Ecrire la domination en Amerique latine

Transcripción

Ecrire la domination en Amerique latine
Introduction : Pouvoir parler, savoir écrire
Dorita Nouhaud
Dorita Nouhaud est née à Sama de Langreo, Asturias. L'onomastique, hasard ou destin, l'a guidée vers une thèse sur l'œuvre de
M.A. Asturias, dans laquelle elle a étudié l'émergence des mythes
précolombiens. Elle s'est ensuite intéressée à l'émergence des mythes
africains dans les littératures latino-américaines (M. Zapata Olivella), puis à la littérature juive en Amérique latine (I. Goldemberg). Elle a publié des études sur C. Fuentes, S. Sarduy, J.L. Borges,
L.R. Sánchez, R. Arenas, et bien d'autres.
Chaque année, le programme de littérature latino-américaine pour
l'agrégation et/ou le Capes d'espagnol réunit sous un même « chapeau »
plusieurs ouvrages supposés fonctionner œucuméniquement par rapport à l'intérêt scientifique et pédagogique qu'on leur assigne. L'assemblage n'a pas toujours été fortuné, on ne le sait que trop. Heureuse
surprise, le concours 2005 propose à la réflexion des candidats « Écrire
la domination en Amérique latine ». Écrire en espagnol, bien sûr, de
littérature latino-américaine s'agissant. « En espagnol ». Le Latinoaméricain appelle sa langue ausssi bien castillan qu'espagnol. Aujourd'hui, la synonymie fait tousser dans la Péninsule1. Sujet particulièrement bien venu pour une agrégation concernant de futurs enseignants
de langue et de littérature espagnoles. D'autant mieux venu que l'intitulé rapproche trois excellents romans, représentatifs d'une littérature
nationale – mexicaine, péruvienne, équatorienne –, à la fin des années
cinquante. Alors que le boom faisait irruption avec sa turbulence
inventive dans le monde vite conquis des lettres occidentales, paraissent presque simultanément trois romans de conception encore traditionnelle : Balún-Canán (1957) de Rosario Castellanos, Los ríos pro1.
Il n'y a pas encore longtemps (1994) un critique espagnol soupirait en constatant : « ...cuán
distinta se ha vuelto ya nuestra lengua en labios de las gentes del Caribe. Mi buena voluntad de
hispánico amplio y abarcador se ha tropezado más de una vez con una fonética dialectal, un vocabulario libre, una gramática simplificada. » Le roi d'Espagne, mieux inspiré, déclarait au cours
d'un voyage officiel : « Si tuviera que elegir una sola de las raíces que nos unen, de las raíces comunicantes que nos igualan sin quitarnos la identidad, eligiría, sin duda, nuestra lengua. La lengua es la casa común en donde cada uno de nuestros pueblos corresponde con una habitación ».
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fundos (1958) de José María Arguedas, El chulla Romero y Flores
(1958) de Jorge Icaza. Écrire la domination en Amérique latine. Le
rapprochement de « domination » et « Amérique latine » entraîne,
réflexe pavlovien, l'interprétation quasi automatique de la domination
de l'Indien par le Blanc. Indéniable réalité, triste lieu commun politicosocial que les sciences humaines et sociales ont donné à connaître. Le
grand cri lascasien n'a-t-il été qu'une voix clamant dans le désert ?
L'Indépendance n'a-t-elle rien modifié ? Le rêve bolivarien de triethnicité1 reste-t-il une utopie ? Répondre à ces questions en fonction
des trois œuvres induira trois nécessaires prises en considération :
1) Un caractère commun : leur appartenance à des pays où domine l'élément indigène, pur ou métissé, et que la problématique
romanesque ne fait pas apparaître, les déclinaisons de la composante
ethnique noire, caractéristiques de la société cubaine, portoricaine,
colombienne, par exemple. Choix raisonnable d'homogénéité des genres facilitant la réflexion sur la question au programme, et non pas une
volonté de hiérarchisation sur le mélange des sangs, sans homogénéité
géographique et sociologique. Balún-Canán se déroule dans un des
États les plus défavorisés de la République, le Chiapas, et un des coins
les plus reculés de cet État qui jouxte le Guatemala2 (« Estamos tan
lejos siempre. Una vez vi un mapa de la República y hacia el sur acababa donde vivimos nosotros. Después no hay ninguna otra ruedita.
Sólo una raya para marcar la frontera »), avec des agglomérations
complètement isolées pendant la saison des pluies (« Los caminos que
van a México están cerrados. Los automóviles se atascan en el lodo; los
aviones caen abatidos por la tempestad »). En comparant, pour la
même époque – sous la présidence de Lázaro Cárdenas, 1934-1940 –,
les mentalités et les mœurs à Comitán – ne parlons pas même pas de
Chactajal –, avec le México D.F. que pour la même époque décrit Carlos Fuentes dans certains chapitres de La región más transparente, ou
avec la Puebla pourtant bien provinciale de Angela Mastretta dans
Mujeres de ojos grandes, on se croirait sur une autre planète. C'est
normal. Le temps du monde rural et celui du monde urbain, fût-ce une
capitale du tiers monde, n'ont pas la même échelle. Ainsi, géographiquement El chulla Romero y Flores et Los ríos profundos ont tous deux
1.
2.
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En septembre 1815, dans une Lettre au Directeur de la « Gazette Royale de la Jamaïque », Simón
Bolívar énonçait la tri-ethnie de l'Amérique, « ...ce grand continent fait de nations indigènes, africaines, espagnoles et de races croisées [...] fils de l'Amérique espagnole, quelle que soit leur couleur ou leur condition ». Dans le Discours de Angostura (février 1819), il préconisait le métissage :
« ...la sangre de nuestros ciudadanos es diferente, mezclémosla para unirla ».
Maints détails rappellent cette proximité géographique et culturelle : la vieille dame gâteuse et
impotente qui regarde par la fenêtre en soupirant qu'elle veut aller au Guatemala ; doña Pastora
qui colporte à domicile des tissus et des bijoux guatémaltèques, et qui est prête à révéler à César
Argüello, contre argent, un coin de frontière à franchir discrètement en cas d'insurrection grave
des Indiens ; les jeux « de frontière » à Chactajal.
Pouvoir parler, savoir écrire
les hautes Andes pour cadre, des indiens et des métis pour protagonistes majoritaires. Mais le premier se passe à Quito, capitale héritière
d'une fastueuse époque coloniale, avec ses prétentions nobiliaires, son
demi-monde, ses fonctionnaires, sa plèbe, tous prêts aux pires compromissions pour conserver des privilèges ou gravir un nouvel échelon
économique et social ; le second se déroule en partie à Abancay, une
petite ville enclavée donc isolée au bord d'un cours d'eau entre deux
gigantesques versants andins, et qui s'enlise dans la torpeur de la
routine. Les protagonistes de chaque roman, pour andins et métissés
qu'ils soient les uns et les autres, ne se ressemblent pas.
2) Le mot métis : contrairement au sens large qu'on lui donne aujourd'hui, à l'origine il désignait exclusivement un individu né d'un
Espagnol et d'une Indienne, et c'est ce sens qu'il a dans les trois romans au programme. Depuis les débuts de la colonisation les hommes,
privés de femmes blanches dont l'accès aux Indes était très strictement
contingenté, tempéraient leurs ardeurs avec leurs esclaves. L'historiographie latino-américaine fournit les raisons, d'intérêt économique et
de commodité sexuelle, qui poussaient le maître Blanc à chercher dans
ses esclaves Noires des ventres accueillants pour apaiser les délires
érotiques de ses nuits et assurer à ses propriétés une main-d'œuvre
légalement attachée à lui par le statut préférentiel de maître-père. La
question se posait de toute autre manière pour les indigènes que les
Lois des Indes protégeaient – en théorie – de l'esclavage. L'Indienne,
mère du métis, avait été au début un butin de guerre, exigé du vaincu
comme n'importe quel autre butin ; c'est le cas de Marina, qui fut
offerte à Cortés ; puis elle devint une victime de la fringale sexuelle du
Blanc qui s'en emparait, de gré ou de force, le plus souvent de force et
toujours avec mépris. Le viol, puisqu'il faut l'appeler par son nom, est à
l'origine de la légende de La-femme-qui-pleure, la Llorona. La femmequi-pleure hante, pour l'imaginaire populaire, les bords de l'eau dans
laquelle elle a jeté son enfant nouveau-né. On tait les raisons qui sont
à l'origine de la légende de l'infanticide : produit de la violence du
Blanc, l'Indienne préférait le voir mort plutôt qu'ennemi par naissance
de la race de sa mère. L'Indépendance, les lois républicaines, n'ont pas
freiné la lubricité des maîtres Blancs qui perpétuent le privilège de
cuissage, et s'en flattent. Ainsi César Argüello (Balún-Canán), pense-til qu'en semant à tout vent parmi les Indiennes lui et tous les autres
leur rendent service. « Las indias eran más codiciadas después. Podían
casarse a su gusto. El indio siempre veía en la mujer la virtud que le
había gustado al patrón ». R. Castellanos pensait peut-être à l'Espagnol violeur comme explication de la légende du Dzulum qui enlève les
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jeunes filles, comme au Guatemala le Cadejo1. On peut voir ici un lien
avec le Chilam Balam de Chumayel, à qui elle emprunte l'exergue de
la deuxième partie de son roman, dans lequel les hommes blancs sont
appelés Dzules. On le déduit aussi de l'explication du comportement de
cette mystérieuse entité à qui les lionnes cèdent les dépouilles des
animaux qu'elles ont chassé au lieu de les donner à leurs petits. « El
dzulum se los apropia pero no los come, pues no se mueve por hambre
sino por voluntad de mando ». Description à peine métaphorique de la
dérisoire volonté de pouvoir du Blanc qui s'exerce sur les plus faibles
socialement, les femmes et les Indiens.
3) La lecture, une question de point de vue : Lire une histoire,
c'est l'actualiser. Quand écriture et lecture ne sont pas en résonance, le
texte, ne pouvant atteindre densité suffisante ni sens plein, reste une
surface lisse, inconsistante, sans point de vue, et conduit à des erreurs
d'interprétation. Les enjeux esthétiques et idéologiques divergent pour
chaque auteur. Pourtant, les trois romans sont écrits dans la même
langue, l'espagnol. La même langue ? C'est-à-dire les mêmes signifiants
avec d'identiques signifiés ? Glossaires et notes en bas de page témoignent du contraire. Mais surtout, la simple convention romanesque du
monologue intérieur ou du dialogue qui par logique interne prête aux
personnages des discours contradictoires, parfois antinomiques avec
les positions personnelles de l'auteur, fait de la lecture un acte périlleux quand on cherche honnêtement à dégager la signification d'un
texte. Il est donc primordial à tous moments de tenir compte du point
de vue : qui parle ? d'où cette voix se fait-elle entendre ? Que veut-elle
faire entendre ? Comment distinguer entre ce qui revient au personnage par logique interne romanesque – le sens des énoncés –, et ce que
l'on peut ou doit attribuer à l'auteur – la signification de l'énonciation ?
À Abancay (Los ríos...), le pauvre Palacios, élevé dans un ayllu et
peu doué pour les études, n'arrive pas à lire l'espagnol ni même à le
comprendre oralement. À l'inverse, Valle, un beau parleur qui possède
un espagnol recherché, est imperméable à la prononciation du quechua.
Valle era el único estudiante que no hablaba quechua; lo comprendía bien, pero no lo hablaba. No simulaba ignorancia; las
pocas veces que le oí intentar la pronunciación de algunas palabras, fracasó realmente; no le habían enseñado de niño.
–No tengo costumbre de hablar en indio –decía–. Las palabras
me suenan en el oído, pero mi lengua se niega a fabricar esos
sonidos.
1.
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(Cf. dans Leyendas de Guatemala, l'exergue à Leyenda del Cadejo : « y asoma por las vegas el
Cadejo, que roba mozas de trenzas largas y hace ñudos en las crines de los caballos ». Castellanos
fait aussi allusion au Sombrerón, un autre personnage des récits populaires dont s'est inspiré
Asturias dans Leyenda del Sombrerón.

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