration de l’équipe Nous espérons que les exemples et les réflexions présentées montrent selon nous pourquoi le nouveau cadre conceptuel, incluant, nous semble plus pertinent que celui que nous avions proposé auparavant. Nous avons vu que la confiance et la sécurité psychologique ont 303 une influence sur les apprentissages mais, que des éléments du contexte, tels que la pression du temps, les comportements du leader, ceux des autres membres de l’équipe et le degré d’intégration de l’équipe, influent directement sur l’apprentissage, et indirectement, sur la confiance. Le lecteur peut consulter la figure 6.1. qui montre ce nouveau cadre conceptuel. 304 305 10.6. Les Leçons que nous avons tirées de l’étude de ce cas 10.6.1. Les leçons sur l’apprentissage des membres de l’équipe Les membres de l’équipe ont eu des comportements qu’Edmondson (1999) a identifiés comme des comportements déterminants pour l’apprentissage: poser des questions, demander de la rétroaction, donner son avis, demander de l’aide, oser faire des expériences nouvelles, parler des erreurs et résoudre les conflits. Les acteurs ont posé des questions surtout au cours de la première étape. Le fait de rechercher de la rétroaction fait partie du processus habituel du travail du montage car c’est justement l’une des fonctions principales du metteur en scène, d’observer le jeu des acteurs et de leur faire des commentaires pour qu’ils le modifient. Pendant les discussions dans la salle, certains acteurs, surtout les Québécois, donnaient leur avis sur certains points précis de leurs scènes. Le partage de l’information ne prenait pas une place très importante à cause du type de travail réalisé par cette équipe, mais nous avons assisté à des moments, surtout au cours de la deuxième étape et en dehors des horaires de répétition, durant lesquelles les membres de cette équipe partageaient des expériences marquantes pour eux. Le fait de demander de l’aide s’est manifesté de différentes manières. L’une d’elles, très claire: au cours de la première étape, les acteurs demandent à leurs compagnons de travailler sur une scène pour la mémoriser parce qu’il est beaucoup plus efficace de travailler ensemble pour parvenir à savoir les textes par cœur. Le comportement qui nous a semblé le plus difficile à identifier est celui de parler des erreurs, il est même difficile de les définir. La pression du temps, qui a sensiblement augmenté vers la fin du montage, a beaucoup limité la possibilité de discuter de n’importe quel sujet et celui des erreurs est de plus délicat à traiter. Toutefois, quand cela est devenu très nécessaire, des discussions sur les conflits ont eu lieu entre les deux actrices québécoises, et entre chacune d’elles et le metteur en scène. Ces conversations se sont produites quand les tensions sont devenues trop difficiles à gérer. Finalement, l’actrice québécoise et le metteur en scène ont clarifié leurs malentendus, ils ont parlé de ce qui les dérangeait et des problèmes entre eux aussi. À partir de cette observation, nous avons constaté que ces comportements ont produit des apprentissages. La confiance existante était une condition nécessaire mais non suffisante 306 pour que ces apprentissages aient lieu. Les autres facteurs mentionnés étaient déterminants eux aussi. 10.6.2. Les leçons sur la dynamique de la confiance, ses bases et sa fragilité Dans le chapitre qui traite de l’étape 0, nous avons analysé comment cette équipe s’est formée. Nous avons porté notre attention sur les relations entre ses membres pour savoir quelles étaient les bases sur lesquelles reposait la confiance entre les personnes. Nous postulions ainsi que le niveau initial de confiance influe sur la suite des événements. En revanche, nous sommes conscients du caractère dynamique de la confiance. Bellemard et Briand (1999, p.183) la voient comme: « …un processus continu qui évolue au gré des mouvements des acteurs, des enjeux, des luttes de pouvoir, des développements techniques, de l’émergence des rationalités et des légitimités ». Nous étions conscients également que la confiance se construit multidimentionellement à partir d’éléments de morale, ainsi que d’aspects cognitifs et émotifs où les valeurs, les attitudes et les émotions jouent un rôle important et en continuelle évolution, (Jones et Georges, 1998; Barber,1983). Au départ, nous avons pensé, en accord avec des textes sur le sujet, que dans les relations qui existent depuis plus longtemps, la confiance est plus solide que dans les nouvelles relations. D’après Lewicki et Bunker (1996), la confiance s’enracine dans la prédictibilité du comportement de l’autre en qui nous avons confiance; c’est pourquoi il est nécessaire que les personnes se connaissent assez pour pouvoir anticiper les comportements de leur interlocuteur. Worchel (1986), Tyler et Kramer (1999), Rempel, Holmes et Zanna (1985) ont des opinions semblables: la construction de la confiance est lente et exigeante. La conséquence du raisonnement de ces auteurs est que, logiquement, au début d’une relation, étant donné que les personnes ne se connaissent pas bien encore, la confiance est plus fragile que dans une relation plus ancienne parce qu’il existe alors une histoire sur laquelle cette confiance se base. L’idée que la confiance est relativement solide dans les relations plus anciennes était donc une de nos hypothèses implicites. Prusak et Cohen (2001) traitent le sujet des bases de la confiance et expliquent qu’avec le temps, elle évolue et se base sur une connaissance plus profonde de l’autre: 307 « Trust has many sources: Frequent face to face meatings, meatings of practice members and even social gatherings that give people opportunities to know each other well enough to trust them. The habit of collaboration –built on initial trustcreates more trust as people work together over time ». À l’origine de notre recherche, nous estimions que, dans les relations plus anciennes, la confiance interpersonnelle s’enracinait simultanément sur plusieurs bases: la perception de la compétence de l’autre, sa bonne volonté, ses qualités morales, et surtout la connaissance mutuelle et le fait de bien se connaître et la construction d’une identification avec cette personne. Nous croyions que, pour ces raisons, la confiance, serait alors particulièrement solide et que les difficultés en relation avec cette dernière ne se présenteraient pas dans les relations anciennes. En revanche, nous avions une certaine disposition à croire que, dans les relations nouvelles, la confiance serait plus fragile, étant donné qu’elle se fonde sur une connaissance moins grande des personnes, sur la perception de la compétence de l’autre et sur sa réputation. En conséquence nous pensions qu’il était plus probable que des conflits de manque de confiance arrivent, dans des relations récentes. L’analyse de l’étape trois a révélé, en revanche, contrairement à nos attentes, que la confiance avait été remise en question et était devenue plus fragile dans une relation qui durait depuis plusieurs années. Malgré la connaissance qu’ils avaient l’un de l’autre, les conflits accumulés et les difficultés dans la communication entre les deux personnes avaient eu des conséquences sur la confiance qui semblait solide. Par contre, dans les nouvelles relations, la confiance avait surgi et permis aux acteurs de se rapprocher dans le jeu. Jones et Georges (1998) et Meyers, Weick et Kramer (1996) ont analysé la situation des équipes de l’industrie du cinéma qui travaillent ensemble une seule fois pour un projet spécifique et qui sont soumises à de fortes pressions de temps. Les membres de ces équipes ont besoin de se faire confiance rapidement; en fait, dès le début de leur collaboration, et paradoxalement la confiance est présente dans ces relations. Cette situation surprenante est expliquée par ces auteurs, à partir du contexte particulier où a lieu cette pratique: 1) le besoin de faire confiance est présent dès le début; 2) les contraintes de temps auxquelles sont soumises ces équipes obligent les individus à prendre rapidement les risques de faire confiance; 3) les croyances qui interviennent dans ces décisions sont que, même si les gens ne sont pas toujours dignes de 308 confiance, on peut obtenir de meilleurs résultats en les traitant comme s’ils étaient fiables et comme s’ils obéissaient à de bonnes intentions. Nous pensons que ces mêmes critères sont valables pour expliquer la présence de la confiance dans les nouvelles relations au sein de notre équipe de théâtre car il y a des similitudes importantes avec les cas des équipes de l’industrie du cinéma. Il y a certes, des différences entre la confiance bâtie lentement au cours des années par une accumulation d’expériences partagées et la confiance issue des situations d’urgence. Cependant, comme le remarquent Karpik(1996) Nooteboom et Berger (1997) et Baier (1986) la confiance, indépendamment de ses origines et du temps pour la bâtir, reste sensible à certains actes et interprétations et elle peut s’écrouler violemment ou décliner progressivement mais elle n’est jamais un acquis permanent. L’analyse de ce cas nous a montré que, même si une relation date de plusieurs années, la confiance qui s’appuie sur plusieurs bases en même temps peut s’affaiblir ou aller jusqu’à se rompre si une série de malentendus s’accumulent et s’il n’y a pas assez de communication au sujet des conflits. Dans la situation étudiée, nous avons noté que l’affaiblissement temporaire de la confiance dans la relation entre le metteur en scène et une des actrices avait influencé négativement son apprentissage et leurs comportements. L’actrice avait eu tendance à se renfermer, à ne plus donner son point de vue, à éviter de faire des commentaires ou de poser des questions. Le metteur en scène, lui, évitait d’affronter directement la situation, donnait des preuves d’impatience et d’impuissance. Golembiewski (1975, p.130-131) signale une relation entre ces deux éléments: une confiance faible et un apprentissage plus difficile: « Low trust induces defensive behaviour, which is perhaps the basic block to any learning. That is, learning or growth depends essentially on understanding and acceptance of self and others, and defensiveness inhibits both ». Dans le cas dont nous parlons, la communication et la volonté des deux personnes de récupérer la confiance a permis son rétablissement. La conversation que le metteur en scène et cette actrice ont eue a provoqué un changement positif dans leur relation. Le contexte dans lequel ces événements ont eu lieu compte aussi car le niveau de sécurité psychologique était relativement élevé, dans l’équipe ce qui constituait un contexte favorable. L’intervention d’autres personnes a aussi aidé à trouver une bonne solution au problème survenu. Les autres 309 acteurs québécois ont prêté leur soutien à cette actrice, l’aidant ainsi à avoir plus de détermination pour dire très honnêtement au metteur en scène ce qui la dérangeait. Les bonnes relations qui étaient constituées depuis un certain temps ont été une ressource importante pour que ce problème ne prenne pas plus d’ampleur et provoque une tension plus perceptible pour les autres acteurs. Dans ce cas, les tensions n’ont pas été si fortes et longues pour répercuter sur le reste de l’équipe. L’actrice qui avait eu ces difficultés était redevenue sereine et gaie. Elle a récupéré sa bonne disposition pour communiquer avec le metteur en scène et son assurance sur la scène. Lui, qui dernièrement était un peu impatient avec elle, est redevenu plus calme et plus détendu dans sa relation avec l’actrice. À partir de cette expérience nous sommes arrivés à faire deux constatations importantes. Premièrement, lorsque la confiance s’affaiblit ou se perd, elle peut se rétablir si des actions pertinentes sont réalisées, à temps par les personnes qui traversent une situation de difficulté en ce qui concerne la confiance. Deuxièmement, l’intervention d’une tierce personne représente un facteur important pour arriver à une solution entre deux personnes qui vivent un conflit. La littérature sur la médiation et sur la gestion des conflits fournit des appuis pertinents à ces observations. L’intervention qui a eu lieu a été d’une grande utilité pour aider les deux personnes en conflit à se donner du temps pour parler. Cette intervention a été nécessaire car les deux personnes avaient des attitudes qui les empêchaient de résoudre leur problème. La médiation a cependant été facilitée par les deux facteurs suivants: La personne qui a décidé d’intervenir, pouvait prendre une position neutre, en dehors de la situation de conflit tout en se sentant assez proche des personnes en conflit pour pouvoir comprendre et agir de manière pertinente et opportune; et les deux individus qui étaient en conflit avaient confiance en cette troisième qui intervenait en suggérant avec conviction cette conversation, qu’elle voyait comme un excellent moyen de trouver des solutions. L’ensemble des relations existant dans l’équipe constitue un entourage qui peut être ou ne pas être favorable à la reconstitution de la confiance entre deux personnes. Cet entourage constitué par d’autres relations où la confiance était élevée a représenté une ressource d’une grande valeur pour aider ces personnes à régler leurs problèmes plus facilement. Cette situation de conflit nous a aussi amenés à faire la constatation suivante: les personnes qui perdent confiance dans une relation risquent de changer leur perception non 310 seulement de la relation dans laquelle elles ont des difficultés, mais aussi du reste du groupe qu’elles commenceront à percevoir comme un endroit moins sûr pour prendre des risques, par conséquent, elles adopteront des attitudes qui ne sont ni favorables à la reconstitution de la confiance, ni à leur apprentissage, ni à l’intégration de l’équipe. Cette constatation rejoint le commentaire suivant d’Edmondson (1999): « Viewing the environment as unsafe, members develop their own coping strategies, such as planning to leave the team or planning to stay while remaining as insular as possible ». Dans le cas étudié, certaines attitudes des deux personnes qui se sont retrouvées dans la situation de conflit consistaient principalement en se montrer indifférentes et distantes. Lewicki et Bunker (1996, p.125) mentionnent la présence de sentiments difficiles dans les cas où une quelqu’un trouve que l’autre a commis des actes qui violent sa confiance: « Emotionally, individuals often experience strong feelings of anger, hurt, fear and frustration ». Souvent ces réactions de défense rendent impossible de commencer un dialogue. Les personnes interagissent en adoptant de plus en plus ces différents mécanismes de défenses ce qui rend encore plus difficile la solution des conflits entre elles. Lewiski et McAllister (1998) et Zand (1972) constatent qu’aussi bien la confiance que la méfiance conduisent à des dynamiques d’interaction auto renforçantes où les comportements progressent en spirale, soit dans un sens, celui de la confiance, soit dans l’autre, celui de la méfiance. Les interactions alors, peuvent devenir difficiles parce qu’une partie importante de l’attention des personnes dans des situations de méfiance élevée servent à se protéger: « If they must interact, distrusting parties may devote significant ressources to monitoring the other’s behaviour, preparing for the other’s distrusting actions, and attending to potential vulnerabilities that might be exploited » Lewiski et McAllister (1998, p.446). Dans le cas qui nous concerne, chacune des deux personnes attendait probablement que l’initiative vienne de l’autre, sans que personne ne fasse le premier geste alors que la tension grandissait davantage entre elles. L’évolution de leur position nous indique que l’intervention d’une tierce personne peut être décisive pour modifier la dynamique de la méfiance qui s’est établie dans une relation interpersonnelle. Dans le cas présent, la personne qui est intervenue a parlé avec les deux individus en conflit et les a aidés à prendre conscience du fait que, seulement en parlant, ils pourraient résoudre leur problème et les a incité à se parler ouvertement des malaises, le plus vite 311 possible. Cette personne a agi comme intermédiaire entre l’actrice et le metteur en scène et, à travers elle, un rendez-vous a été convenu. Cette observation nous amène à formuler la proposition de recherche suivante qui a trait aux liens entre le contexte et la reconstruction de la confiance. Proposition n.7: Il est possible qu’un certain niveau de confiance se crée rapidement dans de nouvelles relations. Ceci s’explique par les conditions du contexte, par exemple, l’exigence de finir un travail dans un temps très court et par des croyances concernant les avantages de prendre des risques de faire confiance. Cette confiance peut grandir rapidement si en plus, l’expérience de travailler ensemble est positive. Cette confiance avait eu des effets positifs sur l’apprentissage des acteurs. Par exemple, dans le cas de Mélissa et Mauricio, elle les avait aidés à résoudre les difficultés d’une de leurs scènes qui demandait une bonne communication entre eux. Dans le cas de Jean et Claudia, nous avons noté la vitesse et la facilité avec laquelle ils avaient été capables de comprendre la dernière scène, écrite à la fin, et de la jouer avec beaucoup d’agilité. Ils avaient aussi établi un excellent rapport dans l’autre scène qu’ils jouaient ensemble car le lien créé entre eux favorisait la complicité dans leur jeu. Les producteurs, Béatrice et Alain, en se basant sur le fait de partager le quotidien et l’observation de la manière de travailler de l’autre, avaient créé entre eux une confiance qui leur a permis de travailler avec fluidité et plaisir, malgré le fait qu’ils se connaissaient à peine. Ils avaient pu apprécier l’engagement de l’autre vis à vis des responsabilités qu’ils avaient acceptées pour ce montage. 10.7. Conclusion Dans ce chapitre, nous avons complété notre cadre théorique préliminaire en introduisant trois nouveaux éléments: La pression du temps, le comportement du leader et l’intégration de l’équipe. Au cours de nos observations nous avons remarqué que ces éléments avaient des effets importants sur l’apprentissage des membres de l’équipe. Nous pensons qu’en les incluant, nous pouvons atteindre une compréhension un peu plus exacte des conditions qui favorisent l’apprentissage dans une équipe de travail. Dans le chapitre suivant, 312 nous discuterons de l’applicabilité des résultats obtenus et des conclusions que nous pouvons tirer de l’influence que la confiance exerce sur l’apprentissage dans une équipe de travail. Nous avons observé que l’augmentation de la pression du temps avait un effet sur: a) l’apprentissage car le temps des échanges se réduisait pour: poser des questions, donner son avis, donner des exemple détaillés, discuter des points de vues différents. Une des réponses que cette équipe a trouvé face à cette situation a été de trouver des moments pour se réunir en dehors des répétitions, créant la possibilité d’avoir un certain type d’échange malgré la pression du temps. b) sur la confiance. L’effet paradoxal de la pression du temps a été de stimuler l’émergence de la confiance dans les nouvelles relations et de provoquer dans les autres relations plus anciennes, une disposition à profiter de la confiance déjà existante pour une meilleure réalisation du travail. Nous avons analysé aussi différentes facettes du comportement du leader telles que l’influence qu’il exerce sur les autres membres de l’équipe, sa capacité de communiquer son approbation, son ouverture pour explorer de nouvelles options, son respect pour l’individualité des acteurs, sa tolérance face à certaines erreurs. Nous déduisons que l’ensemble de ces comportements contribuent à créer dans cette équipe un niveau élevé de sécurité psychologique et à encourager les divers apprentissages des membres de cette équipe. En troisième lieu, nous avons parlé de l’intégration et de la proximité entre les membres de l’équipe parce qu’elle influence aussi les apprentissages. L’intégration est un aspect important à cause de la nature du travail réalisé par cette équipe. Cette proximité s’est produite peu à peu, malgré la présence d’obstacles tels que l’utilisation de trois langues et les difficultés de communication que cela entraînait ou la nouveauté de certaines relations. Différentes activités avaient contribué à l’améliorer l’intégration, certaines visant ce but de façon volontaire et d’autres, comme les sorties ou les activités en groupe qui n’avaient pas cet objectif explicite mais qui étaient propices à favoriser les rapport entre les membres de l’équipe. L’intégration de l’équipe est un élément important surtout pour les apprentissages en lien avec le besoin de construire l’unité de la pièce et des liens entre les acteurs sur la scène. Un type d’apprentissage mène chacun des acteurs à connaître bien son rôle mais il y a des apprentissages pour réussir à créer un résultat d’ensemble qui implique des ajustements des rythmes, des tons, des énergies des uns et des autres. Pour que cet apprentissage des éléments qui conduisent à un résultat collectif harmonieux, la proximité est une condition importante. 313 La relation entre l’intégration de l’équipe et la confiance interpersonnelle est difficile à délimiter car il s’établit une causalité en rétroaction entre ces deux aspects: une confiance plus élevée donne lieu à une intégration plus importante et lorsque l’intégration est forte les personnes peuvent se connaître mieux car elles établissent des rapports plus significatifs et une connaissance plus profonde de l’autre fait grandir la confiance qui se base sur la connaissance de l’autre. 314 CHAPITRE XI CONCLUSIONS 11.1. Introduction Avant de conclure, nous rappelons notre question de recherche, pour ensuite aborder les phases de la recherche, les difficultés affrontées et les solutions proposées. Seront ensuite discutées les limites de la recherche ainsi que de la démarche d’analyse suivie. Nous traiterons alors des résultats obtenus en termes de notre compréhension des liens entre la confiance et l’apprentissage avant de terminer sur l’applicabilité de cette étude à d’autres cas de travail en équipe. 11.2. Les phases de la recherche 11.2.1. Le point de départ Notre point de départ était la question suivante: comment la confiance influence-t-elle les apprentissages des membres d’une équipe de travail lors de la réalisation de leur tâche? Afin d’y répondre, nous avons entrepris, en premier lieu, une recension des écrits sur les sujets de l’apprentissage en équipe et de la confiance. Nous avions pensé que le succès de l’apprentissage dans une équipe de travail serait influencé par le niveau de confiance dans les relations interpersonnelles et que l’importance de son influence dépendait du niveau d’interdépendance entre les membres. À partir des textes que nous avons consultés sur l’apprentissage, nous avons choisi la conception de « l’apprentissage situé », une perspective qui met l’accent sur le fait que chaque 315 pratique a une logique d’action propre. À travers cette logique, dans l’interaction avec les autres membres d’un groupe appartenant à un contexte de travail similaire, se construisent des apprentissages qui se créent à travers leurs différentes participations. La participation dans ce contexte de travail change avec l’expérience et le rôle; la participation peut être périphérique, dans un premier temps et devenir plus centrale avec le temps. Cette conception de l’apprentissage prend en considération l’interaction ce qui, à nos yeux, rend encore plus pertinente la problématique de la confiance dans les relations interpersonnelles comme un facteur qui influence l’apprentissage. Cette conception de l’apprentissage situé a été utilisée pour étudier différentes problématiques mais nous n’avons trouvé aucun auteur qui traite de la relation entre l’apprentissage situé et l’influence de la confiance. Les travaux qui traitent la question de l’apprentissage et la confiance dans une équipe de travail et auxquels nous référons, sont principalement ceux d’Edmondson (1999, 2001). Nous avons pris en considération plusieurs de ses réflexions pour guider notre analyse, surtout en ce qui concerne les comportements favorables à l’apprentissage. 11.2.2. Les difficultés rencontrées et les solutions proposées Par la suite, nous nous sommes demandé quelle équipe il serait pertinent d’observer. La difficulté consistait à trouver une équipe qui ait besoin d’apprendre pour réaliser sa tâche et dont les apprentissages soient observables. Étant donné que notre approche de l’apprentissage mettait en premier plan l’importance de l’interaction pour l’apprentissage, nous avons décidé de suivre une équipe dans laquelle l’interaction entre ses membres est très importante à cause du type de travail qu’elle accomplit. De plus, les membres de cette équipe devaient réaliser différents types d’apprentissages que nous pouvions observer en temps réel. À partir de ces considérations, notre choix a été une équipe d’artistes qui montait une pièce de théâtre. Nous avons identifié plusieurs aspects de cette équipe qui peuvent être communs à d’autres équipes de travail dans les organisations. À la fin de notre analyse, nous présentons une réflexion à propos de notre point de vue en ce qui concerne l’applicabilité de nos résultats à d’autres cas de travail en équipe. 316 Nous avons fait face à certaines difficultés en lien avec notre objet et notre démarche d’analyse. Une des difficultés que nous devions résoudre était comment satisfaire le besoin que nous avions d’indicateurs fiables de l’apprentissage et de la confiance, des liens entre eux et de leurs changements. Il s’agit d’objets d’étude qui impliquent une grande part de subjectivité il est donc important de considérer la perception des individus. La confiance est difficilement exprimée d’une manière directe, sauf par les arguments que les personnes donnent en entrevue. La solution que nous avons trouvée a été d’évaluer la confiance à travers ses manifestations sous la forme de certains comportements révélateurs que nous pouvions observer. Nous pouvons aussi avoir comme indices certaines des bases de la confiance, qui nous indiquent comment les personnes sont perçues par les autres, ce qui est, en partie, déduit des entrevues réalisées auprès des membres de l’équipe. L’apprentissage peut parfois être observé sous la forme des accomplissements concrets qu’il permet de réaliser. Dans ce cas précis, nous pensons à des changements observables dans la manière de jouer qui font référence à la dimension de la tâche et à la qualité des interactions entre les membres de cette équipe, ce qui réfère à la dimension affective de l’évolution de l’équipe. Plusieurs apprentissages différents peuvent avoir lieu simultanément, soit pour une même personne, soit pour des personnes différentes, puisque nous observons une équipe au complet. Certains sont tacites et donc plus difficiles à décrire. Nous avons eu recours aux observations et aux informations que nous avions obtenues à partir des entrevues auprès des membres de l’équipe. Une autre difficulté était de comprendre l’évolution du montage et de mettre en évidence ses changements déterminants à travers sa durée. Notre démarche d’analyse a consisté à distinguer trois phases de ce processus ayant des caractéristiques particulières. Des caractéristiques qui confèrent à chacune de ces étapes une fonction précise, dans la perspective de l’ensemble du projet. Cette démarche d’analyse met en évidence la singularité de ces étapes et, la variabilité de l’une à l’autre, des facteurs clefs tels que les apprentissages réalisées et l’interdépendance entre les membres de l’équipe. 317 11.3. La démarche d’analyse suivie En analysant les différentes étapes que cette équipe a dû franchir avant d’atteindre son objectif, nous avons noté que chacune de ces étapes comporte des aspects prometteurs et des risques précis. Les premiers indiquent des forces et des ressources dont cette équipe dispose, les deuxièmes concernent les difficultés qu’elle devra affronter et résoudre pour obtenir un meilleur résultat. Ainsi, chacune de ses étapes, au début, présente des conditions favorables mais aussi des défis à relever. Nous pensons que les manières par lesquelles les difficultés sont affrontées dans une étape influencent beaucoup les résultats qui seront obtenus dans les étapes suivantes. Chacune des étapes peut constituer une base sur laquelle s’appuie la progression du travail de l’équipe dans les étapes suivantes. En termes d’apprentissage et de confiance, cela signifie que la première étape est le moment où sont mises en place des bases sur lesquelles s’appuiera le travail par la suite. Étant donné qu’ à ce moment-là, la pression du temps est moins forte comparativement à l’intensité qu’elle atteindra postérieurement, les membres de l’équipe peuvent réaliser des activités comme le « jeu de la balle » qui servent à créer des liens plus étroits entre eux et à les rendre conscients du sens du travail collectif et des qualités qui sont nécessaires pour qu’il soit réussi. Les divers échanges qui ont lieu dans cette étape sont importants car ils servent à bâtir des conditions favorables pour la suite du travail. Dans ce cas, ces échanges ont différentes fonctions : créer chez les acteurs une conscience plus profonde de leur interdépendance et de ses conséquences, tisser des liens de confiance entre les personnes qui travaillent ensemble pour la première fois, contribuer à l’émergence d’une vision partagée de la logique de la pièce, motiver les acteurs pour qu’ils perçoivent le sens que leur pratique peut avoir. Étudier chaque étape dans la perspective du processus au complet nous donne une vision plus claire de l’importance des apprentissages qui s’accomplissent dans chacune d’elles et du rôle que la confiance joue dans la réalisation de ces apprentissages. Les apprentissages qui s’opèrent au cours d’une étape, la plupart du temps, peuvent être utiles et nécessaires, non seulement à cette même étape, mais surtout, et souvent encore plus, au 318 cours des étapes suivantes. Ceci est dû, en partie à l’effet de la pression du temps qui oblige les membres de l’équipe à se concentrer, de plus en plus, quand le processus avance sur la tâche et à oublier de porter de l’attention au plan de l’intégration de l’équipe. Le plan affectif du travail en équipe joue sur la possibilité de réaliser la tâche de la meilleure manière possible mais ce plan est oublié facilement, surtout quand la pression du temps augmente. La démarche d’analyse adoptée pourrait probablement servir pour suivre l’évolution du travail de n’importe quelle équipe engagée dans un projet qui implique de respecter un délai déterminé. Il serait possible de retrouver des comportements semblables et de noter des caractéristiques similaires selon des étapes : une première étape préparatoire où les bases du travail futur se construisent en termes de confiance et de l’intégration de l’équipe, une deuxième étape de transition où le rythme de l’activité s’intensifie et enfin, une troisième étape où tous les efforts se concentrent pour créer une unité et atteindre finalement le but, la priorité étant de respecter le délai fixé. Une autre difficulté que nous avons affrontée a été l’élaboration d’un cadre conceptuel dont la valeur explicative clarifie la logique des relations entre les concepts d’apprentissage, de confiance et d’interdépendance. Nous avions proposé un premier cadre conceptuel qui s’est avéré utile car, effectivement, il nous a aidé à voir l’influence de la confiance sur l’apprentissage. Mais, postérieurement, en analysant nos données, nous avons noté l’influence d’autres éléments que nous n’avions pas pris en considération dès le début de la recherche. Ces éléments ont un effet sur la dynamique de la confiance et sur l’apprentissage. La solution a été d’inclure ces nouveaux concepts et de proposer un nouveau cadre conceptuel plus complet et, dans ce sens, plus utile. Les nouveaux éléments sont : la pression du temps, le comportement du leader et l’intégration de l’équipe. Ces éléments qui ont parfois un effet direct sur l’apprentissage mais aussi un effet indirect à cause de leur impact sur la confiance. 11.4. Les apprentissages réalisés à travers la recherche 319 11.4.1. L’influence de la confiance sur l’apprentissage L’étude de ce cas nous a permis de vérifier que la confiance, sur le plan des relations interpersonnelles et de la sécurité psychologique dans l’équipe, avait eu une influence sur différents apprentissages réalisés. Dans certaines de ces situations, la confiance avait des résultats positifs sur l’apprentissage des acteurs et, au contraire dans les cas où la confiance était moins élevée, les apprentissages devenaient plus difficiles. La présence de la confiance avait une influence favorable, tandis que son affaiblissement agissait au détriment de la possibilité des membres de l’équipe d’adopter des comportements qui impliquaient d’assumer un risque mais qui auraient pu mener ceux-ci à des apprentissages divers. Revenant aux apprentissages que l’équipe a réalisés, nous avons retrouvé plusieurs des comportements qu’Edmondson signale comme étant des indicateurs de l’apprentissage: poser des questions, demander de la rétroaction et de l’aide, explorer de nouvelles possibilités de travail. Cependant, il y a eu d’autres comportements qui n’ont pas été présents au niveau de la discussion de l’équipe. Ces comportements sont: parler des erreurs et questionner la manière de travailler. Ces sujets n’ont pas été abordés pendant les séances de répétition mais ils ont été traités dans des conversations informelles entre certains membres de l’équipe. Cette observation nous conduit à nous demander si cela explique que le niveau d’apprentissage des membres de cette équipe varie d’un individu à l’autre en fonction des comportements qu’il adopte. Cependant, il est difficile d’évaluer les apprentissages individuels puisqu’ils sont nombreux et continus et nous avons adopté une perspective d’équipe. Selon notre optique, les conversations informelles ont aussi une valeur importante pour la création des apprentissages, même si dans ces conversations qui ont lieu en dehors des séances de répétitions, les réflexions sur les erreurs portent plus sur des erreurs individuelles que sur des erreurs de l’équipe au complet. Logiquement si ces sujets ne sont pas traités par l’ensemble des membres ils n’apporteront pas d’améliorations à la manière de travailler de l’équipe mais ces réflexions peuvent avoir des effets au niveau individuel. 11.4.2. Les apprentissages sur la dynamique de la confiance 320 Un apprentissage tiré de cette recherche concerne la dynamique de la confiance. Nous avons trouvé dans la littérature spécialisée des auteurs tels que Meyerson et al.,(1996) qui traitent le sujet du caractère auto renforçant de la confiance, qui agit dans les relations, dès leur début, mais cette caractéristique de la dynamique de la confiance est présente, et continue d’agir pendant tout le temps que dure une relation. De plus, nous avons trouvé que ce caractère auto renforçant s’était manifesté aussi lorsqu’il s’agissait de l’affaiblissement de la confiance. Dans ce cas, sont apparus des comportements défensifs comme des attitudes d’indifférence qui ont eu pour conséquence plus de distance et moins de communication entre les deux personnes qui avaient des difficultés. Ce qui rend ces situations plus compliquées, c’est que les personnes ne sont pas complètement conscientes des comportements qu’elles adoptent progressivement, au fur et à mesure que la confiance commence à manquer, ni de leurs effets dans l’interaction avec les autres. Le caractère auto renforçant de la confiance agit aussi dans la relation de deux plans différents, dans l’impact qui existe entre la confiance interpersonnelle et la sécurité psychologique dans l’équipe. Ceci signifie que lorsque la confiance s’affaiblit dans une relation entre deux personnes, les conflits qui surgissent entre elles, même si c’est sous forme de tensions et de non-dits, peuvent avoir un effet négatif sur les autres membres de l’équipe qui perçoivent ces frictions, cet éloignement et se préoccupent de la situation et de son évolution. Cet exemple nous a montré que, lorsque la confiance s’affaiblit, elle peut avoir des répercussions qui nuisent, non seulement au travail, à travers les limites qu’il impose à l’apprentissage, mais aussi à travers d’autres facettes des relations qui s’appauvrissent telles que la communication, la satisfaction au travail et la collaboration. Dans des cas de conflits aigus, le projet même peut-être en situation de risque à cause d’une mauvaise gestion des conflits interpersonnels. Cette logique agit aussi en sens inverse, c’est à dire que lorsque les relations entre deux personnes sont basées sur une confiance forte, elles influencent les perceptions de sécurité et la sécurité psychologique de tous les membres; elles ont donc un impact positif sur l’équipe au complet. Les conséquences de cette caractéristique de la dynamique de la confiance nous semblent importantes pour comprendre pourquoi les relations interpersonnelles, dans une équipe de travail, peuvent tomber dans un fonctionnement de type cercle vicieux, qui devient assez difficile à modifier surtout lorsque les individus ne sont pas conscients de leurs actions. 321 Dans le cas étudié, pour changer les comportements défensifs qui s’étaient établis dans la relation entre deux personnes, l’intervention d’un tiers a été favorable pour trouver une solution au problème qui se posait à ce moment là. Naturellement, nous ne savons pas ce qui aurait pu se passer sans cette participation. Il y a différents scénarios possibles: un premier qui fait que les deux personnes sans aide extérieure décident de se parler; un deuxième selon lequel une personne différente intervient; enfin, un troisième où la distance et le conflit augmentent. Dans ce troisième cas, le conflit aurait pu causer seulement un inconfort plus grand mais sa conséquence la plus grave aurait pu aboutir à une rupture de la relation. Ce que nous avons noté, c’est que le fait que ce conflit se soit présenté dans une équipe où il y avait d’autres relations, où la confiance existait et était très forte, a contribué à trouver rapidement une solution au prix d’un effort relativement petit. Nous estimons aussi que plus l’intervention d’une tierce personne ou d’un autre mécanisme, est rapide, plus il est possible de « limiter les dégâts ». Au contraire lorsque deux personnes attendent longtemps avant d’affronter leurs conflits, le manque de confiance qui se crée est très grand et plus difficile à réparer. 11.4.3. Les aspects paradoxaux de la confiance Nous avons aussi porté notre attention sur un aspect paradoxal de la confiance: d’un côté, il est possible que celle-ci se crée rapidement dans les nouvelles relations. De l’autre côté, le paradoxe est que la confiance, dans des relations qui durent depuis longtemps, ne peut pas éviter de faire face au risque de s’affaiblir ou de se perdre. Ce paradoxe montre que, même si la confiance se bâtit généralement à travers les expériences partagées et la connaissance de l’autre, deux conditions qui dépendent en partie du temps, il y a d’autres éléments, indépendants du temps, qui entrent en ligne de compte. Pour expliquer les cas où la confiance se crée rapidement, Meyerson et al. (1996) l’associent à la présence de certaines caractéristiques personnelles mais ils trouvent également que ce phénomène dépend surtout des exigences du contexte. Parmi les caractéristiques personnelles se trouvent la disposition à faire confiance et les croyances favorables concernant la décision de faire confiance, même quand on ne se connaît pas bien encore. Sur le plan du contexte, le fait de disposer d’un délai assez court pour réaliser un projet est un autre facteur 322 de poids. Pour nous, ce paradoxe de la confiance qui peut se créer rapidement est effectivement expliqué à partir de ces raisons, mais nous avons noté que les affinités qui peuvent exister entre les personnes jouent aussi un rôle important comme ce cas nous le montre. En effet, nous avons vu que la confiance entre deux acteurs qui travaillent ensemble pour la première fois dans ce projet existait non seulement en raison de leur disposition à faire confiance mais aussi basée sur des affinités personnelles, les intérêts communs, une vision partagée du théâtre, dans ce cas, des goûts similaires. Ce sujet des affinités personnelles, comme étant une des bases de la confiance qui peuvent apparaître très tôt dans une relation et se maintenir pendant longtemps, est peu considéré dans la littérature sur la confiance, mais à travers notre recherche, cet aspect est apparu plusieurs fois comme un élément qui déclenche la naissance de la confiance entre deux personnes même, si après, les relations traversent différents cycles où les expériences partagées donnent à la relation d’autres contenus qui peuvent devenir des bases supplémentaires à la confiance. En ce qui concerne l’affaiblissement de la confiance dans une relation assez longue, il est paradoxal que celle-ci, malgré toutes les bases construites à travers le temps qu’une relation a duré, soit encore et toujours relativement fragile, étant donné l’existence du risque de son affaiblissement temporaire ou même d’une rupture définitive qui peut arriver en peu de temps, sous certaines circonstances. Le paradoxe est donc que la confiance peut avoir en même temps une grande force, une capacité de récupération étonnante mais aussi une surprenante fragilité et cela, contrairement à ce que l’on pourrait espérer, ne dépend pas nécessairement du temps que les relations ont duré. 11.4.4. Les éléments qui dépendent du contexte Une autre des leçons tirées de notre cas, concerne le comportement du leader. Nous avons indiqué différents aspects selon lesquels les comportements du metteur en scène influençaient les apprentissages des autres membres de l’équipe. Dans la plupart des équipes la fonction de leader est assumée soit par une personne, soit par plusieurs. Nous avons mentionné que l’apprentissage dépend en partie de certains comportements et que ces comportements comportent des risques. Oser courir ces risques dépend, entre autres, du niveau de sécurité psychologique qui règne dans l’équipe. La sécurité psychologique 323 dont il est question, alors, dépend en partie, du comportement du ou des leaders et aussi des comportements des autres membres de cette équipe. Or, souvent les comportements des autres membres de l’équipe sont inspirés par l’exemple donné par le leader. Jusqu’ici nous avons résumé rapidement ce que cette recherche nous a apporté en termes d’une méthodologie d’analyse et des connaissances sur la confiance cependant nous discuterons de la possibilité que cette expérience s’applique à d’autres cas de travail en équipe et également des limites d’une telle recherche. 11.5. L’applicabilité de cette recherche à d’autres cas Quelle est la possibilité d’appliquer les leçons tirées de notre analyse de cas à d’autres situations d’apprentissage dans une équipe de travail? Pour répondre à cette question, d’abord, nous soulignerons les principaux aspects qui distinguent cette équipe. Nous signalerons ensuite, lesquelles de ces caractéristiques pourraient se retrouver dans d’autres cas et finalement, nous dirons pour quels types de cas les résultats de notre analyse pourraient être ou pas appliqués. 11.5.1. Les aspects particuliers à ce cas Nous énumérons ici des caractéristiques importantes de ce cas en termes de la nature de la tâche, de la manière de travailler et des membres de l’équipe. 11.5.1.1. La nature de la tâche La nature de la tâche que cette équipe réalise place l’apprentissage au cœur de son activité. Même si les acteurs s’intègrent à ce projet parce qu’ils ont des connaissances, des 324 expériences et des habiletés acquises au cours de leur carrière, ils ont besoin de réaliser de nouveaux apprentissages individuels et collectifs dans l’interaction avec le reste des participants. En effet, chaque montage est un départ à zéro car la plupart des composantes d’un nouveau montage sont uniques et différentes de celles des projets précédents: l’équipe qui vient de se constituer, le texte et son interprétation, la perspective du metteur en scène, le décor, le son, l’éclairage, les manières de travailler et les interactions avec les autres membres. La majeure partie du temps du travail de cette équipe est dédiée, justement, à la création des nouvelles connaissances requises. De plus, la nature de la tâche exige de la part des membres de l’équipe, un apport significatif en termes de créativité car, même si le metteur en scène dirige le travail de l’équipe, ses idées à lui dépendent aussi beaucoup des apports des autres membres, elles changent et se définissent plus clairement au contact du jeu des acteurs et à travers les conversations avec les concepteurs. Sa perspective est un point de départ mais elle s’enrichit et se nourrit des échanges, qu’ils soient verbaux ou qu’ils s’expriment à travers le jeu. De plus, chaque acteur imprime un sceau particulier à ses personnages. La créativité implique une ouverture aux nouvelles expériences; en contrepartie, elle signifie l’implication d’un niveau relativement élevé d’incertitude, en termes du déroulement du processus même de création et du résultat final. L’auteur accepte que le texte soit, pour lui, une « hypothèse de travail » à partir de laquelle commence ce processus, mais sait bien qu’il y aura de nombreuses surprises qui émergeront en cours de route. 11.5.1.2. La manière de travailler Les membres de l’équipe doivent apprendre comment travailler ensemble pour que la combinaison de ces éléments soit le résultat de la participation de tous. De plus, cette équipe de travail réalise la partie principale de sa tâche dans l’interaction face à face, pendant de longues périodes de temps et dans une interdépendance très élevée. Meyerson, Weick et Kramer (1996) étudient des équipes de montage pour le cinéma, qui réalisent donc des tâches semblables à celle que nous avons étudiée. À cet effet, ils signalent le fait que l’interdépendance a des conséquences directes sur l’importance de la confiance : « The 325 members must keep interrelating with one another in trying to arrive at variable solutions. This continuous « interelating » keeps the issue of trust salient throughout the life or a temporary system. » Ainsi, dans un projet qui débute, chaque membre de l’équipe réalise une série d’apprentissages basés sur ses expériences préalables mais il est indispensable de créer, pour la réussite de chaque montage, une base de connaissances et de confiance commune à tous les participants. Les membres de l’équipe sont confrontés à la nouveauté et à des événements inattendus et l’incertitude est souvent présente. Cette situation, dans un certain sens, peut présenter des avantages par rapport aux possibilités d’apprentissage car, comme nous l’avons évoqué, les acteurs font continuellement de nouvelles expériences, ils ont besoin d’explorer différentes possibilités de jeu pour ensuite choisir les meilleures options. 11.5.1.3. La présence du risque Nous avons noté des aspects particuliers à cette équipe comme l’importance de la créativité par exemple, mais il y aussi le niveau de risque assumé par ses membres, les incertitudes auxquelles ils sont confrontés. Goodman et Goodman (1972) signalent que, normalement, les metteurs en scène ont une propension importante à prendre des risques: « Directors have a propensity for taking risks. Directors are often willing to risk calamity by using innovative approaches to their production. This risk might be around technical issues, such as multi-media presentations, interpretative issues as message emphasis or period of setting the play, issues of public controversy such as nudity, race relations, war, pollution or apathy » (Goodman et Goodman ; 1972) Nous pensons que pour cette raison, ils pourraient être plus ouverts aux nouveaux apprentissages. 11.5.1.4. L’engagement des membres de cette équipe. 326 D’un autre côté, il nous semble aussi que le niveau d’engagement des membres de cette équipe est fort car cette pratique a un sens pour eux et enrichit leur expérience professionnelle. Plusieurs personnes de cette équipe, en entrevue, nous ont parlé de leur choix professionnel, tant de ses aspects difficiles, que de leur goût pour ce qu’ils font et de la satisfaction qu’ils éprouvent, étant donné que leur activité théâtrale occupe dans leur vie une place primordiale et acquiert un sens profond. À partir de cette considération, nous pensons que l’engagement des individus qui participent dans cette équipe n’est pas basé, en premier lieu, sur un intérêt économique, ni sur une obligation. Leur participation à ce projet est volontaire et il a un sens dans le cadre de leurs choix professionnels. Ces traits peuvent créer un rapprochement avec d’autres équipes où quelques-unes de ces mêmes caractéristiques sont présentes, même si elles se manifestent autrement. Nous réfléchirons maintenant à cette probabilité. 11.5.2. Les aspects de ce cas qui peuvent se retrouver dans d’autres cas Pour évaluer jusqu’à quel point nos résultats de recherche sont applicables à d’autres cas, nous reprendrons ici certains des points que nous avions mentionnés : la nature de la tâche, la manière de travailler, la créativité, l’incertitude, le risque et l’engagement des membres de l’équipe. 11.5.2.1. La nature de la tâche La nature de la tâche est l’un des facteurs clefs pour déterminer l’importance de l’apprentissage. Dans de nombreuses situations, les équipes de travail ont des tâches qui les mettent face à un plus ou moins grand besoin d’apprendre. Dans le contexte des projets temporaires ou d’une plus longue durée, toute sorte d’apprentissages sont nécessaires et ils dépendront de la nature de la tâche, des manières de travailler, des interactions dans l’équipe, et des contraintes imposées par le contexte, entre autres facteurs. De la même manière comme 327 le jeu d’une pièce de théâtre s’enrichit selon ce qui est partagé par les acteurs dans la subtilité du jeu, dans une équipe de travail, les apports de ses membres peuvent devenir plus pertinents et utiles lorsque l’interaction entre les membres stimule la réflexion collective et une participation plus active de chacun. Dans une équipe de travail qui a un projet à développer, il se peut aussi, qu’au départ les connaissances de tous soient la base pour accomplir le travail mais qu’elles ne soient pas suffisantes et que la nouveauté du projet demande de concevoir de nouvelles approches aux problèmes rencontrés. Comme dans le montage d’une pièce de théâtre, lors de sa première étape, si la confiance interpersonnelle est suffisante et les conditions sont favorables, les membres de l’équipe pourront explorer différentes options, évaluer des possibilités avant de prendre des décisions et choisir quelles sont les meilleures solutions. Comme dans le montage de la pièce de théâtre, souvent les comportements et les actions qui sont adoptés au début du travail seront déterminants pour la suite. 11.5.2.2. La manière de travailler Dans le travail de l’équipe étudiée, la créativité prenait une grande place à cause du type de tâche. Dans d’autres équipes, même si les personnes ont un niveau d’interdépendance élevé, l’interaction entre les membres d’une équipe peut être moins intense et prolongée que dans le cas étudié, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle ne soit pas importante. Dans certains cas, une partie du travail sera réalisée individuellement et une autre dépendra des interactions qui se produiront sous différentes modalités de communication mais qui, dans tous les cas, impliquent un certain type de relation et de communication entre les membres. Cela dépendra en bonne partie du niveau d’interdépendance qui existera dans chaque cas. Dans la situation de l’équipe que nous avons étudiée, la qualité des relations inter personnelles est déterminante pour le succès du travail alors que dans d’autres équipes, les résultats pourront dépendre en partie, de la qualité des relations, mais aussi des apports individuels. Dans d’autres équipes où l’apprentissage est important aussi, la créativité de ses membres sera souvent requise lors de la réalisation de la tâche. Le besoin d’être créatif peut exister, varier selon les cas et mener à accomplir un projet ou à apporter des améliorations dans le travail d’une équipe et dans ses résultats. D’ailleurs, l’innovation ou la réalisation de 328 changements petits ou grands, ont comme point de départ, une idée nouvelle, née à partir de la créativité d’une ou de plusieurs personnes, cet aspect est aussi présent dans d’autres cas. 11.5.2.3. Les éléments du contexte Ici, nous avons vu comment la pression du temps jouait un rôle sur les possibilités d’apprentissage des membres de l’équipe. Dans d’autres équipes de travail la pression du temps peut être tout aussi présente puisque les organisations sont soumises à des exigences issues du besoin d’être compétitives dans un marché où les conditions de survie changent constamment et doivent s’adapter, de plus en plus, rapidement. Comme nous l’avons montré, une pression du temps plus forte a des conséquences diverses sur l’apprentissage et sur les possibilités de consolider la confiance. Il faudra aussi, étudier les conséquences de ces variations: observer par exemple, comment lorsque la pression du temps est trop élevée les membres des équipes risquent de devenir plus stressés, tendus, fatigués, surchargés et moins disponibles à échanger. Ils seront, en général, plus inquiets des résultats qu’ils sont capables de fournir dans le délai dont ils disposent que de la qualité de leurs résultats. Probablement, lorsque la pression du temps est grande, nous constaterons plus de difficultés pour réfléchir sur les résultats inattendus, les erreurs, les conflits ou les options pour améliorer le travail. Par contre, nous pourrions noter aussi certaines conséquences négatives sur l’apprentissage si cette pression devenait très faible. Notre étude et ses résultats sont applicables à une grande majorité de cas tout en tenant compte des différences dans le poids de certains éléments. Cependant, il y a certains cas où l’application de cette recherche nous semble moins pertinente, voyons quelles sont ces situations. En ce qui a trait au comportement du leader nous n’avons pas prétendu faire un travail sur le leadership mais nous somme sûrs que la compréhension du rôle de ce metteur en scène nous permis d’apprendre beaucoup sur les qualités d’un bon leader ou dirigeant. Tout en sachant qu’il y a des styles personnels d’assumer cette fonction, il est important de noter dans ce cas, l’importance de certains comportements qui pourraient bien être utiles pour le contexte organisationnel. Un comportement qui ne semble pas, au premier abord avoir l’importance 329 qu’il a au théâtre est l’observation. Cependant nous pensons que l’observation a tout de même un rôle à jouer car en observant, un leader peut identifier les forces et les faiblesses des personnes qu’il dirige et à partir de cette connaissance, orienter les personnes pour quelles corrigent leurs point faibles et tirent plus de profit de leurs capacités. Dans le cas du metteur en scène, un de ses objectifs et d’être très présent au début du processus et progressivement laisser de plus en plus la responsabilité de la tâche entre les mains des acteurs qui deviennent capables de savoir comment jouer au point de pouvoir, plus tard, faire des représentations réussies sans sa présence. Est-ce que ne ce serait pas aussi le but d’un bon leader dans une organisation celui de développer chez les membres des équipes qu’il dirige des capacités telles qu’ils soient capables de réaliser leurs tâches par eux mêmes, ayant de plus en plus confiance en ce qu’ils sont capables de faire. Cette approche irait plus dans le sans de la délégation du pouvoir que dans celui du contrôle mais dans plusieurs milieux c’est le type d’objectif qui est visé comme dans le cas des équipes auto dirigées, le courrant de l’ « empowerment », des « cellules d’apprentissage », ou des équipes semi autonomes. L’étude de ce cas met bien au clair qu’il est différent d’imposer des ordre que de convaincre, d’attirer et de « séduire » par la compétence, l’expérience et l’engagement, les personnes pour qu’elles puissent suivre une direction qui est proposée. Ce cas a permis aussi de voir comment une équipe qui au début faisait face à différents obstacles importants comme des difficultés de communication causées par les langues parlées par les membres de l’équipe a pu vaincre ces obstacles et créer une intégration. Dans ce cas particulier, un élément clef a été le temps partagé et les échanges. Dans d’autres cas il est évident que la disponibilité pour se réunir en dehors des horaires de travail n’est pas toujours facile à avoir mais ce qui est important de souligner ici c’est comment la dimension affective d’un groupe nourri et enrichi celle de la tâche à accomplir et dans ce cas nous avons eu de nombreux exemples de cette interdépendance entre ces niveaux. Nos pensons que cette même interdépendance existe dans les autres cas même si elle peut ne pas être si évidente comme elle l’a été ici. 11.5.3. Les cas où il est improbable d’appliquer les leçons tirées de ce cas 330 Les cas dans lesquels notre étude en principe pourrait avoir le moins d’applicabilité seraient des cas où pour des raisons différentes, la réalisation de nouveaux apprentissages dans une équipe de travail n’est ni un besoin, ni une question importante. Les cas où la nature de la tâche exige à une équipe de réaliser un travail répétitif où les pas à suivre sont clairement établis dès le départ. Nous pensons à des cas où les routines de travail pratiquées sont déterminées à l’avance, par exemple à cause de l’utilisation d’une technologie donnée de telle sorte qu’elle ne permettent pas de modifications significatives car il faut respecter une démarche qui n’admet pas de changements et que, par conséquent, les membres de l’équipe n’ont plus qu’à les suivre sans se poser de questions sur de possibles améliorations à apporter. Ceci pourrait être le cas des équipes de travail dans les salles d’opération qui suivent généralement un même ensemble de démarches bien connues d’avance, le cas des équipes qui sont en charge d’un vol de passagers où chaque membre de l’équipe a des fonctions bien définies et les réalise de manière similaire à chaque fois qu’il est responsable d’un nouveau vol. Une équipe de production par exemple dans l’assemblage du système électrique d’un avion qui est un travail d’équipe mais où chaque personnes suit les indications établies dans un manuel qu’il faut suivre avec toute exactitude. Les exemples qui nous avons donné sont ceux d’équipes qui demandent un niveau important de connaissances comme condition à son fonctionnement mais une fois que les connaissances requises sont acquises, le travail en lui-même ne demande pas de réaliser de nouveaux apprentissages car effectivement la tâche se répète sans présenter des variations importantes. La responsabilité des membres de ces équipes n’est pas de livrer le produit d’un projet qui est nouveau ni unique mais, au contraire, la tâche a un caractère continu et prévisible. Les cas ou pour d’autres raisons que l’utilisation de la technologie, le pouvoir de l’autorité est très concentré et il ne permet aucune initiative ni réflexion de la part des membres de l’équipe qui sont alors vus comme des exécutants qui se limitent à suivre les ordres qu’ils reçoivent. Dans d’autres types de situations où la confiance ne joue pas un rôle important pour l’apprentissage car au lieu de stimuler la construction de la confiance interpersonnelle, les relations sont contrôlées par une normativité rigide et fixée d’avance qui n’admet pas de variations malgré les différences entre les individus. 331 Dans le cas où le contrôle sert de substitut à la confiance et la logique du comportement des membres de ces équipes change car elle se base sur d’autres principes que ceux qui sont en lien avec la création de la confiance dans les relations interpersonnelles. Nous pensons qu’il y aurait là peu de place pour la créativité des membres de l’équipe et que l’apprentissage s’il existe sera assez limité. En conclusion, notre cas est un exemple où le besoin d’apprendre et la créativité requise pour accomplir la tâche sont élevés. Dans d’autres équipes de travail également, plusieurs de ces caractéristiques peuvent se retrouver, plus nuancées ou ayant des manifestations différentes. L’apprentissage en fin de compte, suppose une problématique qui change de forme, sous l’effet du contexte précis où elle se situe, mais ayant des éléments essentiels, comme l’interaction, la participation à une pratique donnée, se retrouvent pour s’organiser selon les enjeux de chaque cas particulier. 11.6. Limites de la recherche Notre recherche comporte des limites que nous voulons discuter dans cette partie en distinguant entre celles qui proviennent de la méthodologie employée et celles qui résultent du choix du cas, finalement il y a aussi des limites attribuables au fait qu’il y aie un seul chercheur. Toute méthodologie comporte sa part de limites. Étant donné que nous avons choisi d’adopter une méthodologie qualitative, nous n’avons pas établi des mesures quantitatives des construits étudiés: l’apprentissage, la confiance, l’interdépendance et les liens entre eux. Des mesures quantitatives auraient permis de tester des hypothèses ou de démontrer, de manière plus précise, des relations de cause à effet entre des variables. Néanmoins, la richesse des détails fournis permet au lecteur de juger de la justesse des observations et d’avoir accès à une description plus fine qui rend compte de la perception que les membres de cette équipe ont de leurs expériences d’apprentissage et de la confiance interpersonnelle dans leurs relations. Nous estimons que notre choix méthodologique a été valide en fonction des résultats que nous espérions obtenir c’est à dire de comprendre comment la confiance influençait les apprentissages des membres de cette équipe de travail. 332 Par rapport au choix du cas, une autre limite est que l’équipe étudiée n’est pas inscrite dans le contexte d’une organisation. Nous ne pouvons pas, par conséquent, étudier les répercussions des apprentissages réalisés par cette équipe sur un plan plus large comme si elle appartenait à une structure organisationnelle, ce qui aurait apporté une dimension plus large à la présente analyse. Mais, d’un autre côté, cette caractéristique particulière de la situation, représente un avantage au sens où elle nous a permis de concentrer toute notre attention sur les phénomènes exclusifs à l’équipe, sans qu’il y aie des influences externes comme celles qui agiraient sur une équipe de travail dans une organisation. D’autre part, nous avons l’avantage de savoir que malgré cet « isolement » il s’agit d’une situation réelle. Cet aspect est enrichissant si nous le comparons aux situations « artificielles » crées explicitement pour vérifier des hypothèses de recherche dans un laboratoire. Une autre limite de ce travail tient au fait que nous analysons un seul cas. Ceci implique que nous ne pouvons pas comparer ce cas avec d’autres cas où nous aurions pu utiliser le même cadre théorique. Eisenhardt (1989) explique l’avantage d’avoir des cas multiples comme suit: «…multiple cases are a powerful means to create theory because they permit replications and extension among individual cases ». Cependant ce même auteur, dans un autre article (Eisenhardt,1991), affirme qu’il est possible d’établir des comparaisons aussi à l’intérieur d’un même cas. Elle insiste sur le fait que le principal critère qui devrait préoccuper les chercheurs est la rigueur méthodologique et que finalement les différences entre les recherches où il a plusieurs cas, et celles où il n’y qu’ un seul, sont moins importantes que les similarités pouvant exister entre ces deux types d’études. Dans la présente recherche en particulier, nous avons, au moins deux façons de construire une variabilité pour comparer certains des résultats. D’un côté, nous pensons qu’en distinguant trois étapes différentes dans ce processus, nous avons adopté une stratégie d’analyse de l’information qui contribue à faire ressortir la variabilité à l’interne du cas en termes des changements dus à des aspects temporels. Par exemple, nous avons examiné si les changements dans le degré d’interdépendance avaient une influence différente sur l’importance du rôle que la confiance joue sur l’apprentissage. D’un autre côté, il a été possible de distinguer si la confiance présente des caractéristiques variables en lien avec l’ancienneté des relations, puisque des relations ont commencé très récemment et d’autres par contre, datent d’une dizaine d’années. Nous croyons 333 que cela permet ainsi de compenser, du moins en partie, le fait que cette recherche porte sur un cas unique. Une autre limite à signaler est que nous n’avons pas pu faire un double codage. En fait une seule personne observait le montage, réalisait les entrevues et les analysait par la suite. Pour compenser cette limite, au cours du processus de la recherche, nous avons présentés régulièrement des parties de notre travail à nos directeurs de thèse avec qui nous avons discuté de la pertinence de l’information obtenue et de la démarche pour son analyse. Nous avons aussi eu recours à plusieurs heures d’enregistrement de vidéo qui ont permis de revoir plusieurs fois des passages importants des répétitions. Nos directeurs de recherche ont aussi vu ce matériel avec nous et cela a apporté de nouveaux élément à nos discussions. D’un autre côté, nous avons aussi validé nos observations en discutant notre compréhension des faits et de leur sens avec les acteurs de la pièce qui ont lu des chapitres précis de notre thèse. Dans ces cas, l’échange avec eux, nous a permis de clarifier notre perspective de certains événements. 11.7. Réflexion finale Notre recherche avait eu comme point de départ une question concernant l’influence de la confiance sur l’apprentissage. Les étapes suivies pour analyser un cas précis d’une équipe de travail nous ont permis d’identifier différents liens entre la confiance et l’apprentissage. Nous avons constaté que l’influence de la confiance sur l’apprentissage changeait selon le degré d’interdépendance que la tâche demande et aussi selon les différents types d’apprentissages que les membres de l’équipe réalisent. À la suite de cette recherche, nous concluons que la confiance influence positivement l’apprentissage car elle permet aux membres d’une équipe d’adopter des comportements relativement risqués mais qui sont particulièrement favorables à l’apprentissage. Nous avons aussi vu en toute sa richesse la complexité de ces processus à travers un cas riche et détaillé. En fait, à travers notre analyse, nous avons découvert d’autres éléments qui interviennent et modèrent la relation entre confiance, interdépendance et apprentissage: la pression du temps, le comportement du leader et l’intégration de l’équipe. La pression du 334 temps a été présente continuellement dans le cas que nous étudions mais son intensité avait varié. Cette variabilité nous a permit de noter les conséquences importantes de son augmentation. D’une manière générale, nous considérons que lorsque son augmentation est perçue comme étant trop grande, elle influence négativement l’apprentissage malgré la présence de la confiance. Le comportement du leader nous a paru un aspect clé qui influence les apprentissages et la confiance positivement ou négativement. Quant à l’intégration de l’équipe, nous la voyons comme étant en même temps un résultat de la confiance qui existe et des apprentissages réalisés et un élément qui les favorise. Ainsi non seulement nous avons répondu à notre question, mais en plus nous avons élargie notre conception de cette problématique et trouvé une démarche d’analyse qui pourrait s’appliquer à d’autres cas similaires où une équipe ait à accomplir un projet créatif par exemple et a générer de nouveaux apprentissages pour aboutir à ses objectifs. 335 ANEXE Grille d'entrevue Nos entrevues auprès des acteurs se sont faites en deux temps, soit: au début du processus du montage de la pièce et vers la fin. Dans la première série d'entrevues, les objectifs se situaient sur deux plan: 1) obtenir des informations a) sur leur trajectoire professionnelle et b) sur l'histoire de leurs relations avec les autres membres de l'équipe. 2) l'objectif était de leur expliquer le but de notre présence dans l'équipe afin pour créer un rapport plus direct avec chacune. Notre idée, qui s'est avérée juste par la suite, était de construire un climat de confiance qui inciterait ces mêmes personnes à décider spontanément de nous fournir d'autres informations tout au long du processus. Les principales questions posées dans ces entrevues étaient les suivantes: 1) Depuis combien de temps as-tu commencé à faire du théâtre? 2) Quelles ont été les motivations qui t' ont conduit(e) à faire ce choix? 3) Peux-tu me parler de certaines expériences marquantes au cours de ta carrière? 4) Peux-tu me parler de ta conception du théâtre? 5) Peux-tu me parler de la façon dont tu t'est engagé (e) à faire partie du projet actuel? 6) Depuis quand connais-tu les autres personnes de l'équipe? 7) Comment avez vous connus les autres participants à ce projet? 8) Selon, vous quel rôle la confiance joue-t-elle dans le cadre de ce projet? La deuxième série d'entrevues avait comme objectif de nous permettre d'avoir davantage d'information sur l’ expérience de travail des membres de cette équipe en particulier et sur leurs apprentissages. Les principales questions soulevées étaient les suivantes: 1) Peux-tu me parler des difficultés que tu as rencontrées pendant le montage de cette pièce? 336 2) Peux-tu me parler des satisfactions que tu as éprouvées pendant le montage de cette pièce? 3) Peux-tu me parler des apprentissages que tu as réalisés ou des leçons que tu as tirées pendant le montage de cette pièce? 4) Peux tu me parler des changements que tu as vus dans l'interaction entre les membres de l'équipe? 5) Peux-tu me parler de tes attentes pour le temps qui vous reste à travailler ensemble comme équipe? 337 BIBLIOGRAPHIE Ackoff, R. 1971. A concept of corporate planning. New York: Wiley Interscience. Acosta, M. 2001 « Teatro de Arena » dans Cuadernos de teatro. Modelos de Organización. Moncada, L.M. et Giménez C., M comp. Mexico: Centro Cultural Helénico Adler, P. et Adler, P. 1998. «Observational Techniques» dans Collecting and Interpreting Qualitative materials. Denzin, N. et Lincoln, Y. Éd. Sage. 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Cadre conceptuel préliminaire Confiance, apprentissage et interdépendance dans les équipes de travail Degré d’interdépendance Dynamique de la confiance/ méfiance Perceptions de confiance/ méfiance Comportements des participants - en soi - interpersonnelle - dans l’équipe Apprentissage -Rapidité -Qualité -Nature 349 Figure 1 Sociogramme de la situation de l’équipe au point de départ Xochit l Mélissa Jean Béatrice Juli Juan Cristobal Lucie *Claudia Mauricio *Alain *Mattieu *Pablo Légende: acteurs de la compagnie québécoise acteurs mexicains invités au projet relation de longue durée entre les membres d’une même compagnie construction d’une entente pour la réalisation d’un projet conjoint relation de travail de durée moyenne (5 ans) membres de la compagnie mexicaine (metteur en scène, productrice, auteur) * personnes qui travaillent pour la première fois avec ces compagnies élèves de Julio Luis Jua 350 Figure 2 Sociogrammeme de la situacion de l’équipe à la fin de l’étape 1 Xochitl Pedro Béatrice *Mattieu Mauricio Pablo Mélissa Juli Juan Cristobal Jean Claudia Lucie Luis Juan *Alai Légende: acteurs de la compagnie québécoise acteurs mexicains invités au projet membres de la compagnie mexicaine (metteur en scène,productrice, auteur) * personnes qui travaillent pour la première fois avec ces compagnies élèves de Julio interactions qui ont lieu entre cheque acteur et le metteur en scène à travers le jeu. relations de travail qui a leiu surtout en dehors des horaires de répétition. relation de travail des assistants du metteur en scène. relation où une faible confiance en soi influence la relation interpersonelle. 351 Figure 3 Sociogrammeme de la situacion de l’équipe lors de la fin de l’étape 2 Xochitl Pedro Béatrice *Mattieu Mauricio Pablo Mélissa Juli Juan Cristobal Jean Claudia Lucie *Alai Légende: acteurs de la compagnie québécoise acteurs mexicains invités au projet membres de la compagnie mexicaine (metteur en scène,productrice, auteur) * personnes qui travaillent pour la première fois avec ces compagnies élèves de Julio interactions qui ont lieu dans de nouvelles relations où la comunication commence à se produire surtout à travers le jeu. relations de travail qui a lieu surtout en dehors des horaires de répétition. relation de travail des assistants du metteur en scène relation où la confiance s’affaiblit Luis Juan 352 Figure 4 Sociogramme de la situation de l’équipe à la fin de l’étape 3 Xochitl Pedro Luis Juan Béatrice Juli *Mattieu *Alai Mauricio Mélissa Pablo Jean Claudia Lucie Légende: acteurs de la compagnie québécoise acteurs mexicains invités au projet membres de la compagnie mexicaine (metteur en scène,productrice, auteur) * personnes qui travaillent pour la première fois avec ces compagnies élèves de Julio lien de travail plus reserré entre tous les acteurs